Les rues de Paris/Jouffroy d’Abbans

Bray et Rétaux (tome 2p. 69-80).

JOUFFROY-D’ABBANS.




Cette rue, qui conduit du boulevard de l’Étoile à la rue Cardinet, a pris ce nom en vertu d’un arrêté du 2 mars 1867. On ne saurait trop applaudir à cette décision, qui est un grand acte de justice et qui a pour but d’honorer la mémoire d’un homme éminent, mal apprécié de son vivant, et aujourd’hui encore trop peu populaire, Jouffroy-d’Abbans, un Français et l’inventeur véritable, quoique aient prétendu Anglais et Américains, de la navigation à la vapeur. Ce fait est établi de la manière la plus incontestable, avec toutes les preuves à l’appui, dans une intéressante brochure publiée en 1864 par M. le marquis de Beausset-Roquefort, et qui a pour titre : Notice historique sur l’invention de la navigation à la vapeur[1]. Ce savant et consciencieux travail nous fournira sur Jouffroy-d’Abbans de curieux détails puisés aux meilleures sources.

Mais d’abord constatons, en dépit des prétentions rivales, que : « Salomon de Caus, natif de Normandie, songea le premier, en 1615, à se servir de la force motrice de la vapeur d’eau dans la construction d’une machine propre à opérer les épuisements ; Papin, en 1690, conçut le premier la possibilité de construire une machine à vapeur acqueuse et à piston ; le marquis Claude de Jouffroy, gentilhomme de la Franche-Comté, fut l’inventeur du pyroscaphe et le premier qui réalisa pratiquement la navigation à vapeur par des expériences faites sur la Saône, à Lyon, an 1783, avec un plein succès constaté par un acte authentique, par des documents officiels, par le témoignage de milliers de spectateurs. La gloire de l’invention de la vapeur et celle de son application à la navigation appartiennent donc à la France ; les annales de la ville de Lyon doivent conserver la mémoire des premiers essais heureux de la navigation à la vapeur. » Ceci bien établi, venons aux détails biographiques.

Claude-Dorothée, marquis de Jouffroy-d’Abbans, naquit à Roche-sur-Rognon (Haute-Saône), le 30 septembre 1751, de messire Jean-Eugène, marquis de Jouffroy-d’Abbans, et de dame Jeanne-Henriette de Pons de Rennepont, dame de la Croix-Étoilée de l’Empire. À l’âge de 13 ans, Claude fut reçu page de Mme la Dauphine ; à vingt ans, il entra comme sous-lieutenant au régiment de Bourbon. Une malheureuse affaire, de celles que le préjugé qualifie affaire d’honneur, le fit justement, il faut le reconnaître, envoyer aux îles Sainte-Marguerite où il se vit retenu pendant deux années qui ne furent pas heureusement perdues pour le jeune officier. Pendant ses loisirs forcés, en observant la manœuvre des galères à rames, il fut frappé des inconvénients inhérents à ce mode de navigation et se demanda s’il n’y aurait pas quelque chose de mieux ; si, par exemple, l’emploi de la vapeur comme force motrice ne serait pas de beaucoup préférable. Dès lors il ne s’occupa plus que de trouver les combinaisons mécaniques propres à transmettre le mouvement de propulsion. Redevenu libre en 1775, il se rendit à Paris où les frères Perrier venaient de fonder un grand établissement industriel, en important de Birmingham une machine de Wast, comme en France sous le nom de pompe à feu de Chaillot.

Jouffroy rencontra à Paris deux compatriotes, officiers comme lui, et pareillement adonnés à l’étude des sciences, le comte d’Auxiron, capitaine d’artillerie, et le marquis Du Crest, colonel en second du régiment d’Auvergne, membre de l’Académie des Sciences et auteur d’un Traité sur la mécanique. Après s’être rendu compte, par une étude approfondie, du mécanisme de la pompe à feu de Chaillot, Jouffroy n’hésita point à penser qu’on pouvait utiliser le même moteur pour la navigation. Il développa ses idées à ce sujet devant un petit comité composé du maréchal de camp Follenay, du marquis Du Crest, du comte d’Auxiron et de Perrier. Ce dernier se fit son contradicteur, en présentant un contre-projet qui différait par le mécanisme et surtout par le calcul des résistances à vaincre : « Il évaluait la force nécessaire d’après le nombre de chevaux employés pour remorquer les bateaux, tandis que Jouffroy soutenait, avec raison, qu’il fallait une force plus que triple en prenant le point d’appui dans l’eau. » Cette opinion qui, maintenant, est devenue un fait, était chaudement appuyée par d’Auxiron et Follenay. Mais Du Crest se rangeait à l’avis contraire et sa position comme l’autorité de son nom lui permettaient d’obtenir le concours de l’Académie des sciences pour Perrier qui possédait dans ses vastes ateliers tous les moyens de préparer des essais en grand ; le résultat cependant fut un insuccès complet et donna pleinement raison à d’Auxiron qui ne cessait d’encourager son ami et, en mourant, lui écrivait d’une main défaillante :

« Courage, mon ami, vous êtes seul dans le vrai. » Jouffroy n’en doutait pas, mais convaincu qu’à Paris pour l’instant l’influence rivale l’emportait absolument, il se retira dans sa province. « Là, plein de foi dans l’avenir, livré à ses seules ressources, n’ayant d’autre guide que ses études persévérantes et d’autres ouvriers qu’un chaudronnier de village, il parvint en 1776, à construire une machine qu’il adapta à un bateau. Ce premier pyroscaphe avait 13 mètres de longueur sur 1 mètre 95 centimètres de largeur. L’appareil nageur consistait en tiges de 2 mètres 60 centimètres de longueur suspendues de chaque côté vers l’avant et portant à leur extrémité des chaînes armées de volets mobiles plongeant de 40 centimètres. Les chaînes pouvaient décrire un arc de 2 mètres 60 centimètres (8 pieds) de rayon et de 95 centimètres de corde (3 pieds) ; un levier muni d’un contre-poids les maintenait au bout de leur course. Une machine de Wast à simple effet, installée au milieu du bateau, mettait en action ces rames articulées. La construction de cet appareil, dans une localité où il était impossible de se procurer des cylindres fondus et alésés, était une œuvre de génie, de courage et de patience ; malgré ses imperfections, il était supérieur à tout ce qui avait été proposé jusqu’alors pour la navigation. Le bateau fonctionna sur le Doubs, à Baume-les-Dames, entre Montbeliard et Besançon, pendant les mois de juin et de juillet 1776[2]. »

Cependant l’inventeur avait reconnu dans la pratique certains côtés défectueux de son système et résolut d’y remédier en construisant une machine nouvelle et d’un plus grand modèle. Dans ce but il vint s’établir à Lyon, où il ne tarda pas à se fixer définitivement en s’alliant à une famille des plus honorables de la ville. Le 10 mai 1783, il épousa Melle Françoise-Madeleine de Pingers de Vallier, jeune et aimable personne qui devait être pour lui l’ange consolateur au milieu des longues, des continuelles tribulations de sa vie laborieuse et tourmentée.

Les préoccupations de son mariage cependant n’avaient point empêché Jouffroy de poursuivre ses études et ses travaux ; et la même année s’achevait la construction de son nouveau bateau qui, lui aussi, fut « une œuvre d’art et de génie ; » car à Lyon les ressources faisaient défaut presqu’autant qu’à Baume-les-Dames. L’inexpérience des ouvriers était telle que l’inventeur devait façonner lui-même les pièces délicates et qui exigeaient, pour arriver à la précision nécessaire, une main d’œuvre particulièrement habile.

Le nouveau pyroscaphe mesurait une longueur de 46 mètres sur 4 mètres 50 de largeur ; les roues avaient 4 mètres 50 centimètres de diamètre ; les aubes 1 mètre 95 centimètres, plongeant à 0 m. 65 centimètres, le tirant du bateau était de 0 m. 95 centimètres, son poids total de 327 milliers, dont 27 pour le bateau et 300 pour la charge.

L’annonce de cette grande et solennelle expérience avait attiré sur les quais, sur les ponts, des milliers de spectateurs et de curieux, parmi lesquels ne manquaient point ou même dominaient les incrédules, et à chaque pas s’entendaient des conversations comme celle-ci :

— Croyez-vous qu’il réussisse ? Pour ma part j’ai peine à croire que nous ne nous soyons pas dérangés pour rien.

— Je m’étonnerais qu’il en fût autrement.

— Voyez donc l’énorme machine que ce bateau ! C’est une vraie baleine, un monstre marin ! Se peut-il qu’on mette en mouvement pareille masse sans le secours des rames ou de la voile ? C’est bien comme on dit vouloir prendre la lune avec… vous savez le proverbe.

— Oui ! oui ! Pourtant on dit que l’inventeur n’est ni un sot, ni un écervelé, et pour risquer dans une telle entreprise la meilleure part peut-être de sa fortune, il faut qu’il soit presque sûr par ses calculs, ou même par l’expérience…

— Bah ! bah ! Un homme à projets ! ces gens-là ne doutent de rien ! Des fous le plus souvent ! Il viendrait à quelqu’un d’eux l’idée de grimper dans la lune qu’ils dépenseraient sans sourciller tout leur avoir pour la construction des échelles ou tout au moins d’une machine ad hoc. Il paraît même, d’après les papiers publiés, qu’à Paris sérieusement on y pense et que Phaéton ne doit pas tarder à avoir des successeurs !

— Eh ! mais, eh ! mais !… voyez donc le dernier coup de cloche à peine a retenti comme signal du départ, et voici la lourde machine qui s’ébranle, qui se remue et s’éloigne plus rapide que si elle était emportée par un triple rang de rames !

En effet, sur les eaux paisibles de la Saône, le pyroscaphe, comme on l’appelait alors, s’avançait remontant sans effort le courant, et salué par les acclamations, les hourras, les battements de mains des spectateurs entassés sur les deux rives, il franchit promptement la distance entre Lyon et l’île Barbe, ainsi qu’il est constaté d’une manière irréfragable, dans une pièce dont la minute se trouve encore chez un notaire de la ville et que signèrent les huit membres de la commission scientifique, choisis pour assister à l’expérience quoique d’ailleurs sans titre officiel : MM. Laurent, Basset, chevalier, lieutenant général de police de la ville ; l’abbé Monges, chevalier, historiographe de la ville ; de Landine, avocat au parlement ; Mathon, chevalier, seigneur de la cour et autres lieux ; Roux, professeur d’éloquence au collége Royal-Dauphin de Grenoble ; Le Camus, avocat au parlement ; Salicis, curé de la paroisse de Vaize et Jean-Baptiste Salicis, neveu du précédent et vicaire de la paroisse.

Se pouvait-il des témoins plus respectables et dont la signature au bas d’un certificat semblait ne pas permettre l’ombre du doute ? Aussi, les fonds bientôt étaient faits chez le notaire pour l’exploitation du privilége, dont l’obtention paraissait certaine, et dans un bref délai, à tous les intéressés. Car l’Académie de Paris, consultée par le ministre, en présence de pièces attestant des faits qui avaient eu, en outre des signataires, pour témoins des milliers et des milliers de spectateurs de tout rang, l’Académie ne pouvait que faire un rapport tout favorable. Il en fut autrement, cependant, grâce à de misérables intrigues et à l’influence de Perrier, qui ne pouvait consentir au triomphe de son rival. L’Académie ajourna sa décision, en demandant de nouveaux essais, de nouvelles expériences, trop onéreuses en ce moment pour l’inventeur. Il devait craindre, d’ailleurs, que la mauvaise volonté qui se trahissait dans cette réponse ne persévérât quand même, et que de nouveaux sacrifices fussent en pure perte. En définitive, pour l’instant du moins, la découverte fut enterrée, et qui sait combien d’années encore devaient s’écouler avant qu’on vît de rechef un bateau à vapeur sillonner la rivière de la Saône ?

Cependant, au milieu de ces déboires, Jouffroy fut consolé par quelques nobles témoignages de sympathie. Des personnages considérables par le rang ou par le mérite lui écrivirent pour l’encourager. Plusieurs même lui firent offrir des lettres de recommandation pour l’Angleterre. Il remercia mais sans pouvoir se résigner à accepter. « À Dieu ne plaise, répondait-il par une généreuse inspiration de patriotisme, que je porte en pays étranger une découverte de cette importance ! J’ai dans l’avenir de cette idée une foi inébranlable. Tôt ou tard, le Ciel aidant, elle doit triompher, et je veux que la France, que ma chère patrie, en recueille tout l’honneur comme les avantages. »

Jouffroy, quand il parlait ainsi, cependant ne recueillait, pour prix de ses travaux et de ses sacrifices que l’indifférence, que le dédain, que l’ingratitude. Il n’ignorait pas qu’à la cour de Versailles même, on le surnommait : Jouffroy la Pompe et que la foule toujours trop nombreuse des sots railleurs, allait partout répétant : « Connaissez-vous ce gentilhomme de la Franche-Comté qui embarque des pompes à feu sur les rivières ? Ce fou qui prétend accorder le feu et l’eau ? » Mais bientôt arriva la Révolution qui fit justice des moqueurs et des courtisans, par malheur sans épargner les personnages les plus augustes comme les plus honnêtes gens. Jouffroy, dont la vie semblait menacée, à cause de sa qualité de gentilhomme, dut émigrer et ne rentra en France qu’après la paix de Lunéville. Pendant qu’il servait dans l’armée de Condé, et que plus tard en France il s’efforçait de recueillir les débris de sa fortune pour assurer l’avenir de sa famille, un jeune Américain, Fulton, né à Little-Britain (Pensylvanie) en 1765, vint à l’âge de vingt ans en Angleterre où il s’adonna entièrement à l’étude de la mécanique. Passé en France pendant l’année 1796, sans nul doute il eut connaissance des expériences de Jouffroy. Il en profita et s’en aida pour la construction de la machine à vapeur exécutée en 1804 sur ses dessins, dans l’usine de Bolton-Wat, et qui, terminée deux ans après, et expédiée à New-York, sillonna la première les grands fleuves d’Amérique où les navires de ce genre ne tardèrent pas à se multiplier.

On les ignorait encore en Europe, cependant, quand, après le retour des Bourbons en France, Jouffroy, muni d’un brevet d’invention et de perfectionnement, fit construire un bateau auquel le comte d’Artois permit qu’on donnât son nom, et qui fut lancé sur la Seine, au Petit-Bercy, le 20 avril 1817, en présence du comte d’Artois, des princes ses fils, des autorités de Paris, d’un grand nombre de savants et d’un concours immense de spectateurs. Tout semblait promettre à l’entreprise le plus heureux avenir, lorsqu’une compagnie rivale obtint un brevet, et, contestant le privilége de Jouffroy, lança à son tour sur le fleuve un bateau muni de sa machine, et qu’elle avait fait venir d’Angleterre. La spéculation ne lui réussit pas, encore que la concurrence devint fatale à Jouffroy ; car les deux compagnies ayant à lutter l’une contre l’autre, comme à combattre les préventions que soulevait le nouveau mode de navigation, furent également ruinées.

N’était-ce pas, pour Jouffroy, jouer de malheur ? Et grâce aux obstacles que suscitait la coalition des intérêts et des préjugés inquiétés également par la nouvelle invention, bien des années encore devaient s’écouler avant que la navigation à vapeur déjà si prospère en Amérique put s’acclimater en France. Pourtant la priorité de la découverte appartient à celle-ci, grâce à Jouffroy-d’Abbans, ainsi que se plaisait à le proclamer, en 1827, du haut de sa chaire, Arago, ce grand vulgarisateur qui, l’année suivante, insistant sur son affirmation, disait dans une des Notices publiées par l’Annuaire du bureau des longitudes : « L’idée de l’emploi de la vapeur pour faire marcher les bateaux fut mise en pratique, pour la première fois, par le marquis de Jouffroy, qui construisit, en 1782, un bateau à vapeur, qui pendant seize mois, navigua sur la Saône. »

Ce témoignage de loyale sympathie, de la part d’un juge si compétent, dut être une précieuse consolation pour Jouffroy au milieu de ses déboires et aussi de ses douleurs, car, dans l’année 1829, il perdit sa chère et fidèle compagne, et la séparation lui fut bien douloureuse après quarante-six années d’une union dont il n’avait eu jamais qu’à s’applaudir et qui lui avait rendu la vie douce même dans ses cruelles épreuves. La solitude lui devint trop pénible ; il fit liquider sa pension de retraite comme ancien militaire et obtint son admission à l’Hôtel des Invalides, où il mourut du choléra en 1832, Il était plus qu’octogénaire.

« Jouffroy, dit M. le marquis de Beausset-Roquefort, créateur des éléments d’une science encore inconnue, n’avait à sa disposition ni atelier de construction, ni ouvriers mécaniciens ; forcé d’employer la machine de Wat, à simple effet, qui ne se prêtait pas au mouvement de rotation, il trouva dans son génie les combinaisons qui assurèrent son succès.

« Les expériences de Jouffroy sont antérieures d’un quart de siècle à l’application faite par Fulton ; leur succès a été constaté par un acte authentique, par des documents officiels, et par le témoignage de milliers de spectateurs. Le bateau de Jouffroy navigua sur la Saône pendant seize mois. »

« L’application de la vapeur à la navigation, ajoute excellemment le judicieux auteur, ne laisse plus aucune contrée en dehors des progrès, quelque reculée qu’elle soit par les distances, par les institutions, par les mœurs de ses habitants. Les relations fréquentes des peuples entre eux dissipent les préjugés, créent des intérêts nouveaux, manifestent avec plus d’évidence la solidarité universelle.

« Louis XIV, après avoir placé son petit fils, le duc d’Anjou, sur le trône d’Espagne, s’écriait : « Il n’y a plus de Pyrénées ! » L’œuvre du grand roi n’a pas résisté au souffle des agitations politiques ; les descendants mâles de Philippe V ont cessé de régner… Les voies ferrées perçant les montagnes, la navigation à vapeur défiant les vents contraires, la télégraphie électrique transmettant la pensée avec la rapidité de l’éclair ont abaissé toutes les barrières, effacé les distances, préparé l’union des nations qui doit amener les temps annoncés par le prisonnier de Sainte-Hélène, où toute guerre ne sera plus qu’une guerre civile. »

Qui pourrait maintenant entendre prononcer avec indifférence le nom de Jouffroy-d’Abbans ?


  1. Lue en séance publique à la Société littéraire de Lyon, le 27 janvier 1864.
  2. Notice historique.