M. Ardant frères (p. 11-21).

II

Bien des années se sont écoulées ; l’affreux souvenir de la persécution la plus sanglante sur laquelle ait à pleurer l’Église ne s’est point effacé encore.

Par une froide journée du mois de mars 1542, un homme de trente-cinq ans à peine, vêtu du costume que saint Ignace de Loyola venait récemment de faire prendre à ses disciples, un homme traversait les rues presque solitaires de Lisbonne. Ses traits noble et purs, respirant l’onction sainte, ont je ne sais quelle expression ardente à la fois et résignée que donnent seuls le sacrifice et la vertu.

Où va-t-il ?

À ses côtés, un prêtre du même ordre, plus âgé sans doute, si nous en jugeons par sa démarche lente et difficile. Celui-ci se nomme Rodriguez.

Un silence éloquent règne entre eux : on devinerait sans peine qu’une séparation se prépare, longue, éternelle peut-être.

Ils touchent au rivage, l’heure des adieux a sonné, le navire se balance mollement dans le port, et les deux amis s’embrassent comme s’ils ne devaient plus se revoir ; et, tandis que le jeune jésuite descend dans la chaloupe qui doit le conduire à bord, le vieillard essuie une larme furtive du revers de sa main, et n’ose pas se retourner de peur de pleurer encore.

Où va-t-il ? Il ne reviendra pas.

Il était né le 7 avril 1506 dans un château, voisin de Pampelune, au royaume de Navarre. Dom Jean de Jasso, son père, était conseiller d’état et très estimé du roi Jean d’Albret. Tandis que ses frères courent après la gloire des camps, lui cherche, dans les sciences, les mystères de la nature et de la sagesse humaine ; mais Dieu n’a point encore parlé à son cœur.

Nous le retrouvons à Paris, au moment où les doctrines de Luther se répandaient au sein de l’université dont il faisait partie. Professeur au collège de Beauvais, il loge à Sainte-Barbe et rencontre Ignace de Loyola, qui n’eut pas de peine à sauver de l’erreur une âme naturellement droite, un esprit que les novateurs avaient pu séduire sans le corrompre.

Quel sera cet homme ? l’apôtre des Indes et du Japon, l’Évangéliste des contrées barbares de l’extrême Asie, le plus fécond ouvrier de la vigne du Seigneur : François Xavier.

Ne trouvez-vous pas que ce serait une folle entreprise, si elle n’était divine et providentielle, que celle-là ? Voici un homme à qui tout doit sourire, héritier d’un des noms les plus illustres, favorisé par la richesse, joignant à des talents naturels une solide instruction, estimé des savants qui peut prétendre aux dignités les plus enviables… Il quitte tout, prend son Évangile et s’en va dans des contrées lointaines, visiter des peuples inconnus, dont l’existence est à peine affirmée, au milieu de tous les périls, bravant la fatigue, l’Océan et la faim, pour sauver des âmes qui lui sont étrangères, et ramener au bonheur éternel, à l’unique bonheur, des hommes qui seront peut-être ses meurtriers. Si un acte semblable n’est pas d’un saint, certes il est d’un fou.

Xavier remplaçait Bobadilla, qui venait de tomber dangereusement malade, et dut partir seul, le Père Rodriguez étant retenu par Jean III à la cour de Portugal.

La science de la navigation n’avait pas encore atteint la perfection dont elle jouit aujourd’hui. La mer, loin d’être une plaine liquide, dont la carte peut marquer les écueils, les courants et les latitudes, de même que nos mappemondes précisent les montagnes et les fleuves, était comme un désert immense sans aucun point d’arrêt ni oasis déterminé. La marche des vaisseaux, soumise le plus souvent aux variations des brises, avait quelque chose d’incertain, et les voyages déjà périlleux ne pouvaient s’astreindre à une durée fixe.

Telles sont les conditions dans lesquelles s’embarqua Xavier. Au moment où les rois et les peuples couraient après les gisements d’or des contrées australes, il va, lui, à une conquête plus précieuse ; car, dans ces régions que la civilisation a visitées déjà, le principe de toute civilisation, le christianisme, est inconnu. Après une traversée longue et périlleuse, on arrive à Goa, principal comptoir des Portugais ; et dès son arrivée, François, légat apostolique, unit ses efforts à l’évêque de ce gouvernement pour introduire la réforme parmi les infidèles et convertir à notre foi les indigènes encore plongés dans l’erreur.

À peu près à cette époque, partaient de l’île de Célèbes, située à l’est de Bornéo, dans l’Océanie, trois marchands mûs sans doute par des sentiments moins purs. L’histoire nous a conservé leurs noms. C’étaient Antoine Mota, François Zeimot et Antoine Pexot, qui se dirigeaient vers la Chine pour échanger leurs produits. Le voyage fut heureux d’abord ; mais à la hauteur des Philippines, un orage éclata, et, durant plusieurs jours, il fut impossible aux pilotes de gouverner, aux capitaines de se reconnaître dans des parages inexplorés jusqu’à ce jour. Enfin, après des souffrances inouïes, des alternatives sans nombre de crainte et d’espérance, on vint atterrir vers la pointe méridionale de Kiu-Siu. C’était le Japon, dont les longues côtes s’étendaient au loin vers le nord.

La ville de Kangoxuma, province de Saxuma, recueillit les malheureux naufragés. Vous dirai-je leur étonnement au milieu de ces peuples dont les agglomérations dépassent, effraient l’imagination des Européens ? Les cités ne sont que des fourmilières immenses dans lesquelles s’agitent les travailleurs par myriades, et vous trouveriez plus facilement des centres de cent mille habitants que des villes aussi modestes que les nôtres.

Or, voyez les desseins de la Providence. La tempête qui si violemment avait jeté loin de leur route nos trois voyageurs et détruit leurs premiers projets, allait faire servir à sa glorification et au bonheur de peuplades lointaines ce qu’ils considéraient comme la plus grande infortune.

Alors vivait à Kangoxuma un homme dont les vices égalaient les richesses. Aucune basse passion ne lui était inconnue ; il n’était pas de vice dont il n’eût fait l’essai, ni de crime que n’eussent osé ses mains. Puissant par sa fortune, favorisé du roi, dont les mœurs étaient au moins aussi déréglées que les siennes, il jetait dans les familles le déshonneur et l’effroi, au sein du peuple une haine qui, pour être sourde, n’était ni moins profonde ni moins vivace. Que de fois le remords visita sa couche et fit asseoir à son chevet l’insomnie impitoyable et lugubre ; que de fois, dans les longues orgies royales, il vit se dresser les spectres sanglants et pâles de ses victimes ! Chaque jour, en sortant d’un sommeil agité, plus horrible cent fois que la veille, il se promettait de s’arrêter dans la voie maudite suivie trop longtemps ; mais, qui ne le sait, l’habitude est le rocher de Sisyphe, que nous nous efforçons de porter au sommet de la montagne pour le voir retomber sur nous plus implacable et plus lourd.

Entouré de bonzes ou prêtres plus vicieux que lui, intéressés d’ailleurs à prolonger le temps de ses désordres, Anger, c’était son nom, remettait d’un jour à l’autre le changement de sa conduite. Et son cœur s’endurcissait et ses forces languissantes ne pouvaient plus servir ses passions.

En apprenant l’arrivée des gens d’un autre monde, que l’étonnement du peuple avait grandis de tous les rêves de la superstition, le Japonais résolut d’en appeler à leur sagesse et vint les trouver, rempli de confiance.

Mais que pouvaient trois marchands, plus occupés, quoique chrétiens, de leur commerce que de missions religieuses, en face d’une âme aussi malade que celle d’Anger ? Ils avouèrent humblement leur faiblesse et crurent devoir lui donner le conseil de s’adresser à un prêtre de leur religion. L’empire, tout adonné à l’idolâtrie, n’en possédait aucun le christianisme y était inconnu et les cultes de Sinto et de Boudha se partageaient les croyants.

Il retourna donc dans son palais sans consolation, sans espoir de voir jamais s’adoucir ses cuisants regrets. Cependant la renommée du célèbre missionnaire François Xavier commençait à se répandre. La traversée avait été heureuse, le courageux enfant de la société de Jésus, arrêté dans la presqu’île de Malacca par ses travaux évangéliques, voyait fructifier sa parole et son nom se répandre en Orient. Le voisinage des Célèbes et de la partie méridionale de l’Indo-Chine avait permis aux marchands portugais d’apprendre les merveilles opérées par le saint homme, et, comme ils se disposaient à regagner Bornéo, on proposa au seigneur japonais d’être du voyage et d’aller consulter le savant docteur.

Mais elle est longue et périlleuse la route de Kiu-Siu à Malacca. Huit cents lieues environ au milieu d’archipels dont les îles innombrables, désertes pour la plupart, peuplées d’habitants sauvages sur une mer dont le ressac est excité sans cesse par le voisinage des terres et le peu de largeur des canaux ! Anger eut peur ; son heure n’était pas venue.

Il reprit le cours de ses folies et les couronna par un meurtre. C’était un caractère emporté, vindicatif, ne pouvant souffrir aucune domination, et, violent sans être cruel, il obéissait toujours à l’impression du moment. Un seigneur de ses amis, jaloux sans doute de la faveur dont il jouissait à la cour, le desservit auprès du roi. À cette nouvelle, qui lui fut fidèlement rapportée, car il en est au Japon comme en Europe, à cette nouvelle, sa fureur ne connaît pas de bornes. Il profite d’une nuit sombre, sans étoiles, comme en ont beaucoup les climats septentrionaux, attend son rival et le perce de plusieurs coups mortels.

Suivant les lois du pays, en sa qualité d’homme noble, il eût été obligé de se fendre le ventre. C’était la mort et le déshonneur, Dieu, qui ne veut pas la mort du pécheur, en avait autrement décidé. Anger fut assez heureux pour gagner le rivage et, trouvant un navire en partance pour Malacca, il prit la mer. Malgré la longueur du trajet et le crime récent dont il s’était rendu coupable, il lui sembla que le remords était moins tyrannique, et dans son cœur s’éveillaient de vagues espérances.

Ce fut en 1546 qu’il y arriva. Un historien a fait remarquer une coïncidence qui prouve une fois de plus combien les événements sont subordonnés à une volonté suprême. En même temps qu’allait naître à la foi l’homme qui devait porter la lumière dans un vaste Empire, à l’autre extrémité du même hémisphère mourait Luther, le désorganisateur de notre société religieuse.

La persévérance d’Anger fut mise à une rude épreuve. L’homme de Dieu venait de partir pour l’Océanie et visitait les Moluques. Sans se décourager, il résolut d’aller à sa rencontre ; mais au milieu des îles dangereuses et voisines de l’Équateur, son navire fut ballotté par les orages, jeté d’île en île, sans pouvoir reprendre une route directe, et cela dura plus d’une année entière ; il y perdit trois de ses serviteurs. Fatigué de cette vie errante, las de tant d’infructueux efforts, Anger résolut de regagner Kiu-Siu, sa patrie, où il pouvait espérer que son crime serait oublié ou pourrait se racheter à prix d’or. Le vent le porta enfin à Singapour, où il apprit que François Xavier avait abordé quelques jours avant.

Je n’ai pas à vous décrire la joie du seigneur japonais ; il venait enfin d’atteindre son but, il allait entendre cet homme dont l’Orient célébrait la sagesse et la vertu, et trouver peut-être dans ses conseils l’oubli d’un passé honteux et sanglant. Il se rendit auprès de lui dans l’église Notre-Dame, assure le saint lui-même. Aux paroles douces et graves de l’Apôtre, le cœur d’Anger se fondit insensiblement ; en écoutant les merveilles de notre religion, il lui sembla qu’un bandeau tombait de ses yeux, et que, pour la première fois il faisait soleil dans son cœur.

Mais il y avait là quelqu’un de plus heureux encore. François venait d’entrevoir la possibilité de ramener à Dieu des millions d’idolâtres, et de planter aux confins du globe la croix d’un maître bien-aimé. Aussi avec quelle onction ne parla-t-il pas au pauvre coupable, que d’affection dans les enseignements qu’il donnait à son disciple adoptif ! Il ne voulut laisser à personne le soin de l’instruire, se le réservant tout entier, pour diriger cet esprit superbe et le préparer suivant les vues déjà manifestes pour lui de la Providence.

Cependant il était difficile à Xavier de prolonger longtemps son séjour dans le même lieu. Sa renommée comme savant et homme vertueux, franchissant les distances, était universelle, et il n’y avait pas dans l’archipel de l’océan Indien et de la mer Pacifique d’île qui le connût sans désirer son arrivée. Plusieurs lettres lui étaient arrivées successivement des côtes de la Pêcherie : l’œuvre qu’il avait commencée réclamant sa présence, il dut s’arracher à son affection paternelle pour Anger et reprendre son apostolat. On sait que l’humilité fut une de ses vertus les plus précieuses : malgré le titre et les pouvoirs dont il avait été investi par le Saint-Siège, il ne voulut jamais rien entreprendre sans le conseil et l’autorisation de Jean d’Albuquerque, évêque de Goa, religieux franciscain, dont le zèle pour la propagation de la foi ne se démentit jamais. Ce fut entre ses mains qu’il remit le néophyte, alors âgé de quarante ans, et les deux serviteurs qui avaient suivi l’exemple de leur maître.

Ce fut une belle et touchante cérémonie que le baptême de ces trois hommes, venus de près de douze cents lieues, à travers tous les dangers de l’Océan, au mépris des tempêtes, conduits par cette main qui poussa les Mages vers l’étable de Bethléem et terrassait saint Paul sur le chemin de Damas. Nous autres, Européens, favorisés les premiers du don de la vraie foi, nous comprenons avec trop peu d’enthousiasme les triomphes de l’Évangile. Le souvenir sublime des martyrs de l’Empire romain s’est affaibli sensiblement, et l’indifférence aveugle chasse peu à peu l’admiration qu’ils doivent nous inspirer.

Mais transportez-vous avec moi, par la pensée, dans un royaume dont trois mille lieues nous séparent, sur cette côte de Malabar, si féconde en héroïsme religieux, arrêtons-nous à Goa, une ruine aujourd’hui, mais une grande et forte ville, un port florissant, au temps où se passe notre histoire, à Goa, cité chrétienne, fille de Rome, d’où sont partis les rayons qui ont dissipé les ténèbres de l’idolâtrie au sein des Empires les plus peuplés, les mieux civilisés du monde, où chacune de nos monarchies ne vaudrait pas une province. Et dans ce séminaire lointain de saint Paul ou de la foi d’où sortent les valeureux athlètes de nos saintes croyançes, voyez ces trois hommes à genoux, le maître et les serviteurs, puissants chez eux, s’humiliant au nom du Christ, Dieu qui renverse leurs dieux, condamne leurs passions et leur promet des tortures pour récompense sur la terre… Puis, dans sa placidité vénérable, mais le cœur tressaillant de joie, Jean l’archevêque, il ne se souvient plus de son nom dans le monde, versant l’eau régénératrice sur la tête de ces hommes qui vont être des chrétiens ; autour d’eux une assemblée nombreuse et recueillie, qui n’attend qu’un instant pour les presser contre leur cœur et les nommer leurs frères. Quel tableau !

Anger prit, en souvenir de l’édifice où il avait été baptisé, le double nom de Paul de la Foi. Nous allons à ce sujet transcrire une lettre de saint François Xavier à son supérieur, saint Ignace de Loyola, à Rome ; elle est datée du 14 janvier 1549.

« Paul de Sainte-Foi, dit-il, vous envoie une assez longue lettre. En huit mois, il a bien appris à lire, à écrire et à parler portugais. Je suis décidé à aller tout droit trouver l’Empereur du Japon, à me présenter ensuite au milieu de leurs académies, de leurs universités, où j’espère faire triompher l’Évangile. Une fois que je me serai fixé au milieu de ce peuple, je vous instruirai de ses mœurs, de sa littérature, de sa religion, de son gouvernement. Je ferai plus : je donnerai tous ces détails à l’université de Paris, afin qu’elle les communique à toutes les universités de l’Europe. On compte treize cents lieues d’ici au Japon ; il faut passer par le détroit de Malacca, doubler le cap, longer les côtes de la Chine. Les périls de ces mers sont tels que nos marins s’estiment heureux si, de trois navires, ils en sauvent un ; cependant ils ne font sur moi d’autre effet que de m’animer davantage, tant la perspective est belle. »

Cette résolution, annoncée avec la simplicité des premiers apôtres, demanda de longs préparatifs. Le temps resta contraire, et ce ne fut que le 24 juin 1549 que l’on put mettre à la voile. Le missionnaire français était accompagné des trois Japonais et des Pères de Torrez et Juan Fernandez. Le voyage fut heureux ; on arriva le 15 août, jour de l’Assomption, à Kangoxuma. « Voici, mes frères, dit Xavier en souriant, un heureux présage. La sainte Vierge nous protègera. »

Les Japonais, au dire de l’apôtre, qui passa au milieu d’eux près de trois ans, sont un peuple industrieux, brave, honnête et poli ; d’autres relations nous ont appris plus tard que, de tous les Orientaux, ils étaient les plus sympathiques à la civilisation européenne. Aussi les voyageurs reçurent-ils, tant des parents de Paul de Sainte-Foi que du gouverneur et des principaux seigneurs de Saxuma, un accueil plus que bienveillant. Le nouveau chrétien crut de son devoir de rendre une visite au roi ; elle eut les plus heureux effets, et la reine-mère demanda qu’on voulût bien lui transcrire les principaux dogmes de la religion, ce que Paul s’empressa de faire.

Nous n’avons pas à suivre Xavier dans ses travaux au Japon, quelqu’admirables qu’ils puissent être, quels que soient les fruits à en retirer. D’autres écrivains ont publié la vie du saint homme, mieux que nous ne saurions le faire. Arrivons à la persécution.


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