Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 5-9).

LES SANGSUES




I

OÙ LE LECTEUR FERA CONNAISSANCE AVEC L’ÉCOLE SAINT-LOUIS-DE-GONZAGUE


Le dernier jeudi de chaque mois, M. l’abbé Théodore Barbaroux, directeur de l’école Saint-Louis-de-Gonzague, réunissait ses professeurs pour causer avec eux de l’avenir de sa maison et de la conduite des élèves.

L’abbé Barbaroux était un petit homme maigre et sec, nerveux et remuant. Il avait le front haut, sous une flottante chevelure grise, où la tonsure grandissait de jour en jour, le nez osseux et envahissant, les joues creusées, la bouche grande et mince, peu de lèvres, un menton de galoche et quelque chose d’ascétique dans toute sa figure austère et labourée de rides. Mais l’expression de loyauté et de franchise, qui sortait de cette physionomie, en corrigeait la rudesse ; et sous d’épais sourcils broussailleux, ses yeux bleus, ingénus, très clairs, gardaient un peu de la confiance et de la droiture d’un regard d’enfant, — lorsque la colère ou une surprise scandalisée n’en faisaient pas deux fontaines d’éclairs. De même, sa voix éclatante conservait un ton jovial, plein de vigueur et d’entrain ; ou bien, elle devenait si sévère que sa sonorité grave et caverneuse et ses accents pathétiquement indignés intimidaient ses auditeurs. Ce que M. Barbaroux persistait à montrer de toujours jeune, malgré la fatigue et l’usure de l’âge, dans sa personne physique son esprit en témoignait davantage encore. Son enthousiasme, l’ardeur de ses convictions, son optimisme généreux le préservaient de la vieillesse intérieure. Et sa vie, enclose de tous côtés par la foi, qui la garantissait d’une connaissance plus douloureuse et plus réelle du monde, se continuait, intègre, nette et pure, sans hésitation ni défaillance, en sorte qu’il avait, à soixante-sept ans, la même âme sincère et affectueuse, le même culte du devoir et de l’honneur, le même dévouement à ce qu’il nommait le Bien que lorsque, à peine âgé de vingt ans, il entrait à l’École normale.

Ce dernier jeudi de janvier, les professeurs, en arrivant, glacés par la bise, remarquèrent l’air affecté et sombre du vieux prêtre, qui causait avec M. Augulanty, économe de l’établissement, et, pour ainsi dire, son sous-directeur. Le visage grave de l’abbé se contractait et se renfrognait sous l’influence d’un violent chagrin. M. Augulanty, qui faisait toujours de sa figure un reflet de celle du maître, étalait une face inquiète et bouleversée, qui parodiait l’abbé Barbaroux.

Les professeurs entrèrent, par petits groupes, dans la salle d’études du premier étage où ils se réunissaient. Ils saluèrent le directeur, serrèrent la main moite et glissante de M. Augulanty et prirent place autour d’une longue table, creusée et minée par l’ingéniosité des écoliers, qui combattent, comme chacun sait, leur paresse naturelle en exécutant dans le bois des pupitres les travaux les plus pénibles et les plus absorbants.

Après avoir récité trois Pater, trois Ave et un Souvenez-vous, l’abbé Barbaroux donna la parole à ses collaborateurs pour qu’ils lui communiquassent leurs réflexions sur les élèves. Il interrogea successivement M. Bermès, qui faisait la rhétorique, ancien professeur au collège Stanislas et ancien journaliste, un petit homme bavard et gai, potinier et content de soi, puis M. Niolon, rêveur et distrait, au visage pâle, encadré d’une longue chevelure blonde, M. Serpieri, un Corse au visage tanné, colérique et rébarbatif, M. Inart, chargé du cours de mathématiques, et M. Peloutier, poète à ses moments perdus et qui essayait, en les enseignant, d’apprendre les langues vivantes.

Puis on consulta l’abbé Mathenot, qui dirigeait la sixième. Rien n’était plus antipathique à voir que ce grand diable sombre, chafouin, avec sa large figure vulgaire, convertie en passoire par la petite vérole. Sa voix rauque et sourde, ses yeux défiants, sournois, soupçonneux, la maladresse de ses gestes heurtés, tout avait chez lui le même caractère désagréable. Il affichait ce catholicisme haineux, qui semble s’être introduit en France avec le protestantisme. Il ne voyait en tout qu’une occasion de blâme et d’indignation. Mais, détestant surtout les femmes, il en poursuivait partout, avec des diatribes et des invectives, l’odieux souvenir.

Il ne fut pas tendre pour ses élèves. Leur précocité l’effrayait, Il les croyait attirés par les séductions du monde, les attraits du mal, toutes les pompes de Satan.

L’abbé Barbaroux hochait la tête, d’un air désolé. M. Niolon rêvait. M. Peloutier griffonnait des vers sur une carte de visite. M. Augulanty prit la parole. Il s’exprimait avec une voix douce, mellifflue, presque sirupeuse. Il vantait la piété des enfants qui lui étaient confiés ou blâmait leur indifférence religieuse. Il ne soufflait mot ni de leurs travaux, ni de leur intelligence, il ne prenait souci que de leurs âmes.

L’abbé Barbaroux éçoutait avec satisfaction cet archipatelin. Il le préférait visiblement à ses confrères. Et Mathenot reconnut une fois de plus qu’Augulanty plaisait davantage à son directeur en peignant ses élèves comme de beaux petits saints qu’il ne savait le faire en insistant sur leur dépravation et leur précocité. Mais, quoiqu’il détestât Augulanty et voulût le supplanter dans l’esprit de M. Barbaroux, il avait un caractère trop fougueux et trop cassant pour déguiser sa pensée.

Quand la séance fut à peu près finie, l’abbé Barbaroux se leva et, d’une voix étranglée, commença à parler en ces termes :

— Messieurs, j’ai à vous faire une communication si douloureuse pour moi que j’ai à peine la force de vous la confier…

Tous écoutaient. L’étrangeté de ce début confirmait les troubles secrets nés à la vue de l’abbé et de son économe. Théodore Barbaroux continua :

— Messieurs, j’ai le regret de vous apprendre qu’il va se passer ici… un fait… unique et qui… qui n’était jamais arrivé… à l’école Saint-Louis-de-Gonzague. Après-demain, je vous prie de ne point vous présenter à la caisse. Ce mois-ci, beaucoup d’élèves n’ont pas payé, j’ai eu à régler des notes en retard. Bref, je ne pourrai vous donner ce qui vous est dû… Je ne peux vous exprimer combien je suis peiné… de vous prier d’attendre la fin de février, pour recevoir ce qui vous revient… Messieurs, acheva l’abbé d’une voix plus forte, offrons ce sacrifice au Seigneur !

Il récita les prières habituelles. Les professeurs se retirèrent dans un morne silence. Ils descendirent la rue Saint-Savournin. Le vent glacé courait entre les vieilles maisons.

— Brrr ! qu’il fait froid ! dit M. Bermès en frottant ses mains l’une contre l’autre.

On ne répondit point. Chacun se taisait, n’osant pas, le premier, réveiller une angoisse qui taraudait secrètement chacun. Enfin, le fougueux Serpieri se décida à rompre les chiens.

— Eh bien, messieurs, cria-t-il, que dites-vous de cela ? Il en parle bien à son aise, le patron ! Offrir ce sacrifice au Seigneur ! Ça nous est moins facile qu’à lui. Il faut manger !

Ce mot lui remplissait la bouche, il en avait les joues gonflées et la salive aux lèvres. Il semblait le mâcher et l’avaler, comme une nourriture.

M. Niolon s’étonna que la caisse du directeur fût à ce point vidée. Il croyait l’abbé Barbaroux assez riche pour ne jamais se trouver à court.

— Ce qui est arrivé, ce mois-ci, expliqua M. Bermès, c’est que le patron a été obligé de payer une ou deux notes, faites par Mme Pioutte, sa chère sœur, et par ses nièces, qui ont les goûts dispendieux que vous leur connaissez. Ce qui fait, messieurs, permettez-moi de vous le dire, que vos appointements ont été dépensés pour solder les robes, les chapeaux et les petits fours de Mlles Cécile et Virginie Pioutte…

— Hein ? c’est raide, tout de même, cria furieusement Serpieri.

— Quand une femme entre quelque part, l’Esprit du Mal y entre avec elle, dit Mathenot. Et la ruine la suit, non seulement la ruine morale, mais encore la ruine matérielle.

— C’était un négociant, ce Pioutte ? interrogea M. Inart.

— C’était plutôt un brasseur d’affaires, expliqua M. Bermès, et vous savez que qui trop embrasse manque le train. À force de gagner énormément et de dépenser plus encore, il a fini par mourir de chagrin, ou de travail, ou d’apoplexie, ne laissant à sa famille que des yeux pour pleurer. Ce qui fait que la mère Pioutte, Charles et ses deux filles sont tombés sur les bras de ce pauvre Barbaroux, dont les affaires n’étaient pas déjà si brillantes…

— Quand on est à la charge de quelqu’un, on y met de la discrétion, grogna Serpieri, qui avait le don des réalités et n’exprimait jamais que des vérités d’un ordre inférieur, quand on vous nourrit par charité, on ne mange pas tout…

— La famille Pioutte, déclara Mathenot, d’une voix sombre, ruinera l’école Saint-Louis-de-Gonzague, et l’abbé Barbaroux finira par être sur la paille.

Il n’ajoutait pas qu’en ce cas il espérait lui succéder et qu’il comptait relever le pensionnat de son éphémère déchéance en lui donnant, grâce à son autorité et à son intransigeance, un lustre nouveau. Il ne disait pas, non plus, qu’il soupçonnait Augulanty de former le même plan que lui et qu’il voyait avec une secrète horreur grandir l’ascendant de l’économe sur l’esprit du directeur.

En arrivant aux allées de Meilhan, les professeurs se séparèrent, mais s’ils prirent des directions différentes, leur esprit ne cessa point de scruter le même problème douloureux : l’alimentation du mois.