Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 109-119).

XV

ÊTRE OU NE PAS ÊTRE !


Félix Augulanty, après son échec auprès de Virginie Pioutte, était rentré chez lui, désespéré et furieux. Ce refus, c’était encore toute sa vie à terre, tout son avenir détruit. Comme le pot-au-lait de Perrette, il emportait ses rêves d’avenir, son importante situation future de chef d’un grand établissement pédagogique, l’aisance, les vanités du luxe, l’amour, les honneurs, les décorations que lui vaudraient ses études scientifiques, tout ce mélange d’ambitions vulgaires qui fermentait dans ce cœur d’humilié, avide de prendre sa revanche et de se montrer, un jour, l’égal de ceux qui l’avaient dédaigné. Mais cela, Virginie, seule, pouvait le lui apporter dans ses longues mains, fines comme des épées et blanches comme des jouets d’ivoire, et Virginie le lui refusait. Elle le condamnait à l’ombre, au travail obscur, méprisé, mal payé, à une existence plate, lugubre et médiocre. Elle l’effaçait d’un regard ; elle le rejetait au néant, d’un sourire. Elle ne voulait pas savoir ce que cet homme, affable jusqu’à la servilité et d’apparence lymphatique, contenait de passionné, d’ardent et d’audacieux. Mais, dans la frénésie de ses désirs, dans la violence exaspérée de son orgueil, de sa sensualité et de ses besoins d’argent, Augulanty se cramponnait fiévreusement à son projet comme un naufragé à une épave. Énervé, frémissant, bouillant d’impatience et de rancune, il se disait, tout en marchant sous la pluie cinglante, des monologues rageurs :

— Ah ! elle me refuse ! Ah ! elle est sûre de ne jamais m’aimer et de ne jamais m’épouser ! Je suis un trop petit sire pour elle ! On ne réduira donc pas l’effroyable fierté de tous ces riches, puisqu’il la conservent même quand ils sont ruinés et quand ils vivent aux crochets d’autrui ! Et cette Virginie s’imagine que cela va se passer comme ça, que je ne lutterai pas, que j’admettrai tout simplement d’être mis de côté, comme une vieille paire de pantoufles ! Ah ! Ah ! nous verrons, nous verrons. Mais que lui faut-il donc ? s’écria-t-il, intérieurement, avec une sorte de contraction affreuse de la gorge, un prince ou un Adonis ? Je ne suis pas assez riche, ni assez chic, ni assez beau pour elle, ni assez apparenté à de vieilles familles débarquant tout droit de l’époque tertiaire.

Ayant l’âme ulcérée et l’amour-propre douloureux comme une plaie que l’on excite avec un fer, M. Augulanty divaguait ainsi, en se dirigeant vers son lointain quartier.

Il reprit plus loin son monologue interrompu :

— Eh bien, puisqu’on me refuse, puisqu’on me trouve un trop pauvre sire pour m’épouser, nous allons voir ! Je tiens la mère Pioutte à ma discrétion. Je vais la faire danser ! Ah ! ils veulent la guerre, ils l’auront ! Et nous verrons qui sera le plus fort ! Et si la mère Pioutte me refuse, elle aussi, eh bien, je me vengerai ! L’abbé saura tout. Je lui dirai que sa sœur est une voleuse et son neveu, un libertin. Je connais Barbaroux. Ça ne fera pas long feu. Il les lâchera tous ! Ils tomberont dans la misère. Virginie pourra donner des leçons, si elle veut ! Qu’elle crève de faim ! On l’aura alors pour cent sous ! acheva-t-il, dans un brusque sursaut de sa nature foncièrement basse et brutale, qu’il dissimulait si habilement sous ses dehors mielleux.

Si son caractère se refusait aux formes supérieures de l’amour, il n’en était pas moins assez fougueux pour communiquer à son désir la violence de la passion. Il en éprouvait aussi les haines sourdes, les rancunes impitoyables, et cette sorte de souffrance maladive, qui naît de la vanité blessée et de la sensualité qui se révolte d’être insatisfaite.

Quelques jours plus tard, après sa classe, M. Augulanty rencontra Mme Pioutte, au seuil du jardin, près de la fontaine. Il s’approcha d’elle avec un sourire obséquieux et sollicita humblement la faveur d’un entretien particulier. Elle ouvrit sans répondre la porte du grand salon et entra. Augulanty la suivit. Il eut soin de prendre place dans un fauteuil qui tournait le dos aux fenêtres, tandis que Mme Pioutte s’asseyait inconsidérément en pleine lumière.

La vieille dame, très intriguée par les airs mystérieux de l’économe, et ne comprenant rien à ses façons, attendait avec impatience qu’il lui expliquât le motif de cette entrevue. Mais Augulanty se garda bien d’en venir de suite au fait. Appuyant ses coudes aux bras du meuble, il joignit par les extrémités ses doigts roses et inclina le nez vers eux, en commençant une conversation qui parut à Mme Pioutte souverainement oiseuse.

— Figurez-vous, madame, que nous avons appris, hier, au conseil de M. le directeur, qu’un de nos élèves avait une maîtresse.

Mme Pioutte esquissa un geste qui signifiait : « Qu’est-ce que cela peut bien me faire ? » Mais Augulanty continua comme s’il ne s’était aperçu de rien :

— Une telle nouvelle nous a tous profondément affectés, et M. le directeur en est presque malade de tristesse. C’est le jeune Frédéric Blesle, le fils du négociant. Il n’a que dix-sept ans. N’est-ce pas affreux, à cet âge-là ? Ah ! je ne comprends rien à la jeunesse d’aujourd’hui. De telles choses sont inconcevables !

Mme Pioutte, impatientée, se frottait le bras, attendant toujours la suite.

M. le directeur pense que c’est là le pire péché de la part d’un jeune homme. Et je suis de son avis. Cela montre un tel endurcissement, un tel mépris précoce des enseignements de notre sainte religion ! Il y a des erreurs que l’on s’explique, des égarements d’un instant que l’on excuse, la chair est faible, les tentations sont fortes. Mais avoir une maîtresse ! Commettre continuellement un péché mortel, ne jamais s’approcher des sacrements, renier la foi de sa famille, offenser Dieu avec insouciance et cynisme, quelle indignité, madame ! Certes, monsieur votre frère est indulgent et il a pardonné bien des fautes, mais tantôt, à la réunion, il nous disait : « Il ne peut pas y avoir de pardon possible pour un tel péché, si l’on s’y obstine. L’être capable de vivre ainsi, comme une bête, n’a plus qu’à descendre la pente du vice aussi bas que l’on peut le faire. Il est perdu. Il n’y a plus pour lui Dieu, morale, religion, famille, honneur, devoir ! C’est un homme à la mer ! »

Il était visible que ce discours mettait mal à l’aise Mme Pioutte. Augulanty, tout en examinant ses ongles, la regardait en dessous et s’en apercevait bien. Alors, sur le même ton, mais beaucoup plus bas, et en jetant autour de lui un coup d’œil circulaire, comme s’il avait peur d’être entendu par quelqu’un, il ajouta, comme on murmure un secret :

— Et votre fils, madame ?

Mme Pioutte eut un sursaut nerveux, comme quelqu’un qui se croit seul dans une chambre et qui entend tout à coup parler derrière lui. Le sang abandonna son visage qui parut, quelques secondes, pareil à celui d’un cadavre. Ses mains sèches tremblèrent comme des feuilles mortes, quand souffle un coup de vent. M. Augulanty se délecta de ce mouvement de frayeur.

— Comment ? Mon fils ? Que voulez-vous dire ? s’exclama-t-elle, partagée entre la crainte que M. Augulanty sût quelque chose et sa certitude qu’il ne pouvait rien savoir.

— Avez-vous de bonnes nouvelles de lui ? reprit l’économe, avec sa voix la plus naturelle.

— Mais oui, excellentes, répondit la vieille dame, qui se répétait avec angoisse : « Sait-il quelque chose ou non ? Il n’a rien pu apprendre ! Mais alors pourquoi m’a-t-il interrogée de cette façon bizarre ? »

Augulanty se frottait vigoureusement les mains, avec un air de visible satisfaction.

— Tant mieux, madame, tant mieux. Vous ne sauriez croire combien ce que vous me dites là me cause de plaisir. Travaille-t-il beaucoup ?

— Toujours beaucoup. — Et pour tendre un piège au professeur, Mme Pioutte ajouta : « Je suis très contente de lui. D’ailleurs, je n’ai jamais eu qu’à me louer de Charles. »

Augulanty prit un air bonhomme :

— Vraiment, madame ? J’en suis très heureux pour vous. Avec tous les sacrifices que l’on fait pour ses enfants, c’est bien le moins qu’on en ait quelques consolations.

— Il ne sait rien ! pensa Mme Pioutte. Et elle soupira d’aise, mouvement qui n’échappa pas à l’observateur que dissimulait en ce moment M. Augulanty. Une fois rassurée, la sœur de l’abbé devint aussitôt agressive et se mit en mesure de faire payer cher à l’économe les minutes de frayeur qu’il lui avait causées.

— Mais je pense, monsieur Augulanty, que ce n’est pas pour me parler de Frédéric Blesle, que vous avez sollicité la faveur d’un entretien particulier ! Elle répéta ironiquement la phrase d’Augulanty, en soulignant chaque mot.

— Non, madame. J’avais autre chose à vous dire. Vous n’ignorez pas que je suis un ami de M. Caillandre et que je vais fréquemment chez lui. J’y ai l’occasion de rencontrer Mlle Virginie et d’apprécier tout ce qu’elle a de qualités morales et intellectuelles, sans compter ses grâces physiques. Je ne vous cacherai pas, madame, la profonde impression que votre fille a faite sur moi. Et j’ai formé le projet peut-être… audacieux… d’unir mes jours aux siens…

Mme Pioutte eut un haut-le-corps significatif, une moue méprisante abaissa ses lèvres. Augulanty, qui s’en aperçut, ferma modestement les yeux et continua, sans paraître l’avoir remarqué :

— J’ai tenu aussitôt à vous faire part de cette idée, madame. Car ma dignité ne me permet pas d’agir sans votre approbation. Puis-je espérer que vous ferez un bon accueil à ce projet ?

— Mon Dieu, monsieur, dit, avec dédain, Mme Pioutte, il est difficile de vous répondre ainsi, sans réfléchir, mais je crois cependant que ma réponse sera négative. Virginie est très jeune, et nous ne comptons pas encore…

— C’est un refus, madame ?

— Je crains que oui.

— En ce cas, la raison que vous invoquez n’est qu’un faux-fuyant, dit Augulanty, chez qui l’impatience faisait reparaître la brutalité, et qui, au surplus, ne craignait plus assez Mme Pioutte pour la ménager. La vérité est que vous ne voulez pas de moi pour gendre.

— Puisque vous le reconnaissez vous-même, je ne cherche plus à vous le cacher !

— Et la raison de cet ostracisme, madame ?

— La raison est que nous espérons faire faire un plus beau mariage à Virginie. Ne croyez pas, monsieur, que ce refus comporte la moindre critique de votre personnalité. Je reconnais votre mérite. Mais votre situation financière n’est en rapport, ni avec mes souhaits, ni avec l’éducation…

— Votre fille, n’ayant qu’une dot assez minime, — et encore si M. l’abbé lui en fait une, ce qui n’est pas prouvé — aura beaucoup de peine à trouver cette situation…

— C’est possible, monsieur, mais cela nous regarde, nous en sommes seuls bons juges…

— Décidément, madame, vous me refusez ?

— Oui, monsieur. Et j’espère que vous comprendrez mes motifs et que vous ne vous en formaliserez pas.

— Je vous avouerai que j’ai déjà traité cette question avec Mlle Virginie et qu’elle m’a fait la même réponse que vous…

— Vous voyez ? déclara Mme Pioutte, d’un ton triomphant. — Elle ajouta :

— Vous n’avez pas agi convenablement en parlant à ma fille, avant de me prévenir. Un homme bien élevé ne se conduit pas ainsi…

Augulanty entendit encore siffler à son oreille le mot méprisant : « Fils de coiffeur ! » Il répondit grossièrement :

— Tout cela, ce sont des niaiseries ! Il est certain qu’en principe on ne se conduit pas ainsi, mais comme personne ne s’en prive, je ne vois pas pourquoi je me serais gêné. D’ailleurs, ma conscience ne me reproche rien et cela me suffit… Mais vous ne connaissez pas encore tout à fait le but de ma visite. Ayant déjà été repoussé par votre fille, comme je viens de l’être par vous, j’avais formé le projet de vous mettre dans mon camp, j’espérais que vous vous feriez le défenseur de ma cause auprès de Mlle Virginie, que vous lui prouveriez que je suis un excellent parti pour elle, que vous la décideriez, en un mot, à revenir sur ses préventions injustes et que vous faciliteriez un mariage auquel je tiens absolument…

Mme Pioutte regardait Augulanty d’un air railleur :

— Ah ! vous attendiez cela de moi ? Eh bien, je vous assure que vous n’êtes pas grand clerc !

— Qui sait ? fit Augulanty.

— Oh ! c’est tout su.

— Peut-être m’accorderez-vous ce que je vous demande plutôt que vous ne le croyez.

— Jamais, monsieur.

— Jamais ? répéta Augulanty d’un air malicieux et moqueur.

— Jamais ! fit Mme Pioutte, indignée de tant d’obstination et d’impudence, et qui se leva pour indiquer que la séance n’avait que trop duré.

Mais Augulanty ne bougea pas. Il reprit son ton de voix humble et doux pour continuer :

— Nous venons de décider le renvoi de M. Blesle. Aucune considération n’a pu retenir la sévérité de M. l’abbé, qui est cependant très lié avec la famille Blesle. Ni des relations cordiales, ni l’intérêt, puisque ce jeune homme était le seul élève qui payât encore cinquante francs par mois. Et vous savez combien votre frère est désargenté en ce moment…

Et tout à coup, la voix de M. Augulanty se fit rude et sonore pour asséner brusquement cette phrase foudroyante sur la tête de Mme Pioutte :

— Que pensez-vous, madame, que fasse l’abbé quand il saura que son neveu, pour lequel il a fait tant de sacrifices, vit avec une maîtresse et qu’il en a même un enfant ?

Mme Pioutte, qui s’était rassise, se leva avec affolement. Elle était livide, ses mains tremblaient de nouveau. Elle essaya de nier et balbutia :

— Que voulez-vous dire, monsieur ? Comment osez… Comment ?… Une telle calomnie…

— Inutile de mentir, madame, dit brutalement Augulanty. Je sais tout cela, et je n’ignore pas que vous le savez aussi… Il y a déjà assez longtemps que vous êtes avertie de l’inconduite de votre fils et que vous n’ignorez plus qu’il habite avec un modèle !

— Un modèle ! cria Mme Pioutte épouvantée et qui sentit renaître en elle contre cette femme toute l’aversion jalouse, toute la haine animale qu’elle avait eu tant de peine jusque-là à contenir.

— Ne saviez-vous pas que c’était un modèle ? fit Augulanty, frappé par l’expression sincère du cri que son interlocutrice venait de pousser.

— Mais non… je croyais… on m’avait dit que c’était une institutrice… une jeune fille de bonne famille… qui avait eu des malheurs.

— C’est votre fils qui vous a raconté ça, parbleu ! dit Augulanty qui se tordait de rire. C’est une blague. Cette Clémentine Jouve est modèle, et, bien entendu, elle a été la maîtresse de tous les élèves de l’École des Beaux-Arts…

— Ce n’est pas possible ! C’est une infamie, ce que vous me racontez là !

— Hé ! madame Pioutte, êtes-vous toujours si satisfaite de la conduite de votre fils ?

Les ricanements de l’économe exaspérèrent la vieille dame.

— Ah çà ! monsieur, qui vous permet de me raconter ces horreurs… C’est… inqualifiable… Je me plaindrai à mon frère. On m’insulte chez lui ! — Êtes-vous sûr, monsieur, de ce que vous avancez ?

— Absolument. Je le tiens d’un ami de Charles, un de ses camarades de l’école, qui a eu cette fille comme maîtresse, lui aussi… — Mais je n’ai pas fini mes questions, madame. — Que pensez-vous aussi que ferait l’abbé, s’il était au courant de ces saletés-là, — et s’il savait que vous lui avez volé quinze mille francs… ?

À ces mots, la physionomie de Mme Pioutte exprima une telle émotion et une telle frayeur qu’Augulanty lui-même en fut effrayé. Il crut que la vieille dame allait tomber ; elle se cramponna à un fauteuil, comme prise de vertige, elle montra ces prunelles hébétées des femmes qu’une trop grande douleur terrasse. Puis, quand elle se fut un peu remise, mais encore hagarde et les traits convulsés, elle cria, d’une voix étranglée, comme on appelle : « Au voleur ! »

— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai !

Augulanty haussa les épaules :

— Non, ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Et il n’est pas vrai non plus que votre frère vous a donné vingt mille francs et que vous n’en avez remis que cinq mille à Mme Caillandre ? Et ce n’est pas vrai, n’est-ce pas, que M. Charles Pioutte, qui reçoit deux cents francs par mois, en a dépensé près de dix mille, depuis cette année, pour s’installer chez lui et faire de petits voyages.

Écrasée par cette dernière révélation, Mme Pioutte s’était laissé tomber dans le fauteuil, atterrée, immobile, muette.

— Vous vous imaginiez naïvement qu’il allait épouser sa maîtresse ? Ah ! le bon billet que vous aviez ! Il ne l’a pas fait, et il ne le fera pas ! Il gardera cette fille et il ne l’épousera jamais. Et vos quinze mille francs seront mangés bêtement, et il n’en restera rien dans trois mois. Et l’enfant restera naturel, tel qu’il est né. Mme Pioutte poussa un gémissement.

— Et voyez donc, madame, quelle serait votre situation, et celle de Charles, et celle de Mlle Virginie, si M. le directeur apprenait tout cela, s’il savait comment a été gaspillé cet argent au moment où il en avait le plus besoin, et que l’hypothèque prise sur sa maison avait servi à payer les plaisirs de monsieur son neveu. Croyez-vous qu’il vous continuerait sa confiance ? Il aurait encore moins de pitié pour vous que pour Blesle, puisque vous l’avez trompé plus longtemps et que vous le touchez de plus près… Et vous ne savez pas si quelqu’un n’ira pas le lui dire !

Et le sourire d’Augulanty indiqua nettement que, le cas échéant, il se chargerait d’être ce quelqu’un-là et de rendre aux Pioutte ce petit service d’ami.

Jusqu’au dernier moment, Augulanty avait craint qu’il y eût au problème qui s’était posé devant lui une autre solution, ce qui aurait pour résultat de le faire chasser comme un valet. Dans la joie de ne pas s’être trompé, il eut le triomphe insolent. Il termina par ces mots :

— Comprenez-vous, maintenant, madame, que je vienne vous demander de vous faire l’apôtre de ma cause auprès de Mlle Virginie. Je joue cartes sur table avec vous. Je tiens à épouser votre fille, je vous l’ai déjà dit. Je l’aime, et, de plus, j’ai formé le projet de devenir le successeur de M. Barbaroux. Je compte faire un établissement modèle de ce pensionnat qui tombe en ruines. Mme Augulanty, — il eut un sourire de fatuité narquoise, — aura dans quelques années une belle situation, mais elle est la clef de la mienne, et elle se trouve en même temps, par la malice du sort, la condition sine quâ non de l’avenir de son frère. M’aiderez-vous d’une manière effective ?

— Je vous le promets, monsieur, murmura Mme Pioutte, d’une voix blanche. Virginie sera votre femme !

Augulanty se retira, enchanté de son entrevue.

Quand elle fut seule, Mme Pioutte frissonna et cacha sa tête dans ses mains :

— Je suis entre les mains d’un misérable, se dit-elle. Et Charles m’a affreusement trompée. Ah ! Dieu me punit de mes mensonges ! Mais comment a-t-il pu être au courant ?… Qui sait si ce qu’il m’a dit de Charles est bien vrai ? Ce qui est certain, c’est que si je n’accomplis pas ma promesse, il dira tout à mon frère !… Ah ! venir à bout de tant de difficultés pour échouer au port ! Comment peut-il savoir ?… J’ai eu tort d’agir ainsi… Si mon pauvre mari voyait tout cela ! Quelle débâcle ! Tant pis ! Il faut sauver Charles… Après tout, cet Augulanty ne fera peut-être pas un très mauvais mari, et il aura une assez jolie situation… Virginie peut bien l’épouser ! Elle pourrait tomber plus mal !

Elle avait déjà sacrifié Cécile à Charles, elle allait s’efforcer dorénavant de lui sacrifier Virginie.