M. Ardant frères (p. 71-76).

II

Trois siècles ont apporté, dans les relations commerciales des divers peuples qui couvrent notre hémisphère, un changement remarquable ; ce n’est plus guère en conquérants avides que les occidentaux se précipitent sur l’Orient, et, sauf les guerres amenées par les violations du droit des gens, qui diminuent chaque jour, il s’établit entre nous et les indigènes plus de confiance, si ce n’est pas encore plus d’affection. Qu’un navire français paraisse sur ces côtes lointaines, il ne sera plus insolemment visité, capturé ; les divers pavillons y sont connus, et par suite, les nationaux qu’ils déposent y trouvent plus de sécurité. Les traités d’alliance qui se forment entre les divers monarques de l’Europe et de l’Asie, les expéditions glorieuses et fécondes de ces deux dernières années ont imprimé un effroi salutaire, sans blesser par les cruautés et les dilapidations d’une autre époque. À côté des anciens missionnaires, marchaient des oiseaux pillards, prêts à dévorer la semence qu’ils répandaient à la sueur de leur front. Le blasphème étouffait la piété naissante, et la charité, prêchée par eux, expirait, sous la compression d’une avarice ambitieuse. Il n’en est plus aujourd’hui de même. Le commerce européen n’est point un oiseau de proie qui fond sur la propriété d’autrui et l’enlève contre toute justice, malgré les oppositions les plus naturelles. La terreur ne précède pas nos vaisseaux dans leur vol rapide, et quand on ne craint plus, on est bien près d’aimer. Tel a été le résultat des voyages fréquents faits depuis quelques années, voyages que le perfectionnement de la marine et la connaissance certaine des routes océaniques ont rendus moins longs et moins périlleux.

Et ce n’est pas tout encore : une entreprise gigantesque vient de naître sous le patronage de M. Ferdinand de Lesseps, également féconde pour le christianisme, la civilisation et le commerce ; je veux parler de l’isthme de Suez.

Ainsi que vous le savez, la grande péninsule africaine est séparée de l’Asie par une langue de terre fort étroite dont la longueur égale environ trente lieues ; située entre la Méditerranée et le golfe Arabique, elle a jusqu’à ce jour forcé les vaisseaux qui se rendent aux Indes à contourner l’Afrique, et, par la difficulté de l’entreprise, arrêté d’une façon déplorable la propagation de la foi et des mœurs européennes. Péluse et Suez sont situés à ses deux extrémités. La nature même des lieux semble prouver qu’elle fut providentiellement destinée à unir les deux mers, puisqu’elle forme une dépression sensible dans toute sa longueur. Il est même probable que, dans les temps primitifs, la mer couvrait la vallée ; car les lacs y sont nombreux et assez étendus. C’était autrefois la terre de Gessen ou des pâturages, donnée aux enfants de Jacob par l’un des Pharaons. La nécessité de percer en cet endroit un vaste canal remonte bien haut dans l’antiquité. Abraham l’avait entrepris, suivant la tradition arabe, puis Sésostris ; continué par Psamméticus et Darius-le-Grand, il fut enfin abandonné et reprit son état primitif.

Sur un mémoire adressé en 1854 par M. Ferdinand de Lesseps au vice-roi, Saïd-Pacha, celui-ci donna, le 30 novembre un firman qui l’autorise à constituer une compagnie formée de capitalistes de toutes les nations, ayant pour objet le percement de l’isthme. L’œuvre touche à sa fin.

Tout en nous félicitant pour le monde entier des avantages qu’en retirera la navigation, nous ne pouvons nous empêcher de songer surtout au catholicisme, désormais à l’abri de l’injure des peuples barbares, que contiendront sans doute l’apparition fréquente de nos vaisseaux et la facilité pour l’Europe de venger les outrages faits à ses enfants. Je suis loin de douter du dévouement physique des membres de notre clergé, toujours prêt au sacrifice ; mais plus ils seront tranquilles, moins ils auront à lutter contre les mille persécutions qui entraveraient leurs travaux plus aussi feront-ils de progrès rapides et sûrs dans, leur sainte entreprise.

Tout, du reste, de nos jours, semble favoriser, dans un prochain avenir, cette communication des peuples, facile et désormais plus généreuse. La paix avec la Chine, dont les troupes impériales combattent avec nous les rebelles, nos ennemis communs, la liberté du culte accordée aux sujets de la France et de l’Angleterre, le christianisme favorisé par un prince, régent du Katay et tout puissant sur l’esprit du jeune empereur, telles sont nos garanties pour les efforts de la mission future dans l’Empire Céleste. Quant aux nations de l’extrême Orient, n’avons-nous pas vu, dans la capitale du monde civilisé, les fiers Japonais et les ambassadeurs du roi de Siam se prosterner devant l’homme politique et chrétien qui nous gouverne, devant le fils aîné de l’Église catholique, apostolique et romaine. Jamais, en aucun temps, l’idolâtrie ne s’est avec tant d’éclat inclinée devant les puissances chrétiennes, et le Dieu dont la main l’a conduite veut sans doute, dans ses desseins profondément mystérieux, abréger le temps de son ignorance du vrai et de son abaissement devant les idoles. Quant à moi, jeunes lecteurs, je trouve là des signes réels de la sollicitude divine pour ces peuples innombrables, victimes de la faute première, qui cheminent dans les ténèbres de l’ignorance et de la mort ! Les voies de Dieu sont secrètes, mais n’est-il pas permis de croire que le temps est venu de l’éternelle réconciliation pour ces infortunés, abandonnés, depuis tant de siècles, aux plus monstrueuses erreurs ? Oui, la justice et la foi se donneront en Jésus-Christ le baiser de paix.

Laissons un instant de côté les distances et les intérêts du commerce et la protection des souverains ; en dehors de tous ces moyens, il y a la curiosité ardente de la science, dont les yeux, déjà fatigués en Occident, cherchent un monde nouveau, que l’Orient peut seul leur offrir. Nous avons surpris, grâce aux missionnaires, les secrets de leur industrie, de leurs arts ; mais cette nature si différente de la nôtre, si vivace, si colorée des rayons du soleil, n’éveillera-t-elle pas l’attention de nos infatigables explorateurs ? Et si la France, l’Italie, l’Espagne, l’Autriche, éminemment catholiques, lancent leurs vaisseaux dans ces parages, trop longtemps délaissés par elles à l’esprit mercantile des sectes prétendues réformées, nous pouvons être certains que les comptoirs feront place à l’autel, et les ventes à l’encan cesseront devant la croix romaine.

Il est douloureux, en effet, de songer que les contrées les plus riches du monde, celles que Dieu semblait avoir bénies de préférence, sont livrées à quelques trafiquants qui en expriment le suc sans jamais s’occuper de la destinée future des populations qu’ils écrasent !

Du contact incessant d’une civilisation, encore dans toute sa vigueur, et de ces splendeurs déchues qui, depuis des siècles, se traînent dans la même voie, sans rien perfectionner, naîtra une fusion que l’intérêt des échanges ne saurait maintenir, que la guerre romprait sous le plus léger prétexte. Il n’est de vrai ciment entre les nations, quelles qu’elles soient, que la similitude de religion ; et dans le courant où nous sommes entraînés, dans le désir de l’Europe et de l’Asie d’arriver à une étroite union, il faut nous faire apostats ou répandre les bienfaits de l’Évangile. Je sais bien que nul de nous n’hésiterait dans son choix ; mais, je le sais aussi, le principe religieux est le seul lien puissant qui résiste à la diversité des mœurs, des caractères et des intérêts.

Je l’avoue, en présence des derniers événements, lorsque je considère la prédominance de l’Europe sur l’Orient, prédominance reconnue par lui, j’ai le ferme espoir que Dieu aidant, et avec le concours des puissances catholiques, la croix pénétrera partout en triomphant des orages, et s’y implantera d’une manière stable à jamais. Lors même que nos souverains n’auraient en vue qu’un intérêt matériel, ils devraient commencer par s’attacher les peuples ; et quel est le meilleur moyen, si ce n’est de répandre parmi eux la religion douce par excellence, qui convient seule à l’humanité et tend à réunir dans une même croyance et un même amour les éléments divers de la grande famille ?

Qu’ils fassent un appel, qu’ils ouvrent la route de l’Asie au zèle des Prêtres Romains, et leur voix sera entendue, et vous verrez surgir de toutes parts une phalange résolue, éclairée ; la science orientale a fait un pas immense ; aucun idiôme ne nous échappe, nulle histoire ne nous est inconnue, et les monuments mêmes de leurs religions encombrent nos livres et souvent nos musées. La persuasion est, de toutes les armes, la plus décisive ; de toutes les victoires, la plus durable, en ce qu’elle est la moins sanglante. Plus que jamais l’entreprise est belle et facile ; oh ! si les missionnaires japonais avaient eu en 1797 les garanties protectrices de nos jours !


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