Les trois cocus/Chapitre V

Librairie populaire (p. 26-31).


CHAPITRE V

L’OURSIN ET LA DEMI-LUNE SE COMPLIQUENT DU TAMBOUR-MAJOR


Ne vous asseyez jamais sur un oursin, mesdames mes chères lectrices ; on ne sait pas où un animal de ce genre peut vous mener.

Demandez plutôt à Pauline Campistron.

La colonelle se tenait le bas du dos et répétait :

— Oh ! que ça cuit !… oh ! que ça cuit !…

Robert Laripette était de son naturel très charitable. Il aimait son prochain ; surtout quand son prochain était représenté par une ravissante brune en caleçon de bain de mer. Mettez-vous un peu à sa place ; vous vous seriez senti des élans extraordinaires de charité, hein ?

Il prit pied sur le rocher et offrit ses services :

— Madame, si vous voulez bien permettre ?…

La colonelle ne lui laissa pas le temps de finir la phrase. D’un geste brusque, elle arracha le malencontreux oursin, en répondant à Robert :

— Vous êtes trop bon, monsieur… voilà qui est fait…

Seulement, elle se trompait, la charmante dame ; ce n’est pas par un mouvement brusque que l’on doit arracher un oursin de n’importe où il lui a pris fantaisie de s’incruster.

La précipitation qu’elle mit dans l’affaire fit qu’une bonne partie des épines du coquillage se cassèrent net et restèrent enfoncées dans la demi-lune de la belle.

Elle ne tarda pas à s’en apercevoir. À son premier mouvement, elle éprouva une douleur plus vive que d’abord.

Nouveaux « aïe ! aïe ! »

Laripette offrit derechef ses services.

— Madame, dit-il, je suis docteur en médecine. J’avoue que le cas pathologique qui s’offre aujourd’hui à ma faible science n’est pas prévu par les auteurs que j’ai étudiés ; mais je crois pouvoir affirmer que, si madame veut bien me confier le soin de guérir sa blessure, je m’en tirerai à mon honneur et à l’honneur de la Faculté.

Pauline rougit très fort.

— Mais, monsieur, je ne puis pas cependant…

— Non, madame, vous pouvez sans crainte… Un médecin n’est pas un homme comme un autre… Extraire des épines d’oursin n’est pas pour moi une distraction, mais un sacerdoce…

En disant cela, il était grave et solennel.

La colonelle réfléchissait.

Elle se dit que, somme toute, il lui faudrait bien subir l’opération d’un docteur quelconque. Elle se vit allant sonner à la porte du Dr Mittre, médecin très réputé à Marseille, et lui exposant son cas. Elle serait obligée de donner des détails, de raconter toute l’histoire.

Le médecin ne la croirait peut-être pas sur parole.

Il lui poserait sans doute des questions :

— N’y a-t-il personne dans votre famille, votre père ou votre grand-père, ou votre bisaïeul, à qui pareil accident soit arrivée ? En d’autres termes, l’épine d’oursin ne serait-elle pas chez vous une affection héréditaire ?

Ces docteurs sont si indiscrets !

Bien sûr, elle mourrait de honte en demandant une telle consultation.

Et dire qu’il lui était facile d’éviter un interrogatoire aussi ennuyeux !… Et elle hésitait ?…

Brusquement, elle prit le bon parti.

— Soit, monsieur, j’accepte votre gracieux office, mais pas ici !

En effet, le rocher à fleur d’eau sur lequel se tenait ce dialogue n’était pas assez éloigné du rivage pour que les promeneurs et les pêcheurs à la ligne ne s’aperçussent point de l’opération.

— Madame, fit Robert, mes services vous sont acquis où vous voudrez.

Alors, on discuta l’endroit où le jeune docteur exercerait ses talents chirurgicaux.

Dans l’établissement des bains ?… Impossible ! Le patron s’opposerait à ce que Laripette entrât dans une des cabines du côté réservé aux dames… Et puis, dans le cas où l’on donnerait une explication au patron, le pédicure, l’inévitable pédicure attaché à l’établissement, ne manquerait pas de prétendre que l’on empiétait sur ses prérogatives… Or, Mme Campistron voulait bien confier ses pieds au pédicure, mais pas autre chose.

Où irait-on alors ?… Dans un hôtel de la ville ? Mais la ville est encore assez loin !… Aller jusqu’à un hôtel du centre, ce serait s’imposer le supplice d’un autre Calvaire.

Laripette eut une idée.

— Écoutez, madame, dit-il, il y a moyen de tout arranger. Vous allez regagner l’établissement, moi aussi ; vous vous habillerez en toute hâte ; vous irez de là chez Isnardon, le petit restaurant qui est à deux pas. Ou, pour mieux dire, nous nous y rendrons ensemble. Je commande un petit dîner, avec des huîtres et du champagne. Je vous laisse la pendant une demi-heure, le temps de sauter dans un fiacre et d’aller chercher ma trousse. Je reviens, je vous opère et nous dînons. Cela va-t-il ?

— Votre combinaison, mon cher monsieur, ne manque ni de charme ni de logique… Seulement, il y a un seulement…

— Lequel ?

— Je dois aller dîner chez mon oncle et ma tante Garoutte. De là, selon le programme de ma soirée, j’ai à me rendre au théâtre du Gymnase pour voir jouer la Fille Tambour-Major.

— Eh bien ! les Garoutte et la Fille du Tambour-Major se passeront de vous.

— C’est que voici : j’ai loué une loge pour ce soir..

— Les Garoutte iront tout seuls.

— Pardon. Mon oncle et ma tante ne viennent pas au théâtre. J’ai loué une loge parce que, n’ayant personne pour m’accompagner au Gymnase, je ne tiens pas à être remarquée aux premières ou aux fauteuils d’orchestre.

— Faites alors le sacrifice complet de votre soirée de théâtre.

— Je ne dis pas non ; mais mon oncle et ma tante Garoutte ont la manie, quand je suis allée un soir au spectacle, de me faire raconter le lendemain mes impressions sur la pièce qu’on a jouée. Or, si je leur débite une narration de fantaisie, ils peuvent s’en apercevoir, car ils lisent tous les journaux et connaissent tous les comptes rendus.

— Qu’à cela ne tienne ! J’ai vu la Fille du Tambour-Major avant-hier ; je vous raconterai cette opérette en dînant.

— Ma foi, s’il en est ainsi, je ne vois plus d’objection à vous faire… Ah ! si, pourtant !…

— Encore ?

— Et le dîner ?… Mon oncle et ma tante seront inquiets en ne me voyant pas venir…

— Vous leur écrirez de chez Isnardon qu’ils n’aient pas à vous attendre, que le bord de la mer vous a séduite, que vous dînez sur ta plage et que de là vous irez directement au théâtre… En allant chercher ma trousse en ville, je remettrai votre billet à un commissionnaire…

— C’est parfait… Voire esprit est fort ingénieux, monsieur le docteur… Je vous en fais mon compliment.

— Madame, vous m’honorez beaucoup… Sur ce, nous agirions comme des gens avisés en nous remettant à la nage pour retourner à l’établissement… Souffrez-vous encore ?

— Oh ! oui, cela cuit diablement, l’oursin !

— En nageant, vous éprouverez moins de douleur qu’en restant assise.

— C’est vrai.

On se remit donc à la nage.

Une demi-heure après, Pauline et Robert retenaient un cabinet chez Isnardon. Ce jeune docteur commandait une plantureuse bouillabaisse.

La colonelle écrivit une lettre ainsi conçue :

 
« Cher oncle et chère tante,

« Ne m’attendez pas pour dîner. Je reste au bord de la mer, où je vais manger quelques coquillages ; vous savez que j’adore les oursins ; il y en a ici de superbes. J’irai directement au Gymnase.

« Pauline. »
 

L’Angelus n’était pas encore sonné à Notre-Dame-de-la-Garde, quand Robert Laripette revenait chez Isnardon. Il avait remis la lettre à un commissionnaire en ville, et il rapportait sa trousse.

Avec une adresse admirable, il retira une à une toutes les épines du fameux oursin ; puis il pansa la blessure.

Pauline était émerveillée ; l’opération avait été faite sans quelle eût éprouvé la moindre douleur.

Si l’on dîna de bon appétit, je ne vous le dirai point. Robert raconta, avec force détails, la Fille du Tambour-Major.

La colonelle expliqua au jeune docteur comme quoi elle était mariée à une espèce de sauvage qui ne parlait que de la couper en morceaux si jamais il apprenait qu’elle avait lacéré son contrat du moindre coup de canif.

— Mais alors, c’est un tigre, le colonel Campistron ? observa Laripette, qui s’était enquis du nom de sa charmante cliente.

— Tout ce qu’il y a de plus tigre !

— Diable !

Pauline se versa un verre de champagne (ce n’était pas le premier) et dit :

— Croyez, monsieur Robert, que je n’ai pas peur des tigrés.

— Ni moi non plus ! riposta Laripette.

Ils se regardèrent en riant,

— Vous êtes adorable, reprit le jeune docteur après un moment de silence.

— C’est, une déclaration ?

— Parbleu !

La colonelle pencha sa tête sur l’épaule du jeune homme. Robert prit cette tête dans ses mains et l’embrassa.

— Et vous, Robert, fit tout à coup Pauline, vous ne m’avez pas fait connaître votre état civil… Je sais bien votre nom, votre profession ; je sais que vous avez beaucoup voyagé…

Mais êtes-vous garçon ou marié ?

— Garçon.

— Vous n’avez jamais songé au mariage ?

— Pas encore.

— Allons donc !

— Je vous le jure,

— Vous avez bien eu cependant des maîtresses ?

— Oui, mais si fugitives !…

— Aucune n’a fixé votre cœur ?

— Aucune.

— C’est étrange. Charmant comme vous l’êtes, — je puis bien le dire, — vous avez dû faire pas mal de conquêtes… et vous ne campez encore sur aucun des terrains conquis ?

— Je n’ai pas de famille, pas d’ami, pas de maîtresse.

— Vous vivez absolument seul ?

— Non.

— Vous voyez bien que vous êtes attaché à quelqu’un. Elle se versa encore un verre de champagne et se rapprocha de lui.

— C’est vrai, j’ai quelqu’un qui m’aime, fit Robert.

Pauline pinça les lèvres avec une sorte de dépit.

— Quelqu’un ?… ou quelqu’une ?

— Quelqu’une.

La colonelle eut un mouvement d’impatience ; elle était nerveuse, l’ancienne petite pensionnaire du Saint-Nom-de-Jésus.

— Et comment l’appelez-vous, fit-elle en serrant les dents, celle qui vous aime ?

— Oh ! c’est une amitié qui est sincère, mais qui ne tire pourtant pas à conséquence…

— Mais enfin… son nom ?

— Pélagie.

Pauline froissa sa serviette avec colère.

— J’en étais sûre… Il a une maîtresse !…

— Mais non !

— Robert, vous vous êtes moqué de moi… Vous venez de me dire que je suis adorable.

— Je le maintiens…

— Et vous en aimez une autre !

— Allons, bon ! vous êtes jalouse de Pélagie… Si vous saviez ?…

— Quoi donc ?

Laripette se pencha à l’oreille de Pauline et lui dit deux ou trois mots à voix base. Elle éclata de rire. Ils s’embrassèrent.

Peu après, le colonel entrait dans la confrérie dont saint Joseph est le patron.

Il était minuit quand les deux amoureux foulèrent le pavé de la ville. Robert racontait à la belle la fin du Tambour-Major.

En la quittant devant la porte des Garoutte, il se disait à part lui :

— Elle n’est pas jolie, jolie ; mais elle vous a un esprit !… un esprit !… D’abord, tous les nez retroussés sont spirituels et charmants !…

Messieurs les maris, méfiez-vous des nez retroussés qui vont s’asseoir sur des oursins…