Éditions Édouard Garand (37p. 18-23).

IV

AUX TROIS RIVIÈRES.


Deux jours plus tard, la caravane conduite par Flambard à Batiscan rentrait au fort avec ses traîneaux chargés de farine, de lard, poissons et toutes espèces d’autres provisions, ainsi que des outils de toutes sortes, et l’un des officiers de l’escorte remettait à Jean Vaucourt la missive suivante :


« Mon cher capitaine, nous avons découvert un vrai trésor. Malheureusement, nous n’avons pu mettre la main sur ce capitaine Chester ni sur aucun de ses gens. Il n’y a pas de doute que notre présence ici aura été signalée à ces messieurs les Anglais qui n’ont eu garde de se montrer le nez. Je me rends donc à Montréal par les Trois-Rivières où je laisserai en passant, Pertuluis et Regaudin pour y remplir une mission particulière.

Écrit à Batiscan, ce 13 décembre.

Flambard ».


Quel était le but de la visite de Flambard à Montréal ? se demandait Vaucourt avec curiosité, et aussi cette mission dont il avait chargé Pertuluis et Regaudin ?

Nous saurons plus tard pourquoi Flambard s’était rendu à Montréal. Pour le moment nous allons nous attacher aux pas, faits et gestes de nos deux bravi que nous retrouvons, le 14 au soir, à l’Auberge de France où ils viennent d’arriver à demi gelés.

L’aubergiste s’était empressé d’accourir avec force salutations.

— Maître aubergiste, avait dit Pertuluis sur un ton haut et important, vous avez l’honneur de recevoir le Chevalier de Pertuluis, présentement parlant, et son digne écuyer, le sieur de Regaudin. Vous leur accorderez donc la miche et la couchée pour eux-mêmes, et la litière et le picotin pour leurs montures qui dehors attendent les empressements de votre maître d’écurie !

— Messeigneurs, s’était écrié l’aubergiste ployé en deux, il sera fait ainsi que vous le commandez et désirez. Je cours donner les ordres…

La salle commune de l’auberge était remplie de citadins et de soldats de la garnison qui, assis à des tables, buvaient et parlaient avec animation. Plusieurs fumaient dans des calumets un tabac qui répandait des odeurs âcres. Trois jolies filles faisaient le service. La salle était violemment éclairée par quatre lampes et par les flammes de deux larges foyers placés aux deux extrémités de la salle.

L’entrée des deux grenadiers attira l’attention générale et un moment les conversations se turent. La taille imposante de Pertuluis, son air arrogant, les affreuses balafres de son visage que le froid avait fait tourner au plus violent cramoisi, tout dans la physionomie du colosse parut créer une sorte de malaise qui, heureusement, ne dura pas longtemps. Les deux grenadiers traversèrent la salle la tête haute, la main au pommeau des rapières dont l’extrémité relevait les pans de leurs manteaux gris. L’aubergiste, qui les précédait tout en saluts et sourires mielleux, les conduisit à une cheminée près de laquelle se trouvaient posés une table libre ainsi que deux sièges.

— Messeigneurs, dit alors l’aubergiste avec la plus grande affabilité, vous serez ici tout à fait comme chez vous en attendant que la nappe soit mise dans la cuisine où je vais faire dresser une table pour vos excellences.

— Merci, mon ami, dit Regaudin. Je suis content de constater qu’on ne nous a point dupés en nous indiquant votre établissement comme étant le meilleur de la cité.

— Et de la Nouvelle-France, Messeigneurs, croyez-le bien !

— Nous vous croyons, maître aubergiste, dit Pertuluis à son tour et en enlevant son casque de loutre. Mais nous vous croirons mieux lorsque vous nous aurez servi deux carafons chacun d’eau-de-vie, ainsi qu’un carafon d’eau chaude et un pot de sucre.

— Très bien, messeigneurs, je vois que vous désirez vous réchauffer les sangs. Ah ! quel froid aussi… Savez-vous que j’entretiens quatre bûcherons pour alimenter les feux de ma maison ?

— Nous ne le savions pas, dit Regaudin, mais vous nous l’apprenez. Seulement, nous préférons pour le moment connaître la couleur de vos eaux-de-vie…

— J’y cours, messeigneurs. Mais peut-être désirez-vous aussi qu’à l’eau chaude et au sucre j’ajoute un peu d’essence de menthe ou d’anis ?

— Voilà bien, approuva Regaudin, un peu d’essence d’anis, cela nous réchauffera plus vite.

— Pour moi, ce sera l’essence de menthe, dit Pertuluis.

— Bien, bien, messeigneurs, je cours…

— Hé ! là ! Friponne, cria-t-il, cours chercher à Messeigneurs deux carafons chacun d’eau-de-vie, et de la meilleure, puis un carafon d’eau chaude, un pot de sucre ainsi que l’essence de menthe et d’anis !

La servante, interpellée sous le sobriquet de « Friponne » jeta un regard clair et amusé sur les deux binettes des grenadiers, esquissa un sourire ironique, et, alerte et vive comme une gazelle, courut à la cuisine.

L’aubergiste exécuta une longue et cérémonieuse révérence et se retira, cependant que la salle entière murmurait d’admiration après avoir entendu le maître de l’établissement appeler les nouveaux venus « Messeigneurs », et après avoir entendu l’imposante commande des boissons et des essences. Mais les deux grenadiers n’entendirent pas ces murmures d’admiration qui, par parenthèse, n’auraient pas manqué de leur faire un certain velours, pour la bonne raison qu’ils venaient de tourner le dos aux hôtes de l’auberge, pour étendre leurs jambes et leurs pieds vers les chenets de la cheminée et pour jouir des premiers effets de cette délicieuse chaleur qui défigeait déjà leur sang. Puis ils avaient de suite entamé le colloque suivant :

— Regaudin, ce qu’il importe en premier lieu de savoir, c’est l’endroit exact où se trouve l’habitation de cette chère Madame Péan.

— Nous pourrions, mon cher Pertuluis, tirer cette information de notre aubergiste qui m’a l’air d’un fort brave homme.

— Peut-être. Néanmoins, j’ai une idée, laquelle serait d’écrire quelques mots à la divine créature que nous lui expédierons par un serviteur de cette maison. Il n’y a pas de doute que la chère femme nous donnera rendez-vous à son habitation dont elle-même nous fera indiquer le chemin.

— Ton idée est certainement remarquable, Pertuluis. Mais il faudra d’abord trouver le motif d’un tel rendez-vous.

— C’est ce à quoi je songe. Et quand j’aurai avalé quelques carafons, quand je me serai rempli la panse convenablement, je ne doute point que j’aurai trouvé ce motif. Ah ! voici qu’on nous apporte notre breuvage… N’est-elle pas jolie un peu, cette petite ?

— Charmante, admit Regaudin en pourléchant ses lèvres. Mais n’as-tu pas remarqué son nom qu’a dit l’aubergiste ?

— Tiens… je l’ai déjà oublié !

— La Friponne… Ah ! diable ! est-ce qu’elle serait la filleule de la Grande Société ?

La jeune et jolie servante, vêtue de rouge et de blanc, s’approcha.

— Voici, Messeigneurs, dit-elle d’une voix agréable, vos carafons d’eau-de-vie et vos essences… Dans ce pot, le sucre. Dans cette cruche, l’eau chaude. Faut-il servir autres choses à Messeigneurs ?

— Non… pas à présent, ma belle enfant ! sourit Pertuluis.

— Nous vous appellerons tout à l’heure, Mademoiselle ! dit Regaudin en faisant une galante révérence.

— Vous n’aurez qu’à me faire un signe, Messeigneurs…

Et, s’inclinant avec une grâce charmante, la jeune fille courut à d’autres consommateurs.

Pertuluis lui décocha un regard ardent et soupira fortement.

— Sent-elle bon un peu ! Ventre de-roi ! j’échangerais un carafon pour une de ses larmes !

— Elle me semble bien porter son nom de Friponne, dit Regaudin qui n’avait pas manquer de lorgner la jolie fille avec une intense admiration, elle a une taille de friponne !

— Et un nez de friponne, ajouta Pertuluis

— Et des yeux…

— Une bouche…

— Allons, bois, Regaudin, s’écria rudement Pertuluis, tu vas tomber malade d’amour…

Les deux compères se versèrent à boire et firent silence afin de mieux savourer leur eau-de-vie additionnée d’essence de menthe et d’anis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était huit heures de ce même soir lorsque les deux grenadiers quittèrent la cuisine où ils avaient pris un dîner de prince, et un dîner qu’ils n’avaient pas manqué d’arroser libéralement des meilleurs vins de l’hôtellerie. L’ivresse les envahissait peu à peu, et ils n’en prenaient que mieux des airs de pourfendeurs à faire trembler une armée.

La salle était devenue très animée, les voix avaient dépassé le diapason ordinaire, les rires relataient comme des bruits de trompettes, les discussions s’échauffaient, des poings heurtaient les tables, des gobelets étaient renversés par mégarde avec leur contenu, et plusieurs militaires et villageois dormaient d’ivresse sur leurs sièges ou roulés sous les tables. De sorte qu’on ne s’occupait plus de nos deux grenadiers qui avaient repris leur place devant l’une des deux cheminées.

Parmi les hôtes la discussion roulait surtout sur les affaires du pays, et l’on parlait déjà de la marche sur Québec que le chevalier de Lévis préparait pour la fin de l’hiver. Les uns prétendaient que ce serait aller à la défaite finale, à moins que le roi de France n’envoyât des armes et des soldats. Les autres — et c’était la majorité — soutenaient que ce serait là ou jamais l’occasion de laver la honte reçue sur les plaines d’Abraham au mois de septembre. D’autres blâmèrent Bigot, et sa bande d’affamer le pays, et d’autres encore se plaignaient que M. de Vaudreuil s’obstinât à préparer des plans militaires, quand il manquait de tout ce qui était nécessaire pour les exécuter.

— Baste ! criait un capitaine de milices, Le Mercier va nous ramener vingt navires chargés de soldats et de poudre !

Tout le monde ne partageait pas cette assurance du capitaine. Plusieurs hochèrent la tête avec un signe manifeste de scepticisme.

La mine amusée, les deux grenadiers parurent un moment prêter leur attention à ces discussions. Puis, tous deux s’étant rappelés qu’ils n’avaient pas uniquement pour passe-temps de boire, manger et discourir, mais qu’il leur avait été confié certaine mission importante et urgente, ils dévidèrent de se mettre à l’œuvre sans plus tarder. Pertuluis appela la jolie servante surnommée La Friponne.

— Encore deux carafons, Messeigneurs ? demanda-t-elle avec un petit sourire coquin qui plut fort à Pertuluis.

— Si tu veux bien, ma belle enfant. Mais aussi une écritoire et du papier, car j’ai besoin d’écrire un message.

— Très bien, monsieur le Chevalier. Ajouterai-je l’essence de menthe ou d’anis ?

— Non, inutile, exquise Friponne, nous n’avons plus froid.

— Mais pour parfumer votre eau-de-vie, Messeigneurs ?…

Et, invitante, narquoise, elle clignait de l’œil coquinement. Disons ici qu’à cette époque, en certaines auberges, les serviteurs recevaient ou un salaire fixe ou un pourcentage sur les affaires de la maison. Comme on le devine le pourcentage était établi dans le but de stimuler le zèle des domestiques. Or, il faut croire que La Friponne était une employée intéressée directement dans les bénéfices de l’établissement, car une commande d’essence, de sucre et même d’eau, chaude ou froide, était, ajoutée à la note du buveur, et le tout additionné pouvait doubler la note et, conséquemment, grossir en proportion les gains de la servante.

Regaudin qui, probablement, était plus galant que Pertuluis, devina l’intérêt qu’avait la jolie fille à faire grossir la facture, et il voulut lui faire plaisir, peut-être mû par le secret espoir de s’attirer quelques sympathies amoureuses.

— Jolie Friponne, intervint-il, votre personne suffirait à parfumer notre eau-de-vie de même que nos vêtements et nos… Mais vu que deux parfums valent mieux qu’un seul, et que le parfum de menthe ou d’anis ne saurait gâter le vôtre, vous voudrez bien ajouter les deux…

— La menthe et l’anis ? fit gaiement la jeune fille.

— Et la rose… ajouta Pertuluis en étendant une main pour saisir la moqueuse Friponne et l’attirer à lui.

Mais, vive et agile comme une tourterelle, la servante esquiva le geste audacieux du grenadier, lança un éclat de rire narquois et courut vers la cuisine.

Les deux grenadiers demeuraient un peu interloqués et ravis à la fois lorsque, à leur grande surprise et non sans une certaine joie, ils virent La Friponne s’arrêter brusquement à mi-chemin et revenir vers eux.

— Ah ! ça, mademoiselle, fit sévèrement Pertuluis… Nos carafons et l’écritoire !…

— J’entends bien, monsieur le Chevalier : mais j’ai oublié de vous demander s’il faut aussi le sucre et l’eau chaude…

Les deux compères s’interrogèrent du regard et, s’étant compris, Regaudin répondit :

— Belle Friponne, apportez aussi l’eau chaude et le sucre… bien que à la vérité votre personne…

— Hé ! coupa court la belle enfant, vous devenez aguichant, monsieur l’Écuyer… Est-ce qu’une jarre d’eau froide sur votre nuque ne vaudrait pas mieux qu’un pot d’eau chaude sur votre langue déjà fort déliée, il me semble !

Et, riant aux plus beaux éclats, exécutant en même temps une révérence fort bien tournée, mais moqueuse comme son sourire, elle reprit le chemin de la cuisine.

Les deux grenadiers se mirent à rire doucement.

— Exquise ! Exquise ! murmura Pertuluis avec admiration.

— Et espiègle… très espiègle ! fit Regaudin. Ma foi, si je n’avais pas juré dans mon célibat, je lui offrirais mon nom et ma fortune !

— Moi, je lui consacrerais mon bras et ma rapière pour le reste de mes jours !

— Pour la conquérir, reprit Regaudin avec un sérieux remarquable, j’irais de suite plumer cent têtes d’Iroquois !

— Moi, j’irais séance tenante chasser les Anglais de Québec !

— Biche-de-Biche ! Pertuluis, j’en ferais autant. Puis j’enferrerais ensuite tous ces english l’un après l’autre en la lame de ma rapière et viendrais les offrir en cadeau à ma chère Friponne !

— Ventre-de-diable ! Regaudin, surenchérit le chevalier, j’embrocherais de ma rapière tous les sauvages de toutes les forêts, j’en ferais une marmelade énorme que j’irais ensuite distribuer à tous les porcs du pays… et je jure que La Friponne serait à moi !

— Pauvre Pertuluis, fit railleusement Regaudin, tu te vantes bien inutilement, car jamais cette délicieuse Friponne ne voudrait de tes balafres !

— Et toi, partit de rire Pertuluis avec mépris, crois-tu en bonne vérité qu’elle voudrait de ta face de singe mal recopiée ?

— Ne m’insulte pas, Pertuluis ! N’as-tu pas remarqué qu’elle m’a plus regardé que toi ?

— Et ne m’a-t-elle pas plus souri qu’à toi ? Mais c’est assez, Regaudin, ajouta durement le chevalier, de droit cette Friponne me reviendrait !

— Hein ! et de quel droit, s’il-te-plaît ?

— Hé ! ventre-de-biche ! parce que je suis le Chevalier et que tu n’es que l’Écuyer ! Le maître avant, le serviteur… là !

Regaudin était devenu pâle de colère. Peut-être encore la discussion allait-elle dégénérer en chiquenaudes, lorsque la servante survint apportant un large cabaret contenant les carafons d’eau-de-vie, l’eau chaude, le sucre, les essences et l’écritoire.

— Messeigneurs, voilà ! fit la jeune fille toujours souriante.

Et tandis qu’elle rangeait sur la table chaque chose avec soin, les deux grenadiers la considéraient avec une extase admirative. Lorsque tout eut été rangé convenablement, Pertuluis remarqua qu’il restait sur le cabaret un petit papier.

— Et cela, qu’est-ce, ma belle enfant ? demanda-t-il.

— Ceci, Messeigneurs… c’est la note !

— La note ! fit Regaudin surpris ; mais nous ne partons pas de suite !

— Nous ne partons que demain, délicieuse Friponne, assura Pertuluis.

— C’est possible, Messeigneurs. Mais vu que vous êtes étrangers, le patron, qui se méfie toujours des gens qui ne partent que demain ou après-demain, a fait la note… voici !

Et elle souriait toujours.

— Mademoiselle, dit Pertuluis sans toucher au papier, je ne sais pas lire, malheureusement.

— Oh ! ce n’est rien, votre ami lira pour vous !

— Hélas ! mademoiselle, soupira Regaudin, je suis tellement myope…

— Ah ! ah ! monsieur, s’écria gaiement la servante, je vous y prends bien ? Vous êtes myope pour lire votre facture, mais non pour lorgner mes bras et mes jambes !

Regaudin rougit jusqu’à la racine des cheveux. La jeune fille venait, en effet, de surprendre Regaudin en train de promener ses regards indiscrets sur les bras demi nus, blancs et potelés qui sortaient hors des manches bleues du corsage, et sur la jambe ronde habillée d’un bas blanc que laissait voir jusqu’au mollet un jupon rouge.

Et toujours moqueuse La Friponne reprit :

— Puisque Monsieur le Chevalier ne sait point lire et attendu que monsieur l’Écuyer est myope, moi, qui ne suis point myope et qui sais lire, je vais vous donner les chiffres de la note…

Et d’une petite voix claire et haute elle se mit à lire les détails de la facture pour achever ainsi :

— Ci, Messeigneurs : Six livres, deux sols, un denier !

— Biche-de-bois ! exclama Regaudin, quasi sept livres pour le peu que nous avons bu et mangé ?

— Ta ! Ta ! monsieur l’Écuyer, vous oubliez l’eau chaude, les essences, le sucre…

— Et tes sourires, coquine de Friponne ! grommela Pertuluis. Allons ! je paye la note… mais observe bien que j’en pourrais refuser l’acquit avant de repartir. Si ce n’était ta beauté et ton charme, ma belle enfant, j’aurais pris la chose pour un outrage de la part du maître aubergiste et je lui aurais passé ma rapière dans les tripes. Mais…

— Oh ! Monsieur le chevalier, vous êtes un peu trop grand seigneur pour vous amuser à percer les vilaines tripes d’un cabaretier… Voyons, payez !

— Tu as dit six livres…

— … deux sols, un denier.

— Il me semble, fit remarquer Regaudin, que six livres tout juste, cela aurait fait une facture moins compliquée.

— Au fait, sourit la Friponne, pourquoi pas sept livres ?

— Hein ! cria Pertuluis qui exhibait une poignée de louis d’or. Comment, Friponne, tu veux y mettre l’intérêt ? Décidément, tu portes bien ton nom…

— Pardon, Monsieur le Chevalier, mais j’avais oublié l’écritoire et le papier…

— Mais… je ne l’achète pas ton écri…

— Je sais bien ; mais il faut aussi que vous payiez pour l’encre et le papier. Et voyez comme je suis condescendante et généreuse. je ne vous ferai pas payer pour l’usure de la plume !

— L’usure de la plume ! fit Regaudin. Mais quand elle est usée, on la retaille !

— Oui, Monsieur, avec un couteau… riposta la Friponne. Mais qui payera l’usure du couteau ?

Les deux grenadiers se mirent à rire, et Pertuluis paya les sept livres.

Triomphante, la servante s’en alla en faisant danser les pièces d’or sur son cabaret.

— Pertuluis, dit Regaudin, si jamais je me fais cabaretier, j’embaucherai cette Friponne, elle me fera faire des affaires d’or !

— Charmante enfant ! murmura Pertuluis qui emplissait son gobelet d’eau-de-vie.

Quelques minutes après les deux copains s’étaient copieusement abreuvés d’eau-de-vie mélangée d’essence, et Pertuluis, d’un geste grave et imposant, attira à lui l’écritoire et le papier, prit la plume, posa son avant-bras sur la table et, regardant Regaudin, demanda, perplexe :

— Ventre-de-roi ! comment allons-nous lui rédiger ce message ? As-tu des idées, Regaudin ?

— Biche-de-bois ! des idées… je n’ai que ça, Pertuluis, tu le sais bien. Écris, je dicte !

Et l’un dictant, l’autre écrivant, voici ce qui tomba de la plume du chevalier :


« Chère et exquise Madame de Péan »,

« Nous avons le très grand honneur et l’immense plaisir de vous faire porter cette respectueuse missive en laquelle nous insérons toute notre admiration pour votre belle et intelligente personne et tous nos hommages que nous n’offrons d’ordinaire qu’aux reines couronnées et nous vous prions de vouloir bien attentivement et complaisamment faire écoute à cette communication que nous vous apportons de la part d’un pauvre moribond qui va bientôt trépasser sur son misérable grabat au Fort Jacques-Cartier et qui ne veut pas passer de vie à trépas sans avoir au préalable été administré des derniers saints Sacrements et sans avoir ensuite à votre personne fait aveu d’importantes et graves révélations qui ont trait à votre bonheur et avenir futur comme peut-être à votre salut éternel et qui vous supplie d’accourir à son triste chevet en une carriole en laquelle seront empilées quantités de fourrures très chaudes et sous la garde et sous l’escorte de vos tout dévoués serviteurs et humbles et fervents admirateurs qui ont signé la présente.

Chevalier de Pertuluis,
Sieur de Regaudin ».


Le tout était écrit d’une haute et large écriture, sans ponctuation, et couvrait trois grandes feuilles de papier. Il avait fallu un quart d’heure pour mettre ce message à point ; et Pertuluis abandonna la plume avec un soupir de satisfaction et d’épuisement.

— Ventre-de-chat ! cette plume pèse plus que ma rapière !

— Et tu n’as point fini, dit Regaudin, car il faut mettre ces feuilles sous pli et écrire le nom et l’adresse de l’excellente dame.

— Ventre-de-roi ! je te laisse ce soin, Regaudin ; je n’en peux plus… mon bras est rompu !

Regaudin haussa les épaules avec dédain, plia les feuilles de papier l’une après l’autre, les réunit et les glissa sous une enveloppe. Puis, à son tour, il prit la plume et écrivit :


À Son Excellence Madame de Péan

En la Cité des Trois-Rivières
En Nouvelle-France


Ceci fait, Regaudin regarda son compagnon qui le suivait de l’œil.

— Ah ! diable, dit-il, nous ne savons pas le nom de la rue…

— Attends, La Fripponne nous le dira.

À cet instant même, la jolie servante passait tout près de là.

— Hé ! charmante Friponne, interpella Pertuluis de sa voix de stentor qui fit tourner toutes les têtes de son côté, par ici une minute !

La servante accourut.

— Ma belle enfant, reprit le chevalier en baissant la voix, je vais me confier à ta discrétion, si j’y peux compter…

— Certainement, Monsieur le Chevalier, je ferai une croix sur ma bouche !

— Bon, j’ai confiance en toi. Eh bien ! je désire savoir le nom de la rue où demeure la digne et belle Madame de Péan ?

— Hein ! la Péan ? fit avec surprise et très irrévérencieusement la jolie fille.

Les deux grenadiers sourirent et clignèrent de l’œil.

— Oui, l’épouse de ce cher Monsieur de Péan, compléta Regaudin avec un plissement moqueur des lèvres.

— Ah ! oui, l’épouse du Péan et la maîtresse du Big…

— Chut ! chut !… souffla Pertuluis. Si on t’entendait, ma belle enfant !…

— C’est vrai, vous avez raison, Monsieur le Chevalier, reprit la jeune fille très sérieuse cette fois ; car il y a ici une vingtaine de gens de Péan et de Bigot, sans compter que bien des villageois, des imbéciles si vous voulez, qui les vénèrent comme des dieux !

— Eh bien ! la rue… fit Pertuluis.

— Je ne sais pas le nom de la rue, mais je sais où habite la Péan.

— Mais alors ? fit Regaudin interrogativement.

— Je vais vous dire, Messeigneurs, répondit la jeune fille en baissant la voix et prenant un air confidentiel, si vous voulez me confier votre missive, je la ferai porter par mon fiancé qui est à la cuisine le premier marmiton. Il est comme moi, discret des pieds à la tête, et il fera une croix… deux même sur ses lèvres.

— Ça va bien, consentit Regaudin.

— Tiens, Friponne, dit Pertuluis en tirant son gousset, voilà pour ton fiancé…

Il tendit une pièce d’or.

— Merci, Monsieur le Chevalier !

Regaudin lui remit le pli, disant avec un accent de regret comique qui ne manqua pas de faire rire la jeune servante aux plus francs éclats :

— Tout de même, splendide Friponne, n’aurais-tu pu attendre encore pour te choisir un fiancé ?

Mais déjà la servante s’élançait vers la cuisine en laissant rouler derrière elle un long éclat de rire moqueur.

Pertuluis saisit un carafon et dit :

— Et maintenant, Regaudin, en attendant la réponse attrapons-nous !

Il se vida largement à boire.

— Oui, répéta Regaudin, rattrapons-nous au plus tôt, car je me sens devenir le cœur malade !…