Les rues de Paris/Rosalie
« La vue d’une sœur de Charité est la plus éloquente démonstration du Christianisme », a dit quelque part, je crois, le P. Lacordaire. Combien plus cela est-il vrai s’il s’agit d’une religieuse, j’allais dire, d’une sainte comme celle dont le nom est si populaire ! Une vie telle que la sienne, tout entière consumée dans les exercices de la charité la plus héroïque, et racontée par M. de Melun, témoin oculaire, se peut-il une prédication meilleure, une apologie plus victorieuse parce qu’elle s’adresse à tous, à l’homme blanchi dans la science, à l’artiste, au poète, tout aussi bien qu’à l’artisan sans lettres qui par un rude labeur de chaque jour gagne le pain de sa femme et de ses enfants ? Aussi la vie de cette femme si véritablement illustre, quoique par les nombreux écrits publiés comme par la tradition récente, elle soit connue, je n’ai pu résister au désir de la raconter à mon tour brièvement, simplement, sinon pour mes contemporains, du moins pour ceux qui viendront après nous, ou qui vivent au loin, et dont le cœur tressaille au récit des actions généreuses, des élans héroïques, des sublimes dévouements.
Force me sera de faire plus d’un emprunt au livre de M. de Melun[1] l’historien ou le biographe qu’à l’avenir tous devront consulter, car quel guide plus sûr et mieux renseigné ? « Malgré les imperfections de l’œuvre, dit-il, trop modestement dans sa préface, pour que le portrait fût ressemblant et fidèle, l’auteur s’est attaché à l’exactitude et à la sincérité du récit : les paroles qu’il répète, il les tient de ceux qui les ont entendues ; les faits qu’il rapporte ont été racontés par les acteurs ou les témoins ; et ses appréciations personnelles sont le fruit d’une longue et constante amitié avec celle dont il écrit l’histoire, amitié qui doit être la garantie et la protection de son travail. »
Jeanne Marie Rendu, en religion sœur Rosalie, naquit à Comfort, département de l’Ain, le 8 septembre 1787, d’une famille d’ancienne bourgeoisie jouissant d’une honnête aisance qui pouvait lui concilier le respect sans exciter l’envie. Jeanne était l’aînée de trois sœurs qui furent comme elle élevées par leur mère restée veuve après neuf années de mariage. « Elle puisa à l’école maternelle cette éducation forte, religieuse, qui s’inspire plus qu’elle ne s’apprend et vient surtout de l’exemple. » L’enfant était un peu taquine parfois avec ses sœurs, et malicieuse espiègle, jetait volontiers leurs poupées dans le jardin du voisin et semblait plus occupée du jeu que des livres. Mais la mère ne s’inquiétait pas trop de ces vivacités ; car Jeanne avait bon cœur et elle aimait tant les pauvres ! avec eux toujours douce et complaisante et prompte à partager son pain ou sa bourse souvent bien légère.
Jeanne avait sept ans à peine lorsque éclata, avec la Révolution, la persécution contre les prêtres et les fidèles. Cette persécution fit des martys parmi les siens mêmes, car son parent, le maire d’Annecy, fut fusillé sur la place publique de la ville pour avoir sauvé de la profanation et du feu les reliques de saint François de Sales. Néanmoins, malgré les décrets terribles de la Convention, Anne Laracine, la mère de Jeanne, ouvrit sa maison à Dieu et à ses ministres et l’évêque d’Annecy, en particulier, y trouva un asile. Mais la célébration des saints mystères ne pouvait avoir lieu que dans le plus grand secret, et ce fut pendant la nuit, au fond d’une cave, que Jeanne fit sa première communion. Pas de fête, de beau soleil, de vêtements blancs, de pompe auguste, rien de ce qui rend ce jour si solennel et si radieux pour nos enfants ! tout se fit dans le plus profond silence et avec de rares lumières. Mais la ferveur de l’enfant suppléa à tout.
Les mauvais jours passés, Jeanne fut conduite, pour y compléter son éducation, dans un pensionnat tenu à Gex par d’anciennes Ursulines et sa piété la rendit l’édification des religieuses elles-mêmes qui volontiers le considéraient plutôt comme une novice que comme une pensionnaire. Mais là n’était point sa vocation qu’un cantique sur le bonheur des sœurs de la charité, entendu par hasard, lui avait instinctivement révélée, et sur laquelle une visite et un séjour à l’hôpital de Gex achevèrent de l’éclairer. Sa mère, vaincue par ses instances, consentit à la laisser partir pour Paris où la commuante des Filles de Saint-Vincent-de-Paul venait d’être rétablie par le Premier Consul. Douloureuse fut la séparation pour la mère doutant de la vocation de sa fille, comme pour Jeanne qui aimait sa mère tendrement et souffrait de la quitter quoique d’ailleurs elle fût heureuse d’obéir à la volonté de Dieu.
La vocation de Jeanne ne se démentit pas à Paris, encore que, par la délicatesse de sa complexion, augmentée par une extrême sensibilité physique et morale, elle eût beaucoup à souffrir dans les premiers temps de son noviciat. Après une maladie grave, elle dut changer d’air et fut envoyée à la petite communauté de la rue des Francs-Bourgeois St-Michel qui, pendant la Terreur même, grâce à la courageuse entente et à la protection de tous les honnêtes gens du quartier, ne s’était point dispersée. La sœur Tardy, la supérieure, femme d’un grand cœur et d’un grand sens, sut apprécier Jeanne. Aussi le noviciat de celle-ci terminé, elle dit à la supérieure générale :
« Je suis très contente de cette petite Rendu, donnez-lui l’habit et laissez-la-moi. »
Ce qui eut lieu en effet : Jeanne, après avoir fait profession à la maison mère sous le nom de sœur Rosalie, revint, pour ne plus le quitter, au faubourg St-Marceau. Voyons-la sur ce théâtre « digne de son zèle et de son génie », le génie de la charité.
Le faubourg St-Marceau, à cette époque, populeux et mal habité, avait acquis, pendant la Révolution, une redoutable célébrité. Le calme revenu, l’ordre rétabli partout, la misère avait plus que jamais pris possession de ce quartier éloigné où, dans les greniers, les caves, les hideuses mansardes de maisons presque en ruines, végétaient des centaines, des milliers de tristes familles d’ouvriers sans travail, couchant sur la paille, ou même la terre nue, et auxquels manquait le pain souvent aussi bien que l’air et la lumière. La vie morale était à l’unisson de la vie physique, après tant d’années où les églises avaient été fermées ainsi que les écoles. Il fallait, à ces pauvres gens, tout préoccupés de la vie matérielle et trop souvent hébétés par le vice, rapprendre le chemin de l’église, comme aussi le chemin de l’atelier si longtemps délaissé pour celui des sections. C’était là une rude tâche que la sœur Rosalie mesura dans toute son étendue, mais sans en être effrayée, et elle s’y dévoua tout entière. Simple sœur d’abord dans la maison de la rue des Francs-Bourgeois, puis supérieure (1815) de la maison de la rue de l’Épée de Bois, elle entreprit vaillamment, secondée par ses compagnes et les ecclésiastiques zélés de la paroisse, une campagne énergique et incessante contre le vice et la misère, et pour cette campagne, qui dura plus de cinquante ans, la maison de la rue de l’Épée de Bois, fut son quartier général. Là, sœur Rosalie devint la confidente de toutes les peines et aussi de toutes les joies honnêtes de ses pauvres et nombreux clients. Elle donnait à l’un le pain de la journée, en assurant celui du lendemain, à l’autre des médicaments, à la mère de famille la layette nécessaire ou du linge et des vêtements pour les enfants. Elle réconciliait le fils avec le père, l’ouvrier avec son patron en même temps qu’elle faisait ouvrir et organisait des écoles qui pendant longtemps ont servi de modèles. Il est juste de dire que, dans tout cela, elle fut grandement aidée par les administrateurs du bureau de bienfaisance du 12e arrondissement, nouvellement établi, et qui s’aperçurent vite que personne ne comprenait et ne connaissait mieux que la sœur Rosalie la situation des pauvres ; en échange de ses conseils, ils l’aidèrent de leurs efforts désintéressés comme de toutes les ressources dont ils pouvaient disposer.
Si la sœur Rosalie connaissait si bien les pauvres, c’est que, les visitant sans cesse et à toute heure du jour, elle vivait pour ainsi dire au milieu d’eux et que rien ne pouvait échapper à la clairvoyance de son regard. Quand sa santé ou l’âge et ses fonctions multipliées ne lui permirent plus d’aller les visiter à domicile, du moins aussi souvent, « elle se fit une loi de ne jamais leur fermer sa porte, elle avait toujours du temps pour eux, ils passaient avant tout le monde » ; aussi beaucoup prirent l’habitude de venir chaque semaine faire une visite à leur mère comme ils la nommaient.
Un jour qu’elle était malade avec la fièvre, la sœur de garde à la maison refusa de laisser entrer un homme du quartier qui se plaignit avec l’accent de la colère et si haut qu’il fut entendu de la sœur Rosalie. Celle-ci descendit, écouta sa demande et lui promit de s’en occuper. Dès qu’il fut sorti, elle gronda doucement la jeune sœur de ne pas l’avoir avertie.
« Mais, ma mère, c’était l’ordre du médecin.
— Mon enfant, laissons les médecins faire leur métier et faisons le nôtre.
— Puis, ma mère, cet homme s’emportait.
— Eh ! mon enfant, faut-il s’effaroucher avec ces malheureux d’une parole vive ? Leur cœur est bon si leurs manières sont rudes.
Auprès du lit des malades, des malades pauvres en particulier, la sœur Rosalie était admirable, et pour combien, grâce à elle, cette grande épreuve de la souffrance devint une consolation et une bénédiction ! « Dans ce quartier si mal famé, aucun malade ne repoussait le prêtre envoyé par la sœur Rosalie », non, pas même le moribond tourmenté par le remords, en se rappelant que, pendant la Révolution, il avait trempé ses mains dans le sang et qui, touché par les exhortations et les soins de la sœur Rosalie, accueillait l’homme de Dieu avec bonheur. Un autre jour, un vieux chiffonnier, qu’elle avait secouru dans ses jours de misère, et qui, quoique vivant dans le désordre, se souvenait de la sœur, la fait appeler. Il était malade, ou plutôt mourant.
« Ma mère, lui dit-il, je vais mourir, j’ai quelques mille francs que je veux laisser à ma fille, les voilà, emportez-les pour les lui remettre ; car ici ils ne sont pas en sûreté, si je venais surtout à passer l’arme à gauche.
La sœur s’excuse en disant qu’il faudrait plutôt appeler un notaire pour lui confier ce dépôt.
— Non, non, pas de ces messieurs là, je n’ai confiance qu’en vous, prenez, là sous le traversin, les quinze mille fr. en or et billets.
La sœur se résigne à prendre l’argent, et alors, voyant le malade plus tranquille, elle lui parle de son âme et lui propose de voir un prêtre.
— Un prêtre ! à quoi bon ? reprend le chiffonnier, vous voilà, vous, la femme du bon Dieu, personne ne le représente aussi bien pour traiter ensemble des affaires qui le regardent ! Mieux vaut me confesser à vous qu’au curé que je ne connaîtrai pas et que j’ennuierai peut-être.
La sœur ne put s’empêcher de sourire à cette étrange proposition, attestant une si profonde ignorance, et il ne lui fut pas très-facile de persuader au pauvre homme qu’elle n’avait pas qualité pour entendre sa confession non plus que pour l’absoudre. Éclairé à ce sujet, il consentit à recevoir la visite du prêtre amené par elle et mourut reconcilié avec le ciel comme avec sa femme. Il eut ainsi la joie d’embrasser une dernière fois sa fille et de lui remettre lui-même la dot si péniblement amassée.
«En 1844, la sœur Rosalie voulut étendre jusqu’à la naissance les soins qu’elle donnait à sa nombreuse famille ; elle fit établir une crèche au-dessus même de l’école, dans la maison de secours. » La crèche devint en quelque sorte sa récréation, là elle passait de douces heures au milieu de ses chers petits protégés qui se disputaient ses caresses, ses sourires et de leurs berceaux tendaient à l’envi les mains vers elle. Un jour dans la crèche, tous les enfants partis, un seul était resté ; la mère, dont personne ne savait le nom ni la demeure, ne reparut point ; évidemment le pauvre petit était abandonné ; on parlait de l’envoyer aux Enfants-Trouvés.
« Un peu de patience, attendons ! dit la sœur Rosalie qui s’approche du berceau pour embrasser l’enfant. Celui-ci tout aussitôt enlaçant sa tête de ses petits bras, s’écrie : Maman, maman ! et on ne pouvait le faire taire non plus que détacher ses mains.
« Oh ! bien, dit alors avec une larme dans les yeux la bonne sœur, il m’appelle maman ; je ne puis plus l’abandonner. Il n’ira pas aux Enfants-Trouvés. »
Et l’enfant en effet, élevé sous ses yeux, trouva dans la sœur une mère d’adoption qui sut remplacer admirablement la mère selon la nature.
À la crèche, sans doute à cette occasion, la sœur Rosalie obtint qu’on ajoutât un asile qui devint l’Asile des Petits Orphelins, transféré par la suite à Menil-Montant où il est encore. La visite que nous avons faite naguère à cet établissement, visite racontée dans un volume des Annales du Bien, est un de nos meilleurs souvenirs.
Le départ des orphelins, laissant vacante la maison de la rue Pascal, la bonne supérieure en profita tout aussitôt pour y installer de vieux ménages d’ouvriers auxquels l’âge ôtait la ressource du travail. « C’est à cette heureuse initiative, dit le baron R.… que les vieillards du 12e arrondissement doivent, depuis 1856, l’établissement, justement nommé plus tard, Asile Sainte-Rosalie, où ils sont à perpétuité[2]. »
Une autre création de la bonne sœur, qui avait précédé celle-ci et que l’expérience a fait de plus en plus apprécier, fut l’œuvre du Patronage des jeunes ouvrières de l’association de Notre-Dame-du-Bon-Conseil ayant pour but de protéger les jeunes filles contre les dangers de l’apprentissage et les influences délétères de l’atelier.
Est-il besoin de dire, car qui ne le sait ? ce que fut la bonne sœur, cette Providence des infortunés, aux jours des grandes calamités, quand ces fléaux terribles, la guerre civile ou l’épidémie, le formidable choléra de 1832 en particulier, s’abattaient sur la capitale. M. de Melun, dans des pages émues, nous montre la sœur Rosalie prompte à courir là où le péril était le plus menaçant, toujours calme, forte, héroïque et par sa seule présence rassurant les plus timides. Que d’épisodes émouvants racontés à ce sujet et pour lesquels nous renvoyons le lecteur à l’intéressant ouvrage de M. de Melun ! Une ou deux citations seulement.
Un jour, le docteur Royer-Collard accompagnait un cholérique que l’on conduisait sur un brancard à la Pitié. Il est reconnu dans la rue : aussitôt, on crie : « Au meurtrier ! à l’empoisonneur ! à l’empoisonneur ! car le peuple alors croyait au poison plutôt qu’au fléau. » En vain le docteur soulève le drap qui cachait le visage du malade, et s’efforce de prouver qu’en l’accompagnant le médecin cherche à le sauver et non à le faire périr. La vue du moribond ajoute à l’exaspération, les cris et les menaces redoublent ; un ouvrier s’élance, un outil tranchant à la main, lorsqu’à bout d’arguments, M. Royer-Collard s’écrie : « Je suis un ami de la sœur Rosalie.
— C’est différent ! répondent aussitôt mille voix : la foule s’écarte, se découvre et le laisse passer. »
Un offlcier de la garde mobile, en juin 1848, poursuivi par des insurgés, avait pu se réfugier dans la cour de la maison de la rue de l’Épée de Bois. Mais les insurgés l’ont suivi et réclament leur prisonnier que les sœurs, la supérieure en tête, couvrent de leurs corps.
« Laissez, laissez, crient à l’envi les insurgés, que nous l’emmenions pour le fusiller dans la rue ; lui qui a versé le sang de ses frères, il recevra la peine de son crime ! »
Et malgré les supplications et les efforts des bonnes sœurs, le cercle se resserrant de plus en plus autour d’elles, le prisonnier allait leur être arraché lorsque la sœur Rosalie, se jetant à genoux, s’écrie dans un sublime élan :
« Voilà cinquante ans que je vous consacre ma vie ; pour tout le bien que j’ai fait à vous, à vos femmes, à vos enfants, je vous demande la vie de cet homme. »
À ce spectacle, à ce cri parti du cœur, les fusils qui menaçaient l’infortuné se relèvent, des larmes d’attendrissement et de pitié coulent sur ces visages tout à l’heure si farouches et le mot de : pardon, pardon ! s’échappe de toutes les bouches. Le prisonnier est sauvé.
Mais quelques jours après, les rôles étant changés, c’est en faveur d’un malheureux insurgé que la sœur Rosalie déploie son zèle. Entre les prisonniers de juin se trouvait un ouvrier du quartier, jusque-là fort paisible, mais entraîné comme tant d’autres dans la révolte par de perfides conseils et que menaçait une condamnation terrible. Sa fille, une gentille enfant de cinq à six ans, fréquentait l’école des sœurs. Sur ces entrefaites, le général Cavaignac vint voir la sœur Rosalie sans doute pour la remercier des soins donnés par elle et ses religieuses aux blessés. La supérieure conduit le général dans l’école, et appelant alors la petite fille, elle lui dit :
« Mon enfant, voilà un monsieur qui, s’il le veut, peut te rendre ton père. »
L’enfant tout aussitôt, tombant à genoux, s’écrie tout en larmes.
«Ô mon bon monsieur, rendez-moi mon papa, il est si bon et nous avons tant besoin de lui !
— Mais, dit le général, pour être en prison, il faut qu’il ait fait quelque chose de mal.
— Oh ! non, bien sûr, non ! demandez à maman : Et d’ailleurs, il ne le fera plus, je vous le promets. Grâce, grâce ! rendez-nous mon papa et je vous aimerai bien ! oh ! oui !
Cavaignac, ce soldat si brave, avait un noble cœur. Il embrassa l’enfant et sortit les yeux humides. Quelques jours après, le prisonnier était rendu à sa famille.
Que de fois l’humble maison de la rue de l’Épée de Bois s’ouvrit-elle ainsi pour des personnages illustres : l’abbé Emery, le directeur de St-Sulpice, l’abbé de Lamennais, avant sa chute, Donoso Cortès, une des gloires de l’Espagne moderne, etc. ; et enfin le 18 mars 1854, l’Empereur NapoléonIII, accompagné de l’Impératrice. La sœur Rosalie « reçut cette visite avec reconnaissance et respect, dit M. de Melun. Elle voyait dans ce témoignage d’intérêt une leçon de bienveillance et de charité envers les petits et les faibles, donnée à tous les fonctionnaires et une recommandation à ceux qui disposent de l’autorité publique, quels que soient leur rang et leur puissance, d’être attentifs, affectueux, pleins de pitié pour les malheureux que les souverains ne dédaignaient pas de visiter. » Peu de temps auparavant, l’Empereur avait envoyé à la sœur Rosalie la croix de la Légion d’Honneur « aux applaudissements de tout le quartier, chaque pauvre se croyant décoré en sa personne. Mais, tout en l’acceptant par obéissance pour ses supérieurs, la sœur ne put jamais se résigner à la porter, « et son humilité souffrit tellement de cette distinction, d’après ce que M. de Melun nous affirme, que, pendant plusieurs jours, elle en fut malade.… cette faveur elle la regardait comme une des grandes épreuves de sa vie. »
La cécité dont elle fut affligée par suite de cataracte dans les derniers temps de sa vie, lui parut peut-être moins pénible, quoique d’ailleurs elle souffrît beaucoup, elle si active, de cet état qui la condamnait à l’inaction et la privait de la consolation de voir ses chers pauvres dont elle ne cessait de s’occuper d’ailleurs.
L’opération de la cataracte fut tentée, mais avec peu de succès. On espérait la recommencer dans des conditions plus favorables, lorsque la sœur Rosalie, à la suite d’un refroidissement, fut prise de la fièvre et d’un point de côté, symptômes annonçant la pneumonie ou la fluxion de poitrine. Une médication énergique amena un mieux sensible qui donnait grand espoir.
La malade souffrait beaucoup cependant, mais sans en laisser rien paraître. Une des sœurs gardes-malades s’aperçut que, sur un vésicatoire posé récemment, une serviette s’était repliée, et en pesant sur la plaie, devait la rendre très douloureuse.
« Comment, ma mère, dit-elle, ne m’avez-vous point appelée ? N’avez-vous donc rien senti ?
— Si vraiment, répondit la malade avec un sourire, je sentais le mal, mais c’était un clou de la croix de Notre-Seigneur et je voulais le conserver.
Le six février (1856), les symptômes les plus graves ayant disparu, on croyait la supérieure sauvée ; les sœurs se réjouissaient ; mais quelques heures plus tard, par un soubresaut de la maladie, le danger reparaissait plus imminent, et elles s’agenouillaient près de leur mère agonisante qui succomba le lendemain.
À la nouvelle de cette mort, éclatant dans le quartier Saint Marceau comme un coup de foudre, ce fut une consternation générale. Les ouvriers, leurs femmes, leurs enfants, comme les vieillards et les infirmes mêmes, vinrent en foule pour faire à la sœur Rosalie une dernière visite dans la chapelle ardente où elle était exposée. Dans tous les yeux on voyait des larmes, on n’entendait que des gémissements et des sanglots, comme le jour d’après dans l’immense cortège qui suivait l’humble corbillard conduisant la servante des pauvres à l’église, puis au cimetière. La foule se composait d’un peuple entier avec ses grands et ses petits, ses riches et ses pauvres, ses savants et ses ouvriers, en un mot les personnages les plus illustres et les plus obscurs réunis par le même sentiment de douleur et de vénération.
Ah ! quand on voit ces regrets unanimes, et ces explosions d’admiration pour la vertu, le dévouement, la sainteté, on se sent consolé, fortifié ; on se croirait coupable de douter de l’avenir ; et l’on regarderait presque comme un blasphème de qualifier, ainsi que l’ont fait quelques-uns, de Babylone moderne ce Paris témoin, mais pas indifférent certes, de si sublimes et si persévérants dévouements, et où la dépouille mortelle d’une pauvre religieuse reçoit de pareils hommages, se voit, en souvenir de la belle âme qui l’animait, honorée de ces royales funérailles !