Les trois cocus/Chapitre X

Librairie populaire (p. 68-72).


CHAPITRE X

CAQUETAGE D’UNE PLUMASSIÈRE


Madame Paincuit avait bondi, avons-nous raconté, lorsque Laripette lui montra sa propre carte de visite, au dos de laquelle se trouvaient écrits ces mots significatifs :

« Venez demain à trois heures ; j’éloignerai mon mari. »

Elle protesta vivement.

— Monsieur, dit-elle, je ne comprends pas cette mauvaise plaisanterie… Vous vous êtes procuré, je ne sais comment, une de mes cartes de visite, vous y avez tracé ces lignes vous-même, et vous avez l’audace de vouloir me faire croire que je vous ai donné un rendez-vous !…

Laripette fut un moment embarrassé, et il y avait vraiment de quoi l’être.

Il donna sa parole d’honneur qu’il était lui-même la première victime de cette mystification.

La plumassière ne voulut rien en croire.

— Monsieur, insista-t-elle, dites-moi alors de qui vous tenez cet étrange billet doux.

Ah ! bien oui ! Nommer le colonel, c’était risquer de se faire un ennemi dangereux… Qui sait si Mme Paincuit n’irait pas casser les vitres chez Campistron ?… Ce serait une rupture avec le colonel, ce serait l’impossibilité pour Robert de s’introduire désormais chez le mari de Pauline.

Et puis, que penserait la colonelle de sa conduite ? Elle aurait le droit de lui rire au nez, quand il reviendrait lui offrir son cœur. Un cœur d’artichaut, ne manquerait-elle pas de dire ; un cœur dont les feuilles se distribuent à droite et à gauche, au petit bonheur.

— Madame, répondit Robert après une longue hésitation, je comprends qu’on s’est moqué de moi, mais je ne puis me venger en dénonçant le coupable…

— Pourquoi donc ?

— Il vaut mieux que je me taise…

— Vous préférez alors que je ne vous croie pas ?… J’ai été en effet bien bonne de vous écouter. Votre tentative est d’une impertinence !…

— Madame, je vous jure…

La plumassière se leva et indiqua à Robert la porte. Cette fois, Laripette n’hésita plus.

— Eh bien, madame, fit-il, la personne qui m’a remis ce billet de votre part, c’est… le colonel…

— Le colonel Campistron ?

— Lui-même, hier soir… Et maintenant, advienne que courra. Il ne sera pas dit que j’aie passé pour un simple blagueur aux yeux d’une jolie femme.

Mme Paincuit éclata de rire.

— Monsieur, dit-elle, je vous crois… Le colonel !… c’est le colonel… Il en est bien capable !… Je comprends tout… Vous êtes nouveau locataire… vous êtes jeune… élégant… Il est jaloux comme un tigre de sa Pauline… Dès qu’il voit surgir à l’horizon un jeune homme, il a une peur de devenir… comment dirai je ?… de devenir… enfin, vous me comprenez… Et alors… je vois ça d’ici… il aura eu l’idée de vous créer une intrigue avec moi… pour sauvegarder son front… Oh ! ma foi, c’est bien drôle… Permettez-moi de rire…

Et elle riait comme une petite folle.

Robert reprit son aplomb.

— C’est cela, madame, dit-il, vous avez raison, tout à fait raison… Ce colonel est un vieux farceur…

— Ah ! çà, et comment la trouvez-vous, sa colonelle ?… Car, après tout, voilà une jalousie que rien n’autorise… Elle s’en croit beaucoup, cette madame Campistron… En définitive, son mari a grandement tort de la considérer comme une beauté…

En disant cela, la plumassière se mirait complaisamment dans une glace.

— Ma foi, répondit Robert, madame Campistron n’a rien que de très ordinaire… Je connais des beautés qui lui sont bien supérieures…

— Oh ! l’on n’a pas grand mérite à être mieux que cette petite pimbêche… La présidente, qui n’est pas ce qui s’appelle jolie, est infiniment mieux que madame Campistron.

— Je ne saurais me prononcer ; je n’ai jamais vu madame Mortier.

— Vous ! a verrez… Elle sort assez souvent… En voilà une qui est toujours en course… Où va-t-elle comme cela à tout bout de champ ?… C’est un mystère…

En lui-même, Laripette se disait :

— Mâtin ! cette plumassière aime joliment à casser du sucre sur la tête de ses voisines.

De fait, Mme Paincuit était intarissable.

Elle raconta à Robert l’histoire de chacune de ses amies. Une heure s’écoula promptement dans cette conversation de débinage.

Le jeune homme, qui prenait plaisir à entendre caqueter la belle, l’interrogea enfin avec adresse sur son mari le plumassier.

— Néostère ? répondit Mme Paincuit… Oh ! c’est un excellent homme… Il est ravi de vous, sans vous connaître… Il est enchanté d’avoir dans sa maison le compagnon d’une autruche… Celle qu’il possède à la vitrine de son magasin n’est qu’une autruche empaillée… Vous avez comblé ses vœux en venant demeurer ici avec votre Pélagie…

Robert donna tous les renseignements possibles sur son oiseau du Cap.

— Eh bien, conclut la belle Gilda, soyez certain que mon mari cultivera votre connaissance… Bientôt, vous serez des nôtres, j’en suis sûre… Justement, nous avons une réception jeudi… Il vous invitera…

— Madame, j’accepterai cette invitation avec plaisir, bien que cette entrée en connaissance me soit bien plus agréable que toutes les soirées imaginables… Le charme de ce tête-à-tête, joint à l’étrangeté de ma présentation…

Mme Paincuit l’interrompit.

— Vous savez, dit-elle, mon mari n’est pas jaloux… Je lui raconterai ce soir votre visite… Je ne lui parlerai pas de la farce du colonel, bien entendu ; mais je lui dirai que j’ai eu l’honneur de vous voir… mettons : à propos de votre autruche…

— Ah ! M. Paincuit n’est pas jaloux ?… Cependant, autant le colonel n’a pas raison de l’être, autant monsieur votre mari a tort de ne l’être point…

La plumassière sourit à ce compliment et reprit :

— Néostère, monsieur, a un vilain défaut : il se croit l’Apollon du Belvédère ; il est convaincu qu’il est un des plus beaux types de la race… Depuis qu’il est spirite, car il est spirite, il s’est mis dans la tête qu’il possède en lui l’âme de Gentil-Bernard, le séduisant poète du siècle dernier.

— C’est une manie bien innocente…

— Soit, mais elle le rend ridicule. Il m’a présenté lui-même tous ses amis. Oh ! il n’a aucune inquiétude ; non pas parce qu’il a confiance en moi, mais parce qu’il se met immédiatement en comparaison avec n’importe qui, et cela pour conclure à son avantage…

Après avoir parlé de son mari, Mme Paincuit ouvrit un chapitre sur son oncle.

Elle a un oncle, nommé Trophime Belzingue, qui est astronome. Ce qui a toujours étonné la plumassière, c’est que son oncle Trophime n’ait jamais songé à se marier ; c’est un célibataire endurci ; on ne lui connaît même pas une aventure galante.

— Étrange ! murmure Robert. L’étude de la cosmographie prédispose au contraire infiniment à l’autour.

— Tiens, comme vous dites cela !… Seriez-vous par hasard astronome, et la contemplation des astres vous aurait-elle inspiré des pensées folichonnes ?…

On le voit, Mme Paincuit s’était apprivoisée. Ce gredin de Laripette avait le don de mettre de suite toutes les femmes à leur aise avec lui

— Au collège, répondit-il, j’ai pioché ferme la cosmographie, à un moment donné. La nuit, au dortoir, je me levais et j’allais, par la lucarne, m’inquiéter de la position de la Grande Ourse ; pendant l’étude du soir, de 5 à 7, tandis que mes camarades fumaient des cigarettes en des coins ignorés, je restais debout dans la cour froide pour suivre Orion et Sirius dans leurs mouvements elliptiques. Adolescent, combien de fois suis-je demeuré en face de la mappemonde céleste, au lieu d’étudier les deux hémisphères terrestres ! Je ne mordais pas à la géographie… J’ai suivi quelques cours plus tard à l’Observatoire… Oh ! madame, que de grivoiseries dans la science astronomique !

— Je ne m’en serais jamais doutée…

— Toujours des conjonctions d’astres… des étoiles qui se lèvent le soir pour se coucher le matin… Trouvez-vous que ce soit là un sujet d’étude à donner à des jeunes gens ?… Et puis Vénus qui passe sur le soleil, et le soleil qui a des tâches bizarres… Et la lune qui fait sa Sophie derrière les nuages et qui se laisse tout du même échancrer en fin de compte !… Et la Vierge, qui court après le Centaure, lequel tient à la fois de l’homme et du cheval !… Et les Poissons, qui vivent aux dépens de toutes les pléiades du zodiaque !… Et ces coquines de nébuleuses qui vont se coucher ensemble !… Franchement, est-ce que tout cela n’est pas fait, pour vous mettre la cervelle à l’envers ?

— Monsieur Laripette, dit la belle Gilda ravie, il me vient une idée… Voulez-vous me donner des leçons de cosmographie ?

— Je veux bien… mais pourquoi ?

— Afin que je n’aie pas l’air d’une ignorante quand mon oncle Trophime dînera chez nous et causera des astres… Voulez-vous ?… À quand ma première leçon ?

— Dame, cette proposition si inattendue… Je demande à réfléchir.

Au fond, Laripette était enchanté ; seulement, il se disait que, dans le cas présent, vu l’incident extraordinaire de son entrée chez Mme Paincuit, il était utile pour lui de se faire un peu désirer.

— Je vous ferai connaître ma réponse, chère dame, auoourd’hui même…

— Ne m’écrivez pas au moins !… Une lettre, cela s’égare, cela se trouve… Or, mon mari, si peu jaloux qu’il soit, pourrait considérer comme suspecte une correspondance entre nous et s’imaginer des choses qui ne seraient pas.

— En effet…

— Encore une idée !… Décidément, aujourd’hui les idées se multiplient dans mon cerveau… Vous demeurez à l’entresol, et nous au premier ; ce plancher seul nous sépare. Avec votre canne, tapez à votre plafond : un coup pour la lettre A, deux coups pour B, trois coups pour C… et ainsi de suite…

— Compris.

— Sur ce, monsieur Laripette, je ne vous retiens plus, allez vous enfermer dans votre cabinet des méditations et réfléchissez.

— Madame, j’ai bien l’honneur…

Il se retira en saluant cérémonieusement et ajouta à voix besse :

— Vous êtes charmante !

Le soir, pendant le dîner, eut lieu la première correspondance. On sait que Paincuit et Bredouillard l’attribuèrent aux esprits frappeurs.