Les saints Louis dans l’art italien

Les saints Louis dans l’art italien
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 616-644).
LES SAINTS LOUIS
DANS L’ART ITALIEN

Vous vous souvenez, à Florence, de la chapelle des Bardi, au fond de Santa-Croce. C’est là que Giotto a peint la mort de saint François, d’une manière si simple et si souveraine qu’un peintre comme Ghirlandajo, quand il voulut reproduire la même scène, ne put que copier la composition du Maître. Il semble d’abord que la chapelle entière, jusqu’à la voûte où saint François est glorifié en compagnie de ses trois Vertus, appartienne sans partage au divin Pauvre. Mais fixez bien les quatre figures debout sur la muraille, dont le trou lumineux de la vitre fait la paroi plus sombre : au-dessus de sainte Claire et de sainte Elisabeth, deux saints français, peints aussi par Giotto, ont reçu droit de cité dans l’église florentine. L’un est saint Louis, évêque de Toulouse, imberbe et grave, tout vêtu de bure sombre, mitre, la crosse en main, et, devant ses pieds, une couronne. L’autre est saint Louis, roi de France, fermement campé comme un chevalier sous les armes, la couronne enfoncée sur les cheveux comme un casque, tenant d’une main le sceptre et de l’autre le cordon des tertiaires franciscains. Sur ses épaules est jeté un ample manteau à collet de vair, bleu et semé de larges fleurs de lys, qui luisent dans la pénombre si fièrement que la chapelle des banquiers florentins en semble armoriée aux armes de France.

Quittons un moment Florence pour nous transporter dans la ville sainte de l’Ombrie. Une fois entrés dans la basilique inférieure d’Assise, pénétrons dans la première chapelle de gauche, un réduit lumineux et frais ouvert sur la nef sépulcrale. Les murs, égayés de fresques claires, n’offrent plus aux regards le drame classique de Giotto, la tragédie chrétienne représentée par des personnages groupés dans des attitudes sévères et drapés comme des acteurs antiques. Ici nous voyons la vie de saint Martin racontée en anecdotes et jouée par de beaux jeunes gens coquettement vêtus : le dessin est fin, le modelé doux, la couleur satinée. Celui qui a caressé les teintes frêles de ces grandes miniatures et qui en a guilloché les ors est le contemporain, le rival, et à peu près le contraire de Giotto, Simone Martini de Sienne. Or, voici reparaître, au nombre des saints groupés par le maître siennois sous l’arcade qui traverse l’épaisse muraille de la basilique ancienne, les deux saints Louis, clairement désignés par une double inscription : S. Lodovicus rex ; S. Ludovicus episcopus. Le roi porte un manteau d’écarlate agrafé sur l’épaule droite ; il tient le globe et le sceptre. L’évêque est simplement vêtu en moine, la tête et les pieds nus. Tout le champ sur lequel les deux saints se détachent est d’azur semé de fleurs de lys, et le peintre n’a pas oublié de tracer au-dessus de saint Louis d’Anjou le lambel de sa Maison.

Si notre curiosité est éveillée par la surprise de ces noms français et de ces lys royaux retrouvés à Florence et à Assise, dans les sanctuaires de l’art italien le plus pur, il nous suffira d’une promenade à travers la peinture toscane du XIVe siècle pour rencontrer à chaque pas de nouveaux saints Louis tout fleurdelysés. On en découvrirait sans peine à Santa-Croce, hors de la chapelle des Bardi, si l’on examinait de près les fresques effacées ou médiocres ; en passant de l’église dans la sacristie, on verra saint Louis de Toulouse rangé parmi les élus, dans le tableau du couronnement de la Vierge, signé par « maître Giotto, » ou debout à côté du crucifix sur une fresque qui est attribuée à Nicola di Pietro Gerini. Dans le réfectoire du monastère, on distinguera, au nombre des scènes pieuses qui entourent une croix ramifiée en arbre généalogique des franciscains, saint Louis de Toulouse, vêtu en moine, et portant une mitre blanche, qui est occupé à servir des pauvres : l’œuvre est d’un bon disciple de Giotto. Simone Martini, lui aussi, a peint une seconde fois, dans l’église même d’Assise, le saint évêque vu à mi-corps, entre saint François et sainte Elisabeth, visages candides et ravis, dont la fleur nacrée semble se fondre dans la lumière de la béatitude. Toujours dans la basilique où saint François repose, une chapelle qui fait face à celle de saint Martin conserve un vitrail de dessin siennois, où les deux saints Louis rayonnent sur un fond de somptueux outremer tout constellé de lys.

Parcourez maintenant les églises de Toscane et d’Ombrie, ces musées de fresques : vous pourrez souvent y saluer au passage l’un ou l’autre des saints de France. L’évêque de Toulouse reparaît jusqu’à trois fois sur les murs du seul monastère de San-Francesco à Pistoia, et l’on couvrirait des pages d’album à noter ses représentations sur les tableaux des giottesques ou des premiers Siennois réunis dans la Galerie de Pise, à l’Académie de Sienne, ou à celle de Florence.

Ainsi les deux saints Louis, celui dont parle à tous les enfans leur premier livre d’histoire, et celui que la France a presque oublié, ont eu l’un et l’autre cette fortune singulière d’avoir leur portrait idéal peint au XIVe siècle par les deux plus grands maîtres de Florence et de Sienne ; puis, il n’y eut si pauvre église franciscaine qui ne tint à honneur de conserver l’effigie de l’un ou de l’autre, et si petit peintre de fresques ou de panneaux qui ne s’essayât à la retracer. Pourquoi donc Giotto et Simone Martini ont-ils mis tant de soin et d’amour à représenter ce roi de France ? Pourquoi retrouve-t-on partout, au cœur de l’Italie, cet évêque de Toulouse, né et mort à Brignoles ? Le second saint Louis n’a guère tenté les peintres et les sculpteurs français. On connaît deux images de lui qui furent exécutées au milieu du XIVe siècle et au commencement du XVe, l’une pour Philippe VI, l’autre pour Louis d’Orléans : c’était un tableau de l’abbaye de Bourgfontaine, dans l’Aisne, et une broderie historiée appartenant au trésor de Chartres, qui ont disparu tous deux depuis longtemps. Aujourd’hui, avec une statuette du XVe siècle et deux bas-reliefs conservés à Toulouse, auxquels on peut ajouter trois miniatures d’un livre d’heures volé à la Bibliothèque Nationale, et perdu dans la collection d’un lord anglais, on aurait épuisé la liste des représentations de saint Louis d’Anjou que peut encore offrir l’ancien art français. Comment donc l’image de ce saint s’est-elle imposée à l’art italien du XIVe siècle ?


I

Ruskin s’est arrêté longuement à Santa-Croce, dans la chapelle des Bardi, au cours d’une de ces Matinées de Florence, — Mornings in Florence, — où il promène ses compatriotes d’église en église et de siècle en siècle, en leur commentant avec une angélique longanimité le sens historique et mystique des chefs-d’œuvre, Baedeker de l’Invisible... Il a dit de nobles choses devant l’image du saint Louis de France, et très justement il a indiqué que, si le roi avait sa place dans cette église franciscaine, c’était comme saint franciscain. Pour élever les âmes de ses lecteurs à méditer avec lui par un peu de musique ancienne, il leur a traduit une page des Fioretti :

« Comment Saint Louis, roi de France, en personne, sous figure de pèlerin, alla à Pérouse visiter le saint frère Egidio... Donc, le portier vint à frère Egidio et lui dit qu’à la porte il y a un pèlerin qui le demande ; et par Dieu lui fut inspiré que c’était le roi de France. Il sortit de sa cellule et courut à la porte. Et sans autre chose demander, et sans que jamais ils se fussent vus ensemble, avec une très grande dévotion s’agenouillant, ils s’embrassèrent et se baisèrent avec autant de familiarité que si pendant longtemps ils avaient tenu grande amitié ensemble. ils ne parlaient ni l’un ni l’autre, mais se tenaient ainsi embrassés, donnant les signes d’un amour plein de charité, en silence. Et, quand ils eurent été longtemps de cette manière sans se dire une parole, ils se quittèrent, et saint Louis s’en alla à son voyage, et frère Egidio à sa cellule... »

Laissons-nous enchanter, nous aussi, par la douce « Canzone ». Que saint Louis ne soit jamais venu à Pérouse, ni d’ailleurs en Italie, et qu’il soit vain de chercher dans les « itinéraires » du roi la place des sept années pendant lesquelles il aurait disparu de son royaume, parti pour ce long pèlerinage où il rencontra frère Egidio, avons-nous besoin d’y penser ? Mais il est une question qu’on ne peut s’empêcher de poser devant le saint Louis de Giotto : est-il vrai que le roi ait porté ce cordon de Saint-François que le peintre a mis dans sa main gantée ? Sans doute le pape Paul IV a cité solennellement le roi saint Louis parmi les saints du Tiers Ordre, et l’office que récitent encore les tertiaires de tous pays répète que le saint roi embrassa la règle de la Pénitence. Les érudits franciscains donnent même la date de sa profession, qui prendrait place au retour de la croisade de Damiette, et les dévots de l’ordre allaient encore au siècle dernier vénérer à Paris, dans le couvent des Clarisses du faubourg Saint-Marcel, la robe de bure portée par Louis IX. Mais là se bornent les témoignages, et tous ils sont récens. Aucun contemporain n’a vu Louis IX vêtu de la tunique brune serrée par le cordon blanc, pas même ce comte allemand qui se moquait bruyamment à la cour de Gueldre des vêtemens modestes que portait ce « misérable papelard de roi. » Si l’on se souvient que saint Louis tint la balance égale entre les frères prêcheurs et les frères mineurs, et qu’il avait un confesseur dominicain ; si l’on veut surtout le voir tel qu’il fut, d’un sens trop ferme et d’une décision trop indépendante pour s’enrôler comme simple soldat dans une des armées de l’Église, on sera persuadé, comme les rédacteurs mêmes des Acta sanctorum, que le saint Louis roi et tertiaire n’est qu’une légende des franciscains.

Pour saint Louis d’Anjou, évêque de Toulouse, ils ont tous les droits de le compter parmi les leurs. On ne peut souscrire à leurs prétentions mal appuyées de ranger dans le Tiers Ordre la plupart des rois et des princes pendant plus de deux siècles, dans l’Europe entière. Mais les franciscains peuvent citer l’exemple authentique d’un prince royal qui entra dans le Premier Ordre de saint François. On connaît la simple et courte vie du second fils de Charles II d’Anjou, roi de Sicile. Louis passa sept ans de sa jeunesse à Barcelone, où il avait été envoyé comme otage avec deux de ses frères, à la place de son père, fait prisonnier devant le golfe de Naples dans une bataille imprudemment engagée contre la flotte des Siciliens et des Aragonais. La cour étrangère où l’enfant grandit était alors subjuguée par l’autorité mystique d’Arnauld de Villeneuve, ce personnage déconcertant qui fut à la fois un médecin très savant et un partisan fanatique des idées franciscaines les plus exaltées. Au milieu des frères mineurs, catalans ou napolitains, le jeune prince ne respirait que les joies du renoncement. Aussi lorsqu’il fut pris, pendant sa captivité, des premiers crachemens de sang, symptômes du mal qui allait bientôt l’achever, l’adolescent fit-il le vœu de quitter le siècle, pour appartenir tout entier à l’Ordre qui déjà possédait son âme. Quand la liberté lui fut rendue, la mort de son frère Charles-Martel le faisait héritier de la couronne de Sicile et de Jérusalem. Mais, fidèle à sa vocation, il renonça solennellement au trône qui l’attendait. Ordonné diacre à Naples, dans l’église des mineurs, San-Lorenzo, il prit l’habit monacal à Rome des mains de Boniface VIII. En même temps, le pape contraignit ce franciscain de vingt ans d’accepter l’évêché de Toulouse qui venait d’être vacant. Le frère Louis se soumit et alla prendre possession de son siège. Mais le fardeau de l’épiscopat pesait à ce fils de roi qui avait soif de paix et d’oubli. Il partit pour Rome dans l’intention d’obtenir que le pape l’affranchît de l’autorité spirituelle, dont il avait été investi, comme lui-même s’était affranchi de la royauté promise. C’est dans ce voyage de seconde abdication qu’il fut arrêté par la maladie à Brignoles et qu’il mourut, en demandant merci à Dieu, puisqu’il était enlevé à la terre si jeune, avant d’être assez riche de mérites pour la céleste cour.

L’exemple donné par Louis d’Anjou était éclatant, et l’on peut comprendre que les franciscains, après avoir travaillé à sa canonisation, en aient fait l’un de leurs saints les plus illustres. Pourtant, à lire sa vie telle qu’elle a été rédigée par son propre chapelain, un Italien de Trani, en Pouille, il semble que l’évêque de Toulouse ait été vraiment un étranger pour l’Italie. Il ne fait que passer à Rome et même à Naples ; les années de son adolescence appartiennent à la Catalogne, son enfance et son épiscopat à la Provence et au Languedoc. Comment donc les franciscains d’Italie ont-ils été amenés à vouer un culte spécial au saint dont Toulouse conservait la mémoire bénie, et Marseille le tombeau miraculeux ?

Tout d’abord, il faut reconnaître que saint Louis d’Anjou avait pu laisser des souvenirs de sa personne même aux communautés franciscaines de Sienne et de Florence. Le jeune évêque avait passé par la Toscane en allant vers la France, où l’attendait le troupeau confié à sa garde. Il fut logé à Sienne dans un couvent des frères mineurs et voulut, après le repas, descendre à la cuisine et laver la vaisselle. A Florence, il refusa l’appartement qu’on lui avait préparé au palais du Podestà, pour accepter une cellule au monastère de Santa-Croce ; il y fit réunir des pauvres et les servit à table. On reconnaît la scène qui fut représentée dans le réfectoire par un peintre giottesque ; lorsqu’elle avait eu lieu, Giotto avait déjà trente ans.

Les franciscains d’Italie ne se contentèrent pas de suivre saint Louis sur les routes de Toscane, à la trace lumineuse de ses exemples ; ils voulurent, puisque sa vie s’était passée presque entière au delà des Alpes, le rattacher à leur patrie par ses miracles. Les prodiges opérés par les reliques de saint Louis d’Anjou, tels qu’ils ont été reconnus par les enquêteurs, cités dans la bulle de canonisation, détaillés dans les deux récits originaux de la vie du saint, se trouvent à peu près tous localisés en Provence. Mais prenez l’un des plus fameux ouvrages de la littérature franciscaine, ce Livre des Conformités, où Bartolomeo de Pise a prolongé avec une dévotion si tendre et un pédantisme si ingénieux la comparaison du Christ et de saint François ; lisez les trois pages à deux colonnes que l’écrivain mystique a consacrées à saint Louis de Toulouse, dans le « huitième fruit » et la « huitième conformité. » Vous y verrez comment le saint français a ressuscité un enfant mort-né à Arezzo ; comment il a délivré de prison un homme de Civoctolo, près Pérouse, injustement accusé de meurtre ; comment il est apparu à un marin pisan sur le point de faire naufrage ; comment il a préservé d’une chute mortelle frère Forena, de Sienne, tandis que celui-ci réparait l’horloge de son couvent, à Montepulciano. Ainsi, à côté des miracles français officiellement proposés à l’édification de la chrétienté, il se forma toute une série de miracles italiens, dont la tradition se transmettait comme un héritage dans le groupe familial des monastères de Toscane.

Dans la suite la légende s’enhardit singulièrement. Non contente de faire paraître le saint en Italie après sa mort, pour y opérer des miracles, elle prétendit l’y faire naître : on en vint à placer le berceau de Louis d’Anjou non pas à Brignoles, mais à Nocera dei Pagani, une ancienne colonie sarrasine entre Naples et Saler ne. D’autres firent du second fils de Charles II son fils aîné, l’héritier désigné dès sa venue au monde, comme pour rendre sa renonciation plus solennelle encore. Et les meilleurs historiens ont été pris à ces pieuses erreurs.

Ainsi, autour des rares souvenirs que l’Italie gardait de saint Louis d’Anjou, avait monté toute une gerbe de légendes. Mais des récits multipliés et embellis dans les pérégrinations des moines errans n’auraient pas suffi à conquérir au saint étranger la popularité qui (l’a suivi longtemps. Si les franciscains d’Italie ont paré, comme ils l’ont fait, leurs livres et leurs églises des vertus études images de saint Louis de Toulouse, c’est qu’il était pour eux, non seulement un membre illustre de leur ordre, mais encore le type du saint franciscain.

Il faut se souvenir qu’au début du XIVe siècle, les disciples de saint François, surtout en Italie, luttèrent, au nom des premiers enseignemens de leur maître, à la fois contre ceux de leurs frères qui pactisaient avec le siècle et contre le pouvoir ecclésiastique effrayé de l’audace de leur christianisme. On sait comment ceux que l’on appelait les Spirituels finirent par en appeler du pape à Jésus-Christ, par donner leur appui contre le pontife d’Avignon à un empereur d’Allemagne, et par attirer sur eux l’anathème. La révolte d’une partie des franciscains contre l’esprit séculier de l’Eglise précisa, pour l’Ordre tout entier, la valeur des règles léguées à son peuple par le Pauvre d’Assise, et dégagea l’essence de la a religion » franciscaine, qui était la rupture avec toutes les puissances, toutes les joies, tous les biens de la terre. Or, ce renoncement total n’était-il pas le but qu’avait poursuivi jusqu’au jour de sa mort le fils du roi de Sicile ? Déjà, à Barcelone, il ne quittait les religieux que pour vivre parmi les mendians et les lépreux. Un jeudi saint, dit le Livre des Conformités, il vint parmi les autres misérables un lépreux de très haute stature et très horrible dans son infirmité. « Le lendemain, en mémoire de la Passion du Christ, qui apparut lépreux en croix, » le prince voulut revoir cet objet d’horreur. Mais on ne put le retrouver dans toute la ville et les lépreux interrogés répondirent qu’ils ne l’avaient jamais connu. « C’est pourquoi la piété conseille de croire que c’était le Seigneur Jésus-Christ lui-même ou l’un de ses anges, qui s’était montré sous la forme du très horrible lépreux. » « Louis était, — pour citer encore Bartolomeo de Pise, — un esprit plein de douceur, de suavité, d’humilité et d’une simplicité de colombe, columbina simplicitate. » Il voulut devenir « fils du bienheureux François, le pauvre crucifié, » parce qu’il recherchait « l’Ordre le plus dénué de tous, celui qui ne donne rien à ses frères, ni en particulier ni en commun. » Quand il fut évêque, les trois quarts de la rente que lui servait son père, il les distribuait de ses mains aux indigens. Chaque jour, même à Paris, quand il vint saluer ses parens de la cour de France, il nourrissait vingt-cinq pauvres, qu’il servait à genoux. Toutes les marques de respect que les courtisans voulaient lui rendre, il les repoussait doucement ; les courtines armoriées qu’il trouvait à son lit dans les villes où il passait, il les faisait enlever. A Toulouse, sa couche et les meubles de sa chambre étaient, comme lui-même, vêtus de bure brune. Certes les franciscains d’Italie, les simples aussi bien que les révoltés, pouvaient mettre à la tête des princes de leurs cohortes, ce prince, fils du seul roi portant couronne en Italie, qui s’était fiancé lui aussi à leur Dame et Reine, la sainte Pauvreté.

On comprend maintenant que la Toscane ait adopté saint Louis de Toulouse, puisqu’elle se souvenait de son passage, qu’elle attribuait à son intercession des grâces obtenues, et qu’elle trouvait en lui un modèle idéal de la vie franciscaine. Mais Florence n’a pas dû pratiquer la première le culte d’un saint étranger ; ce culte, d’où l’a-t-elle reçu ? De la Provence, où s’était achevée la vie de saint Louis, ou bien de Naples, où régnait son frère ? Ces fleurs de lys dont les peintres ont entouré l’image du saint français, les ont-ils prises à l’écusson de France, ou à l’écusson d’Anjou-Sicile ? Et d’où est venu surtout, avec le culte de saint Louis de Toulouse, celui du roi saint Louis ? de Paris ou de Naples ? de la Sainte-Chapelle ou de Castel-Nuovo ?


II

Lorsque la canonisation de saint Louis d’Anjou eut été prononcée, le 7 avril 1317, le pape Jean XXII, qui avait connu le jeune évêque de Toulouse, quand lui-même, Jacques d’Euge, était évêque de Fréjus, proclama dans sa bulle solennelle que grande devait être la joie des royaumes de France, de Sicile et de Hongrie, aussi bien que celle de l’ordre franciscain, et il rédigea des brefs de félicitation pour tous les parens couronnés du nouveau saint. La lettre destinée à Philippe le Bel réunissait dans une « même glorification les deux saints Louis. « Dans la même maison, disait le pontife, le Seigneur miséricordieux a suscité de nos jours deux combattans du combat spirituel, qui, protégés par l’écu de la foi et ceints des armes de la pénitence, ont couru la carrière de la vie présente pour gagner l’incorruptible couronne, tous deux de même nom, tous deux de même race, tous deux d’une admirable sainteté. » Des lettres analogues furent envoyées d’Avignon à Don Sanche et à Dona Maria, roi et reine de Majorque, à Jacques II, roi d’Aragon, à Blanche, duchesse de Bourgogne, à Jeanne, reine d’Arménie. Mais surtout, le pape adressa une série de brefs aux princes de la cour de Naples, à Marie de Hongrie, veuve de Charles II d’Anjou et mère de saint Louis, au roi Robertet à Philippe, prince de Tarente, ses frères, à la reine Sancia, sa belle-sœur, à Charles, duc de Calabre, son neveu. C’étaient les princes de Sicile et de Jérusalem qui formaient la garde d’honneur la plus nombreuse autour du second saint Louis. D’ailleurs, la maison d’Anjou ne pouvait-elle pas revendiquer l’honneur de cette canonisation, qu’elle avait poursuivie de concert avec l’ordre de Saint-François ? Charles II n’avait-il pas tenté les premières ouvertures auprès de Boniface VIII pour obtenir que son fils fût admis parmi les bienheureux, et Robert n’avait-il pas en une fois payé 400 florins d’or à un franciscain, son chapelain, pour l’expédition de l’enquête relative aux miracles de son frère ?

Pour comprendre l’importance que la famille royale de Naples attachait au droit de nommer un saint parmi ses membres, il est utile de se rappeler quelle dynastie la Maison d’Anjou avait supplantée et à quelles dynasties elle s’était rattachée. C’est au nom de l’Église que Charles Ier était entré en Italie pour combattre Manfred, le fils de celui que les papes appelaient l’Antéchrist. C’est la race infidèle que le frère de saint Louis avait exterminée dans une lutte biblique, en faisant tomber après sa dernière victoire la tête de Conradin. Mais le nouveau roi de Sicile, une fois en possession de son royaume, avait été comme hanté par le souvenir toujours puissant du grand Empereur, dont il avait fait périr le fils et le petit-fils, et il avait d’abord imité Frédéric II, dans ses résidences, dans ses chasses, dans sa cour, encore pleine d’Arabes et de Juifs, jusque dans ses monnaies d’or, copiées sur les « augustales. » C’est Charles II qui, le premier, donna à la cour angevine, désormais fixée à Naples, ce ton de dévotion qui alla s’exagérant pendant un demi-siècle. Le mariage du nouveau roi avec la princesse Marie de Hongrie nouait l’alliance des souvenirs du roi saint Louis, de sa sœur Isabelle, de tous les saints de la maison de France, avec les souvenirs de sainte Elisabeth, grande-tante de la nouvelle reine de Sicile, et avec la lignée lointaine des saint Stanislas et des saint Etienne. Puis Robert, qui devint l’héritier de Charles II par la mort de Charles-Martel et la renonciation de Louis, épousa successivement deux princesses de la cour d’Aragon, cette cour tout enfermée dans les pratiques pieuses, et où Louis d’Anjou avait eu la révélation de la sainteté. La seconde femme de Robert, Sancia, avait un frère franciscain en Aragon et attira près d’elle un autre de ses frères, qui vécut à la cour de Naples comme un anachorète. Sancia elle-même, une fois reine, n’aspirait qu’au veuvage et au cloître. Robert connaissait les desseins de sa pieuse épouse et il les approuvait hautement, bien qu’ils fussent fondés sur l’attente de sa propre mort. Le roi, ce nouveau Salomon, comme l’appelaient les poètes, qui aimait à s’entourer de lettrés et déjà d’humanistes, qui fit de sa cour le centre d’une première Renaissance littéraire, et qui permit à sa capitale de participer au grand essor artistique de Sienne et de Florence, en attirant à lui les peintres et les sculpteurs toscans, ce roi était bien aussi le dévot minutieux et le « roi aux sermons, » si dédaigneusement jugé par Dante. Au sortir de la docte conversation d’un Pétrarque ou d’une conférence avec Giotto sur la décoration des chapelles de Castel-Nuovo, Robert s’en allait prêcher en théologien disert et subtil dans un des monastères que sa magnificence avait fondés. Il distribua les charges de sa cour aux plus pieux personnages. C’est ainsi que, pour donner un gouverneur à son fils Charles, duc de Calabre, il choisit Éléazar de Sabran, comte d’Ariano, qui donna l’exemple de la chasteté dans le mariage, de concert avec son épouse, la bienheureuse Delphine de Puy-Michel, et qui fut canonisé, à la fin du XIVe siècle, sous le nom de saint Elzéar.

Entre la mort de saint Louis de Toulouse et sa canonisation, la piété de la famille d’Anjou devint de plus en plus étroitement franciscaine. Charles II ne s’était pas caché de favoriser les dominicains et l’Inquisition ; mais, dès l’avènement de Robert, les franciscains prirent possession du palais de Castel-Nuovo. Les fondations pieuses furent dotées par le trésor royal au nom de la reine Sancia, qui, conseillée par ses deux frères, était l’instrument docile des mineurs. On ne vit plus s’élever dans Naples que monastères de l’ordre de Saint-François. L’édifice le plus colossal qui ait été bâti au temps de Robert fut Santa Chiara, une église double-destinée à desservir deux monastères jumeaux, l’un de franciscains, l’autre de clarisses. Le roi et la reine finirent par être livrés sans retraite possible aux mains de leurs puissans protégés. Lorsque les frères de la pauvre vie, les Fraticelli, eurent formé une faction religieuse qui rapidement s’assimila à un parti politique, Robert suivit encore les audacieux. Il les appuya d’abord à sa manière scolastique et pesante, en écrivant un traité de la Pauvreté évangélique, où, avec mille précautions, il se prononçait en faveur de la thèse condamnée. Il défendit même les frères accusés contre Jean XXII, en personne, malgré les objurgations et les remontrances du pape. Le successeur de ce Charles II, qui avait prêté aux dominicains des armes contre les hérétiques, soutenait les franciscains jusque dans l’hérésie ; le roi des Guelfes se compromettait pour la secte admirable et insensée qui appelait Louis de Ravière en Italie, de concert avec les Gibelins. On sait que le roi Robert revêtit sur son lit de mort l’habit de Saint-François et qu’il est représenté sur son tombeau, couché dans la tunique de bure, la corde aux reins, et les pieds nus. Après la mort du pieux monarque, Sancia put enfin recevoir le voile dans le monastère napolitain de Santa-Croce, où elle prit le nom de sœur Claire. Elle y mourut en odeur de sainteté et son corps fut transporté dans l’église de Santa-Chiara, où s’élevait le mausolée de son époux ; plus tard, un de ses familiers demanda d’être enseveli au pied du modeste monument de la reine, comme pour mettre sa dépouille mortelle sous la protection d’une relique, et il fit graver sur sa pierre tombale : « Ci-gît le secrétaire de Sancia la Sainte : » Segretarius Sancie Sancte.

On peut discuter en bonne politique l’attitude du roi Robert et des siens dans les affaires de l’Italie et de l’Eglise ; il serait même facile de tourner en ridicule ce monarque, moitié clerc et moitié cordelier. Robert eut l’ambition d’être le Louis IX de l’Italie, et, sans doute, il fut seulement la contrefaçon pédantesque du saint roi, son grand-oncle. Mais sa sainteté de docteur, laborieuse et sans grâce, a marqué au moins le terme de l’effort tenté par la dynastie d’Anjou pour établir en Italie son caractère religieux et comme sa personnalité historique, en opposition avec la figure inoubliable de Frédéric II. Robert le Pieux, en prétendant répandre autour de lui autant d’édification que les Hohenstaufen avaient semé de scandale, mérite l’attention que doit au champion obstiné, sinon au digne représentant d’une idée puissante, l’histoire amie des contrastes et seulement dédaigneuse des indécis et des neutres.

Si maintenant nous voulions résumer plastiquement, pour ainsi dire, le double idéal vers lequel la maison d’Anjou tendit jusqu’à la mort du roi Robert, je veux dire la sainteté royale et la sainteté franciscaine, ne serons-nous pas tentés de le fixer nous-mêmes dans les figures des deux saints Louis, le roi et le moine ? On ne pourra donc s’étonner que Robert ait cherché tous les moyens de glorifier son frère, seul ou conjointement avec le roi de France dont Louis d’Anjou avait reçu à son baptême le nom déjà vénéré. Un monastère de franciscains au titre de Saint-Louis fut bâti à Aversa ; il y eut des chapelles Saint-Louis dans la cathédrale de Naples et dans celle de Bari, ainsi que dans l’église napolitaine de San-Lorenzo, où le fils de Charles II avait reçu les ordres.

Quand, deux ans après la canonisation de saint Louis de Toulouse, on ouvrit son tombeau dans le couvent des frères mineurs de Marseille, en présence du roi Robert, de la reine Sancia, et de Clémence de Hongrie, reine de France, le cerveau du saint qui fut, dit-on, trouvé intact, et un morceau de son bras qui s’était tant de fois levé pour la bénédiction, furent précieusement emportés à Naples. Le roi de Sicile donna la première de ces reliques à l’église royale de Santa-Chiara et conserva l’autre pour sa chapelle de Castel-Nuovo. Le cerveau de saint Louis d’Anjou fut enfermé dans un magnifique reliquaire en forme de buste, auquel Sancia donna l’une de ses propres couronnes. Il est inutile de chercher aujourd’hui dans les deux sacristies de Santa-Chiara le buste fondu et ciselé à la ressemblance du fils de Charles II. Dès le règne de Jeanne Ire, cette pièce d’orfèvrerie, précieuse entre toutes, suivit le sort de tant d’autres : elle fut remise en gage à trois armateurs génois. Et Dieu sait, avant de tomber au creuset, dans quelles autres mains elle aura passé !

Quant au reliquaire qui contenait le bras de saint Louis de Toulouse, il s’est conservé, et c’est au Louvre qu’il repose, en pleine galerie d’Apollon. Les curieux ne regardent guère, dans la vitrine où il est exposé près des orfèvreries de la maison de France, ce bras reliquaire d’une forme assez commune et d’un bon travail italien, qui fut donné au Musée en 1892 par Mme Spitzer, la veuve du célèbre collectionneur. Le cylindre de cristal de roche qui renfermait la relique est maintenu par quatre colonnettes d’argent ; au-dessus, une main d’argent doré qui fait le geste de bénir sort d’une manche courte, émaillée aux armes d’Aragon et d’Anjou. On lit sur le poignet l’inscription suivante : Hic est os brachii sancti Ludovici episcopi. La base qui supporte aujourd’hui le reliquaire est plus récente : elle est décorée d’écussons en losange aux armes d’Aragon, de Castille et de Léon. Tel quel, l’objet appartenait, il y a peu d’années encore, au couvent espagnol de Medina del Campo. J’ai pu établir, de la manière la plus authentique, où ce reliquaire a été exécuté, pour qui, à quelle date.

Il a passé, dans la vente de la collection Spitzer, un autre bras reliquaire, de même provenance que celui de saint Louis, et qui portait les mêmes armoiries espagnoles sur la base, les mêmes écussons angevins sur la monture ; l’inscription qui bordait la manche attestait que ce reliquaire avait été fait pour un morceau du bras de saint Luc. La main qui surmontait le cylindre de cristal tenait entre ses doigts la plume avec laquelle l’apôtre avait écrit son Évangile. Or, on peut savoir par un acte des archives angevines, qu’en 1338, le roi Robert fit exécuter pour la chapelle royale du palais de Castel-Nuovo deux bras reliquaires destinés à recevoir des ossemens de saint Louis de Toulouse et de l’Evangéliste saint Luc. Le document mentionne expressément les quatre colonnettes d’argent et le cylindre de cristal que l’on peut voir au Louvre, et en même temps, pour l’autre reliquaire, ce détail probablement unique : la main qui tient une plume, manu cum pluma. Quel a été l’acheteur du reliquaire de saint Luc ? Il y aurait intérêt à le connaître, car la pièce qu’il possède prend à ce simple rapprochement de texte une haute valeur historique. Au moins le Louvre garde-t-il, avec un souvenir précieux d’un saint français trop peu connu en France, un ouvrage d’orfèvrerie qui a été commandé par le roi Robert le Magnifique. Le reliquaire du prince angevin mérite ainsi doublement la place qui lui a été attribuée parmi les objets royaux.

Les représentations des deux saints de la maison d’Anjou furent multipliées à Naples, pendant tout le règne de Robert, par les orfèvres, les peintres et les sculpteurs. Marie de Hongrie, veuve de Charles II, quand elle finit dévotement sa vie au milieu des clarisses de Santa-Maria Donna Regina, légua à la communauté une statuette en or du roi saint-Louis. Une autre statuette en or, celle-ci représentant saint Louis de Toulouse, vêtu pontificalement, avec la mitre et la crosse, reparaît dans plusieurs inventaires du trésor royal. Les deux objets d’art sont depuis longtemps convertis en lingots. Nous ne savons rien de précis sur la chapelle Saint-Louis de la cathédrale de Naples. Les peintures dont elle était couverte avaient-elles trait à la vie de saint Louis de Toulouse, comme l’indique, au XVIe siècle, le Napolitain d’Engenio, ou à la vie du roi saint Louis, comme l’affirme Dom Mabillon, qui visita Naples en 1685 ? La chapelle, transformée en sacristie, ne conserve plus rien de sa décoration ni de son architecture anciennes, et l’on n’a aucun droit de choisir entre les deux témoignages. Mais il existe encore dans les églises de Naples des œuvres de peinture et de sculpture consacrées à la gloire des deux saints Louis. L’une au moins est signée d’un nom célèbre, celui de Simone Martini, le même qui a décoré la chapelle Saint-Martin dans la basilique d’Assise.

Le tableau du peintre siennois, dans son cadre ancien couvert de fleurs de lys en relief, est placé au fond d’une chapelle obscure dans l’église San-Lorenzo. Il faut un effort pour y évoquer les ombres pâlies qui apparaissent encore sur le panneau doré, tout terni et bronzé par l’haleine des cierges, saint Louis de Toulouse, presque grand comme nature, revêtu des vêtemens pontificaux, est assis sur un trône drapé. De la main droite il tient la crosse ; de la gauche il tend sa couronne vers le front de Robert, son frère, représenté à la droite du tableau, plus petit que le saint, comme il sied à un donateur, à genoux et les mains jointes. Au sommet du panneau, deux anges volent, tenant au-dessus de la mitre de l’évêque la couronne céleste pour laquelle il abandonna la couronne royale. Le roi paraît jeune, son profil est un portrait fortement caractérisé par l’ampleur du menton carré. Il porte le costume de cérémonie, une dalmatique en soie verte, avec de larges appliques en tissu d’or, une ceinture et une étole toutes garnies de plaquettes émaillées aux armes d’Anjou et de Jérusalem. La chape du saint est en brocart d’or ; elle est bordée d’un large orfroi qui reparaît sur la mitre et qui porte des écussons en losange où alternent les armoiries d’Anjou et d’Aragon. Il est clair que ce magnifique vêtement a été copié d’après un ornement authentique, dans le genre de la chape en drap d’or fleurdelysé que saint Louis a léguée à l’église de Brignoles et qu’on y expose le jour de sa fête, le 19 août. Le fermail rond de la chape est figuré sur le panneau de Naples par un cercle d’argent doré enchâssant des armoiries peintes, recouvertes d’un cristal, pour imiter le miroitement de l’émail ; le champ est mi-parti d’Anjou et de Jérusalem. Ce fermait, lui aussi, ressemble de près à celui qui ornait encore au XVIIe siècle la célèbre chape de saint Louis de Toulouse, conservée dans l’église de Saint-Maximin. Sous sa parure pontificale, le saint Louis de Simone Martini porte une robe de moine et la corde des franciscains.

Le tableau repose sur une prédelle à cinq compartimens. On y voit représentées par des figurines, singulièrement vivantes dans leur petitesse, les scènes suivantes : le saint se présente devant le pape assis sur un trône et lui désigne les franciscains qui le suivent, pour signifier son intention d’être admis dans l’Ordre ; les frères lui mettent l’habit et le pape lui impose la mitre ; il sert des pauvres à table ; il est étendu sur son lit de mort, entouré d’évêques, de franciscains et de laïcs : des estropiés et des possédés viennent toucher ses vêtemens ; enfin il apparaît à un groupe de femmes désolées qui entourent le cadavre d’un enfant. Entre la prédelle et le grand panneau, une bande coupée par six écussons aux armes d’Aragon porte la signature ordinaire de Simone Martini : Symon de Senis me pinxit.

On aimerait à pouvoir suivre depuis l’atelier de l’artiste siennois jusqu’à la chapelle de l’église napolitaine ce tableau historique, dont la mince pellicule d’or moulu et de couleurs claires décèle encore, tout élimée qu’elle est par le temps et l’incurie, un travail exquis de ciselure et comme d’émail sur bois, détaillé par une main attentive qui s’est appliquée pour complaire au roi dévot et magnifique. Malheureusement, nous savons peu de chose sur l’œuvre de Simone Martini. Une chronique du monastère de San-Lorenzo rapporte que le tableau votif fut d’abord placé à Santa-Chiara, dans l’église préférée du roi Robert. Il en fut enlevé dès la fin du XIVe siècle par la reine Marguerite, femme de Charles III, le prince angevin de la branche hongroise qui avait succédé à Jeanne Ire sur le trône de Sicile. La reine fit transporter le tableau à San-Lorenzo, où elle faisait élever le tombeau de son père et de deux autres membres de sa famille, pour que saint Louis veillât encore sur la chapelle funéraire de la seconde dynastie angevine. Enfin, au XVIe siècle, quand les religieux enlevèrent ces tombeaux et les reléguèrent dans le pourtour du chœur, l’œuvre de Simone servit de retable dans la chapelle de la famille Bancio-Terracina, où elle est encore. On donnerait volontiers cet itinéraire du tableau pour un mot sur son histoire, avant le jour où il entra dans l’église de Santa-Chiara. Doit-on penser que Simone Martini soit venu à Naples tout exprès pour peindre ce panneau ? Rien au moins ne le prouve, et il était facile de faire passer en Toscane les indications et les documens nécessaires à l’exécution de la commande royale. Ne sait-on pas qu’au commencement du XVe siècle, Donatello a sculpté à Pise le tombeau du cardinal Brancacci, destiné à une petite église de Naples ?

Pour la date à laquelle le tableau de San Lorenzo dut être exécuté, il y a une raison de la placer très près de la canonisation du saint qui, on s’en souvient, fut prononcée en 1317. Le sujet imposé au peintre n’est pas seulement Robert à genoux devant saint Louis ; c’est saint Louis transmettant la couronne à Robert. Or, on sait que l’avènement du successeur de Charles II souleva des contestations et donna lieu à un véritable procès plaidé devant la cour pontificale. La présence de Robert à Avignon emporta naturellement la décision de Clément V. Mais les Gibelins ne cessèrent de soutenir que la couronne de Sicile revenait, de par la loi salique, à Carobert, le jeune roi de Hongrie, fils de l’aîné des enfans de Charles II, ce Charles-Martel, le pur et beau chevalier dont le nom était resté si populaire, même parmi les adversaires de la maison d’Anjou, que Dante l’a placé dans le troisième ciel de son Paradis. Contre ceux qui lui jetaient le nom d’usurpateur, Robert devait en appeler au témoignage de son frère, dès que celui-ci eut reçu de l’Eglise l’autorité d’un avocat près de la Justice divine. Quand Louis avait formulé sa renonciation au trône, elle avait été traduite, non en faveur de son neveu encore tout enfant, mais en faveur du frère qui avait partagé sa captivité : le roi Charles II avait aussitôt conféré à Robert le titre de vicaire général du royaume et l’avait traité comme l’héritier désigné. Le tableau commandé à Simone Martini devait donc attester, même aux mécontens, que le roi tenait sa couronne de la volonté de son aîné, exécutée par son père. À ce titre, le panneau destiné à l’église Santa-Chiara n’était pas seulement un témoignage de dévotion, mais véritablement un acte de politique. Il est probable que cette manifestation, dont le premier peintre de Sienne fut l’instrument, prit occasion d’une circonstance aussi favorable que la canonisation, et que le tableau de Simone suivit de près la bulle de Jean XXII.

On peut voir au musée d’Aix, en Provence, un petit tableau siennois, anonyme et médiocre, qui rappelle de loin le chef-d’œuvre de Naples. Saint Louis de Toulouse y est représenté debout, en vêtemens pontificaux ; à ses pieds, le roi Robert et la reine Sancia sont agenouillés tous deux, en grand costume d’écarlate, avec la couronne, la ceinture d’or et l’étole armoriée. La provenance de ce curieux panneau est inconnue et l’on ne peut décider s’il a été apporté de Naples ou exécuté par quelque Toscan établi en Avignon. Mais, dans la capitale des rois angevins, il existe une peinture où le roi et la reine, avec deux de leurs enfans, sont représentés à genoux devant le Christ et quatre saints franciscains, parmi lesquels est debout saint Louis de Toulouse. C’est une fresque tout enfumée qui occupe une paroi entière du vaste réfectoire de Santa-Chiara. Robert, Sancia, le duc Charles de Calabre et la princesse qui sera Jeanne Ire y sont figurés en costume d’apparat. La peinture, robuste et sèche, n’est pas de Giotto, mais elle est à coup sûr d’un de ses élèves. Saint Louis d’Anjou entouré de ses parens, qui participent à sa gloire tout en invoquant son intercession, est un sujet officiel, qui s’imposait aux peintres florentins ou siennois employés par la cour angevine. Le saint apparaît parmi les membres de sa famille pour les protéger de leur vivant ; après leur mort, il les guide vers le ciel, et, à cette heure solennelle, saint Louis, roi de France, leur commun ancêtre, vient l’accompagner. Les deux saints sont debout l’un à côté de l’autre dans le grand Jugement dernier, œuvre d’un maître siennois, qui décore l’église abandonnée de Santa-Maria Donna Regina. Le roi et l’évêque marchent au milieu d’un groupe d’élus vers l’assemblée des apôtres et des patriarches ; au-dessous d’eux, dans un autre groupe, on distingue une reine précédée de clarisses et un roi entouré de laïcs : tous deux portent une couronne à grandes fleurs de lys, et l’on ne peut douter que le peintre n’ait représenté dans ces deux figures nimbées, qui sont des portraits, le feu roi Charles II et la feue reine Marie, protectrice du monastère.

Il était rare que les peintres eussent ainsi à placer les morts de la famille royale près des saints qui les avaient précédés dans la gloire. Mais les sculpteurs qui taillaient dans les marbres antiques apportés de Rome les tombeaux magnifiques des princes de Sicile n’ont pas manqué de faire intervenir les deux saints Louis au-dessus des allégories de Vertus ailées qu’ils rangeaient comme des cariatides sous les sarcophages. Voyez le mausolée de la reine Marie, dans une dépendance de l’église Santa-Maria Donna Regina. Les quatorze enfans qu’elle avait eus de Charles II font cortège à leur mère, sculptés en bas-relief sur les parois de son tombeau. Au centre du groupe, le second fils de la reine, Louis, est assis en costume d’évêque, à la place de l’aîné, comme pour donner raison à la légende franciscaine. Entrez maintenant à Santa-Chiara, dont Robert voulut faire la nécropole de sa famille et le Saint-Denis de la maison d’Anjou. Contre la paroi qui sépare l’église des frères de celle des religieuses, les mausolées de marbre, hauts comme des chapelles, couverts de figures comme des retables, sont alignés. A droite, voici les tombeaux du duc et de la duchesse de Calabre, œuvres du plus grand sculpteur siennois de l’époque, Tino di Camaino. Au-dessus du baldaquin qui surmonte le lit funéraire, sous le dais étoile de fleurs de lys qui couronne l’édicule, un même groupe est reproduit sur les deux monumens : la figure du mort ou de la morte agenouillée devant la Vierge assise sur un trône, et des deux côtés, comme des anges gardiens, les deux saints Louis debout, le roi et l’évêque.

Auprès de là s’élève le gigantesque édifice qui contient le corps du roi Robert et où le monarque est représenté par trois fois : assis entre ses deux femmes, Violante et Sancia, au milieu de ses enfans et de ses petits-enfans ; puis, gisant en franciscain, pleuré par sept figures de femmes, qui personnifient, devant l’ami de Pétrarque, les sept Arts libéraux ; enfin, trônant en grand costume, le sceptre et le globe aux mains. Au-dessus de tout ce triomphe de la science, de la piété, de la puissance, sur le plus haut baldaquin, c’est saint François et sainte Glaire en personne qui présentent à la Vierge le roi des franciscains. Mais, si vous détachez le regard de cette cour empressée de statues et de figurines pour suivre les contours des peintures encore visibles sur la paroi contre laquelle s’échafaudent les étages du monument, vous distinguerez, à droite et à gauche de la couche mortuaire, saint Louis roi et saint Louis « de l’Ordre des mineurs », veillant sur le repos du souverain qui, dans sa vie, les avait choisis pour modèles.

Ainsi, pendant tout le règne de Robert et jusqu’après sa mort, les portraits des princes angevins firent cortège à l’image de saint Louis de Toulouse, et à leur tour les deux saints Louis accompagnèrent sur les tombeaux les effigies funéraires des princes. Les artistes, en multipliant aux regards des fidèles les saints de la maison royale, rendaient populaire leur culte officiel.


III

Après cette enquête sommaire menée à la cour angevine, il n’y a pas à douter que les deux saints français que nous avions eu la surprise de rencontrer en Toscane n’y soient venus de Naples. On pensera, peut-être, que les artistes toscans, habitués à reproduire des saints Louis dans les églises napolitaines, ont dû rapporter et répandre dans leur patrie ces types nouveaux. Mais Simone Martini n’est sans doute jamais allé à Naples ; le sculpteur Tino di Camaino y est mort ; la maître inconnu de Donna Regina n’a laissé aucune œuvre en pays toscan ; Giotto, enfin, quand il fut prié par Charles, duc de Calabre, alors vicaire du roi de Sicile à Florence, de partir pour Naples où Robert le mandait, avait déjà, suivant toute vraisemblance, peint la chapelle des Bardi.

Il ne faut donc pas exagérer la part qu’ont pu prendre les artistes toscans revenus de Naples à la naturalisation des deux saints Louis dans le Paradis italien. Bien plutôt convient-il d’invoquer les rapports étroits qui lièrent, depuis le passage de Charles Ier jusqu’à l’arrivée du duc d’Athènes, la cour angevine de Naples et les villes guelfes de Toscane. Il était naturel que le culte dynastique voué par la famille royale à un roi de France et à un prince de Sicile se propageât parmi les partisans de la dynastie étrangère.

Revenons aux deux églises qui ont été notre point de départ, Santa-Croce et la basilique d’Assise. Et, laissant pour le moment les fresques et les peintres, ne pensons qu’aux donateurs qui ont appelé Giotto et Simone Martini dans l’oratoire des Bardi et la chapelle de Saint-Martin. Celle-ci fut fondée, en même temps que la chapelle Saint-Louis, où nous avons vu resplendir le vitrail aux fleurs de lys, par le cardinal Gentile di Montefiore. Or, cet Italien de la marche d’Ancône a joué un rôle dans l’histoire de la maison d’Anjou. Il fut envoyé en Hongrie comme légat apostolique par le pape Clément V pour conduire à Buda le jeune Carobert, petit-fils de Charles II, et il passa trois ans au milieu des magnats insoumis, fulminant ou levant tour à tour l’interdit et l’excommunication. Le cardinal mourut à Lucques en 1312, et les deux chapelles qu’il avait fait construire ne furent décorées que plusieurs années après sa mort. Mais les héritiers du légat, qui revêtirent les murs de fresques et les fenêtres de vitraux, attestèrent leur attachement à la maison d’Anjou en donnant dans la chapelle qu’ils avaient reçue en legs des places d’honneur aux deux saints Louis. On sait par Vasari qu’autrefois la chapelle de saint Louis, fondée par le cardinal Gentile sous le vocable du roi de France, était couverte de fresques représentant la vie de saint Louis de Toulouse. Le vitrail de cette chapelle, que j’ai déjà cité, est la seule œuvre d’art où l’on voie, près de saint Louis, roi de France, saint Louis d’Anjou figuré, non seulement comme évêque, mais comme prince. Le saint reparaît deux fois, désigné par deux inscriptions : d’abord en chape rose, avec la mitre et la crosse ; et, au-dessous, vu de profil, à genoux, en costume laïc d’écarlate, avec de longs cheveux roulés sur la nuque. Un ange tient au-dessus de lui sa couronne ; en face et en pendant, un autre personnage est agenouillé, en robe brune, avec un manteau noir à capuchon ; au-dessus de sa tête, un autre ange tient le chapeau de cardinal : c’est le prélat fondateur de la chapelle.

Quant aux Bardi, qui ont mis leur tombeau de famille sous la protection des deux saints Louis, on sait qu’avec les Peruzzi et les Acciaiuoli, ces puissans banquiers tenaient les finances du royaume de Sicile, comme celles de la papauté. Ils avaient à Naples un comptoir important, et, à Florence, l’homme qui se trouvait chef de la famille, quand Giotto peignit la chapelle de Santa-Croce, Ridolfo Bardi, fut, en même temps que l’agent de Robert, un Capitaine du Peuple, qui tira l’épée contre l’empereur Henri VII. Ainsi les deux chapelles où l’art toscan a le plus hautement célébré les saints de la maison d’Anjou appartenaient à deux familles engagées à fond dans le parti angevin. Saint Louis, roi de France, et saint Louis, évêque de Toulouse, avant d’être pour l’Italie des saints franciscains, ont été des saints guelfes.

Ces apparitions nimbées et armoriées s’emparaient des églises toscanes au nom de la même autorité qui ouvrait au représentant du roi de Sicile le palais du Podestà. Elles parlaient au peuple même de la cour magnifique qui mettait l’art de l’Italie au service du luxe de France ; elles évoquaient pour les esprits plus hardis le rêve de cette monarchie idéale, que Cino de Pistoia et Dante avaient naguère offerte à l’empereur Henri, et dont Convenevole de Prato et son élève Pétrarque saluèrent le représentant dans le roi Robert ; elles apparaissaient à tous, dans leur noblesse triomphante, comme le symbole de la puissance religieuse qui donnait au pieux roi de Naples, vassal du pape et protecteur des franciscains, l’hégémonie morale de toute l’Italie. Florence colonisait Naples avec ses banquiers et ses artistes ; Naples conquérait Florence par ses hommes d’armes et ses saints. Quand les peintres semaient les fleurs de lys d’or sur la chape du saint évêque ou le manteau du saint roi, ils reconnaissaient la domination spirituelle de la maison d’Anjou, comme l’écusson de Prato, semé de fleurs de lys et barré du lambel de gueules, rappelait que la ville toscane s’était donnée sans conditions au roi français de Sicile. Le saint Louis vêtu en moine que Simone Martini a peint dans la chapelle d’Assise se détache sur une tenture aux armes d’Anjou, comme si, derrière sa robe grise, un bras tenait déployé le pennon qui conduisit les lances du duc de Calabre contre Castruccio Castracani.

Il n’est pas indifférent, peut-être, pour l’histoire italienne du XIVe siècle, d’y remettre à leur vraie place ces deux personnages surnaturels, vicaires célestes du roi Robert en Toscane. Trouver encore aujourd’hui la maison d’Anjou représentée à Florence, aussi bien qu’à Naples, par deux saints, c’est mieux comprendre l’idée que la dynastie française a voulu donner d’elle-même, et celle que les contemporains s’en sont formée.

Une fois le culte des deux saints Louis répandu dans l’Italie centrale par une suite naturelle de l’influence angevine, les franciscains devaient s’en emparer, par politique autant que par dévotion. Saint Louis de Toulouse n’offrait-il pas l’exemple de la « pauvreté évangélique, » en même temps que Robert d’Anjou en exposait la théorie ? Quant à saint Louis, roi de France, il accompagnait le prince angevin dans les églises de Toscane, comme sur les tombeaux de Santa-Chiara.

Ici, nous devons revenir sur un problème que d’abord nous avons seulement indiqué et que maintenant nous tenons les moyens de résoudre. Giotto a représenté dans la chapelle des Bardi saint Louis de France avec le cordon des tertiaires, que le roi n’a jamais porté. La légende qu’a traduite le peintre n’a pu lui venir de France. En effet, les fresques de la chapelle des Bardi se placent, comme limites extrêmes, entre l’année 1317, où saint Louis de Toulouse fut canonisé, et l’année 1334, où Giotto mourut. Or, un document français de 1320 environ permet d’affirmer qu’à cette date, les franciscains de Paris ne songeaient pas à répandre une erreur que les dominicains auraient énergiquement combattue. Prenons le manuscrit de la vie de saint Louis, rédigé par le confesseur de la reine Marguerite, et plein de miniatures délicieuses[1]. L’auteur est un franciscain, que l’enlumineur a représenté sur le frontispice du livre, à genoux devant le pape, auquel il présente son ouvrage. Non seulement le texte est muet sur la prétendue profession du roi dans le Tiers Ordre de saint François, mais encore saint Louis n’est représenté sur toutes les miniatures qu’en costume laïc, et nulle part le peintre français contemporain de Giotto n’a tracé sur la modeste chape du roi le cordon qu’a mis dans la main de saint Louis le maître italien. Il faut chercher en France, parmi les vitraux et les miniatures, jusqu’au milieu du XVe siècle pour trouver un roi saint Louis vêtu en cordelier. Comment donc la légende franciscaine qui s’est formée autour du roi de France a-t-elle pu être figurée à Florence avant d’être formulée à Paris ? Il faut, pour expliquer l’anomalie, nous rappeler que le culte de saint Louis est venu en Toscane de Naples.

Or, s’il était un milieu propice à l’éclosion de la légende qui allait transformer le roi de France en un franciscain pratiquant et militant, c’était bien la cour de Robert, où les frères mineurs faisaient la loi. Le type du saint Louis dévot et monacal, tel que devaient le perpétuer les écrivains franciscains, se serait-il formé par une sorte de fusion entre le premier et le second saint Louis, entre le roi et le moine ? Ou plutôt se sera-t-on imaginé le roi de France d’après le roi de Sicile qui l’avait pris pour maître et pour guide ? Je serais tenté de le croire, quand je pense au roi saint Louis qu’un peintre médiocre a figuré près du sarcophage de Robert ; le costume et le type rappellent de si près le roi défunt, que, sans l’inscription : Sanctus Ludovicus rex, on pourrait y être trompé. Le saint Louis de Giotto, antérieur de dix ans pour le moins à la fresque de Santa-Chiara, est beaucoup plus authentique et certainement inspiré de documens précis : la figure large et rasée, les cheveux longs sur les côtés, coupés droit sur le front, le manteau même, avec son collet de fourrure, font penser aussitôt aux portraits de saint Louis en grand costume, exécutés à Saint-Denis ou à Poissy par des peintres verriers contemporains du roi, et dont on peut retrouver les lignes à travers des gravures anciennes. Le cordon seul n’appartient pas au vrai saint Louis. Mais nous savons maintenant d’où le peintre a pu tirer, avec l’image fidèle du saint roi, l’idée d’ajouter à sa fresque cet accessoire qui contredit ce que l’on peut savoir sur l’ami de Joinville. On n’objectera pas que les images du roi saint Louis groupées à Naples ne portent pas le cordon de saint François ; c’est qu’en effet, dans la capitale des Angevins, le saint est toujours peint ou sculpté en costume royal, avec le globe dans une main et le sceptre dans l’autre. Giotto a remplacé le globe du pouvoir souverain par la corde de la servitude parfaite. Pourquoi le maître a-t-il voulu, le premier peut-être, fixer dans une image une tradition dont l’écho venait de parvenir jusqu’à Florence ? Nous n’avons pas à le deviner. Mais le détail qu’il a introduit dans son œuvre est pour l’histoire un document précis. La fresque de Florence, où saint Louis est représenté comme tertiaire plus d’un siècle avant qu’une représentation semblable ne se fasse jour en France, doit suffire à prouver que la tradition apocryphe a pris naissance à Naples. Les franciscains d’Italie ont accaparé la mémoire du roi de France, en même temps que la personne du roi de Sicile.


IV

Robert le Sage meurt en 1343. A peine son mausolée est-il achevé que la décomposition de la puissance angevine se précipite. Le long et funeste règne de Jeanne Ire finit par un dernier meurtre, et, avant la fin du siècle, les Angevins de Hongrie ont remplacé dans Castel-Nuovo, déjà ruiné et croulant, les Angevins de France. Dans les rares œuvres d’art que produisit cette époque troublée, où la guerre dévorait toutes les ressources du trésor, saint Louis de Toulouse se montre encore parfois dans les églises de Naples. La voûte de l’Incoronata fut couverte, sous Jeanne Ire, de fresques qui rappellent encore le style toscan et les sujets officiels du temps de Robert. On y voit, à côté du cortège nuptial de Jeanne et de Louis de Tarente, des scènes qui évoquent la grande œuvre religieuse et politique de la dynastie à son apogée : La consécration de saint Louis comme évêque, et, à côté, le pape, derrière lequel se dresse la figure colossale de Jésus-Christ, debout entre saint Pierre et saint Paul, et escorté des deux champions de l’Église, Robert et Charles, duc de Calabre, la couronne au front, l’étendard fleurdelysé au poing. Même quand on se perd dans la nuit terrible des dernières années de Jeanne Ire, on peut reposer son regard sur un petit tableau clair et frais qui fut peint en 1371 par un certain Nicola di Tommaso de Florence, demeuré l’un des derniers dans la ville qu’avaient fuie les banquiers et les marchands toscans. C’est un triptyque dont le panneau central représente saint Antoine abbé entouré d’anges ; sur l’un des volets, on voit un saint Louis de Toulouse en chape rose, jeune et charmant. Le culte officiel de saint Louis, roi de France, se perpétue sous les princes de la maison de Durazzo, et, au commencement du XVe siècle, le roi Ladislas envoie des ordres aux grandes villes du royaume pour la célébration de sa fête. Après l’établissement d’une dynastie aragonaise dans la capitale des rois angevins, les deux saints Louis ne cessent pas d’inspirer la peinture populaire des provinces et la peinture d’imitation flamande que la cour de Naples mettait à la mode. On trouve le roi et l’évêque peints sur le tuf, dans les cryptes de la Cava. On rencontre aussi le roi saint Louis, avec saint Charlemagne (S. Loisius rex, S. Karolus Magnus), tous deux magnifiquement vêtus de manteaux bleus couverts de fleurs de lys d’or, sur un triptyque qui orne la chapelle de l’humaniste Pontano, cet oratoire funéraire, tout couvert au dehors et au dedans d’inscriptions érudites, où rien ne parle que de gloire humaine et de vertus païennes. Il existe à Teggiano, une ville oubliée qui fut puissante et florissante sous les comtes de Sanseverino, une grande fresque de 1471, dans le réfectoire d’un ancien couvent franciscain. On y distingue dans un groupe saint Louis de Toulouse et, ce qui est plus rare, saint Élzéar de Sabran, comte d’Ariano en Pouille. Sans aller si loin vers le sud encore sauvage, et sans quitter seulement le musée de Naples, on retrouvera sur des tableaux de la fin du XVe siècle l’image de saint Louis de Toulouse et même le souvenir de son frère, le roi Robert. Le saint apparaît parmi les figures d’un grand polyptyque dont les pièces sont éparses dans une petite salle du musée : le peintre lui a donné l’air attristé, le visage osseux et. le teint gris des saints de l’école de Bruges : devant les pieds nus, étrangement difformes, du franciscain vêtu en évêque, il a disposé, parmi des fleurettes, une couronne dont il a détaillé les gemmes avec toute la minutie d’un flamand. Dans une autre salle, voici les deux volets d’un tableau perdu, une Nativité sans doute, avec les portraits de deux rois mages. Ils sont vêtus d’étoffes brochées à grandes fleurs, et portent des hanaps merveilleux ; derrière eux, on voit fumer un Vésuve au milieu de sommets fantastiques. L’un de ces rois a la barbe grise, l’autre est tout jeune. On lit sous le premier : Robertus, rex Sicilie ; sous le second : Karolus, dux Calabrie. La cour d’Aragon, enivrée de souvenirs classiques, avait oublié, sans doute, le roi scolastique, qui pourtant délaissa à la fin de sa vie saint Thomas pour Pétrarque ; mais la tradition napolitaine conservait la mémoire de Robert comme celle d’un monarque de légende, opulent et savant à l’égal des rois d’Orient.

En Toscane, les saints de la maison d’Anjou, retranchés dans les églises franciscaines, y restèrent populaires longtemps après l’expulsion du duc d’Athènes. Un peintre choisit saint Louis de Toulouse à la fin du XIVe siècle, comme le type idéal de l’évêque. On voit, sur une prédelle de Jacopo da Casentino conservée au Musée des Offices, le saint, à genoux dans sa chape fleurdelysée, devant saint Pierre vêtu en pape, qui de la main droite lui remet les clefs, symbole de la puissance ecclésiastique, tandis que de la gauche il tend au diacre saint Etienne le livre, symbole de la doctrine. Fra Angelico, ce dominicain qui a peint dans la grande crucifixion de San-Marco, à Florence, le plus douloureux et le plus beau des saints François, a représenté saint Louis de Toulouse, dans plusieurs tableaux qui sont à Florence et à Pérouse, et saint Louis roi, dans la phalange des bienheureux qui entourent le Couronnement de la Vierge, l’une des merveilles du Louvre. Seulement, par un retour bien naturel de l’esprit de son ordre, le saint artiste n’a pas rapproché le roi d’un groupe franciscain ; il a imaginé que saint Thomas, le grand docteur dominicain, montre du doigt la Vierge reine au monarque radieux.

L’élève de Fra Angelico, Benozzo Gozzoli, a été un jour appelé à composer tout un triomphe mystique de l’ordre franciscain dans une église de Montefalco, la fière petite cité ombrienne, couronnée de tours et ceinte d’oliviers. Le peintre joyeux n’a pas oublié, cela va sans dire, saint Louis de Toulouse, et il a revêtu le roi saint Louis de la robe et du cordon. Mais il y a plus : dans une série de médaillons, il a aligné les portraits imaginaires de ceux qui avaient fait la gloire de l’ordre franciscain, les tertiaires comme les moines, les cardinaux et les papes. Là, on voit défiler, annoncés par des inscriptions solennelles, Dante, Pétrarque et Giotto. Et, à côté des trois grands artistes qui, chacun à sa manière, avaient exprimé magnifiquement l’esprit de saint François, Benozzo a placé le roi qui fut l’ami de Pétrarque et de Giotto, Rex Robertus. Il tient un livre et est vêtu d’une tunique de moine avec le capuchon. Le visage est barbu et ne rappelle en rien le masque anguleux de la statue mortuaire que l’on peut voir à Santa-Chiara. En Toscane aussi, Robert, que le peintre napolitain du XVe siècle peignait sous les traits d’un roi mage, était entré dans la légende, et il revivait dans la tradition franciscaine près des saints de sa famille.

Les frères mineurs portèrent le culte des saints français hors de la Toscane, qui était devenue pour ceux-ci une patrie d’adoption, et jusque dans l’Italie du Nord. Pour nous borner aux chefs-d’œuvre, on connaît le roi saint Louis de l’Académie de Venise, que Carpaccio a revêtu d’un si étonnant manteau de velours. A Vérone, on peut voir un grand tableau somptueux où un peintre de la ville, Paolo Cavazzola, a groupé autour de la Vierge tous les saints de la maison d’Anjou : saint Louis, roi de France, saint Louis de Toulouse et saint Elzéar de Sabram

En vérité, on ne doit citer qu’à titre d’exceptions très instructives des œuvres comme les fresques de San-Francesco à Montefalco et le tableau véronais. Benozzo Gozzoli est le seul peintre toscan qui ait été appelé à peindre le roi Robert en plein XVe siècle, et les représentations de saint Elzéar sont aussi rares dans l’art italien que dans l’art français. Si même on s’attache aux images de saint Louis roi dans la peinture italienne du XVe siècle, on aura vite fait de les compter. Dans la sculpture, je ne vois guère à citer qu’une terre cuite émaillée de l’atelier d’Andréa della Robbia, dans l’église San-Girolamo, à Volterra : on y voit saint François, debout sur le globe du monde, présentant la règle du tiers-ordre au roi saint Louis et à la princesse sainte Elisabeth, vêtus, l’un en franciscain, l’autre en clarisse. Cette composition saisissante renferme l’expression la plus hardie que l’on ait jamais trouvée de la légende franciscaine qui s’était formée à Naples au sujet de saint Louis ; elle prouve qu’au XVe siècle, la tradition, dont nous avons reconnu l’origine italienne, n’avait en Italie rien perdu de sa force.

Mais ce n’est pas le roi saint Louis qui perpétuait à travers l’art du XVe siècle le souvenir confus de la maison d’Anjou. Lorsqu’on le rencontre à longs intervalles, on a peine à reconnaître le roi, dont Giotto avait donné un portrait si fidèle, dans ce personnage barbu comme un empereur de Constantinople.

Au contraire, saint Louis de Toulouse garde intacts jusqu’à la fin du « Quattrocento » sa jeunesse, son doux visage arrondi, sa chape couverte ou bordée de fleurs de lys. Tous les peintres le voyaient encore comme il était apparu à Marseille au sénéchal de Provence : « vêtu pontificalement, avec la mitre et la crosse, faisant le signe de la croix, comme il avait coutume pour bénir le peuple. » Les artistes ne modifiaient rien à ce double caractère de prince angevin et de saint franciscain que Simone Martini avait fixé pour deux siècles, en peignant le tableau commandé par le roi Robert : sous la chape armoriée, ils revêtaient le saint de la robe de bure, et, à côté de ses pieds nus, ils mettaient la couronne qu’il avait dédaignée. Souvent même on eut soin de faire passer le capuchon de bure par-dessus la chape magnifique, pour signifier qu’en saint Louis, l’évêque était subordonné au moine. Ainsi le jeune saint français a été représenté par les maîtres les plus illustres, comme par les plus obscurs. Ghirlandajo lui a donné place dans le solennel Couronnement de la Vierge conservé à Narni ; le Spagna, dans le tableau de même sujet qui orne la cathédrale de Trevi. Filippo Lippi l’a peint à Città di Castello, Piero della Francesca à Arezzo. Les della Robbia l’ont reproduit à l’envi, sur le champ, sur le cadre, sur la prédelle de leurs retables émaillés. Donatello a fondu deux fois sa statue, pour les franciscains de Santa-Croce à Florence, et pour le « Santo » de Padoue. Au Louvre, l’évêque de Toulouse reparaît dans trois tableaux, peints par le Moretto de Brescia, par un élève de Filippino Lippi et par un élève de Cosimo Rosselli. Vous le rencontrerez dans tous les musées qui contiennent des œuvres italiennes du XIVe et du XVe siècle, à Londres, à Berlin, à Munich. Mais il est une ville d’Italie où les artistes semblent avoir entouré d’une prédilection spéciale le saint français : c’est Pérouse, probablement à cause de la piété franciscaine qui devait régner dans la cité voisine d’Assise. Sans même visiter une à une les églises, restons dans le Palais communal, où le griffon héraldique de la ville aux changeurs garde un trésor de peintures anciennes. Nous trouvons d’abord, dans une salle qui a conservé sa décoration du XVe siècle, des fresques de Buonfigli qui représentent trois scènes de la vie de saint Louis de Toulouse, en pendant à la vie de saint Ercolano, patron de Pérouse : la consécration du jeune évêque, puis un miracle qui rappelle la légende de l’anneau de Gygès, enfin, les funérailles du saint dans une grande basilique, pareille à Sainte-Marie-Majeure. Puis viennent, dans de petites salles, les collections formées des dépouilles de tous les couvens supprimés : chaque salle renferme au moins un saint Louis, dans tout l’éclat de ses vêtemens pontificaux. La série est ouverte par Taddeo di Bartolo, le peintre siennois qui fut appelé à Pérouse et qui y éveilla par l’exemple de son talent une école féconde ; et tous les Ombriens suivent leur ancêtre : le Pérugin, Pinturicchio, Tiberio d’Assise, chacun a signé son saint Louis.

Je m’arrête dans cette énumération, car mon dessein n’est point de rédiger un catalogue, en esquissant un chapitre d’iconographie qui touche par tant de points à l’histoire vivante ; heureux, si quelque lecteur se plaisait à compléter pour lui-même ces indications rapides, au cours de ses lectures, ou de ses voyages artistiques.

Repassons en revue, d’un dernier coup d’œil, l’armée des saints Louis, qu’ont fait surgir de toutes parts les peintres et les sculpteurs italiens. Quand on voit le saint français aussi populaire que saint Antoine de Padoue, et bien plus fêté qu’un saint Bonaventure, on peut croire que les peintres, non contens d’exécuter fidèlement les commandes que leur donnaient les monastères franciscains, ont pris plaisir à reproduire le personnage de saint Louis de Toulouse, comme un sujet heureux, dont ils ont aimé à développer les richesses. Et de fait, quand on y pense, le contraste entre la naissance royale du prince angevin et sa vocation d’humilité, qui avait frappé les âmes religieuses d’une impression si durable, se traduisait par des contrastes de « caractère » et même de couleur bien faits pour tenter les peintres : la robe austère sous la chape splendide, la mitre vénérable sur un front d’adolescent, la gravité de l’évêque unie à la candeur de l’acolyte. Le thème était vraiment rare, et un Fra Angelico ou un Pinturicchio en ont tiré des variations délicieuses. On dirait que les peintres toscans ou ombriens du XVe siècle ont retrouvé, à travers la tradition franciscaine, et par leur émotion directe d’artistes, le souvenir même que les contemporains nous ont transmis du jeune saint, qui passait comme étranger déjà au monde des vivans, et dont la beauté transparente de poitrinaire avait émerveillé ceux qui l’approchaient.

Saint Louis de Toulouse ne disparut de l’art italien qu’au commencement du XVIe siècle, quand les artistes, qui avaient bu à la source antique, comme à l’eau d’un Léthé, oublièrent tous les souvenirs qui s’étaient transmis pieusement à travers les générations renouvelées, depuis les jours de Giotto et de Simone Martini.

Certes, les Italiens qui, dans les dernières années du XVe siècle, se plaisaient encore à reproduire la figure de saint Louis d’Anjou, pour sa beauté, peut-être, plus encore que pour sa sainteté, ne songeaient guère qu’ils faisaient revivre un prince de la famille étrangère qui avait autrefois dominé l’Italie, et le frère du roi qui avait été, au XIVe siècle, le plus puissant protecteur des lettres et des arts, et comme un ancêtre des Médicis. Mais les fleurs de lys qu’ils continuaient de répandre à pleines mains sur le manteau du jeune évêque étaient encore un hommage inconscient à la maison d’Anjou. Dans la personne de saint Louis de Toulouse, les peintres et les sculpteurs qui travaillaient pour les églises franciscaines d’Italie ont payé, sans le savoir, à la dynastie française qui avait uni pour quelques années la discipline a de saint François et les premières aspirations de la Renaissance, la dette qu’avaient contractée envers elle les franciscains et les artistes.


EMILE BERTAUX.

  1. Bibliothèque nationale, manuscrit français 5716.