Les trois cocus/Chapitre XXVII

Librairie populaire (p. 195-202).


CHAPITRE XXVII

LES VOYAGEURS POUR LOURDES, EN VOITURES !


Comme résultat de ses réflexions, Laripette décida qu’il se rendrait incontinent dans les Pyrénées.

Toutefois, il ne divulgua pas le but de son voyage.

Le jour même, il annonça aux trois dames Paincuit, Mortier et Campistron qu’il partirait pour Lourdes avant la fin de la semaine.

Une si brusque détermination fut un sujet d’étonnement pour tout le monde.

Aux diverses questions qui lui furent posées, il répondit :

— C’est mon secret… Ne m’en demandez pas davantage.

Il fallut bien se contenter de cette explication.

Seulement, la résolution de Laripette en entraîna d’autres semblables.

La colonelle, le soir, entre la poire et le fromage, dit à Campistron :

— Monsieur, je ne vous ai jamais plus reparlé, depuis trois mois, de votre scandaleuse équipée du bois de Boulogne…

— C’est vrai, Pauline, tu as eu la délicatesse de ne pas retourner le fer de ton ressentiment dans la plaie de mon inconduite.

— Aujourd’hui, j’ai pensé à une chose…

— Laquelle, Pauline ?

— Comme vous pourriez succomber de nouveau aux tentations de la chair…

— Je te jure, Pauline, que…

— Ne jurez pas, monsieur !… J’ai résolu d’aller implorer moi-même, aux pieds de la Vierge, la grâce que vous ne retomberez plus dans l’affreux péché d’adultère… et c’est à Lourdes que je vais me rendre.

— Soit, Pauline, je suis prêt à t’y accompagner, bien que…

— Non pas ! J’ai décidé que j’irai seule.

Pauline fut inexorable. En vain le colonel pria et supplia, affirmant qu’il mourrait certainement d’ennui pendant l’absence de sa chère moitié ; celle-ci lui répliqua ;

— Tant pis, alors ! Ce sera une preuve que Dieu veut que votre crime ait une expiation terrible.

Campistron n’insista plus.

Dans le ménage Mortier, dialogue dans le même genre, avec cette différence pourtant que Marthe n’imposa pas son départ comme une pénitence à infliger au président.

— Isidore, lui dit-elle, puisque votre grande exhortation aux libertins du quartier n’a pas jusqu’à présent porté de fruits, j’ai songé qu’un pèlerinage à Lourdes, entrepris dans le but de prier la bienheureuse Marie d’exaucer vos pieux désirs, serait d’un bon effet au point de vue de la régénérai ion de la rive gauche.

— C’est là une idée admirable ; malheureusement, tu sais que, malgré les vacances, je suis obligé de rester ici pour présider, par intérim, la chambre des flagrants délits. Je ne pourrai donc pas t’accompagner dans ce pèlerinage.

— J’en suis navrée ; mais je n’en partirai pas moins, et ma pensée sera avec toi… Je te laisse Églantine, afin que tu n’aies pas à subir le détestable ordinaire des restaurants. Chez Paincuit, autre guitare :

— Devine, Néostère, fit la belle Gilda, quel rêve j’ai fait cette nuit ?

— Tu as rêvé d’une comète ?

— Pas précisément.

— De la lune, alors ?

— Non plus.

— Ma foi, je renonce à chercher.

— J’ai rêvé de ce trésor nui est dans la cave.

— Ah ! ah !

— Et une voix m’a dit ; Qui cherche trouve.

— Oui, c’est juste ; mais mon cas, à moi, est différent ; tant que je n aurai pas mis la main sur le nègre, il nsi inutile que je cherche ce bienheureux trésor ; je ne trouverai rien.

— Attends… La voix a ajouté : Que ton mari commence les fouilles, et toi, Gilda, va demander à la madone son assistance, afin que le nègre, sans lequel le trésor ne peut être découvert, ne tarde pas à paraître.

— Bigre ! cela change les choses… Je comprends maintenant le proverbe : Aide-toi, le ciel l’aidera… Tu as raison, Gilda. Mon devoir est de commencer les fouilles ; toi, tu iras dans un sanctuaire en renom…

— À Lourdes, par exemple.

— C’est cela, à Lourdes… Et pendant que tu prieras la madone, moi, je creuserai le sol de la cave, jusqu’au moment où paraîtra le nègre.

— Très bien, nous sommes d’accord.

— Je ferai même mieux. Je vais annoncer à mes employés, à mes amis, y compris Bredouillard, que nous partons en voyage ; seulement, il n’y a que toi qui iras… Je m’enfermerai dans la cave avec une pioche, un matelas, et des provisions pour quinze jours… Personne ne me verra, personne ne se doutera de rien… Bravo ! bravo !… Oh ! que c’est heureux, Gilda, que tu aies eu ce songe !… Bien sûr, c’est l’esprit de quelque parent décédé qui nous aime, dont tu as entendu la voix pendant ton sommeil.

Ce ne fut pas tout.

Marthe ayant dit à l’abbé Huluberlu qu’elle était obliger de s’absenter pendant quelques jours, celui-ci voulut en savoir la raison. La présidente déclara donc à son confesseur le voyage à Lourdes. Le confesseur, qui en tenait pour sa pénitente, pensa que, puisque Mme Mortier allait en pèlerinage sans son mari, l’occasion était excellente d’accompagner la belle.

Mais voilà ! Huluberlu, qui était un client très assidu de la Rastaquouère, s’empressa d’apprendre son départ aux Maçonnes de l’Amour.

Ce fut une explosion de cris dans le Temple.

— Eh bien, nous aussi, nous irons à Lourdes !

— Mais vous êtes folles, mes petites chattes, répondit le curé de Saint-Germain-l’Empale. Oui trouverez-vous qui voudra se charger de trimbaler avec lui tout votre paradis de Mahomet ?

Et toutes de hurler :

— Chaducul ! Chaducul !

Justement, le vicaire arrivait.

Toutes les Maçonnes l’entourent, l’enlacent, l’embrassent à qui mieux mieux.

— N’est-ce pas, notre Romuald chéri, que tu vas nous emmener en pèlerinage à Lourdes ?

Chaducul est abasourdi en présence de cet accès subit de dévotion, li reste deux ou trois minutes plongé dans le plus parfait ahurissement.

— Tu m’as promis un voyage, dit chacune des jolies Maçonnes ; tu vas me le payer, mon neveu !

Ce brigand de Chaducul avait, en effet, promis un voyage à chacune en particulier ; mais il ne s’attendait pas à ce que toutes lui demandassent de tenir sa promesse.

Néanmoins, le premier moment de surprise passé, il dit :

— Ma foi, il y a une Providence pour les chevaliers des Maçonnes de l’Amour… J’ai été appelé ce matin chez un notaire pour toucher l’héritage d’un parent éloigné, qui était mort, il y a quelques jours sans même me prévenir… Le magot est de belle taille… Je puis donc payer un pèlerinage à tout le personnel du Temple… Seulement, que diable ! j’aurais préféré une série de petits voyages à deux…

— N’aie pas de regret, mon gros coco blanc, fit Papillon en s’asseyant sur les genoux du vicaire ; ce ne sera que partie remise. Après le pèlerinage général, tu nous offriras à chacune le pèlerinage d’intimité…

Chaducul n’était pas un nigaud : il savait que la bêtise des bigots est aussi inépuisable que lucrative. Il fit mentalement un petit calcul, puis il donna sa parole qu’il payerait la série des voyages intimes après la grande ballade d’ensemble dans les Pyrénées.

Il reçut alors une véritable ovation. Ce fut à qui lui sauterait au cou en l’appelant « le chevalier sans pour et sans reproche. » Huluberlu reconnut lui-même que son vicaire faisait bien les choses.

Séance tenante, on décida que Chaducul garderait le titre de « chevalier sans peur et sans reproche » et qu’une dignité nouvelle serait créée exprès pour lui.

On voulait même le dispenser des épreuves, tant l’enthousiasme était grand ; mais, lui, protesta.

— Non, non, fit-il, je ne veux aucune faveur. Puisque nos charmantes Maçonnes veulent bien m’élever en grade, j’exige que l’on me lasse passer par toutes les formalités de la promotion.

— Que t’es bête ! ajouta Bruscambille, puisqu’on crée la dignité exprès pour loi, nous n’avons pas un rituel tout prêt, nous n’avons pas de formalités à te faire remplir.

Chaducul insista tant et si bien que le chapitre des Chevalières de la Croix-Rose se réunit sur l’heure et arrêta l’ordre et la marche d’une cérémonie.

Le récipiendaire fut étendu par terre sur un grand tapis moelleux, on le déchaussa, et chaque Maçonne vint à tour de rôle lui chatouiller délicatement la plante des pieds, Et c’étaient des rires, des sauts de carpe !…

Tandis qu’on était en pleines épreuves et que tout monde s’amusait d’une belle manière, survint Philéas, dit Groussofski.

Il demanda ce que signifiait ce manège.

— C’est un de nos neveux qui monte en grade, lui expliqua la Rastaquouère.

— Sapristi ! il a de la chance… Je voudrais bien être à sa place.

— Sois sans crainte, fiston, ton tour viendra.

Quand la cérémonie fut terminée, il y eut une embrassade universelle et le champagne de rigueur.

Philéas, qui était curieux comme un pu min de quatorze ans, voulut savoir à quel propos on avait décerné à Chaducul ce titre épatant de « Chevalier sans peur et sans reproche. »

— Parce que grâce à lui, lui répondit-on, nous allons toutes en pèlerinage à Lourdes.

— À Lourdes ! clama Groussofski ; comme cela se trouve !… Justement, moi aussi, je vais partit aussi pour la piscine miraculeuse.

— Tant mieux ! conclut Huluberlu, plus on est de curés, plus on rit.

C’est le lendemain qu’il fallait voir la garé d’Orléans, dans la soirée, sur le coup de sept heures

Robert Laripette arriva le premier l’embarcadère du quai d’Austerlitz.

Quelle fut sa surprise en voyant descendre successivement de fiacre d’abord Pauline Campistron, puis la présidente, enfin la belle Gilda !

Résultat de la théorie de M. Alfred Naquet, il allait avoir trois femmes sur les bras.

— Vous partez donc en voyage, chère dame ? demandait Mme Paincuit à Marthe Mortier.

— Oui, chère amie, je vais à Lourdes.

— Comme cela se rencontre !… j’y vais aussi.

— Et vous, chère colonelle ?

— Mais moi de même, mesdames.

— À Lourdes ?

— Précisément.

— Tant mieux ! nous ferons route ensemble.

Les trois dames se rendirent auprès de Laripette, qui fumait un cigare sur le quai intérieur de la gare, et lui adressèrent une requête.

— Bien que nous voyagions sans nos maris, dit la présidente, parlant au nom de la galante trinité, nous ne tenons pas à prendre le compartiment des dames seules, où l’on s’ennuie à mourir. Voulez-vous, cher monsieur Robert, être assez aimable pour choisir avec nous un compartiment et nous tenir compagnie ?

Notre héros accepta ; mais, franchement, il était bien embarrassé. Chacune des femmes regardait les deux autres avec soupçon et se disait :

— C’est singulier qu’elles fassent coïncider comme moi leur pèlerinage avec celui de M. Robert !

La série des étonnements n’était pas terminée.

Dix minutes avant l’heure marquée pour le départ du train, ce fut l’abbé Huluberlu qui arriva, muni de tout un assortiment de valises et de sacs de nuit. Puis l’abbé Chaducul parut à son tour, avec une égale provision de malles et autres objets de voyage.

Une voiture suivait, pleine de meubles analogues.

On eût dit qu’ils étaient chargés, à eux deux, de toutes les valises d’un séminaire.

Ils firent enregistrer tout cela, prirent une provision de billets de première classe, et restèrent quelques instants dans la salle d’attente.

Alors, on vit entrer ta marquise de Rastaquouère, accompagnée de treize jeunes personnes aux minois plus ou moins fripons.

Tout un pensionnat de demoiselles, quoi !

Les deux piètres échangèrent un rapide salut avec la présidente et montèrent dans le wagon qu’ils avaient retenu.

Huluberlu s’installa avec la marquise et six demoiselles dans un compartiment, et le vicaire dans le compartiment d’à côté avec sept demoiselles.

La marquise avait tenu à être de la partie, d’abord parce qu’elle ne pouvait se séparer de son pensionnat, ensuite pour ne pas laisser deux messieurs avec treize jeunes personnes ; ce qui eût été un mauvais chiffre.

Toute réflexion faite, le personnel du temple de la rue de Rennes n’était pas venu au grand complet. Huluberlu et Romuald n’étaient certes point, comme on pense, les seuls chevaliers des Maçonnes de l’Amour. Qu’auraient dit les autres chevaliers, si pendant quinze jours ils avaient trouvé le temple désert ?

On avait donc tiré au sort treize noms de voyageuses, et les autres Maçonnes avaient été confiées à la garde de la sœur Redoutable, personne aussi sage qu’expérimentée.

Tandis que les employés du chemin de fer procédaient à la vérification des billets, survint l’abbé Groussofski, flanqué d’Irlande, dont le visage respirait le plus parfait bonheur, et de Scholastique, qui se livrait à toutes sortes de contorsions. On les inséra dans le premier compartiment venu qui restait libre, la locomotive poussa ses sifflements aigus, et le train se mit en marche.

Au numéro 47 du boulevard Saint-Michel, ce même soir, le père Orifice éprouva une bien vive émotion.

Il se promenait, lugubre, dans sa cour, levant vers le ciel son front chargé de sombres pensées, lorsqu’un homme parut devant lui.

À cette vue, le concierge pousse un cri :

— Le cul-de-jatte !

Le personnage cause de cette ; exclamation n’était pas cul-de-jatte du tout ; il était, au contraire, planté sur une paire d’interminables jambes.

C’était sir Ship Chandler.

Il avait avec lui sa fille Briséis, jolie comme un cœur, et possédant en outre un petit air malin qui disait beaucoup de choses,

— Le cul-de-jatte ! criait cet idiot de concierge ; le cul-de-jatte ! Agathe, sa femme, accourt.

— Quoi qu’y a ? est-ce que tu deviens fou, mon pauvre Orifice ? Où vois-tu un cul-de-jatte ?…

— Lui !

Et le doigt du portier montrait sir Ship Chandler impassible.

— Faites pas attention, monsieur, dit Agathe en jetant sur son légitime un regard de pitié ; t ! bat la breloque… Qu’y a-t-il à votre service ?

— Je désirerais, madame, savoir si {{M.|Robert[[ Laripette est chez lui ?

À ces mots, nouvel accès du concierge,

— Tu vois bien, Agathe, hurle-t-il, tu vois bien que c’est le cul-de-jatte, puisqu’il demande mon bourreau de l’entresol !… Il a des jambes, aujourd’hui… mais je le reconnais tout de même… La dernière fois qu’il est venu ici, il demandait aussi M. Laripette, et il ne m’arrivait pas à la ceinture… Je te dis que, depuis, les jambes lui ont poussé.

Le malheureux brouillait tout dans son cerveau obtus. Le jour où il avait vu un vrai cul-de-jatte subitement remplacé à ses yeux par le long et maigre Anglais, il avait cru avoir affaire à un sorcier jaillissant du sol. Puis l’idée de cette apparition sel ait peu à peu effacée de son esprit ; mais il avait conservé dans sa mémoire le souvenir de ce tronc sans jambes, auquel, en lui-même, il donnait la physionomie de sir Ship Chandler.

Agathe obligea son mari à rentrer dans la loge et répondit à la question de l’Anglais.

Elle ne le félicita pas, par exemple, de compter M. Laripette parmi ses connaissances. C’était, à son dire, un rien qui vaille, qui avait pour maîtresse une autruche, affirmait-elle, et qui osait faire un procès au propriétaire parce que cette Pélagie avait disparu un jour qu’il était absent.

Comme si les concierges étaient chargés de veiller sur les autruches qui culottent des pipes !…

L’Anglais écouta ce verbiage sans sourciller ; il se montra seulement contrarié quand Mme Orifice lui annonça le départ de Robert.

Il salua la portière et s’en retourna avec Briséis.

Au fond de la loge, le concierge s’était assis sur un escabeau et pleurait à chaudes larmes.

— Quel malheur ! geignait-il, pourquoi ce coquin de cul-de-jatte s’est-il mis maintenant à avoir des jambes !… Quel malheur ! quoi malheur ! il s’est collé des jambes exprès pour venir me persécuter !