Les rues de Paris/Les Vieilles Rues (Le Vieux Paris)

Bray et Rétaux (tome 3p. 113-118).

Beaucoup de rues nouvelles, bâties si vite, s’improvisent en quelque sorte, ce qui fait qu’on les désigne d’une façon assez arbitraire, et le plus souvent comme le plus facilement, par un nom propre. Il n’en était point ainsi autrefois alors que, dans la ville ou les faubourgs, les maisons, s’élevant successivement et lentement, finissaient, comme au village, par former une rue après un laps de temps plus ou moins long. La dénomination sortait de la nature même des choses, et presque toujours originale et pittoresque, tellement que d’habitude le nom adopté par le populaire se-conservait par la tradition seule de longues années, des siècles ; car ce n’est qu’en 1728, qu’on a commencé à placer des inscriptions à l’entrée des rues pour rappeler leur nom. Les origines de nos anciennes voies sont donc pour la plupart curieuses et singulières ; « elles proviennent, dit très bien Saint Victor, ou du nom de quelque personnage distingué qui y possédait une maison remarquable, ou de quelque enseigne singulière qui avait frappé les yeux du peuple, ou de quelque événement extraordinaire qui y était arrivé. Plusieurs devaient leur titre à leur malpropreté habituelle, d’autres aux vols et assassinats qui s’y commettaient ; quelques-unes enfin ont des noms dont l’origine et le sens sont entièrement inconnus[1]. » Afin d’ajouter à l’intérêt de ces récits historiques, nous nous proposons de faire connaître les dites origines aussi bien que les souvenirs qui s’y rattachent. Grâce à tant d’épisodes, d’anecdotes, de détails variés, et souvent presque inédits, cette Seconde Partie de notre travail n’offrira pas moins d’attrait, nous osons l’espérer, que la Première composée de biographies développées.

Mais avant de commencer, afin que rien ne soit perdu pour le lecteur, il nous semble utile de résumer en quelques pages les récits des historiens[2], formant souvent d’énormes volumes, et relatifs aux origines du vieux Paris lui-même.

Les origines de cette ville, pour nous servir d’une expression banale mais forcée, se perdent dans la nuit des temps. Vers l’an 54 avant Jésus-Christ, on voit ses habitants, membres de la tribu gauloise des Parisii, combattre courageusement les Romains qui voulaient les soumettre ; mais après avoir repoussé Labiénus, lieutenant de César, ils furent vaincus par celui-ci qui s’empara de l’ile où s’élevait Lutèce (Lutetia) ; car tel était le nom que portait alors la cité ; a nom que les uns dérivent de butum, boue, argile, parce que le territoire de cette ville était marécageux, dit M. Louvet, et auquel d’autres trouvent une origine celtique, en sorte qu’il signifierait ville entourée d’eau, ou encore île du Corbeau. »

Quoiqu’il en soit, César, pour s’assurer de sa conquête, la fit entourer de murailles et deux tours ou forteresses s’élevèrent à la tête des ponts de bois jetés sur le fleuve à l’endroit où se trouvent aujourd’hui le Petit-Pont et le Pont-au-Change. Dès lors, Lutèce devint la résidence des gouverneurs romains dans les Gaules. On sait qu’elle était particulièrement chère à Julien, qui y reçut le titre d’auguste. Vers l’an 245[3] saint Denis vint y prêcher l’Évangile avec ses compagnons et leur martyre prépara le triomphe de la foi.

Chilpéric Ier, roi des Francs, eut la gloire de chasser les Romains de Paris qui devint sous Clovis, son fils et son successeur, la capitale du royaume. Probablement c’est alors que la cité échangea son nom ancien de Lutèce contre celui de Paris, Parisius, dit saint Grégoire de Tours. Ce nom lui vient selon toute apparence de ses premiers habitants les Parisii, cette origine parait beaucoup plus vraisemblable que l’opinion, chère à nos vieux auteurs pourtant, qui, par une tradition fabuleuse sans nul doute, fait descendre la famille royale des Francs et les fondateurs de Paris des Troyens et du fils de Priam.

Les princes mérovingiens témoignèrent tous d’une grande prédilection pour Paris, leur capitale ; il n’en fut pas de même des Carlovingiens qui n’y résidèrent que par intervalles. Sous les descendants dégénérés de Charlemagne, on sait que la ville fut plus d’une fois exposée aux ravages des barbares du Nord, dits Normands, et le siège qu’elle soutint contre eux, au temps d’Eudes et de l’évêque Gozlin, est célèbre. Hugues Capet, le fondateur de la 3e dynastie, s’établit de nouveau à Paris qui n’a plus cessé d’être la capitale du royaume. Déjà la ville commençait à s’étendre sur les deux côtés du fleuve, aussi Philippe Auguste ordonna la construction d’un nouveau mur d’enceinte qui, partant du Louvre, s’arrêtait au quai des Ormes et des Célestins, en passant par la rue St-Honoré, la pointe Ste-Eustache, la place Baudoyer, etc.

Une quatrième enceinte s’éleva au temps où Marcel était prévôt des marchands (1356). La ville s’agrandit encore ce qu’elle ne cessa de faire, au point qu’il fallait constamment reculer les fortifications, tantôt d’un côté tantôt d’un autre, tantôt au nord, tantôt au midi. Car Paris, si rudement éprouvé pendant les guerres religieuses du 16e siècle, resta ville de guerre jusqu’au règne de Louis XIV qui fit abattre les murailles, combler et planter d’arbres les fossés changés en boulevards pour la promenade[4]. La ville alors put s’étendre en toute liberté. La Révolution fut un temps d’arrêt pour ce mouvement d’expansion, les travaux s’étant ralentis ou même arrêtés alors que, sous ce régime abominable autant qu’inepte de la Terreur, la richesse, l’apparence même de la fortune devenait un crime. Le calme rétabli, Napoléon, consul et surtout empereur, se préoccupa constamment de l’agrandissement et de l’embellissement de Paris qui lui dut de nombreux monuments, la Bourse, la colonne de la Place Vendôme, les ponts d’Austerlitz, d’Iéna, des Arts, etc.

Sous la Restauration comme pendant le règne de Louis Philippe, d’importants travaux s’exécutèrent à Paris qui cependant gardait toujours un peu, dans certains quartiers surtout, la Cité, la rue St-Jacques, le faubourg St-Germain, etc., sa vieille physionomie qu’il perd tous les jours davantage depuis les dernières et colossales entreprises qui font de la ville entière un vaste chantier de démolition et de construction. On ne saurait nier assurément que la ville y gagne au point de vue de l’hygiène et que beaucoup de ces grands travaux n’aient leur utilité, ne fussent même d’une absolue nécessité ; il est permis toutefois de regretter qu’on ait voulu tout faire à la fois et en outre que les plans généralement adoptés semblent avoir pour résultat de donner à la grande capitale, remarquable naguère par ses aspects variés et pittoresques, un caractère monotone d’uniformité. Qu’y a-t-il pour le rêve et la poésie dans l’interminable rue Lafayette, aux maisons ennuyeusement pareilles, ou dans l’éternel boulevard Haussmann[5] ?

Faut-il répéter, après bien d’autres, que dans toutes ces habitations nouvelles, luxueuses en dépit de l’architecture banale, il n’y a place que pour les riches et même richissimes et que, nous ne dirons pas les pauvres gens, mais les gens modestes, lettrés, artistes et autres, ne trouvent plus à se loger. À cela on répond que les dites demeures royales et princières ne sont mie faites pour eux, pas plus que les cages dorées, enluminées, sculptées pour les vulgaires pierrots. Fort bien alors, mais c’est les forcer à percher sur les arbres et pignons, ce qui n’est guère commode et récréatif en hiver, outre que dame Police ne le tolère point.

Un mot encore avant de terminer. Voici des Parisiens et Parisiennes un assez joli portrait que Sauvai traçait, il y a longtemps déjà[6], et qui aujourd’hui encore ne manque ni de vérité, ni d’actualité : « Les Parisiens sont bons, dociles, fort civils, aiment les plaisirs, la bonne chère, le changement de modes, d’habits, d’affaires… Les gens riches et qualifiés se traitent et s’habillent aussi magnifiquement qu’ils se logent… Les dames de qualité et les riches n’y font rien que jouer, se promener, faire des visites, aller au bal et à la comédie ; elles sont si superbement vêtues qu’elles dépensent en gants, en passementeries et autres galanteries plus que des princesses étrangères en toute leur maison. Les Grands en un mot (les Riches), hommes et femmes, font tant d’excès que leur revenu, quelque prodigieux qu’il soit, n’y pouvant suffire, ils dissipent en peu d’années ce que leurs pères, durant toute leur vie, ont eu bien de la peine à amasser. »


  1. Saint-Victor : Tableau historique et pittoresque de Paris ; 3 vol. in 4° ou 8 vol. in-8o, 2e édit. 1822.
  2. Corrozet, Sauvai, Félibien et Lobineau, l’abbé Lebœuf, Jaillot, Ste-Foix, St-Victor, Piganiol de la Force, etc.
  3. D’après une ancienne tradition, dès le premier siècle de l’ère chrétienne, et au temps des apôtres mêmes.
  4. Est-il besoin de rappeler qu’en 1840, grâce à M. Thiers, les fortifications ont été relevées et plus formidables ?
  5. Nous écrivions cette introduction avant les derniers événements.
  6. Sauval est mort en 1670. Son livre, en 3 volumes in-f°, a pour titre : Recherches des Antiquités de la ville de Paris.