Les trois cocus/Chapitre XVI

Librairie populaire (p. 108-112).


CHAPITRE XVI

UN COLLECTIVISTE RÉCALCITRANT


Or çà, le soir de la métamorphose réciproque du pompier et du vicaire, le commissaire de police du quartier du Louvre avait eu sur les bras une affaire bien autrement curieuse que celle qui allait échoir le lendemain à son collègue de la Sorbonne.

Notre marseillais Pharamond Le Crêpu, le cordonnier poète, s’était établi, avons-nous dit, à Clichy-la-Garenne. Là, il professait hautement ses opinions collectivistes ; car, à ce moment-là, il n’était pas encore anarchiste. Cela devait venir, mais plus tard.

Pour le quart d’heure, il se contentait de proclamer la collectivité du sol, du sous-sol, etc.

C’est simple comme bonjour, le collectivisme.

« Tout appartient à chacun. »

Ainsi, je suppose que je suis collectiviste. Je vais m’inviter chez mon voisin de palier, je m’assieds à sa tablé et je lui mange un morceau de son omelette. Mon voisin n’a pas à protester ; car il a le droit d’en venir faire autant chez moi.

Seulement, si je suis un malin, je m’arrange pour ne jamais prendre mes repas chez moi et pour déjeuner et dîner sans cesse chez les autres.

Un fabricant de verres fumés pour voir les éclipses de soleil va chez un tailleur. Il se commande un complet, l’essaie et se le fait livrer. Un mois après, le tailleur apporte sa note.

— Qu’est-ce que ça ? dit le fabricant de verres fumés pour éclipses… Une facture… cela n’a aucune utilité !… Un total d’addition !… cela n’a pas le sens commun… Apprenez, monsieur, que dans le collectivisme il n’y a plus de monnaie, et par conséquent, plus de facture ni de chiffres… Nous avons supprimé le capital…

— Mais alors, demande le tailleur interloqué, comment serai-je rémunéré de ma marchandise et de ma peine ?

— Quand il y aura une éclipse de soleil, si vous êtes curieux de la voir, vous viendrez tout tranquillement chez moi, vous me demanderez des verres fumés, je me ferai un devoir de vous en donner un ou deux, suivant que vous êtes borgne ou non… et, à mon tour, je n’aurai aucune rémunération à vous réclamer.

Il est facile de comprendre par là à quel point le collectivisme est une solution peu compliquée de la question sociale.

Jusqu’à présent, les républicains disaient : « À chacun selon ce qu’il produit. »

Les collectivistes ont changé cela. « À chacun selon ses besoins », voilà leur nouvelle formule.

Pharamond Le Crêpu exposait à qui voulait l’entendre, soit en prose, soit en vers, les beautés du système ; ce qui ne l’empêchait pas de présenter des notes de ressemelage à ses clients.

Mais il souffrait, disait-il, dans son for intérieur, d’être obligé de sacrifier à la routine.

La belle Paméla, sa légitime, l’avait prié ce jour-là de l’accompagner en ville pour quelques emplettes.

Nous l’avons vue chez M. Suprême.

Les deux époux s’étaient donné rendez-vous chez un compatriote qui avait son magasin à la place de la Bourse.

En quittant sa sœur la chapelière, Paméla se rendit en grande hâte à l’endroit convenu. Pharamond arriva quelques minutes après.

Mme Le Crêpu remarqua que son mari exhalait une odeur particulière, une odeur à laquelle son nez ne se trompait pas.

— D’où viens-tu, Pharamond ? dit-elle en le reniflant.

— Moi ?… Ah ! oui ; j’ai été pris d’un besoin pressé, et je suis allé au Général Cambronne.

Le Général Cambronne était un établissement situé près de la Bourse et du même genre que les Méditations de Lamartine de Marseille.

— Diable ! fit Paméla, tu as dû y faire une longue station.

Après quoi, le ménage Le Crêpu s’en fut dîner modestement dans un restaurant à trente-deux sous. Puis, on se rendit aux Magasins du Louvre, but de cette excursion à Paris.

Madame avait pas mal de brimborions à acheter.

Les Magasins du Louvre sont toujours, on le sait, remplis d’une foule d’acheteurs et de curieux ; l’entrée y est gratuite, comme dans toutes les grandes maisons de nouveautés de la capitale. On peut s’y promener pendant des heures entières sans avoir l’obligation d’acheter seulement pour cinq centimes de ruban.

Les dames oisives ne se font pas faute d’aller et de venir dans ces interminables galeries. Elles peuvent choisir ce qu’elles désirent et ne se décider qu’en parfaite connaissance de cause.

Paméla allait donc et venait, accompagnée par son mari le poète et cordonnier collectiviste

Tout à coup, madame dit à l’oreille de Pharamond :

— Vois-tu ce prêtre qui nous suit depuis dix minutes ?

— Oui.

— Toutes les fois que la foule se resserre un peu, il se rapproche de moi, et…

— Et quoi ?

— Il palpe mes rotondités.

— L’insolent !

Pharamond était jaloux. Il guetta le soutanier, et, au moment où celui-ci se permettait pour la vingtième fois les privautés dénoncées par Paméla, il bondit sur le curé paillard.

Notre homme se rebiffe ; mais Pharamond n’entendait pas que cela se passât ainsi. Il crie, il fait tapage. Les curieux se bousculent. On se demande ce que c’est. Le cordonnier-poète l’explique. Intervention des commissaires de service[1].

Parmi les gens qui se promenaient là était justement le général Sesquivan. Il reconnaît les époux dont il a, par bêtise, fait le mariage et à qui il en a toujours voulu. Il crie à son tour, il se démène ; des paroles incohérentes s’échappent de sa bouche. Tout ce que les agents peuvent comprendre, c’est que ce vieux monsieur décoré est sénateur et qu’il prend parti pour le prêtre.

— C’est bon, disent-ils, tout le monde s’expliquera au poste.

Et voilà Pharamond, Paméla, le curé paillard et la vieille brisque devant le commissaire du quartier.

Le fonctionnaire rajuste ses lunettes et s’enquiert de l’événement.

— Monsieur le commissaire, clame Pharamond, ce prêtre que voici a profité de la foule pour tâter les rotondités de ma femme…

— Moi, accusé à tort… rien tâté du tout… répond le soutanier s’exprimant avec embarras.

— Si ! dit énergiquement Paméla. Monsieur l’abbé a égaré à plusieurs reprises une main coupable par dessous mon bras pour atteindre mes seins…

— Nom de Dieu ! beugle à son tour le général… Bon prêtre… mauvais communard… Ai rien vu du tout… mais sûr que bon prêtre est calomnié…

— Je suis un honnête cordonnier, dit Pharamond…

— Pas vrai, interrompt Sesquivan… Marchand de complaintes… A épousé lieu d’aisance… Le sais bien, moi, nom de Dieu !… C’est moi qui ai fermé Lamartine !

— Veuillez ne pas parler tous à la fois, fait le commissaire.

Et, s’adressant au vieux monsieur décoré :

— Vous dites, monsieur ?

— Moi, sénateur… extrême droite… Ai commandé état de siège… bombardé Marseille… Boum ! boum !… Marchand de complaintes accuse faussement pauvre prêtre… parce que le Lamartine est un foyer collectiviste…

— Et qu’avez-vous vu, monsieur le sénateur ?

— Rien vu du tout… Sais pas de quoi il retourne… Mais, ça ne fait rien… Moi, général… retraité… trente campagnes… pas de blessures… Défends les curés contre communards, nom de Dieu !

Pharamond déclina à son tour ses noms et qualités. Sa femme et lui formulèrent de nouveau l’accusation. Ils étaient clairs et précis. L’abbé était rouge comme un coq. Il devint vert quand le commissaire lui demanda son nom, son lieu d’origine.

— Je suis de passage ici… Des raisons très graves, dit-il, m’obligent à taire qui je suis…

Cette déclaration n’était pas faite pour arranger son affaire.

Le commissaire, par exception, n’était pas de ceux à qui une soutane en impose. D’autre part, il n’éprouvait aucune inclination pour les théories collectivistes.

En quelques mots, pleins de tact et de finesse, il dit à Pharamond qu’il consentait à verbaliser contre le curé paillard, mais que la plainte venant d’un collectiviste, partisan de la communauté en tout, avait un côté pittoresque.

Le général qui, par un hasard extraordinaire, était dans un de ses jours de lucidité, appuya sur la chanterelle.

— Bravo ! criait-il. Femme collectiviste, bonne pour le partage… Curé a eu raison… Tétons collectivistes à tout le monde, nom de Dieu !

Et il réclamait l’élargissement du prêtre polisson et l’incarcération du cordonnier, ajoutant que, si le commissaire n’obéissait pas à ses injonctions, lui, Sesquivan, il allait, le lendemain au Sénat, demander la mise en état de siège du quartier du Louvre.

Le commissaire sourit, et assura le général qu’il serait fait selon ses désirs. Sur cette déclaration, la vieille brisque s’en alla en frisant sa moustache et en répétant :

— Très drôle !… Lieu d’aisance coffré… Curé a tâté les tétons du Lamartine… Vive la religion !… Collectivistes fusillés… À bas les marchands de complaintes !…

Malgré cela, le commissaire se garda bien de tenir sa parole ; il somma une dernière fois le prêtre de se faire connaître, et, en présence de ses refus inexplicables, il déclara qu’il le retenait prisonnier.

Pharamond et Paméla quittèrent les bureaux du fonctionnaire de police, en réfléchissant que la pratique du collectivisme pouvait avoir, en certains cas, des désagréments.




  1. Le fait est authentique. Seulement, le frocard qui fut arrêté à cette époque aux Magasins du Louvre, pour avoir palpé des rotondités féminines, était un dominicain.