Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 195-203).

XXVI

L’OURS ET L’AMATEUR DES JARDINS


Lorsque l’abbé Barbaroux, de retour dans la sacristie, eut enlevé sa chasuble, son étole et son aube, Mathenot, qui venait de servir la messe, lui dit d’une voix grave :

— Monsieur le directeur, j’ai à vous parler.

— Encore, fit le directeur, avec un léger mouvement d’impatience.

— Oui, monsieur le directeur, encore, répondit Mathenot, respectueusement, mais avec fermeté.

— Eh bien ! quand vous aurez déjeuné, venez me trouver au salon.

Barbaroux l’y attendait déjà quand Mathenot parut. Ils se regardèrent tous deux avec inquiétude, chacun d’eux, — et ils le sentaient bien, — contenait un peu du destin de son interlocuteur. Mathenot s’assit gauchement dans un fauteuil, et la lumière blonde de mai, qui tentait d’explorer le sombre salon, faisait paraître plus rude son visage disgracieux, austère, rébarbatif et grêlé.

— Eh bien, Mathenot, qu’avez-vous à me dire ?

— Avant de commencer, déclara brusquement Mathenot, il faut que je vous explique… Oui, ma conduite doit vous paraître mystérieuse, il faut qu’elle soit claire. Vous pourriez vous étonner de mes paroles… Et vous ne savez pas ce que vous êtes pour moi ! Non, parce que je suis pieux, inflexible pour autrui comme pour moi-même, on me croit dur, implacable, sans cœur. Je suis pourtant sensible à l’affection tout comme un autre… S’il y a ici quelqu’un qui vous aime vraiment, monsieur le directeur, c’est moi ! Cela vous étonne que je parle ainsi ? Mais, enfin, vous êtes un homme de cœur et un homme de foi, vous ! Vous seul travaillez réellement pour Dieu ! Vous avez entrepris une grande œuvre que j’estime, que j’admire, que je vénère. Ah ! lorsque je vous vois entouré de comédiens et de… de menteurs, cela me révolte, me révolte ! Moi seul ici, entendez-vous, suis soucieux de votre intérêt, moi seul vous aime avec désintéressement ! Pourtant, vous vous méfiez de moi, et vous avez donné votre confiance à des gens qui ne la méritent pas, tandis que vous me dédaignez. Et pourtant Dieu m’est témoin que je donnerais ma vie pour conserver la vôtre, s’il plaisait à Notre-Seigneur, puisque votre vie est nécessaire à sa gloire.

L’abbé, ému par ces plaintes gauches et bizarres où perçait néanmoins une sincérité douloureuse, prit la main de Mathenot et la serra avec effusion.

— Non, Mathenot, je ne me méfie pas de vous. Vous me fâcheriez en croyant cela. Je sais que vous êtes un de mes plus dévoués collaborateurs et que je peux compter sur vous.

— Merci, monsieur le directeur. Je suis donc plus à l’aise pour vous confier les choses si graves, si… pénibles, si redoutables que je dois vous dire. Vous allez me considérer comme un délateur, mais je vous en supplie, ne vous indignez pas, songez que je n’agis que dans votre intérêt, que je ne pense qu’à vous et qu’à l’Œuvre !

Mathenot, guidé par l’expérience de son premier échec, prenait cette fois des précautions oratoires. Il jeta cet exorde d’une voix si pathétique que l’abbé Barbaroux s’inquiéta de la suite, et les contractions de sa figure tourmentée exprimèrent qu’il attendait, en effet, quelque chose de fort grave.

— Monsieur le directeur, commença Mathenot, sur un ton bas et grave, je vous ai confié dernièrement quelques renseignements sur la vie privée de M. Augulanty.

— Mon cher abbé, dit Barbaroux, ne revenez pas là-dessus…

— Si, fit Mathenot, j’y reviendrai. Je vous demande bien pardon, mais il faut que j’y revienne. Vous n’avez pas voulu tenir compte de mes avis. Libre à vous ! Vous avez pris des renseignements auxquels vous avez cru. J’ignore qui vous les a donnés… Peut-être, dans votre belle confiance d’honnête homme, incapable de croire au mal, avez-vous consulté là-dessus Augulanty lui-même… Je n’en sais rien, je ne veux pas le savoir. Tout ce que je puis faire, c’est de vous répéter que… tout cela était vrai…

— Je ne le croirai jamais !

— Libre à vous ! Au surplus, c’est un détail. Mais peut-être que si, à ce moment-là, vous aviez retiré votre confiance à cet individu, je n’aurais pas à vous faire des révélations, qui vous causeront, hélas ! un tel saisissement et un tel chagrin ! Quoi qu’il en soit, M. Augulanty, ainsi protégé par vous, a fait le projet d’épouser votre nièce.

— Virginie ? demanda Barbaroux, avec la niaiserie de la stupéfaction.

— Oui.

— Mais je n’en ai rien su !

— Oh ! monsieur le directeur, il y a bien autre chose encore que vous ne savez pas !

— Mais, fit M. le directeur, est-ce là ce qui va me causer un tel saisissement et une telle… peine ? Je vous assure que je ne vois pas d’un trop mauvais œil le mariage de ma nièce et de M. Augulanty, quoi que vous en disiez…

M. Augulanty, dit Mathenot, compte vous succéder ici et diriger votre école, quand vous l’aurez quittée… Le pensiez-vous ?

— Non, répliqua l’abbé, avec amertume, je ne me croyais pas assez près de l’échéance pour que l’on s’arrache déjà ma succession. D’ailleurs, ajouta-t-il, en faisant un effort de volonté pour surmonter sa mauvaise pensée, puisqu’il faut bien que je la laisse à quelqu’un, j’aime autant que ce soit à lui. Malgré tout, je le crois digne de la diriger…

Mathenot bondit à ces mots.

— Mais je n’entends pas qu’il vous succède, moi, cet Augulanty ! C’est justement pour empêcher cela que je suis ici, c’est pour cela que j’ai quêté des informations sur son compte, que je l’ai espionné, que je suis allé chez lui, entendez-vous, monsieur le directeur, pour fouiller dans ses papiers.

— Vous avez fait cela ! dit Barbaroux avec dégoût.

— Oui, je l’ai fait, et je le referais, s’il fallait le refaire. Il ne faut pas que M. Augulanty dirige l’école Saint-Louis-de-Gonzague. Vous ne savez pas ce que c’est que cet homme-là ! C’est un athée, un libre penseur, il ne croit pas en Dieu, il supprimera de cette école tout ce qui en fait un établissement religieux ; il prendra des professeurs modernes, il en fera un collège au goût du jour ! Au goût du jour ! répéta-t-il, avec une expression d’ironie énergique et indignée.

— La malveillance vous égare, Mathenot. En tout cas, nous n’en sommes pas encore là, grâce à Dieu. Je prendrai mes dispositions à l’avance, je vous l’assure… Mais est-ce tout ce que vous aviez à me dire ?

— Je le voudrais, monsieur le directeur. Malheureusement, il n’en est rien. Ce mariage d’Augulanty…

— Je vous répète que ce mariage ne me déplaît point, interrompit Barbaroux, qui commençait à s’impatienter, le seul empêchement que j’y vois est la position de M. Augulanty qui est plus que modeste, et je doute que ma sœur y consente facilement…

— Votre sœur y a déjà consenti.

L’abbé Barbaroux fut si étonné qu’il laissa échapper un « Ah ! » de surprise et qu’il n’eut pas la force d’y ajouter un seul mot.

— Et elle y a consenti, continua Mathenot, parce qu’elle a peur d’Augulanty…

— Peur d’Augulanty ! Vous voulez rire ?

— Le hasard a mis M. Augulanty en possession de certains secrets si dangereux pour Mme Pioutte qu’elle consentira à n’importe quoi plutôt que de les voir divulguer auprès de vous.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? fit Barbaroux, qui commençait à s’agiter sur sa chaise. Mais c’est un roman ! — Ces secrets, vous les connaissez ?…

Mathenot balança affirmativement sa tête sombre.

— Votre neveu, commença-t-il, vit à Paris avec une maîtresse…

Cette nouvelle causa un tel saisissement à l’abbé Barbaroux qu’il devint tout pâle, puis très rouge. C’était là ce qu’il redoutait par-dessus tout, ce qui l’avait fait tant hésiter à envoyer Charles à Paris, ce qu’il priait Dieu matin et soir de lui éviter. Pour cacher son trouble, il essaya de plaisanter, et il dit d’une voix qu’il tâchait de rendre joviale :

— Une maîtresse ! mais vous en voyez partout, Mathenot !

C’était mettre Mathenot sur son terrain favori :

— Ah ! plaise à Dieu qu’il n’en soit pas ainsi ! Mais, si je les vois, monsieur le directeur, c’est malheureusement parce qu’elles y sont. Et partout où elles sont, elles démolissent vertu, famille, religion. Dès qu’une femme entre quelque part, la honte, le vice et la ruine morale la suivent. Elles s’acharnent contre tout ce qu’il y a de grand et de saint, elles sont toujours les ennemies de Dieu, les auxiliaires de Satan, les pourvoyeuses de l’Enfer ! Elles ont comme un contact impur qui décompose et qui pourrit tout ce qu’elles touchent ! C’est toujours Hérodia…

— Au fait, Mathenot, au fait ! cria Barbaroux, agacé.

Mathenot cessa aussitôt d’être éloquent et reprit sa voix confidentielle :

— Je vous disais que Charles Pioutte a une maîtresse ; c’est un modèle qui continue à poser, quoiqu’elle vive avec votre neveu, et qui gagne, de cette façon, environ une centaine de francs par mois, qui rentrent dans la caisse commune, ce qui augmente ainsi ce que vous envoyez à M. Pioutte…

— Êtes-vous sûr de toutes… ces… hontes-là ? murmura Barbaroux, affreusement blême et qui épongeait avec un grand mouchoir de couleur, son front ruisselant.

— Absolument sûr.

— Mais ma sœur ignore tout cela !

Mme Pioutte n’ignore rien et fait tout au monde pour vous le cacher. Elle a peur que M. Augulanty vous le dise… Et M. Augulanty sait bien autre chose encore !

— Que sait-il ? Que sait-il ? s’écria Barbaroux, haletant, avec une trépidation de fureur.

— Il sait, dit Mathenot à voix basse, que votre sœur a envoyé, en avril dernier, à votre neveu, quinze mille francs !

L’abbé Barbaroux partit d’un éclat de rire, comme si cette dernière phrase l’avait soulagé. Mathenot, effrayé, crut qu’il devenait fou et le regarda avec angoisse.

— Ah ! Mathenot, ce que vous me dites là me rassure ! J’espère que les renseignements que vous m’avez donnés sur Charles sont de la force de celui-ci. Cela me console un peu… Allons ! pourquoi ma sœur aurait-elle envoyé tant d’argent à son fils ?

— Cela, je n’en sais rien, monsieur le directeur. Peut-être avait-il des dettes, peut-être voulait-elle qu’il se marie pour régulariser cette situation… J’ai oublié de vous dire qu’il avait un enfant de cette femme.

— Eh bien ! vous pourrez dire à celui qui vous a transmis ces cancans qu’il est fort peu au courant, dit Barbaroux, qui se plaisait à croire que tout était faux. J’ai de bonnes raisons de savoir que Gaudentie n’a rien envoyé à son fils. Tout passe entre mes mains. Je connais toutes les dépenses de ma sœur…

— Vous oubliez, dit lentement Mathenot, d’une voix de plus en plus basse, que vous avez versé vingt mille francs, l’an passé, à Mme Pioutte, pour le mariage de Mme Caillandre…

L’abbé Barbaroux se leva, frémissant, le regard durci.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? Expliquez-vous ? Que voulez-vous dire ? Soyez plus clair !

— Je veux dire ce que j’ai dit, rien de plus, monsieur le directeur. Sur ces vingt mille francs, Mme Caillandre n’en a touché que cinq mille…

— Assez, monsieur, assez, s’écria l’abbé Barbaroux indigné et gesticulant. Je n’écouterai pas un mot de plus. Que cela est bas, que cela est bas ! Vous devriez avoir honte, monsieur, pour la robe que vous portez, pour Dieu que vous représentez sur la terre, si vous n’avez pas honte pour vous-même. Mais vous traitez ma sœur de voleuse, et vous voudriez que je supporte cela ? Quelle monstrueuse calomnie ! Comment avez-vous donc l’esprit fait pour ne voir partout que turpitudes et que bassesses ! Ah ! monsieur Mathenot, je n’aurais jamais cru cela de vous ! Mais ma sœur ne peut pas être soupçonnée, elle ne l’a jamais été, je ne permettrai pas qu’elle le soit. Je veux penser que vous êtes fou, pour ne pas m’indigner et pour pouvoir vous pardonner. Oui, je veux penser que vous devenez fou…

— Alors vous ne croyez pas tout ce que je vous ai dit ?

— Non, répondit énergiquement Barbaroux, et je vous défends de continuer !

Tous deux se turent. L’abbé Théodore, congestionné, encore tremblant de l’émotion qu’il venait d’avoir, tourmentait, d’une main fiévreuse, les franges du tapis qui couvrait la table. Mathenot, jauni et grimaçant, contemplait d’un œil atone et fixe un carreau blanc d’usure, dont le parquet était taché.

— Monsieur Mathenot, dit le directeur d’une voix nette, quoique radoucie, vous devez comprendre qu’après ce qui s’est passé entre nous vous ne pouvez plus faire partie de cette maison.

— Vous me renvoyez ! dit Mathenot, ahuri par le tour imprévu et brusque que prenaient les événements.

— Nous ne pouvons plus demeurer ensemble. M. Augulanty vous donnera aujourd’hui même ce que l’on vous doit. Et vous aurez l’obligeance de faire vos préparatifs pour partir ce soir même.

L’abbé Mathenot ne se serait jamais attendu à un pareil résultat. Il demeura foudroyé. Cette fois, c’était bien fini, il pouvait renoncer à son rêve, l’esprit démoniaque triomphait de l’abbé Barbaroux. Et, debout dans un rayon de soleil oblique, raidi par la contrainte de ne pas laisser échapper son ressentiment, il paraissait plus anguleux, plus rude et plus gauche encore que de coutume.

— Monsieur le directeur, dit-il enfin, sur un ton grave et douloureux, je quitte avec regret cette maison. J’avais appris à vous y aimer et à vous y estimer. Je ne reviendrai pas sur ce qui s’est passé. Mais je prie Dieu de vous épargner les catastrophes que je vois prêtes à tomber sur vous et de ne pas vous punir trop cruellement de votre incroyable confiance et de votre injuste entêtement.

Mais avant de se retirer, l’abbé Mathenot écrivit quelques mots sur un chiffon de papier qu’il tendit à son maître.

— Je vais habiter chez mon frère. Voici mon adresse, monsieur le directeur, je vous la donne, car, peut-être, avant huit jours, viendrez-vous me chercher.

— Je ne crois pas, dit Barbaroux, en hochant la tête.

— Je ne cesserai jamais de vous considérer, cria Mathenot, comme l’homme le plus loyal, le plus droit et le plus honnête que j’aie rencontré. Quand vous saurez que mes paroles sont vraies, vous tiendrez à réparer votre injustice et vous viendrez…

Quoique frappé par ces affirmations, l’abbé Barbaroux secoua de nouveau sa tête, d’un air de doute, et regarda sortir Mathenot.

Le soir même, après avoir quitté la rue Saint-Savournin, l’abbé Mathenot se rendit aux Chartreux. Il s’assit chez Mme Ropion et, tout en mangeant une olive noire, toute suintante d’huile, qu’il prit du bout des doigts, dans une boîte ouverte près de lui, il lui demanda :

— Ça va toujours, madame Ropion ?

— Monsieur l’abbé est bien bon. Le commerce ne va pas fort, cette saison. La concurrence est beaucoup mauvaise pour nous. Enfin, n’est-ce pas, quand on est de braves gens, on a toujours assez pour vivre content.

— Vous avez bien raison, ma bonne madame Ropion. Mais… dites-moi… et cette fille, qui était la maîtresse de M. Augulanty, qu’est-ce qu’elle devient ?

— Elle a beaucoup de la peine, cette pauvre enfant ! Ce M. Augulanty, comme vous lui dites, c’est pas grand’chose de bon ! Ça fait le fioli, c’est toujours à l’église et ça ne vaut pas les quatre fers d’un chien ! Elle se sert ici, maintenant, la pauvre, et alors, elle me raconte ses ennuis. Il lui avait promis le mariage, et, à présent, il paraît qu’il se marie ailleurs. Aussi elle a du pégin, vous comprenez ! Elle fait pitié et compassion ; moi, je ne crois pas que tout ce qu’on raconte soit vrai, mais si c’était vrai…

L’abbé, debout, s’essuyait les doigts à une feuille de salade.

— Excellentes, vos olives, madame Ropion ! — Eh bien, c’est vrai, et vous pouvez le lui dire à cette pauvre fille. Son Augulanty se moque d’elle. Il va épouser Mlle Pioutte.

— Elle est riche ? fit l’épicière.

— Non, elle n’est pas riche, riche, mais elle n’est pas non plus sans rien.

— Enfin, elle a de quoi.

— Oui, elle a de quoi, dit Mathenot, en souriant de l’expression. Et si elle ne le croit pas, votre amie, dites-lui qu’elle aille prendre des renseignements, rue Saint-Savournin, à l’école Saint-Louis-de-Gonzague.

L’abbé sortit. Il s’était forcé à être aimable avec l’épicière, mais ce rôle lui pesait. Il poussa un soupir de soulagement, en se trouvant dehors, et se frotta les mains.

— Ah ! songeait-il, en s’en allant, elle ira à l’école faire une bonne scène. C’est une femme qui perdra Augulanty et qui sauvera Barbaroux ! Cette fois, ce sera fini, Augulanty sera chassé, et c’est moi qui le remplacerai ! Je l’ai toujours pensé, la victoire restera à Dieu !