Les salons de 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 182-212).
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LES
SAONS DE 1892

II.[1]
LA SCULPTURE AUX DEUX SALONS ET LA PEINTURE AU CHAMP DE MARS.

La section de sculpture, aux Champs-Elysées, nous offre ce rare plaisir de nous montrer un certain nombre de morceaux achevés où l’on sent, jusque dans les moindres détails, l’amour qu’a mis l’artiste à caresser son œuvre avec la volonté de la pousser jusqu’à son entière perfection. Les marbres de MM. Gérôme, Marqueste, Barrau, Lombard, Bardas, entre autres, sont de ceux qui pourront, dans les siècles futurs, subir, avec un moindre dommage, le sort qui attend nos ouvrages, comme ceux de l’antiquité et du moyen âge ; quand un retour quelconque de cette barbarie incurable qui reste le fond de l’humanité, sous les apparences flottantes des civilisations mensongères, les aura brisés et mutilés, de pieuses mains, avec joie, en recueilleront les morceaux, et tous les morceaux en seront bons, et chaque fragment redira encore la gloire de l’ouvrier. C’est le privilège admirable de la statuaire de pouvoir, à une certaine heure, à une certaine minute, exprimer, avec une splendeur définitive, dans une matière inaltérable tant qu’elle n’est pas absolument détruite, ce qu’il est, ce semble, de plus fugace et insaisissable au monde, une sensation ou une émotion d’artiste. Sous ce rapport, comme sous tant d’autres, combien les sculpteurs sont plus heureux que les peintres, dont l’œuvre fragile est condamnée, dès le jour de sa naissance, à des altérations incessantes qui la leur rendent bientôt comme étrangère, en attendant qu’elle disparaisse totalement et brusquement, sans qu’il soit même besoin, cette fois, d’ajouter la malignité des hommes à la cruauté du temps ! Et plus heureux aussi sont-ils ces sculpteurs parce que leur art, plus précis et plus net, les encourage, moins que l’art de peindre, aux fantaisies hasardeuses, et les retient, vis-à-vis de la nature, dans les limites plus étroites d’un devoir bien déterminé, celui d’en exprimer, avec une exactitude indispensable, la force, la vie et la beauté ! Savoir ce qu’on doit faire, comprendre ce qu’on peut faire, c’est, pour l’artiste comme pour l’homme, la presque certitude du succès.

Un des artistes qui savent le mieux ce qu’ils veulent, et qui veulent le mieux ce qu’ils peuvent, est certainement AI. Gérôme. Sa statue, en ivoire, bronze, argent et or, de Bellone, son groupe, en marbre teinté, Galatée et Pygmalion, sont à la fois les œuvres d’un dilettantisme raffiné et d’un art accompli ; ces deux œuvres, si diverses, respirent, d’un bout à l’autre, l’énergie d’une volonté infaillible et marquent la sûreté d’une science scrupuleuse. La Bellone est un essai de restitution ou plutôt de résurrection de l’allégorie, farouche et effrayante, de la guerre, telle que la pouvait concevoir, dans la période primitive, l’imagination ardente des Hellènes. Debout sur le globe terrestre, se dressant, d’un effort violent, mais ferme, sur la pointe de ses pieds chaussés de sandales, la déesse, coiffée d’un casque de bronze à trois éperons, ouvre la bouche toute grande et pousse un cri sauvage en brandissant, dans la main droite, un glaive, et dans la main gauche, un bouclier. Le visage, les bras et les mains sont taillés dans un ivoire légèrement rosé, tandis que les vêtemens, lourds et agités, sont de bronze et d’argent assombris et brunis, et la splendeur froide des yeux, démesurément ouverts, de cristal et d’émeraude éclate au milieu de cette pâleur avec une fixité terrifiante. L’exécution, dans tous les détails, est poussée avec un raffinement d’intention qui n’enlève rien à la fierté vive et grandiose de l’ensemble ; si cette étrange figure nous apparaissait, dans un cadre approprié, sous la cella peinte et étroite d’un temple silencieux, au lieu de se dresser, épouvantail inattendu, sur le seuil d’un jardin banal, au milieu de nymphes coquettes, sous un jour brutal qui abrège le rêve et chasse le mystère, nul doute qu’elle n’y produisît un effet majestueux. La pesanteur même des draperies que la petite, mais nerveuse déesse, semble avoir quelque peine à soulever, est bien faite pour accentuer la vivacité énergique de son geste. Il s’agit donc bien moins, en fait, d’une restitution archéologique, d’après les textes, d’un essai de sculpture chryséléphantine ou polychrome, que d’une création personnelle, d’après la tradition, au moyen de toutes les ressources de la technique moderne mises en œuvre avec la liberté des artistes helléniques. Les gens de la Renaissance eussent salué, d’un cri d’admiration, une tentative si bien réussie. Le groupe de Galatée et Pygmalion ne nous reporte pas à un art si lointain ni si grave que cette Bellone, archaïque au moins d’allure et de style, sinon par l’exécution. Comme le jour où il a sculpté sa Tanagra, c’est à l’Asie voluptueuse et amollie, à l’Asie des Séleucides qu’a pensé M. Gérôme, plus qu’à l’Attique de Périclès. Il est naturel que cette légende du sculpteur chypriote qui voit s’animer l’œuvre de ses mains tente si fréquemment les artistes ; quel est celui d’entre eux qui n’a pas fait ce rêve ? Mais jamais, que nous sachions, cette légende n’a été racontée par la statuaire avec un sensualisme si raffiné et si savant. Pygmalion, vêtu d’une tunique courte, petit de taille, se raidissant sur la pointe des pieds, jette ses bras autour du cou de la Galatée qui, répondant à son étreinte, penche vers lui la tête, et plongeant ses doigts effilés dans sa chevelure crépue, offre à ses lèvres d’amant avide ses lèvres de maîtresse ardente. Cependant sur sa selle basse (qu’on sent tourner sous le mouvement du sculpteur), la statue, lentement métamorphosée, garde encore dans ses membres inférieurs la blancheur et la raideur du marbre ; seuls, la tête, les bras, le torse, teintés d’un léger incarnat, sont en possession de toutes les souplesses de la vie qui gagne peu à peu le reste du corps. Tant d’ingénieuses et subtiles recherches ne sont pas, assurément, celles d’un art grand et simple, et il a même fallu à M. Gérôme une présence d’esprit et de goût bien singulière pour ne pas tomber en quelque grossièreté en exprimant, avec une telle insistance, la vivacité du désir partagé et l’élan de l’étreinte amoureuse. On peut penser aussi que Pygmalion n’aurait rien perdu à ce que Galatée fût d’une beauté plus naïve et plus ignorante ; quand on peut se créer sa fiancée, il semble qu’on se la doive créer fraîche et virginale ; du temps des Séleucides, on pensait autrement, paraît-il. Quoi qu’il en soit, M. Gérôme s’est tiré de ce pas difficile avec une habileté qui sauve presque toutes ses hardiesses, et, d’un bout à l’autre, dans le Galatée et Pygmalion, comme dans la Bellone, l’exécution, soignée, délicate, savoureuse, témoigne d’une telle passion d’artiste pour son œuvre qu’on incline, malgré tout, à la partager.

C’est une scène du même genre, un duo d’amour héroïque et passionné, que M. Barrau a voulu représenter dans son groupe de Mâtho et Salammbô. Comme M. Gérôme, il a fait appel aux ressources d’une polychromie discrète pour donner à ses figures une réalité plus sensible. La scène, telle que l’a décrite Flaubert, eût prêté bien mieux, d’ailleurs, à un développement pittoresque qu’à un développement plastique, car le jeu des vêtemens et des joyaux colorés, luisans, dans la tente des barbares, sous l’éclat d’un lampadaire, y tient la place principale. M. Barrau s’est arrêté à ce passage : « Il était à genoux, par terre, devant elle ; et il lui entourait la taille de ses deux bras, la tête en arrière, les mains errantes… Il soupirait d’une façon caressante, et murmurait de vagues paroles, plus légères qu’une brise et suaves comme un baiser… Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait toute conscience d’elle-même. Quelque chose à la fois d’intime et de supérieur, un ordre des dieux la forçait à s’y abandonner… Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d’or éclata. » Comme exactitude d’interprétation, le groupe de M. Barrau, joli et galant, laisse fort à désirer ; Flaubert lui eût reproché de rapetisser ses créations. La Salammbô, élégante et tranquille, dans sa pose souriante et dédaigneuse, a plus l’air d’une courtisane triomphante que de la prêtresse de Tanit en mission périlleuse chez le voleur du voile sacré, et le Mâtho, dont le sculpteur, en le dépouillant de ses ajustemens étranges, a fait simplement un bel athlète nu, a perdu la sauvagerie brutale et grandiose du farouche Libyen, chef des mercenaires révoltés. Malgré cette absence de caractère, ce groupe, exécuté avec soin et habileté, se présente agréablement et retient quelque temps les yeux.

Les maîtres hautains chez lesquels s’inspire M. Lombard sont d’une plus haute lignée que les maîtres, sages et aimables, auxquels se rattache M. Barrau. Dans son groupe de Samson et Dalila court visiblement le grand esprit de Donatello et de Michel-Ange. L’attitude de la courtisane assise, soutenant, entre ses genoux, la tête de l’amant endormi qu’elle va tondre, semble un souvenir de la Judith de Florence, et l’on retrouverait le galbe correct et grave de son visage, avec le même ajustement de voile, dans plus d’une femme de Buonarroti. Quoi qu’il en soit, s’il y a filiation, il n’y a pas copie, et c’est avec plaisir qu’on sent, dans ce grand corps nu du héros abandonné, comme dans la figure attentive de la courtisane au guet, palpiter la vie des plus nobles créations de la Renaissance. M. Lombard a le sentiment très grave et très profond de ce rythme sculptural, moins net et plus compliqué que le rythme antique, mais plus apte à exprimer, sous des surcharges d’ajuste-mens ou d’accessoires, les inquiétudes ou les angoisses de l’intelligence moderne, tels que l’ont établi les grands Florentins en résumant et complétant les efforts du moyen âge. Il a fait de singuliers progrès depuis sa charmante Sainte Cécile ; c’était alors un décorateur élégant et délicat, mais chez lequel on ne pressentait pas la force soutenue qu’il a fallu pour mener à bien, dans un style autrement viril, souple et ému, ce beau groupe de Samson et Dalila.

Ce qui nous plaît dans l’œuvre de M. Lombard, c’est que, malgré sa parenté évidente avec les grands Florentins, c’est pourtant une œuvre qui date, une œuvre moderne, et que l’artiste, en représentant à nouveau l’éternelle histoire de l’homme fort et confiant, en proie à la femme faible et rusée, y a mis une certaine dose d’individualité. Un sculpteur anglais, certainement élevé à la même école, M. French, a développé avec plus de hardiesse encore les principes florentins dans son grand panneau de bronze, l’Ange de la mort et le Sculpteur. Cette composition, destinée au tombeau d’un artiste, est conçue dans le goût si noble et si délicat des peintres préraphaélites d’Angleterre, mais exécutée avec une conviction et une force que ces peintres ne possèdent pas toujours. Le fond est un grand bas-relief commencé, sur lequel commence à sortir une figure de sphinx ; à droite, en ronde bosse, le jeune sculpteur, en vêtemens de travail, le genou sur la plinthe, s’apprête à frapper d’un maillet le ciseau qu’il tient de la main gauche ; en ce moment, s’avance, venant de la gauche, une grande femme, traînant de lourdes draperies, le visage ombragé par un large pan de son voile comme par le rebord d’une vaste coiffure, ainsi que la Nuit des sarcophages antiques ; d’un geste calme et irrésistible, elle saisit la main de l’artiste au moment où le ciseau va toucher son œuvre, et le jeune homme, surpris, se retourne un peu, n’ayant eu le temps ni de pleurer, ni de crier. C’est saisissant, ému, grandiose, sans nulle emphase ni affectation. Les étrangers envoient moins dans le jardin qu’au premier étage ; mais leurs envois, d’une exécution souvent insuffisante au point de vue technique, y montrent parfois des recherches curieuses pour le sentiment, l’expression, le drame. Quand ils savent leur métier, comme M. French, cela devient tout à fait intéressant. On a justement remarqué aussi le Christ en croix, d’un Bohême, M. Myslbek. Nous faisons bon marché de la couronne d’épines déchirant le front du Sauveur, des longues mèches de la chevelure, raidies par le sang coagulé, qui pendent, comme une frange, devant les yeux, et de quelques autres traits d’un réalisme facile et brutal, mais on ne saurait rester insensible à l’affaissement, si puissamment caractérisé, de ce corps fatigué et martyrisé, et à l’expression, si profondément douloureuse, de l’ensemble, non plus qu’à la hardiesse vigoureuse et à la sûreté de l’exécution. Une Mort de Jésus, groupe de cinq figures, en marbre, par M. Arias, un Chilien, dont le modèle avait été déjà médaillé en 1887, offre aussi des qualités de dramaturge et de praticien remarquables. La nudité complète de la Madeleine qui se tord aux pieds du Christ, dans l’attitude d’une nymphe éplorée, y semble seule assez déplacée. Quand on peut donner à des figures drapées une expression aussi vive et aussi profonde que le fait M. Arias, pour sa Vierge et son saint Jean, on n’a point d’excuse de se livrer à ces inconvenances académiques. Les sujets chrétiens paraissent, du reste, en général, n’être plus que des prétextes à études de difficultés ou de grâces anatomiques ; ce n’est pas non plus par le sentiment religieux que le Saint Saturnin de M. Seysses, martyr étendu à terre dans une attitude tourmentée, a mérité sa récompense, mais cette pose inaccoutumée donnait lieu à des difficultés d’exécution que l’artiste a surmontées à son honneur. Il y a plus d’émotion et de style dans le Saint Jérôme de M. Savine, bien que cette sculpture sur bois se présente surtout comme un spécimen de beau travail dans une matière trop délaissée par nos artistes ; pour l’allure et pour le caractère, ce vieillard, maigre et décharné, rappelle les solitaires de Ribera. D’autres sculpteurs, savans ou habiles, regardent les figures saintes à travers les interprétations qu’en ont déjà données les grands artistes de la Renaissance. C’est le cas de M. Thomas qui, reprenant, pour l’archevêché de Rouen, la figure de Saint Michel terrassant le démon, a su garder le souvenir de Raphaël, tout en rajeunissant l’archange par des modifications délicates ou ingénieuses dans le mouvement, l’expression, l’ajustement ; c’est le cas de M. Desvergnes, dont la Musique sacrée, bas-relief cintré, rappelle un peu par sa disposition la Sainte Cécile de M. Lombard ; mais, tandis que M. Lombard s’inspirait, dans ses Enfans musiciens, de la manière fine, délicate, un peu sèche et tranchante, de Mino da Fiesole, M. Desvergnes pense plus volontiers aux formes pleines et grasses des Délia Robbia et de leurs successeurs.

Il est plus difficile encore pour les sculpteurs que pour les peintres de se soustraire à la tyrannie de l’admiration et aux réminiscences du passé, à cause même des nécessités inflexibles de leur art qui leur imposent un respect plus constant de la forme et leur interdisent, du côté de la réalité, sous ses aspects disgracieux ou passagers, tout un champ d’observations largement ouvert aux dessinateurs. Nous avons vu, dans ces dernières années, avec quelle peine des artistes ingénieux ou naïfs s’efforcent de donner un corps plastique à des idées plus nouvelles, à des idées qui soient plus nôtres, que les idées religieuses ou morales depuis longtemps réalisées par les arts de l’antiquité, du moyen âge ou de la renaissance. Ce qui manque, en général, à ces tentatives, pour réussir, c’est d’abord la clarté dans la conception, cette clarté indispensable à la sculpture plus qu’à tout autre art, et ensuite, cette liberté, cette simplicité, cette grandeur dans l’exécution qui ne lui sont guère moins nécessaires. Cette année, M. Damé a-t-il réussi à dire ce qu’il voulait dire, le Travail chasse la Misère, dans son groupe agité, dont le mouvement attire de loin les yeux ? Un ouvrier forgeron, à demi nu, auprès d’une enclume, brandissant un grand marteau avec lequel il s’apprête à frapper, non pas le fer fumant, mais une vieille femme en guenilles qui rampe, en se cachant, sous un fourneau, est-ce là une traduction bien claire de cette vérité si claire ? Sans le livret, on ne comprendrait pas, et l’on pourrait croire plutôt à quelque horrible querelle de famille se terminant par un meurtre. Il est douteux que cette allégorie incompréhensible produise sur les masses l’effet moral qu’en attendait peut-être l’artiste, et le simple spectacle d’un bon ouvrier à sa besogne, battant le fer de tout cœur, serait plus édifiant et plus moralisateur. De même, l’Amour, gisant à terre, écrasé sous un sac d’écus qui se crève, ne nous renseigne pas non plus bien nettement sur la pensée intime de M. Puech. Nous supposons qu’il a voulu nous apitoyer sur le sort de ce pauvre amour tué de notre temps par l’argent, mais la plupart des passans n’y comprennent goutte. Les ignorans croient qu’il s’agit d’un fait divers et d’un enfant écrasé par la chute d’un gros sac de billon ; quelques malins pensent que c’est la légende de l’infortuné Corrège, succombant, en route, sous le poids de l’argent qu’il porte à sa famille affamée, et font observer, avec finesse, que le sculpteur a pris bien des libertés avec l’histoire, ayant fort rajeuni le peintre et l’ayant mis nu comme ver. Chez M. Puech, il n’y a que demi-mal ; si l’énigme est obscure, l’on peut se rattraper sur la netteté du coup de pouce ; cette figure d’adolescent, sous son projectile symbolique, est simple et charmante. C’est aussi par la facture habile et hardie que le groupe de M. Icard, les Droits de l’homme, se fait pardonner l’ambition, non justifiée, de son titre. En réalité, il s’agit d’un grand vieillard, très chauve et très barbu, un ancêtre vénérable qui, dans d’autres temps, eût fort convenablement joué les saint Jérôme ; aujourd’hui il apprend à lire à un gamin. On lit, il est vrai, sur le vaste parchemin que développe cet ascète les grands mots : « Droits de l’homme, » et le jeune garçon, aux jambes nues, porte sur la tête un petit bonnet qui est celui des pêcheurs de la Méditerranée autant que celui des affranchis. Du diable s’il y a dans tout cela plus de révolution, d’émancipation, de patriotisme que dans l’Éducation maternelle de ce pauvre Delaplanche au square Sainte-Clotilde ! Il n’y a qu’un peu plus de prétention ; le travail du marbre n’eût pas été moins bon avec un titre plus juste et plus simple. Au contraire, Baiser filial, par M. Mombur, dit bien ce qu’il veut dire. Le père est un faucheur, dans son champ, qui suspend un instant son travail pour donner l’accolade à son jeune garçon qui se jette dans ses bras. La différence d’âge entre les deux figures est assez grande pour laisser comprendre leur parenté, et le sculpteur a su donner au père assez de bienveillance affectueuse et digne, au fils assez de tendresse respectueuse et soumise, pour que nous nous sentions sincèrement émus. M. Mombur n’a peut-être pas eu, dans la main, tout ce qu’il fallait de souplesse et de force pour faire de ce groupe une œuvre de grand style, une œuvre vraiment supérieure ; toutefois, il l’a pressentie et essayée avec une simplicité qu’on a justement appréciée.

Les Fruits de la guerre par M. Boisseau demanderaient aussi, ce nous semble, un titre plus simple. C’est un groupe, bien présenté et bien exécuté d’ailleurs, représentant une paysanne assise, la tête penchée et aux écoutes, comme devant une attaque, serrant, pour le protéger, contre son sein, un enfant nu, tandis qu’un petit garçon, debout entre ses jambes, regarde du même côté qu’elle. Les enfans, à vrai dire, n’ont pas l’air effrayé outre mesure, et si l’on ne voyait aux pieds de la femme un éclat d’obus et des armes brisées, on ne se douterait pas du genre de danger qui la menace ou l’a déjà atteinte, ni de ce qu’a voulu dire le sculpteur. Le groupe colossal, Victoire, par M. Hugues, aurait eu sans doute toute la clarté désirable de signification morale, si l’artiste avait accentué avec plus d’énergie le caractère expressif de sa figure. L’homme de gauche, l’homme blessé qui revient du champ de bataille, tenant dans sa main une statuette de la Victoire, nous aurait mieux fait comprendre l’héroïsme de la lutte s’il paraissait plus souffrir et si son compagnon, l’homme de droite, l’homme valide, avait un peu plus d’effort à faire pour le soutenir triomphalement. Tous deux sont de formes un peu épaisses et lourdes et gagneraient, dans l’exécution définitive, à être allégés. Les groupes de M. Capellaro, le Déluge, et de M. Houssin, En péril (qu’il aurait dû appeler l’Inondation), s’expliquent d’eux-mêmes par la présence des flots qui montent vers ces désespérés. Chez M. Capellaro, c’est une famille de nudités classiques ; chez M. Houssin, une famille de paysans habillés, qui se serrent les uns contre les autres et reculent, effarés par les eaux qui les gagnent ; il y a, dans ces deux groupes, du mouvement, de l’émotion, de la vie, avec plus d’habileté de facture, mais une certaine banalité académique chez M. Capellaro. La figure, hardiment ramassée, gesticulante et hurlante, que M. Cordonnier intitule En détresse est également celle d’un naufragé appelant au secours. C’est bien dans un cas pareil que se peut excuser l’extrême violence des torsions anatomiques. Il est moins facile de comprendre à première vue ce qui pousse l’ouvrier à demi nu de M. Gréber à s’agiter si douloureusement. Une lampe de mineur, gisante à côté de l’énergumène, doit nous expliquer l’affaire ; il s’agit d’une explosion dans une mine ; cela s’appelle le Grisou. Voilà de la sculpture instantanée, mais qui, certainement, n’a pas été prise sur le vif ! La figure est bien étudiée et ne manque pas de mérite ; mais cette fois, moins que jamais, le mot s’applique à la chose.

L’allégorie funéraire est peut-être, de toutes, celle qui varie le plus aisément ses apparences, sans perdre sa clarté. Tous les chemins mènent à la mort, toutes les pensées et tous les rêves y conduisent aussi ; il n’est guère d’image plastique dont on ne puisse, au moyen d’une légère modification, soit dans l’expression, soit dans les accessoires, faire une image mortuaire. Naguère Chapu et M. Mercié excellaient et rivalisaient dans les transformations mélancoliques de ce genre ; aujourd’hui, il ne reste que M. Mercié, la Muse de la Mort ayant, à son tour, rendu à Chapu son suprême baiser. M. Mercié, dans sa statue le Regret, a renouvelé, pour Cabanel, ce qu’il avait déjà fait pour Baudry ; il nous a montré, s’appuyant sur le tombeau, une pleureuse dont on ne voit pas le visage et dont toute la douleur s’exprime par une attitude accablée et méditative sous des voiles de deuil. La grande mystérieuse qui porte des fleurs au monument du peintre tient de la main gauche sa large palette, et sous les plis légers et fins de la longue et mince draperie qui l’enveloppe, le mouvement ondulant du torse et de la hanche se fait sentir comme celui d’un corps vivant. Le ciseau de M. Mercié, si habile, a rarement donné au marbre une souplesse si libre et si large. Pour le tombeau de Feyen-Perrin, M. Guilbert a repris l’idée si heureuse qu’avait eue M. Barrias pour le tombeau de Guillaumet ; il a confié le soin de jeter des fleurs sur sa tombe à la figure favorite du peintre, une pêcheuse normande. M. Guilbert a montré sa figure debout, tandis que M. Barrias avait fait asseoir son Algérienne ; il lui a, d’ailleurs, conservé le caractère simple qu’elle devait avoir.

Pour les allégories décoratives et monumentales, les sculpteurs sont obligés de se conformer d’ordinaire à des programmes qui ne brillent pas toujours par la clarté. On ne s’imagine pas ce que les municipalités, les commissions, les particuliers, lettrés ou illettrés veulent souvent faire dire, dans une seule statue, par un pauvre artiste. Toutes les abstractions y doivent tenir. M. Peynot, qui est, avant tout, un vaillant tailleur de marbre, ne s’est pas, il est vrai, longuement torturé l’esprit pour rajeunir les allégories, plus que banales, qui lui étaient demandées pour la ville de Lyon et pour le château de Vaux. Sa fontaine monumentale, A la gloire de la république, nous montre, au milieu, sur une proue, la République assise ; au-dessous, la Loire et le Rhône se donnant la main ; sur les côtés, à la hauteur de la République, à gauche, un groupe de la Fraternité ; à droite, un autre groupe de la Liberté, Le seul groupe des deux fleuves, un triton et une sirène qui se rencontrent, sans sortir des données classiques du xvir9 siècle, est vraiment d’un grand style monumental ; un souffle de Coysevox a passé par là. Dans le reste, M. Peynot est moins à l’aise : c’est, avant tout, un robuste tailleur de marbre ; il lui faut de grands blocs à attaquer ; tout ce qui est recherche d’expressions intellectuelles et morales, de gestes compliqués, d’accessoires explicatifs, semble le gêner. On reconnaît le vrai tempérament de l’artiste dans les Quatre parties du monde pour le château de Vaux. Le style Louis XIV y est assez maladroitement recherché dans les physionomies, les ajustemens, les accessoires, mais la grande tradition classique s’y retrouve dans le coup puissant du ciseau enlevant et agitant les grands pans de draperie avec une étonnante hardiesse. MM. Labatut, Groisy, Daillion, en exécutant quelques figures allégoriques pour la Bibliothèque nationale ou la cour du Louvre, l’Imprimerie, l’Architecture, l’Archéologie, ont essayé, avec goût, de les raviver par une certaine distinction dans le choix du type et l’expression du visage, en même temps que par l’allure un peu plus moderne des draperies ; ce sont d’agréables ouvrages, plus étudiés que ne le sont trop souvent ces sortes de travaux. Une Flore, destinée par M. Pillet à l’hôtel de ville de Saint-Jean-d’Angély, est aussi traitée avec grand soin.

La plupart des autres sculptures, d’un caractère monumental, sont des effigies historiques qui ont leur place réservée d’avance soit sur une place publique, soit à l’extérieur ou à l’intérieur de quelque édifice désigné. Cependant, notre chère, notre toujours plus chère héroïne nationale, Jeanne d’Arc, a le privilège, chaque année, d’exciter l’inspiration spontanée d’un grand nombre de sculpteurs, sans que la plupart sachent d’avance ce que deviendra le fruit de leur travail désintéressé. Il se forme, autour de cette figure sacrée, dans les âmes des artistes, une sorte de religion et de culte qui les oblige presque tous, un jour ou l’autre, à lui apporter l’hommage de leur forte ou modeste inspiration. Quel est l’artiste français qui, à une certaine heure de sa jeunesse, n’a pas rêvé de réaliser, mieux ou autrement que ses prédécesseurs, ce type idéal de la chasteté, de l’énergie, de l’intelligence appliquées à la conduite des affaires terrestres, comme autrefois les artistes chrétiens s’efforçaient tous de se refaire la Vierge-Mère au gré de leur piété particulière ? Dans la déroute générale de toutes les croyances, celle-là du moins subsiste, et tous ceux qui touchent à cette grande figure en sont ennoblis et purifiés. L’ouvrage le plus considérable qu’ait inspiré, cette année, l’héroïne, est un groupe équestre et colossal, par M. Roulleau, l’ouvrage le plus réussi est une statue en pied et de grandeur naturelle, par M. Barrias. Jusqu’à présent, lorsque nos artistes avaient représenté la Pucelle à cheval, depuis Foyatier jusqu’à MM. Frémiet et Paul Dubois, ils nous l’avaient toujours montrée dans l’attitude calme de la victorieuse, douce et modeste, dont la seule pensée est de reporter à Dieu, qui l’a envoyée, la gloire de son triomphe. La femme d’action, la commandante des miliciens et des soudards, l’énergique batailleuse qui, sans autres armes que son étendard, poussait sus avec tant d’audace et ramena tant de fois au combat, aux Tournelles, devant Paris, dans l’échauffourée de Compiègne où elle succomba, les gens d’armes débandés, les avaient moins tentés. Peut-être pensaient-ils que la mission de Jeanne fut surtout une mission morale, que le courage physique, déployé par elle en mainte circonstance, n’est rien auprès du courage de cœur, d’esprit et d’âme qu’elle ne cessa de montrer, à tout moment, depuis son départ de Vaucouleurs jusqu’à sa dernière invocation sur le bûcher et que l’on courait risque de rapetisser cette sublime image, de n’en plus faire qu’une virago héroïque, en la voyant seulement sur le champ de bataille en train de mener une charge ou d’écraser des ennemis, ainsi qu’on a fait et qu’on peut faire pour tant de généraux vaillans ou d’audacieux condottieri. M. Roulleau, nous devons le dire, n’a pas échappé à ce danger. Son groupe énorme, très mouvementé, très voyant, qui implique à la fois une grande force de volonté et une grosse somme de talent, ne laisse ni dans les yeux, ni dans l’esprit, l’impression durable et heureuse que l’auteur avait cherchée. Jeanne, montée sur un très grand cheval, le pousse en avant, lâchant les rênes, par-dessus un monceau d’ennemis renversés ; c’est le mouvement du saut d’obstacles et, pour bien accentuer ce mouvement, le sculpteur, posant le ventre de la bête sur l’amas des corps, lui fait tendre, en avant, la tête allongée et baissée, qui ne forme plus qu’une ligne avec le cou, tandis que son train de derrière reste en suspens, les jambes lancées en l’air, presque à la hauteur de la tête de Jeanne. Ce mouvement, toujours inquiétant à voir dans la réalité, le devient plus encore dans une matière plastique ; il a, en outre, le grave défaut d’altérer l’apparence des proportions et de faire paraître le train d’arrière trop important. La chevaucheuse, naturellement, pour reprendre son équilibre, doit se tendre fortement sur ses étriers en se penchant en arrière ; c’est ce que nous voyons faire, en franchissant les haies, à tous les coureurs, non sans une violente et plus ou moins désagréable secousse. Jeanne se raidit donc en se renversant ; mais avec une telle vivacité qu’il est impossible d’éprouver d’autre sentiment que celui de l’appréhension pour le résultat de cette manœuvre de haute école ou de l’admiration pour son talent d’amazone. J’ai écouté bien des passans manifester leur sentiment devant la figure, je n’en ai entendu aucun exprimer, savamment ou naïvement, d’autre pensée. Cela ne veut pas dire que Jeanne d’Arc ne puisse être quelque jour heureusement représentée dans son rôle militaire, dans l’action, en plein combat ; mais là encore, là surtout, elle doit rester Jeanne d’Arc, et, dans la batailleuse, nous devrons toujours sentir la noble et sainte illuminée.

Dans sa Jeanne d’Arc prisonnière, M. Barrias ne s’est pas dérobé aux difficultés qu’il y a toujours, pour un sculpteur travaillant le marbre, à vêtir une figure d’une matière aussi sèche et insensible que l’acier, au lieu de l’envelopper dans quelque souple vêtement d’étoffe ou quelque draperie facilement expressive. Mais M. Barrias s’est souvenu que l’un des chefs-d’œuvre les plus vivans de la Renaissance, le Saint George de Donatello, est tout entier vêtu de fer, sans que cette prison de métal gêne en rien la souplesse de ses membres juvéniles. Il nous a donc présenté la vaillante fille, toute droite, les mains liées, se présentant, dans une attitude ferme et volontairement un peu raide, devant ses juges iniques. Elle est cuirassée des pieds jusqu’aux épaules ; la tête seule, qu’elle porte haut, mais sans arrogance ni forfanterie, apparaît complètement nue. M. Barrias a voulu porter toute l’attention sur cette tête, et bien que la nouveauté du marbre, trop luisant encore dans les méplats de l’armure, et l’extrême crudité de la lumière tombant d’aplomb et dévorant les modelés ne le servent pas actuellement, autant qu’il faudrait, dans ses intentions, on peut juger qu’il a réussi. Sous un jour plus discret, cette tête solide, fortement construite, aux cheveux courts, sans fausse élégance, où tout est simple et sain, l’œil net au regard ferme et droit, la bouche aux lèvres fortes et facilement ouvertes, le type franchement populaire, l’expression naturellement résolue, prendra toute sa valeur morale. Il semble que le sculpteur ait pris souci d’ennoblir ce visage, presque viril, moins par l’exaltation d’un sentiment mystique ou maladif, comme on l’a fait tant de fois, que par le calme rayonnement d’une conviction inébranlable, d’une conscience inattaquable et de ce prodigieux bon sens qui déroutait ses persécuteurs et excite encore aujourd’hui notre admiration. C’est donc une figure vraiment historique, non de fantaisie, que l’artiste, sérieux et bien informé, a voulu nous donner et qu’il nous a donnée comme ont, d’autre part, essayé de le faire tous les jeunes artistes qui ont touché cette année à cette belle figure, par exemple, MM. Costet et Bertagna. M. Barrias n’en est pas d’ailleurs à nous fournir des preuves de sa conscience et de sa fermeté de pensée lorsqu’il s’agit de faire revivre des personnages d’autrefois ou d’hier. Au Salon même, nous avons un nouveau témoignage de sa liberté d’esprit, en même temps que de la netteté de son talent. La statue du Docteur Ricord, en tablier d’hôpital, son outil à la main, est d’un style à la fois puissant et familier qui nous reporte, avec toutes les habiletés de la technique moderne, aux chefs-d’œuvre, simples et parlans, des grands imagiers français du moyen âge. C’est le même esprit de franchise, de naturel, de grandeur.

Il y a, dans le talent si varié et si personnel de M. Frémiet, quelque chose de plus inquiet, mais aussi de plus incisif et de plus passionné. Le bas-relief équestre qu’il avait à faire pour le château de Josselin devait représenter un soldat célèbre encore dans nos luttes nationales, le Connétable Olivier de Clisson, le frère d’armes de Duguesclin. Si le connétable a laissé, dans nos annales, le souvenir d’un patriote énergique, souvent terrible aux Anglais, il y a laissé en même temps celui d’un seigneur violent et tyran ni que, aussi cruel pour ses soldats que pour ses vassaux, qui l’avaient surnommé le Boucher. M. Frémiet, faisant chevaucher, dans son propre château, ce rude soldat, a précisé, avec une résolution saisissante, son double caractère. Droit et raide sur sa selle, marchant vers la gauche, Olivier tient, dans le poing droit, sa grande épée enguirlandée d’une branche d’aubépine. C’est un victorieux qui apporte la paix ; mais, malgré cette allure tranquille, la contraction, autour de la bride, de la main noueuse et ridée, le port hautain du torse raidi et de la tête carrée au profil anguleux, nous disent bien haut toute sa terrible énergie et tout son farouche égoïsme. Avant qu’on ait lu, dans un angle, la devise insolente : Pour ce qui me plest, on sent vite à qui l’on a affaire. C’est ce que nous entendions, un dimanche, exprimer naïvement par un ouvrier qui arrêtait sa famille devant ce relief : « Regardez donc celui-là. Il n’y en a que pour lui. » Ce brave homme n’avait pas de livret et ne connaissait sans doute pas Olivier de Glisson, mais le sculpteur a si nettement imprimé à sa figure son caractère moral qu’il est impossible de ne pas en être frappé. La sculpture historique, comprise de cette façon, est une des formes de l’art qui, dans l’état de notre civilisation, offre certainement le plus de ressources pour les artistes et le plus d’intérêt pour le public.

Comme d’habitude, à côté de ces œuvres décoratives ou monumentales qui ont une destination bien déterminée et dans lesquelles les artistes ont dû se soumettre aux exigences de l’emplacement et du sujet, nous trouvons un plus grand nombre d’ouvrages de fantaisie où l’imagination de l’artiste n’a cherché qu’à nous montrer librement sa science de la forme, de la vie et de la beauté sous un prétexte quelconque. Parmi ces morceaux de virtuoses, le Nessus, de M. Marqueste, tient assurément le premier rang. Ce groupe, d’une donnée toute classique, mais d’une exécution supérieure, témoigne de la force heureuse que conserve chez nous encore l’enseignement traditionnel. Tant qu’il se trouvera, en France, des sculpteurs pour agencer, modeler, tailler de grandes figures en action avec un sens si net du rythme sculptural et une science si sûre de la forme et du mouvement, on pourra y montrer plus ou moins de génie, plus ou moins de personnalité, plus ou moins de nouveauté dans l’invention ; mais, du moins, la technique et le goût seront forcés de s’y tenir, chez tous, à un certain niveau qui les préservera des erreurs trop grossières et des insuffisances trop puériles. Le Centaure est représenté à l’instant où, emportant Déjanire à travers le fleuve, le dos déjà traversé par la flèche d’Hercule, il atteint la rive opposée. Les pieds de devant s’attachent violemment au roc, tandis que les pieds de derrière glissent encore sur le sol humide. Déjanire, nue et levant un bras vers le ciel, se débat, à moitié assise sur le dos du monstre, entre ses bras nerveux. Les profils de ce groupe se présentent, de tous les côtés, de la façon la plus expressive et la plus heureuse, les formes en sont pleines et robustes ; l’exécution du marbre est conduite avec la sûreté d’un ouvrier expérimenté. Il y a plus de désir de nouveauté, moins d’expérience et moins de goût chez M. Soulès, qui possède, d’ailleurs, un vrai tempérament de sculpteur. Son Enlèvement d’Iphigénie, que nous avions déjà signalé à l’état de modèle, se fût mieux prêté, ce semble, à une traduction en bronze qu’à une traduction en marbre, et si sa Bacchante, tombée à la renverse en combattant avec un Satyre, est un morceau d’une exécution vive et savoureuse, il faut avouer que la contorsion des membres donne des lignes tourmentées d’un effet peu agréable à l’œil. Parmi d’autres bonnes études de nu, on ne doit pas oublier, comme marbres, le Repos de M. Boucher, figure d’une attitude un peu maniérée, mais savamment exécutée dans ses parties principales, la Bacchante couchée de M. Moreau-Vauthier, d’un style libre et large, une Source élégante de M. Mengue ; comme plâtres, la Flora, nerveuse et alerte, de M. Ferrary, le petit groupe décoratif et spirituel de deux petits Faunes se regardant dans une source, Au miroir, par M. Larche, la très douce et plaisante Muse des Bois, adossée à un arbre, par M. Albert Lefeuvre. Nous aurons sans doute plus tard l’occasion de reparler de ces agréables créations lorsqu’elles se représenteront, dans quelques années, revues et complétées, sous leur forme définitive.

La sculpture, au Champ de Mars, occupe peu de place, du moins sous sa forme habituelle et primordiale. Les œuvres de sculpture les plus curieuses qu’on y trouve sont peut-être des œuvres de la sculpture appliquée à des objets d’art mobilier par des procédés industriels dans la nouvelle section d’art décoratif qu’a organisée, ou plutôt développée la Société nationale. Il s’y trouve, entre autres, une collection considérable, non-seulement de bustes en terre cuite, mais d’objets de céramique courante modelés par M. Carriès, qui portent tous l’empreinte d’un art habile, sensible, original. Un grand nombre de bustes, disséminés dans les galeries de peinture dus à MM. Dalou (bustes de MM. Lozè, Francis Magnard, Jules Jouy), Rodin, Antony Noël, Alfred Lenoir, Gaston Leroux, etc., y montrent l’art du portrait exercé avec autant de pénétration par les manieurs du ciseau que par les manieurs de la brosse. Parmi les ouvrages plus importans exposés dans le jardin, les statues en bronze d’Eugène Pelletan et du Général Raoult, par M. Aube, d’une allure aisée et naturelle, une très bonne étude de Femme couchée (une Madeleine nue, étendue, sur la face, se cachant la tête, sur un lit de paille), par M. de Saint-Marceaux, une figure, très fermement modelée, d’une attitude vide et expressive, avec d’intelligentes réminiscences des prophètes de Donatello, l’Ecclésiaste par M. Michel Malherbe, une figure symbolique de jeune homme tenant une épée dans son fourreau, d’un caractère assez saisissant, quoique un peu maniéré, dans le goût des préraphaélites, par M. Dampt, Au seuil du mystère, sont celles qui attirent d’abord les regards. Plusieurs autres noms connus y paraissent encore, soit avec des œuvres importantes et estimables, dans leur manière habituelle, tels que M. Lanson avec son Éternelle douleur, M. Alfred Lenoir avec sa Prière et sa Douleur, destinées à des tombeaux, soit avec toute une série de petits bronzes, de petits marbres, œuvres nouvelles ou reproductions, destinées aux amateurs, mais qui ne révèlent rien sur les progrès de leurs auteurs, tels que MM. Injalbert, Hector Lemaire, etc. Mais en réalité, sous le rapport de la grande sculpture, la vie et l’avenir ne sont qu’aux Champs-Elysées.


Pour l’oisif de passage ou l’amateur blasé ne demandant à la peinture qu’une distraction rapide ou des surprises piquantes, le Salon du Champ de Mars était, dans les deux premières années, un spectacle récréatif. On n’avait jamais vu, à la fois, s’épanouir, côte à côte, si à l’aise, montrant tous les dessus et dessous de leurs talens, autant d’individualités supérieures ou croyant l’être ; on n’avait jamais vu non plus s’y manifester plus librement, à côté d’un certain nombre de nouveautés heureuses et utiles, toutes les excentricités de pratique qui, dans la pensée de plusieurs, suffiront à renouveler l’art contemporain. Nous en sommes à la troisième année de cette expérience ; nous ignorons si Iesdits oisifs et lesdits amateurs éprouvent sincèrement la même joie ; nous pouvons pourtant leur affirmer que bon nombre d’honnêtes gens, passant pour compétens, ne partagent pas, sans réserve, leur enthousiasme et leur optimisme, et qu’ils regarderaient les destinées de notre art national comme très compromises si l’on pouvait croire, un instant, au triomphe définitif de ces habitudes d’improvisation superficielle, de laisser aller et de bizarreries, qui n’apparaissent que trop encore dans une bonne partie des œuvres exposées.

Depuis sa fondation, la société nationale (ou plutôt internationale, car sur 337 peintres exposans, 139 sont étrangers) a subi des pertes sensibles. La disparition de Meissonier et de Ribot, notamment, qui, l’un comme dessinateur et compositeur, l’autre comme praticien et peintre, pouvaient apporter le contrepoids d’autorités indiscutables vis-à-vis du relâchement général des études et de l’indifférence croissante pour le métier, est peut-être pour elle un coup irréparable. Bon nombre d’artistes méritans, mais de tempérament médiocre et de conviction incertaine, qui se sentaient naguère encore soutenus par leur exemple et par leur voisinage, s’en vont aujourd’hui à la dérive, se laissant emporter par un courant qui n’est pas celui où ils avaient pris l’habitude de nager. Nous ne voulons pas relever tous les noms des transfuges des Champs-Elysées qui, en essayant de se mettre à l’unisson de leur nouvel entourage, semblent y avoir définitivement perdu tout ce qu’ils pouvaient posséder de personnalité et de talent ; ce serait faire œuvre cruelle et inutile, car chacun les connaît, mais cette noyade collective n’en restera pas moins un des tristes épisodes de cette étrange aventure. Le nombre est petit de ceux qui, surpris sur le tard par une évolution en dehors de leurs habitudes, y auront gagné plus de clarté, plus de largeur, plus de sensibilité dans leur manière de voir et de traduire.

Il faut néanmoins examiner les choses de sang-froid et, sans trop s’inquiéter, dresser le bilan des forces actives qui opèrent actuellement au Champ de Mars. Malgré le désordre de la marche, on y distingue trois groupes : celui des fondateurs, maîtres déjà vieux ou mûrs, qui, d’abord, avant de venir ici, avaient épuisé ailleurs, jusqu’à la lie sans doute, la coupe trompeuse des récompenses et des honneurs ; ils ne font qu’activer ou continuer ici une œuvre déjà avancée ; ensuite, celui des jeunes gens, qui, attirés autour de ces maîtres, par l’espoir d’une notoriété plus rapide et l’ambition d’une évolution plus libre, s’efforcent légitimement, en regardant çà et là, d’asseoir leurs convictions et d’assurer leur talent ; ce sont eux surtout qui, dans leurs incertitudes, nous préoccupent et nous intéressent. Le troisième groupe enfin, plus inquiétant par le nombre que chacun des groupes précédens, est celui des étrangers, la plupart formés par la France, mais très disposés à battre leur mère adoptive avec les armes qu’elle leur a fournies. Ceux-là apportent, dans notre école, avec des fermens d’originalité qu’il ne faut pas mépriser, des élémens de dissolution sur lesquels il serait plus dangereux encore de fermer les yeux.

Les généraux les plus chevronnés de l’armée, MM. Puvis de Chavannes et Carolus Duran, sont des personnalités trop supérieures et trop décidées, pour qu’on puisse désormais concevoir ni le désir de les voir se modifier ni l’espérance de les voir se compléter. Le premier est un des plus nobles poètes et des plus harmonieux décorateurs dont se puisse honorer l’art de la peinture, l’autre est un des interprètes les plus éclatans de la figure humaine, l’un des coloristes les plus brillans qu’ait produits l’école française. Néanmoins, tous deux sont des dessinateurs inégaux, souvent indifférens, quelquefois incertains, et cette insuffisance du sens plastique, quelle que soit, d’autre part, la haute valeur de leurs ouvrages, suffit à les rendre dangereux comme exemples et comme maîtres, car leurs plus belles qualités sont des qualités personnelles, qualités d’âme ou de tempérament, de celles qui étonnent et charment d’autant plus qu’elles ne se transmettent pas. Le grand panneau de l’Hiver, par M. Puvis de Chavannes, pour l’Hôtel de Ville de Paris, se présente aux yeux comme l’an dernier, le panneau de l’Été, avec la même gravité paisible et douce ; l’aspect est même plus soutenu et plus majestueux et certaines figures y sont dessinées et modelées avec une résolution que n’a pas toujours eue le grand artiste. C’est toujours la même symphonie de colorations à tons rompus, en accords diminués, reposante pour la vue et apaisante pour l’âme, conduite, d’un bout à l’autre, avec la même autorité calme et forte ; ce sont toujours, dans cette harmonie contenue, çà et là, ces apparitions, disséminées et vagues, de nobles attitudes, de gestes mesurés, d’expressions durables, qui laissent la sensation d’un rêve trop tôt interrompu dans le monde éternel des souvenirs heureux. La sensibilité, tendre et délicate, du visionnaire, ennoblit et purifie pour nous, comme elle l’a fait pour lui, ces fantômes parfois raides, lourds et anguleux, en les enveloppant et les noyant dans l’alanguissement voluptueux et doux de son harmonie générale. Qui ne sent pourtant combien une pareille façon de voir est exceptionnelle et individuelle ? A part ce principe de l’unité harmonique dans un ton mineur que M. Puvis de Chavannes a puisé chez Corot et qu’il a puissamment développé en l’appliquant à la grande décoration murale, aucun des élémens du talent de M. Puvis de Chavannes n’est un élément transmissible. La hardiesse, souvent grandiose, avec laquelle il résume et simplifie sculpturalement les formes, est, chez lui, le résultat d’une longue étude de la nature regardée à travers une réminiscence constante des fresques libres de l’Italie, celles de la décadence hellénique à Pompéi, aussi bien que celles de la renaissance adolescente en Toscane. Comme les préraphaélites anglais, avec lesquels il a tant de rapport, mais qui, en général, se rattachant aux maîtres florentins ou padouans du XVe siècle, apportent, dans leur dessin, plus de rigueur et plus d’intensité, M. Puvis de Chavannes vit de traditions et par les traditions ; pour avoir quelque chance de l’égaler, il faudrait donc remonter directement aux sources où il a puisé lui-même et non pas se contenter de recueillir chez lui un enseignement de seconde main. La ville de Paris et la ville de Lyon ont commandé à quelques-uns de ses imitateurs trop naïfs des décorations qu’on peut voir au Champ de Mars et qui prouvent surabondamment combien il est facile, sur cette voie, de tomber dans la puérilité, si ce n’est dans la barbarie.

Il est juste de dire que, parmi les admirateurs de M. Puvis de Chavannes, beaucoup d’autres ne sont pas sans ressentir quelques inquiétudes et qu’on les voit s’efforcer de joindre, à la même unité, une recherche de formes plus solides et plus variées, avec plus de mouvement, de réalité et de vie. Le vague, qui peut convenir à des rêves allégoriques, serait tout à fait déplacé dans des sujets historiques. MM. Delance et Adolphe Binet ne sont pas sans le comprendre, mais ils le comprennent encore insuffisamment. Il s’en faut de peu que la composition de M. Delance pour le Tribunal de commerce, les Nantes parisiens à l’époque gallo-romaine, ne soit une tort bonne peinture. L’arrangement en est pittoresque et facile. Sur un quai de la Seine, devant l’île où se dresse le fronton d’un temple avec une statue colossale de déesse, un personnage en toge, déroulant un papyrus, surveille le mouvement du port. C’est le va-et-vient, que nous connaissons, de débardeurs déchargeant des embarcations, portant des faix sur leurs épaules, roulant des tonneaux ; dans un coin, une pauvre femme tient son marmot sur son bras, enveloppé dans des loques et deux gamins, presque nus, couronnés de feuillages, jouent à saute-mouton. La transposition de la vie moderne dans le monde antique est faite avec une science suffisante, de l’esprit, de l’observation, sans affectation ni pédantisme, et le paysage parisien, vu au crépuscule, est traité avec un grand sentiment de l’air et de la lumière. Pourquoi faut-il que la plupart des figures, si bien indiquées, si justes de mouvement, demeurent si flottantes et d’une forme si incertaine ? L’homme à la toge et les enfans qui jouent sont presque seuls mis au vrai point ; en sont-ils moins bons pour cela ? Et l’effet général de la toile serait-il moins heureux si, en s’arrêtant sur chaque point, après avoir approuvé l’ensemble, nos yeux y rencontraient moins de mollesse, d’à-peu-près, d’insuffisances ? Nous nous abandonnerons aux mêmes plaintes à propos du panneau de M. Adolphe Binet pour l’Hôtel de Ville, les Marins au siège de Paris. Cette peinture est bien composée, avec plus d’animation et de force que la Sortie de l’an dernier ; le mouvement des soldats rampant dans la tranchée, silencieusement, baissant la tête, est indiqué avec une grande justesse d’attitudes et de gestes, l’ensemble de la coloration comme de l’ordonnance est fermement établi ; on sent même, dans bon nombre de figures, plus de souci de la solidité ; mais pourquoi cette recherche s’arrête-t-elle précisément là où elle devrait surtout se montrer ? Pourquoi les figures du premier plan sont-elles si molles et si lâchées ? Il suffit de ces inégalités et de ces incertitudes pour enlever à une bonne œuvre une grande partie de son autorité et de son effet.

Les autres décorations destinées à des monumens publics rentrent dans la donnée ordinaire de ces sortes de travaux. Des deux figures de M. Duez, en tympans cintrés, pour l’Hôtel de Ville, la Physique et la Botanique, cette dernière nous semble la plus agréable, non pas que la jolie fille déshabillée qui s’est chargée de symboliser cette science y révèle, dans son allure et dans sa physionomie, des préoccupations particulièrement scientifiques ; ce n’est qu’une grisette cueillant des fleurs, au sortir du bain, mais les fleurs sont si plantureuses, si fraîches, si éclatantes, que l’œil en est du moins réjoui. Le grand plafond de M. Weerts pour l’Hôtel de la Monnaie, à Paris, est d’une invention pénible et singulière ; et, comme il est placé horizontalement, on peut se rendre compte de l’effet qu’il produira. C’est, il faut l’avouer, au premier abord, un effet menaçant. La pièce capitale de ce grand morceau est l’arrière d’un gros navire, le navire de Paris, chargé de sculptures, de banderoles et de femmes nues symbolisant les arts, qui n’a point du tout la légèreté d’un véhicule aérien et cette masse pesante, au-dessus de nos têtes, ne laisse pas que de nous effrayer. L’embarcation semble amarrée devant l’arche d’un grand pont en pierre que traversent des voyageurs de tous pays, en costumes locaux, pour se rendre à l’Exposition universelle dont les bâtimens se dressent sur la gauche. Il est difficile de se rendre compte du point de vue où s’est placé l’artiste, soit dans le lit même du fleuve, soit sur quelque bâtiment élevé, pour apercevoir ainsi ses figures, les unes de haut en bas, les autres de bas en haut. C’est juste, je le veux croire, régulièrement et mathématiquement, mais très confus pour des yeux ordinaires, et ce gros vaisseau, là-haut, n’inspirera jamais confiance. C’est dommage, en vérité, car M. Weerts est un dessinateur consciencieux et habile, sinon un brillant coloriste, et il y a, dans sa grande machine, plus d’une figure vive et bien étudiée, avec une science du groupement assez rare aujourd’hui.

C’est par exception, d’ailleurs, et sur commande, qu’on s’essaie, au Champ de Mars, à l’art monumental et historique. L’effort général s’y porte sur l’étude de mœurs contemporaines, et lors même qu’on y traite des sujets bibliques et évangéliques, c’est du modernisme qu’on y fait et qu’on y veut faire. L’introduction, désormais prévue et banale, du Christ, vêtu de sa tunique traditionnelle, au milieu de bourgeois, d’ouvriers, de paysans en costumes du jour, n’est, de toute évidence, qu’un prétexte à réunion de types actuels, plus ou moins bien étudiés sur le vif. On peut accepter ce programme, remis à la mode par le succès légitime de M. Uhde et de quelques autres peintres allemands, à la condition qu’il soit tenu et que l’imagination de l’artiste, amalgamant en liberté des élémens de dates diverses, soit suffisamment émue pour les transformer et les fondre sous l’ardeur de sa passion, de sa tendresse, de sa ferveur, de sa pitié. C’est ce que nous avons vu faire à Rembrandt, dans quelques chefs-d’œuvre, après certains maîtres septentrionaux du XVe siècle, héritiers des libertés naïves prises par les miniaturistes français du moyen âge ; mais autour de Rembrandt, chez ses plus proches élèves, quelquefois chez Rembrandt lui-même, combien ces anachronismes systématiques deviennent aisément grossiers et choquans ! Suffit-il, comme l’a fait M. Béraud, de reprendre une composition du Christ descendu de la croix, telle qu’on la trouve en mille églises, de placer la scène sur la colline de Montmartre au lieu de la laisser sur le Calvaire, d’entourer le cadavre nu, que soutient dans son linceul un médecin du quartier, de pleureurs et de pleureuses venus du cimetière voisin, d’y ajouter même un anarchiste en guenilles, montrant le poing à la ville des banquiers, pour que cette tragédie devienne plus pathétique ? L’ingénieux esprit d’observation, habituel à l’artiste, se retrouve, à un très haut degré, dans les divers types plébéiens qu’il a réunis dans cette commune désolation, mais c’est un esprit d’anecdote plus que d’épopée ; malgré l’effort et l’habileté, il ne sort pas de cette peinture attentive et fine l’émotion poignante qu’on est en droit d’attendre en pareil cas. M. Béraud, foncièrement Parisien, ironique et satirique, montre tout autant de talent dans son Angélus à Zermatt, étude de mœurs cosmopolites ; c’est peut-être du talent mieux placé. Le drame du Golgotha a été aussi représenté, avec une multitude de petites figures, par un des jeunes luministes de l’école exaspérée, M. Dinet. Le groupe dont fait partie M. Dinet, auquel se rattachent, entre autres, MM. Eliot et Armand Point, par haine de la brume et du gris, n’admet que la peinture en plein soleil, dans des pays sans ombres, avec des éblouissemens dans l’œil. Ils ne réussissent quelquefois qu’à nous éblouir à notre tour et à nous communiquer leur vertige, sans presque rien nous montrer, arrivant ainsi, par le système contraire, au même résultat fâcheux que les amonceleurs de brouillards ; c’est, semble-t-il, cette année, le cas de M. Eliot, dont la palette s’embrouille et dont le pinceau s’alourdit dans cette lutte inégale contre le soleil. Néanmoins, ces recherches, consciencieusement faites, ne sont ni stériles, ni inutiles. Le Golgotha de M. Dinet, placé par lui en terre d’Afrique, sous un ciel fulgurant, prend une certaine grandeur par l’éclat tourmenté d’une lumière saccadée et violente qui exalte toutes les figures en accentuant leur gesticulation. La sensation lumineuse, chez M. Dinet, est aiguë, fine, rare, comme on le peut voir encore dans sa Suzanne et les deux vieillards ; il serait fâcheux que, s’abandonnant à des entraînemens faciles, ce peintre distingué négligeât l’étude de la réalité. Cette facture, papillotante et surexcitée, tournerait vite au système et à la convention. Le Christ de M. Lhermitte, dans l’Ami des humbles, celui de M. Blanche dans l’Hôte, celui de M. Latouche dans la Sainte Cène, sont tous trois de grandeur naturelle. L’Ami des humbles est le Repas d’Emmaüs transporté dans une chaumière de paysans. Le Christ, assis à l’un des bouts de la table, est en train de rompre le pain et de se révéler ; assis devant lui, un vieux travailleur, chauve, à longue barbe, et un jeune ouvrier, font des gestes de surprise, tandis que, derrière eux, la ménagère et le gamin, à qui cette scène échappe, s’apprêtent à servir le repas. C’est la scène qu’on a vue chez Rembrandt, Véronèse, Titien et tant d’autres. Le degré de mérite y réside donc tout entier dans l’exécution, dans l’ordonnance expressive, plastique et lumineuse, dans la quantité de vérité, d’émotion, de noblesse morale que l’artiste aura su communiquer à ses acteurs. Le tableau de M. Lhermitte, sous ces rapports divers, est un ouvrage des mieux réussis. Le groupe des paysans, notamment, est traité d’une façon tout à fait remarquable, avec force et fermeté, dans cette gamme grise, grave, un peu triste, qu’affectionne M. Lhermitte, et qui convient ici parfaitement au sujet ; la peinture en est aussi plus soutenue, plus égale que d’habitude. On ne saurait parler de M. Lhermitte sans penser à l’un de ses imitateurs, M. David Millet, dont la facture, naguère martelée et papillotante, s’affermit aussi et se consolide à vue d’œil. Dans ses Paysans mangeant la soupe, il y a deux ou trois têtes d’une justesse parfaite et d’une exécution supérieure. On ne saurait étudier les types populaires avec plus de sincérité, d’intelligence et de respect pour ce que tout visage humain, même le plus vulgaire, offre de touchant et de beau, lorsqu’il est simple et ouvert. Pour en finir avec les apparitions du Christ dans des milieux inattendus, il faut signaler encore l’Hôte de M. Alfred Blanche. Cette fois, le jeune Israélite, en tunique bleuâtre, bénit le pain dans une salle à manger bourgeoise, très confortable, au milieu de toute une famille assemblée. C’est un prétexte à des études très modernes de personnages de différens sexes et d’âges différens, dessinés et peints avec plus de solidité que n’en met d’ordinaire M. Blanche dans ses figures isolées, d’une tournure juste et d’un jet original, mais dont l’exécution se montre trop souvent inégale, négligée ou fuyante. La dernière étude de ce genre à voir est la Sainte-Cène de M. Latouche, toile très lumineuse.

Il est peut-être plus intéressant d’étudier le mouvement moderne dans des œuvres franchement modernes où les peintres s’efforcent d’exprimer simplement, sans plus hautes visées, leurs sensations, de plus en plus raffinées, devant la vie et ses innombrables phénomènes. Nous n’avons pas à revenir sur l’influence croissante que prend, dans ces recherches, l’amour du paysage, développé et exalté par l’habitude et la facilité des voyages en climats divers, et, avec l’amour du paysage, la curiosité des complications lumineuses, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur des habitations ; ce sont des faits signalés depuis longtemps déjà et dont nous essayons, chaque année, de faire suivre les progrès et d’apprécier les résultats. Ce qu’il importe surtout de constater, à la louange de notre jeune école, c’est que, parmi les nouveaux arrivés, un certain nombre commencent à se rendre compte que toutes ces recherches et toutes ces études des phénomènes atmosphériques et lumineux ne seront vraiment utiles et fécondes que si elles s’appuient sur des études préliminaires et sérieuses de la forme. C’est toujours là, en effet, qu’il en faut revenir : bien établir et bien constituer le fond avant de le vêtir d’apparences. Les exemples des vieux maîtres qu’ils semblent aimer leur prodiguent, à ce sujet, les mêmes conseils que l’observation et le raisonnement. Il se peut que cette double préoccupation donne lieu à des tentatives singulières, à des efforts laborieux, à des tâtonnemens pénibles, mais tous les enfantemens d’un art nouveau ne sont-ils pas douloureux ?

Parmi ces artistes inquiets et chercheurs nous trouvons, en première ligne (et c’est à son honneur ! ) M. Dagnan-Bouveret. Après ses nombreux et légitimes succès, il semblait permis à M. Dagnan de taire comme tant d’autres, de se répéter indéfiniment, de s’en tenir, comme technique, à celle de ses manières qui avait le plus réussi, à celle du Pardon, par exemple. Mais M. Dagnan, de toute évidence, est un artiste curieux et réfléchi, qui regarde beaucoup, analyse passionnément, veut sans cesse se compléter et s’améliorer ; il appartient à cette race distinguée d’artistes, rarement satisfaits d’eux-mêmes, qui nous a donné les Ricard, les Fromentin, les Baudry, les Delaunay. Ce qui se fait autour de lui l’attire et l’excite ; c’est ainsi que, dans son exposition actuelle, composée uniquement de portraits, nous pouvons surprendre l’application inattendue des procédés les plus divers empruntés aux écoles contemporaines les plus opposées. A tel endroit il procède par légères coulées de pâte, à tel autre par vigoureux empâtemens, tantôt comme Baudry, tantôt comme Delaunay ; ici, il procède par taches, et là, par hachures, plus loin par pointillé, ne dédaignant ni les procédés de M. Raffaelli, ni ceux de M. Renoir. Sa particularité, dans ce travail de vision, est de rester lui-même par sa netteté particulière d’observations et la conscience de son analyse. Son Étude de Breton, jeune gars aux longs cheveux, en veste et gilet verdâtre, à la physionomie naïve, sérieuse, pensive, est un morceau d’une rare distinction ; il en est de même de son Portrait de jeune femme en robe rose et de son Portrait d’acteur (M. Coquelin cadet). La Sicilienne même, où l’artiste, pour exprimer le type fort et lourd du modèle, a peut-être trop appesanti sa touche, est une étude d’un grand caractère.

Les inquiétudes dont on retrouve la trace chez M. Dagnan sont plus visibles encore chez d’autres artistes studieux, la plupart encore en formation, tels que MM. Gœneutte, Marius Michel, Lobre, Friant, Muenier, Dinet, Armand Point, Girardot, Jarraud, Jeanniot, tous vivement attirés par les complications délicates et fines de la lumière, tous préoccupés aussi de joindre, à une analyse juste et nouvelle du milieu atmosphérique et coloré, l’analyse juste et consciencieuse de la forme et de la physionomie humaines. Le désir de rendre exactement les choses est même si vif chez quelques-uns qu’ils consultent, plus que de raison, les images photographiques et que leur peinture retient parfois, de cette lutte avec une reproduction mécanique, une sorte de sécheresse minutieuse. Cette froideur était déjà visible dans les premières œuvres de Bastien-Lepage, auquel presque tous se rattachent, mais ils tendent à l’exagérer. Quoi qu’il en soit, ce sont eux qui nous paraissent le mieux saisir les difficultés compliquées du problème posé et prendre les meilleurs moyens pour le résoudre. Les voyages de M. Gœneutte lui ont à la fois ouvert les yeux et inquiété l’esprit. Si l’on retrouve dans son petit Portrait du docteur Gachet l’âpreté incisive et la vigueur colorée, avec leurs procédés même, des vieux Allemands, Dürer et Cranach, on devine, dans sa Femme aux chardons bleus et dans sa Conversation d’artistes au Louvre, une admiration profonde et raisonnée pour les quattrocentistes italiens, Botticelli et Grivelli notamment, admiration qu’il complète par une étude de ses confrères impressionnistes. M. Marius-Michel, très observateur également, travaille surtout sous l’influence des Hollandais francs et colorés, anciens ou modernes, Pieter de Hooch ou M. Bisshop, et des Munichois qui en dérivent, tels que M. Kuehl. Durant ses voyages, il a acquis de la vigueur et de la sûreté. Sa Fabrique de fromage, en Hollande, son Petit constructeur de bateaux, son Scherzo (un petit joueur d’accordéon) sont des études intéressantes à la fois par les types et par le décor, d’une coloration franche, gaie, hardie, solide. M. Michel, comme la plupart des peintres du même groupe, comme les vieux Hollandais, réussit d’ailleurs beaucoup mieux les petits tableaux que les grands. M. Lobre fait aussi de jolies études d’intérieurs, dans une note bourgeoise et intime assez particulière. Sa Bibliothèque où, sur un fond de rideaux bleu clair protégeant les rangées de livres, blanchit doucement, près d’une fenêtre, la silhouette d’une jeune fille en train de lire, n’est pas seulement une peinture délicate et fine par la savante et douce harmonie des colorations, mais aussi par l’expression jeune et attentive, par le dessin pur et délicat de la figure. MM. Priant et Muenier éprouvent plus de peine à envelopper leurs figures attentivement et minutieusement analysées dans une harmonie souple et chaude de belles colorations ; il faut dire qu’ils cherchent à leur donner un accent plus expressif et plus profond, et qu’ils aspirent à un art plus varié et plus élevé. Leurs efforts, même lorsqu’ils n’aboutissent pas complètement, sont toujours intéressans. Les Souvenirs par M. Friant (une vieille femme, assise dans l’herbe, pensive, au bord de l’eau, à côté d’enfans qui pêchent à la ligne), comme le Soir de Provence par M. Muenier (une jeune femme assise, sous les pins, devant la mer) montrent bien, chez tous deux, le même talent pour placer une figure réelle, d’une attitude calme et simple, d’une physionomie expressive, dans une lumière fine, au milieu d’un paysage exact et détaillé. Tous deux ont, dans le pinceau, plus de précision que de chaleur, et leur facture, attentive et minutieuse, ne laisse pas de sembler, par instans, quelque peu froide et pénible ; toutefois, M. Friant se rattrape par l’esprit des détails et la finesse de l’exécution, dans ses anecdotes familières et bourgeoises, comme M. Muenier par une sensibilité souvent heureuse d’œil et de main dans ses essais d’idylle rustique (l’Abreuvoir) ou ses études populaires (Vieux pêcheur d’oursins). La vivacité pittoresque est beaucoup plus vive, elle est même très vive, nous l’avons déjà dit, chez M. Dinet et chez tous ceux qui, comme lui, non contens du soleil parisien, ont été exciter et aiguiser leur passion pour la clarté sous le ciel d’Orient, MM. Armand Point et Girardot, par exemple. La jeune femme et la fillette nues, se préparant au bain devant des touffes de lauriers-roses (Au bord de l’Eurotas) par le premier, sous un soleil aveuglant, sont de jolies figures, d’un goût poétique et fin, dont on appréciera peut-être mieux le charme lorsque cet éblouissement de colorations fraîches sera un peu calmé. M. Point joint d’ailleurs au culte du soleil le culte des maîtres primitifs, ainsi qu’on le peut constater dans une étude de fillette brune et maigriote qu’il intitule Puberté. C’est ce qui le sauvera, lui et ses camarades. M. Girardot, en Orient, a fait aussi de grands progrès. Ses cadres réduits lui permettent de serrer son dessin et de nuancer ses colorations avec une science qu’il n’avait pas autrefois. Nous préférons beaucoup certaines sécheresses prouvant actuellement chez lui la conscience, l’effort, le développement, à la mollesse vague de ses premières peintures. Comme MM. Muenier et Friant, il poursuit la délicatesse dans l’exactitude, mais il est plus coloriste et plus peintre. Sa Mauresque, ses Négresses sur leurs terrasses, ses paysages d’Afrique et de France sont de très fines études. M. Jeanniot, avec des colorations plus fortes et plus de pesanteur dans la main, M. Jarraud, avec une extrême subtilité qui touche à l’évanouissement, peuvent être rattachés au même groupe ; ils cherchent à la fois le caractère des figures et les nuances de l’entourage.

MM. Cazin, Carrière, Raffaelli n’en sont plus aux tâtonnemens ; ils ont, depuis quelques années, adopté une manière très personnelle, ils s’en tiennent aux mêmes procédés ainsi qu’aux mêmes sujets. Les figures que M. Cazin fait intervenir dans ses paysages lunaires ou crépusculaires y revêtent toujours la tranquillité douce et l’aspect effacé de ce milieu doux et monotone. M. Cazin, cette année, avait à interpréter, pour la Sorbonne, deux fables de La Fontaine, l’Ours et l’amateur de jardins et la Maison de Socrate. Les deux paysages sont méridionaux d’intuition, si l’on en juge par la présence de certains arbres et parle caractère des terrains, mais ils sont toujours vus par un œil septentrional, par un œil tendu et délicat qui retrouve partout l’harmonie jaunâtre des dunes de sable mouvant sous un ciel voilé. Une agréable simplicité dans l’arrangement pittoresque, de la familiarité et de l’aisance dans les figures, d’un caractère d’ailleurs tout moderne, n’eussent pas été pour déplaire au bonhomme, et ces compositions sont peut-être plus dans l’esprit du fabuliste que beaucoup d’autres, plus spirituelles ou plus savantes. L’agrandissement du cadre dans Maternité n’a pas porté bonheur à M. Carrière ; ce n’est pas la première fois qu’il nous fait entrevoir, dans un nuage de fumée, un visage blanc de mère, avec des fragmens de bras blancs, embrassant tendrement un coin de visage blanc d’un enfant invisible en tout le reste. Ce sujet est un de ceux dont il tire le meilleur parti, et lorsque cette effusion de vapeurs est contenue dans un petit cadre, c’est parfois charmant, bien qu’un peu monotone. Du moment qu’il n’y a de place ni pour les torses, ni pour les vêtemens, ni pour les jambes, on ne demande ni torses, ni vêtemens, ni jambes ; mais, lorsque les figures sont ou devraient être en pied, il faut avouer que l’absence de ces membres nécessaires devient incompréhensible. Le trio des visages vagues qui se fondent en s’embrassant au milieu de cette vaste toile pourrait en être détaché sans dommage ; ce fragment réduit donnerait encore une très bonne caractéristique du talent de M. Carrière. Autour de M. Carrière, quelques autres amis des brumes, MM. Berton, Tournés et autres commencent à sentir pourtant ce que cette façon de voir a de maladif ou de factice, et cherchent à égayer leurs fumées de quelques notes de couleur plus vives et plus franches. L’observation brutale de M. Raffaelli, appliquée aux vulgarités naïves ou douloureuses de la vie populaire et parisienne, reprend tous ses mérites à côté de cette peinture languissante, d’une inspiration si limitée et d’une poésie si factice. Les procédés de M. Raffaelli, qui ne sont, à vrai dire, que ceux du dessinateur appliqué à la peinture, ont, sans doute, quelque chose d’insolite et de presque barbare qui surprend d’abord l’œil. Pourquoi tenir un pinceau trempé d’une couleur molle et fusible, si l’on ne s’en sert que pour couvrir une toile de rayures et de hachures, comme on ferait avec un fusain sur le papier, et sans chercher beaucoup plus de variété dans les colorations ? En réalité, il faut prendre les peintures de M. Raffaelli pour des espèces de cartons teintés ; et plus elles se rapprochent du dessin, meilleures elles sont ; mais, une fois le procédé admis, il faut reconnaître que M. Raffaelli en tire des effets saisissans, et qu’il possède un sentiment de la réalité très vil et très intense, malgré son insouciance pour la solidité des corps et pour le dessous des habits. Les Vieux Convalescens, dans une cour d’hospice, sont d’une vérité touchante et navrante. Toutelois, les meilleures qualités de M. Raffaelli, comme observateur et comme dessinateur, nous semblent résumées dans une étude d’homme, certainement prise sur le vif, qu’il appelle le Sculpteur idéaliste. C’est un des beaux portraits de ce Salon, où il y en a beaucoup.

Portraits et paysages, on peut dire qu’ici presque tout le monde fait des uns et des autres, mêlant le plus souvent les uns aux autres. M. Carolus Duran compte parmi les rares exceptions. Tous ses portraits, brillamment enlevés, gardent le fond traditionnel, le fond neutre ou de tenture. Presque seul il ne fait aucune part, ni au paysage, ni au mobilier dans l’explication de ses figures. Il s’en fie, pour leur donner la vie, à son extraordinaire virtuosité, au don unique qu’il possède de les vêtir d’étoffes souples et chatoyantes dont l’éclat, se mariant à l’éclat des carnations fraîches et roses, compose, à distance, un assemblage de tons toujours agréable. Cette année, nous avons le bouquet gris, dans le Portrait de Mme la comtesse de C.., d’une harmonie très distinguée ; le bouquet lilas clair dans celui de Miss D.., le bouquet rouge somptueux et éclatant, grenat et groseille, dans le portrait en pied de Mme A.., d’une allure très particulière et très caractérisée. Au point de vue physionomique, c’est toujours et naturellement dans les portraits de ceux qu’il fréquente et connaît bien, dans les portraits d’artistes et d’amis que réussit le mieux M. Carolus Duran. Son Portrait de M. J.-J. Henner, d’une exécution si libre et d’une expression si ressentie, se placera, dans l’avenir, à côté du Portrait de M. Français. M. Besnard est aussi ou semble être un improvisateur ; or, il faut reconnaître que, dans le portrait, lorsque la brosse est maniée hardiment et librement par un bon peintre, doublé d’un bon dessinateur, cette façon de faire, rapide et vivante, donne souvent des surprises charmantes. Les choses inachevées, dans leur aspiration troublée et incertaine vers la vie, ont toujours quelque chose qui nous émeut et nous touche plus aisément. L’imagination du spectateur, aussi bien que celle même de l’artiste, n’est-elle pas toujours disposée à les compléter par le rêve, et à leur supposer la possibilité d’une extrême perfection ? Mais pour se livrer sans danger à de pareils exercices, il faut être sûr de son œil et de sa main. C’est le cas de M. Besnard, lorsqu’il se souvient de ses premières études et lorsqu’il ne se livre pas à des recherches trop excentriques d’illuminations artificielles. On retrouve alors en lui le dessinateur précis et délicat, le coloriste souple et savoureux, le physionomiste vif et pénétrant. Il a cette année, dans cette manière libre et vivante, deux bons portraits de femmes, celui de Mme R. M., en noir, sur un fond de tenture, celui de Mme L. P., en clair, dans un panneau cintré ; mais le plus joli morceau de son exposition nous semble être celui qu’il intitule le Sourire, une mère avec deux fillettes. Les attitudes sont naturelles, les visages honnêtes, jeunes et francs, les physionomies pures et charmantes ; c’est, du reste, dans l’expression vive des visages mutins ou naïfs d’enfans que M. Besnard réussit le mieux depuis quelques années.

Français ou étrangers, presque tous les portraitistes du Champ de Mars visent à cette expression libre et sommaire de la personnalité humaine, dans une attitude familière et vive, sous un effet de lumière particulier qui accentue le mouvement, la silhouette ou l’expression. Le portrait classique n’y est plus guère pratiqué que par M. Gervex, dont la plupart des œuvres restent aussi à l’état de préparations, mais de préparations distinguées et d’une coloration charmante, par M. Rixens, dont l’exécution devient plus souple et plus brillante (Portrait de M. Benoist, ancien président de la chambre des avoués), par M. Courtois, avec ses figures, de petite dimension, d’un style un peu mince, mais toujours soigné, délicat, distingué (Portraits de Mlle Bartet, de M. Freiwald), par M. Weerts, avec sa nombreuse collection de figurines minutieusement analysées (Portraits du général baron de Launay, de M. Paul Didère, etc.), par MM. Sain, Parrot, Desboutin, etc. Il y a des recherches heureuses d’éclairage plus accidenté dans le bon Portrait de Mme B.-L… par M. Emile Bastien-Lepage. Quant aux étrangers, c’est en masse et avec une ardeur d’innovation dont le sentiment de la forme et le respect de la vérité ont plus d’une fois à souffrir, qu’ils se livrent à la recherche des gestes inattendus et des illuminations violentes ou bizarres, en des improvisations de brosse quelquefois heureuses et souvent téméraires. Parmi les plus inégaux, mais les plus curieux, se distingue toujours M. Zorn, quelquefois incompréhensible, mais fort amusant lorsque se débrouillent suffisamment ses figures sous des averses de touches tortillées et coulantes. Son Portrait de Mme H… et même celui de M. H… sont d’une belle et franche tournure, son étude de plusieurs personnes En omnibus montre, en cet artiste singulier, un observateur savant de toutes les lueurs, lueurs de physionomies humaines aussi bien que lueurs de soleil, étoffes et vitrages. A côté de M. Zorn, M. Whistler, qui fut considéré autrefois comme un révolutionnaire, est un peintre tout à fait classique. Il est de fait que son beau Portrait de lady Meux (Harmonie en gris et rose, comme il l’intitule suivant ses habitudes de classifications coloristes), est une des œuvres à la fois les plus correctes et les plus complètes du Salon. Une jeune femme, en robe grise, avec corsage et volans roses, debout, coiffée d’un large et lourd chapeau qui projette une grande ombre sur son visage, avec de grands yeux noirs et veloutés rayonnant doucement dans cette ombre ; c’est tout à fait anglais d’allure et d’harmonie, avec un sentiment très anglais aussi des vibrations harmonieuses et rares des colorations et qui nous fait penser aux chefs-d’œuvre les plus célèbres de l’école. M. Whistler pousse évidemment la recherche des raretés harmoniques jusqu’à l’extrême subtilité, et quelques-unes des études qu’il nous montre restent lettres closes pour la majorité du public, mais quand il dit bien ce qu’il veut dire, ce qui est extrêmement difficile, parce que cela est toujours rare et subtil, il est exquis. C’est ce qui lui arrive dans une délicieuse étude de mer qu’il appelle Gris et Vert, l’Océan. Un autre Anglais de premier mérite et que nous avons fort admiré en 1889, M. Burne-Jones, ne nous envoie pas malheureusement de grande pièce ; mais dans la série d’études qu’il expose, et dont plusieurs sont des têtes d’après nature, on reconnaît à la fois toute la distinction poétique de son esprit et sa parenté intime avec les plus délicieux maîtres de la renaissance italienne.

Si M. Whistler devient un classique, M. Stevens le devient bien plus encore. Comme d’habitude, il nous apporte un lot complet de ses œuvres, nouvelles et anciennes, et il met une sorte de coquetterie fort légitime à nous montrer qu’il est, en réalité, l’un des pères de la jeune école et qu’il a su depuis longtemps, avec la vigueur flamande, placer des femmes modernes dans des vêtemens modernes. La Virtuose, le Bain, la Musicienne, la Lettre de faire part, sont pour nous de vieilles connaissances, dont le costume seul a vieilli, que nous avons grand plaisir à retrouver. Dans son récent Portrait de Mme W. R.., M. Stevens montre qu’il possède encore, à un degré rare, le sentiment des harmonies délicates entre les toilettes élégantes, les fines carnations, les ameublemens de choix. De plus, M. Stevens a donné à la France un fils, M. Léopold Stevens, qui semble avoir hérité les dons pittoresques de toute la famille, et dont plusieurs études en Bretagne (la Petite fille à la paille) sont traitées avec une vérité et une recherche déjà remarquables. La plupart des autres peintres de portraits ou de genre, venant de l’étranger, sont également connus ; c’est, pour les portraits, les Américains, M. Sargent, avec une étude espagnole, la Carmencita, et Mme Lee-Robbins, avec son propre portrait, tous deux, on le sait, fortement influencés par M. Carolus Duran ; les Italiens, M. Boldini, avec deux portraits, une dame et une petite fille, dans cette manière incisive, minaudière, provocante, qui lui est propre, et M. Tofano avec deux œuvres moins voyantes, mais intéressantes, Portraits de Mme J. S… et de Mlle C ; le Suédois, M. Edelfelt ; les Suissesses, Mlles Breslau et Roederstein ; pour les scènes de genre populaire, M. Kuehl, de Munich, M. Liebermann, de Berlin, M. Israels, de Hollande, qui, cette année, changeant sa manière sombre et triste, devenue un peu confuse et lourde en ces derniers temps, nous donne dans ses Soins maternels un échantillon gai et clair de son observation si juste et si sensible ; M. Melchers, des États-Unis, avec ses Mariés et son Dimanche des Rameaux ; M. Gronvöld, de Norvège, avec une remarquable étude de paysan, le Pain quotidien, etc.

Un grand nombre des peintres précédens, français ou étrangers, joignent à leurs portraits ou leurs études d’intérieurs, des études de paysage. Ici, en effet, autant et plus encore qu’aux Champs-Elysées, la pensée de la campagne, du plein air, des jeux de la lumière et de l’ombre domine toutes les imaginations. Seulement, tandis qu’aux Champs-Elysées nous avons pu remarquer dans cette catégorie un certain nombre d’œuvres importantes, étudiées à fond, poussées à bout, ici nous ne trouvons, en général, que des collections d’études rapides ou inachevées, de préparations plutôt que de réalisations, de promesses plutôt que de résultats. Il faut faire exception pour certaines petites toiles où M. Billotte étudie toujours, avec plus de précision et le même sens poétique, la banlieue de Paris ; où M. Boudin, passant du nord au midi, de l’océan à la Méditerranée, apporte, dans ses marines de la côte de Nice, son goût si net et si vif des fins accens de couleur ; où M. Courant montre de nouveau sa connaissance de la mer normande, et pour quelques autres de MM. Iwill, Costeau, Binet, où l’on remarque une analyse très délicate des effets lumineux. En général, même chez MM. Martin, Montenard, Barau, Damoye, il y a tendance à traiter le paysage en décor, et par grandes taches. Quelques autres cèdent même à des influences plus fâcheuses, ils s’abandonnent à l’imitation des procédés conventionnels que des artistes bien doués peut-être, mais pour lesquels l’observation de la nature n’est qu’un prétexte et non un moyen, MM. Monnet et Sisley, ont récemment mis à la mode. Ces procédés sont, assurément, d’une transmission facile, mais ils suppriment chez l’artiste la sincérité, l’émotion personnelle, la peine et le plaisir de la recherche.

Il serait fâcheux de voir tomber dans ce traquenard de jeunes peintres, dont la brosse est encore pesante et embarrassée, mais qui regardent les choses avec une conscience visible, même dans leurs maladresses, tels que MM. Lebourg, Le Camus, Lepère. Ces artistes sont évidemment séduits par la liberté puissante avec laquelle certains étrangers, notamment M. Baertsoen, dans sa Ville flamande, le soir, et M. Thaulow, dans ses études de Norvège, traitent le paysage d’après nature, mais cette liberté ne s’acquiert qu’au prix d’études lentes, indépendantes, patientes, et nous nous souvenons des premières apparitions à nos Salons de MM. Baertsoen et Thaulow où l’on voyait en eux des travailleurs attentifs. La moralité qu’il y a, en somme, à tirer d’une promenade au Champ de Mars aussi bien que d’une promenade aux Champs-Elysées, c’est que l’avenir appartiendra, comme le passé leur appartint, aux peintres qui ne dédaignent pas d’apprendre avant tout leur métier, et que dans la crise que traverse notre école, crise dont le plus grand nombre commence à comprendre les dangers, le salut ne peut être cherché que là où les peintres de tout temps l’ont toujours trouvé, dans une étude plus consciencieuse de la vérité foncière des êtres et des choses, dans une étude plus approfondie de leur organisme aussi bien que de leurs apparences. Cela s’appelait autrefois l’étude du dessin ; appelons-le, si vous le voulez, l’étude de la nature, mais reconnaissons une bonne lois que, hors de cette étude continue et attentive, il n’y a, pour tous les artistes, même pour les peintres, que confusion, efforts inutiles et impuissance.


GEORGE LAFENESTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.