Les rues de Paris/Jacques Amyot

Bray et Rétaux (tome 1p. 9-21).
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JACQUES AMYOT



« Jacques Amyot dit de lui-même, écrit le savant abbé Le Bœuf, qu’il était né à Melun, le 30 octobre 1513, de parents plus avantagés du côté de la vertu que de celui de la fortune. Il ne déclare point la profession dont était son père, Nicolas Amyot, mais ses commensaux le tenaient pour le fils d’un petit marchand de bonneterie : ce qui s’accorde avec Rouillard, qui dit que ce marchand vendait des bourses et des aiguillettes. Lorsqu’il eut appris les premiers rudiments à Melun, il alla à Paris, où il continua ses études de grammaire, servant de domestique à quelques écoliers d’un collége qu’il n’a jamais nommé. Sa mère, Marguerite d’Amour ou des Amours, avait soin de lui envoyer chaque semaine un pain par les bateliers de Melun. L’avidité d’apprendre le poursuivant jusque dans la nuit, il avait recours à la lumière que pouvaient fournir quelques charbons embrasés, et il s’en servait au lieu de chandelle ou d’huile, tant était grande alors son indigence. Avec ces faibles secours pour les premiers commencements il ne laissa pas d’atteindre les classes supérieures. »

Tels furent, d’après la Notice écrite avec autant de conscience que de bonhomie par l’abbé Le Bœuf, les débuts de Jacques Amyot, représentés par divers biographes, sous des couleurs trop romanesques. Devenu, en suivant les cours de Jean Evagre Remois, au collége du cardinal Lemoine, un excellent helléniste, ayant étudié pareillement la poésie, l’éloquence, la philosophie, J. Amyot partit pour Bourges, à l’âge de 19 ans, afin d’étudier le droit civil avec un jeune homme qui fut depuis avocat célèbre au Parlement.

À Bourges, où il prenait la qualité de maître-ès-arts, Amyot se rencontra avec Jacques Colin, lecteur ordinaire du roi et abbé de St-Ambroise, qui, prompt à apprécier son mérite, le choisit pour précepteur de ses neveux et lui fit obtenir en même temps une chaire de professeur des langues latine et grecque, dans l’Université dont la ville à cette époque était fière. Les loisirs assez grands, paraît-il, que lui laissait son double emploi, Amyot les consacrait aux travaux littéraires qui devaient plus tard le rendre célèbre et faire de lui un des personnages importants de l’état. Cependant au temps de sa plus grande prospérité, Amyot n’hésitait pas à dire que les dix ou douze années qu’il avait passées à Bourges, obscur professeur, mais tout entier aux lettres, avaient été le plus heureux temps de sa vie. C’est alors qu’après avoir traduit le roman grec de Théagène et Chariclée, il commença la traduction de Plutarque et quelques vies des hommes illustres furent publiées avec une dédicace à François 1er. D’après Rouillard, au contraire, c’est le roman de Théagène et Chariclée qu’il fit présenter au roi, « lequel l’eut si agréable que l’abbaye de Bellozane étant venue à vaquer par le trépas de Vatable, ou Guestabled, très célèbre professeur du roi en la langue hébraïque, icelui roi la lui donna comme au digne successeur d’un si brave devancier. »

La version de Rouillard paraît plus vraisemblable encore qu’il semble assez singulier de récompenser par une abbaye la traduction d’un ouvrage qui n’est rien moins qu’édifiant, mais dans les idées du temps, il s’agissait d’un livre grec et l’on ne voyait là, même François Ier, que l’érudition. Si bien encouragé cependant, Amyot s’était mis avec ardeur à la traduction de Plutarque ; lorsqu’il la jugea assez avancée, il fit un voyage en Italie pour consulter les manuscrits des plus célèbres bibliothèques et conférer avec les savants illustres que l’Italie comptait en fort grand nombre. Après son retour, le cardinal de Tournon qu’il avait connu à Rome, « ayant appris que le roi souhaitait un précepteur pour ses fils les ducs d’Orléans et d’Anjou, présenta Amyot à Henri II qui lui donna cette charge dont il jouit le reste de son règne et sous celui de François II. » Le loisir, que lui laissaient ses fonctions de précepteur lui permit de terminer la translation en français des Vies des hommes illustres qui parut avec une dédicace à Henri II. La traduction des Œuvres morales de Plutarque ne put être achevée que sous le règne de Charles IX (connu auparavant sous le nom de duc d’Orléans), à qui l’ouvrage fut dédié. Le jeune roi n’avait pas besoin de cette circonstance pour se rappeler son précepteur, car dès le lendemain du jour de son avènement, (6 décembre 1560), il le fit son grand aumônier et le nomma aussi conseiller d’état et conservateur de l’Université de Paris. Il lui donna de plus l’abbaye de Roches au diocèse d’Auxerre et celle de Saint-Corneille, de Compiègne. « Le prince, dit le digne abbé Le Bœuf, l’appelait son maître lorsqu’il voulait lui parler familièrement ; mais il lui fit aussi quelquefois des reproches, par exemple sur sa trop grande frugalité, en ce que pouvant faire bonne chère, il se contentait souvent de manger des langues de bœuf. »

Quelques années après, l’évêché d’Auxerre étant venu à vaquer par la mort du cardinal de la Bourdaisière « Charles IX, qui désirait ardemment l’avancement de son maître, (c’est le nom qu’il lui donnait toujours), » voulut que Jacques Amyot lui succédât. Celui-ci, ayant reçu les bulles de Rome, se fit sacrer et, avec l’assentiment du roi, partit bientôt après pour Auxerre où il arriva au mois de mai 1571.

Amyot était alors âgé de cinquante-huit ans ; il avouait lui-même qu’il n’était ni théologien ni prédicateur, n’ayant presque étudié que des auteurs profanes. Mais il les laissa dès lors pour s’occuper assiduement de la lecture de l’Écriture Sainte et de celle des pères grecs et latins. La Somme de Saint Thomas d’Aquin lui devint si familière qu’il la possédait presque en entier. Il hésita longtemps à monter en chaire « parce qu’il se défiait beaucoup de ses forces et que la faiblesse de sa voix lui inspirait peu de courage », cependant malgré ses craintes, il réussit parfaitement au gré de ses auditeurs « et prêcha dans un style si clair et si châtié et en même temps si enrichi de sentences, que les savants sortaient de la prédication bien plus éclairés qu’ils n’y étaient arrivés et les ignorants n’en revenaient point sans être instruits de leurs devoirs et rendus meilleurs qu’auparavant. »

L’église d’Auxerre, comme plusieurs autres du diocèse, avait beaucoup souffert des spoliations des huguenots. Le nouvel évêque, comme il s’y était engagé par avance vis-à-vis des chanoines, fit don à la sacristie de la cathédrale de divers ornements dont elle avait le plus grand besoin, manquant même du nécessaire ; il n’épargna rien ensuite pour rendre au chœur son ancien lustre ; les chaires des chanoines furent refaites à neuf aussi bien que le trône épiscopal. Les grilles qui entouraient le sanctuaire et que les profanateurs avaient arrachées et emportées furent remplacées. Amyot fit don encore à son église d’un nouveau jeu d’orgues qui fut construit par le frère Hilaire, religieux de Notre-Dame-en-l’Ile à Troyes venu exprès pour la confection des tuyaux. Une grande partie du vitrail cassé par les calvinistes, fut aussi réparée aux dépens de l’évêque.

Ces bienfaits et beaucoup d’autres auraient dû rendre le prélat cher à son clergé comme à ses ouailles ; il en fut ainsi les premières années, mais lors de l’explosion des passions populaires, soulevées par les guerres religieuses, tout fut oublié, la calomnie aidant. À Auxerre et dans le diocèse le parti de la Ligue était dominant. Amyot que Henri III, en succédant à son frère, s’était plu à maintenir dans ses fonctions de grand aumônier, en l’appelant aussi son maître, se rendait de temps en temps à la cour pour les fonctions de sa charge. Il se trouvait malheureusement à Blois lors de l’assassinat de Guise. Ce crime auquel il était complètement étranger, qu’il n’avait pas hésité à blâmer même dès qu’il en avait eu connaissance en le qualifiant « un cas si énorme qu’il n’y avait que le pape seul qui en pouvait absoudre » des gens passionnés et violents, comme il s’en rencontre toujours dans les grandes commotions populaires, voulurent qu’Amyot en eût été complice. Un certain Claude Trahy, gardien des cordeliers à Auxerre, le publia partout et même dans la chaire déclarant que non-seulement l’évêque et grand aumônier avait connu par avance l’attentat projeté, mais qu’il l’avait conseillé et que, le meurtre accompli, il avait donné au prince l’absolution sacramentelle.

Ces calomnies n’eurent que trop d’écho dans la ville où le cordelier jouissait d’un certain crédit et il réussit à prévenir absolument le populaire et même une partie de la bourgeoisie contre l’évêque que Trahy haïssait parce que les jésuites lui avaient été préférés pour la direction du collége. Amyot averti cru prudent d’ajourner son retour et d’attendre que, par la réflexion, le calme se fit dans les esprits et il ne se mit en route que plusieurs mois après, vers le temps du carême. Mais les ennemis du prélat avaient continué par leurs discours et même par des prédications d’entretenir l’irritation et, le mercredi saint, lorsqu’Amyot rentra dans sa ville épiscopale, il courut par deux fois risque de la vie ; lui-même nous l’apprend dans le mémoire qu’il crut devoir écrire pour se justifier. « La pistole (pistolet) lui fut présentée à l’estomac par plusieurs fois et il y eut plusieurs coups d’arquebuse tirés, de sorte qu’il fut obligé pour se sauver la vie d’entrer promptement dans la maison d’un chanoine et passer de celle-là dans une autre, pour faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient. » Sa crainte était d’autant mieux fondée que sur la place de St-Étienne il avait pu voir et entendre un émissaire du cordelier qui, armé d’une hallebarde, criait à pleine gorge : « Courage, soudard, messire Jacques Amyot est un méchant homme, pire que Henri de Valois. Il a menacé de faire pendre notre maître Trahy ; mais il lui en cuira. »

L’influence du cordelier et de ses adhérents fut telle que l’évêque ne put officier dans la cathédrale et même il dut s’abstenir d’assister aux offices dans les jours les plus solennels ; ses ennemis prétendaient et avaient fait croire qu’il était excommunié et suspendu à divinis comme ayant communiqué avec le roi et pour d’autres motifs qu’on ne précisait point. Pour ramener à l’obéissance les opposants soit du peuple, soit du clergé, il ne fallut rien moins que des lettres d’absolution en forme signées du cardinal Cajetan, avec défense au chapitre comme au frère Trahy de molester désormais leur évêque. Ces lettres, datées de Paris (6 février 1509), mirent fin à la persécution et le prélat, après avoir été félicité par cinq membres du chapitre au nom de leurs collègues, se vit réintégré dans toutes ses fonctions et n’eut plus à souffrir de nouvelles épreuves ; aussi se fit-il un devoir comme un plaisir de résider dans son diocèse, ce qui lui fut d’autant plus facile que, par la mort de Henri III, tous ses liens avec la cour se trouvaient rompus.

« Il commença donc, dit l’abbé Le Bœuf, à ne plus s’occuper que des fonctions spirituelles, et dès le 7 mars, jour des Cendres, il reprit son ancien usage de prêcher, sans paraître déconcerté ni ému par tout ce qui était arrivé depuis un an, sans employer les invectives ni les déclamations contre personne ; ce qui parut digne d’admiration à ceux qui ne le connaissaient pas encore parfaitement. Mais son secrétaire, continuateur de sa vie, dit que, quoiqu’il fût enclin à la colère, cependant il se retenait facilement ; il n’était aucunement vindicatif, et ne savait ce que c’était que de reprocher à personne les anciennes fautes. Il passait pour mélancolique, sévère et d’un abord difficile ; mais il ne paraissait tel qu’à ceux qui le voyaient rarement. Il était franc, candide, ingénu, ouvert, parlait librement et sans flatterie, ne déguisant point aux grands ni aux princes leurs propres défauts. »

Son biographe nous apprend aussi « qu’il aimait la musique et qu’étant dans son palais épiscopal, il ne rougissait » point de chanter sa partie avec des musiciens. Un fait assez curieux et qu’il ne faut pas oublier, c’est que l’invention du bizarre instrument, si longtemps en usage dans les paroisses sous le nom de serpent, fut due à l’un des chanoines d’Auxerre vers 1590.

Amyot, dont la constitution était robuste, vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans où, miné par une fièvre lente, il succomba le 6 février 1593, dans les sentiments d’une grande piété. Rouillard nous donne à propos de ses obsèques ce détail intéressant : « Comme on le voulut enterrer au devant du maître-autel de son église cathédrale, et qu’on vînt à fouiller, on y trouva une sépulture de pierre, vide, en laquelle autrefois avait été posé le corps d’une comtesse d’Auxerre, nommée Mathilde, peut-être Mathilde ou Mahaut de Courtenay, comtesse d’Auxerre environ l’an 1300 ; et là fut déposé le corps d’icelui évêque, avec beaucoup de cérémonies, pompes et honneurs funèbres. »

En outre de ce qui revenait à ses héritiers naturels, Amyot fit un assez grand nombre de legs pieux ; il laissa en particulier cinq cents livres à l’hôpital d’Auxerre. Il n’est pas exact d’ailleurs qu’on ait trouvé chez lui beaucoup d’argent ainsi que l’ont prétendu des biographes qui écrivaient longtemps après sa mort et dont les assertions ont été trop facilement acceptées. D’abord, en devenant évêque, il avait résigné la plus grande partie de ses bénéfices. À une certaine époque, sans doute, grâce à la munificence des rois ses anciens élèves, et aux émoluments de ses hauts emplois, il était devenu presque riche, mais les premiers tumultes de la Ligue naissante, en outre de la persécution dont on a parlé, lui firent essuyer de grandes pertes qu’on évalue au minimum, à cinquante mille écus. Aussi au mois d’août 1509, écrit-il au duc de Nevers : « Me trouvant, pour le présent, le plus affligé, détruit, et ruiné pauvre prêtre qui soit, comme je crois, en France… le tout pour avoir été officier et serviteur du roi ; étant demeuré nu et dépouillé de tous moyens ; de manière que je ne sais plus de quel bois (comme l’on dit) faire flèche, ayant vendu jusqu’à mes chevaux pour vivre ; et pour accomplissement de tout malheur, cette prodigieuse et monstrueuse mort[1] étant survenue, me fait avoir regret à ma vie. »

Et précisément, ces épreuves, si pénibles qu’elles fussent, étaient envoyées au digne évêque pour le détacher de ce qui passe et aussi lui servir d’une sorte d’expiation pour sa préoccupation longtemps trop exclusive comme on l’a vu), des études profanes. Mais nous appartient-il de l’en blâmer nous qui lui devons tant de travaux d’une utilité si grande au point de vue littéraire, et en particulier ces Vies des Hommes illustres, dont la traduction, par le mérite du style, est devenue un livre original.

Grâce au bon Amyot, comme l’appelait Bernardin de St-Pierre, et à sa langue facile, colorée, abondante et qui jaillit à grands flots de la meilleure source gauloise, le bon Plutarque est pour nous tout français et ses héros, grecs et romains, nous sont familiers autant que ceux de notre pays, voire les contemporains. Pour les lettrés et les hommes de savoir et d’étude, ce livre est une mine qu’on ne se lasse pas de fouiller assuré d’y trouver toujours quelques nouveau filon. Pour d’autres lecteurs et en particulier pour les jeunes gens, la traduction d’Amyot ne serait pas toujours sans inconvénient ; car dans sa langue hardie, qui d’ailleurs était celle de son temps, il use peu des périphrases, et certains détails de mœurs, qui ne sont point à l’honneur des Grecs et des Romains, nous sont présentés dans toute leur nudité. Cet inconvénient, qui tient à la consciencieuse fidélité du traducteur comme à la langue qu’il parlait, nous ne pouvions le dissimuler et néanmoins nous trouvons, que c’est avec toute raison qu’Amyot a pu dire, en parlant de son livre, dans son excellente épître aux lecteurs :

« Si nous sentons un plaisir singulier à écouter ceux qui retournent de quelque lointain voyage, racontant les choses qu’ils ont vues en étrange pays, les mœurs des hommes, la nature des lieux, les façons de vivre différentes des nôtres : et si nous sommes quelquefois si ravis d’aise et de joie, que nous ne sentons point le cours des heures, en oyant deviser un sage, disert et éloquent vieillard, en la bouche duquel court un flux de langue plus doux que miel, quand il va récitant les avant ures qu’il a eues en ses verts et jeunes ans, les travaux qu’il a endurés et les périls qu’il a passés : combien plus devons-nous sentir de ravissement, d’aise et d’ébahissement de voir en une belle, riche et véritable pointure d’éloquence, les cas humains représentés au vif, et les variables accidents que la vieillesse du temps a produits dès et depuis l’origine du monde, les établissements des empires, ruines des monarchies, accroissements ou anéantissements des royaumes, et tout ce qui oncques a été de plus émerveillable par l’univers ? le tout représenté si vivement qu’en le lisant nous nous sentons affectionnés, comme si les choses n’avaient pas été faites par le passé, ains (mais) se faisaient présentement et nous en trouvons passionnés de joie, de pitié, de peur et d’espérance, ni plus ni moins presque que si nous étions sur le fait, sans être en aucune peine ou danger, ains avec le contentement qu’apporte la récordation en sûreté des maux que l’on a autrefois endurés. »

Ailleurs il dit plus éloquemment encore :

« Au demeurant, quant à ceux qui vont disant que le papier endure tout, s’il y en a aucuns qui à fausses enseignes usurpent le nom d’historiens, et qui par haine ou faveur offensent la majesté de l’histoire, en y mêlant quelque mensonge, cela n’est point la faute de l’histoire, ainsi des hommes partiaux qui abusent indignement de ce nom pour déguiser et couvrir leur passion : ce qui n’adviendra jamais si celui qui écrit l’histoire a les parties qui lui sont nécessairement requises pour mériter le nom d’historien, qu’il soit dépouillé de toute affection, sans envie, sans haine ni flatterie, versé aux affaires du monde, éloquent, homme de bon jugement, pour savoir discerner ce qui se doit dire et ce qui se doit laisser, et ce qui nuirait plus à déclarer qu’il ne profiterait à reprendre et condamner ; attendu que sa fin principale doit être de servir au public, et qu’il est comme un greffier, tenant registre des arrêts de la cour et justice divine, les uns donnés selon le style et portée de notre faible raison naturelle, les autres procédant de puissance infinie et de sapience incompréhensible à nous par-dessus et contre tout discours d’humain entendement, lequel ne pouvant pénétrer jusques au fond des jugements de la divinité, pour en savoir les motifs et les fondements, en attribue la cause à ne sais quelle fortune, qui n’est autre chose que fiction de l’esprit de l’homme s’éblouissant à regarder une telle splendeur et se perdant à sonder un tel abîme, comme ainsi soit que rien n’advient, ni ne se fait sans la permission de Celui qui est justice même et vérité essentielle, devant qui rien n’est futur ni passé et qui sait et entend les choses casuelles nécessairement. Laquelle considération enseigne aux hommes de s’humilier sous sa puissante main, en reconnaissant qu’il y a une cause première qui gouverne supernaturellement, d’où vient que ni la hardiesse n’est pas toujours heureuse, ni la prudence bien assurée. »

Si la prose d’Amyot est excellente, exquise, on ne saurait en dire autant de sa poésie. Dans ses récits il lui arrive assez souvent de citer les poètes, et par un scrupule regrettable, le consciencieux traducteur croit ne pouvoir le bien faire qu’à l’aide du mètre et de la rime. Mais ses vers, les plus hétéroclites du monde, tout en se conformant à la prosodie pour la mesure, sont de ceux qu’aucun vrai poète n’oserait avouer. Pourtant on sent qu’ils ont dû coûter horriblement à leur auteur, et que sur chacun d’eux, bourré de chevilles, il aura, selon l’expression vulgaire, mais énergique, il aura sué sang et eau. Quelle différence avec sa prose si coulante et si savoureuse ! Mais :

Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif !

Le bon Amyot eut eu besoin sous ce rapport de prendre conseil de son royal élève Charles IX, dont les vers charmants à Ronsard sont dignes du poète.

L’art de faire des vers, doit-on s’en indigner,
Doit être à plus haut prix que celui de régner.
Tous deux également nous portons des couronnes ;
Mais roi, je les reçois, poète, tu les donnes.
Ton esprit enflammé d’une céleste ardeur
Éclate par soi-même et moi par ma grandeur.
Si du côté des dieux je cherche l’avantage,
Ronsard est leur mignon et je suis leur image.
Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
T’assure les esprits dont je n’ai que les corps ;
Elle t’en rend le maître et te sait introduire
Où le plus fier tyran ne peut avoir d’empire.



  1. Celle de Henri III, son bienfaiteur.