Bray et Rétaux (tome 2p. 1-7).


GERSON (JEAN CHARLIER)




« Il n’est guère d’époque dans l’histoire de France et dans l’histoire de l’Église, dit un judicieux écrivain, qui offre un spectacle plus désolant que celle où vécut Gerson (le règne de Charles VI). Guerre étrangère et discordes civiles, un roi en démence, des princes armés les uns contre les autres, des populations décimées par la famine, ruinées par le pillage, écrasées de taxes et de contributions ; l’Église partagée entre deux et quelque temps entre trois papes ; l’Université mêlée bruyamment aux troubles politiques et aux querelles religieuses ; la foi ébranlée ; le sentiment de la justice obscurci dans les âmes, partout les consciences troublées, les passions déchaînées, nulle part l’ordre et la paix. Toute la vie de Gerson, toute son œuvre est dans ces deux mots : « Pacifier et unir. » C’était le grand besoin du temps ; et s’il faut juger des hommes par leurs efforts plus encore que par leurs succès, nul n’a été plus grand, nul n’a mieux mérité de son siècle que Gerson. Fut-il jamais en effet une vie plus remplie que la sienne, jamais une âme plus droite et plus pure au milieu de la corruption générale, plus ferme et plus intrépide au milieu des périls et des défaillances ? »

Retracer longuement cette vie toutefois nous entraînerait trop loin et d’ailleurs le récit n’aurait qu’un médiocre intérêt pour un grand nombre de lecteurs, à la distance où nous sommes des événements d’une part, et de l’autre parce que les faits et les questions qui passionnaient alors les esprits jusqu’à la fureur pour la plupart aujourd’hui ne pourraient que rencontrer l’indifférence. Disons donc seulement en peu de pages ce que fut Gerson dont le nom sans nul doute, malgré le rôle considérable qu’il a joué de son temps, ne conserverait pas une si grande popularité, si celui qui le porta n’était point l’auteur présumé de l’Imitation de Jésus-Christ, ce merveilleux volume dont Fontenelle a dit que : « C’est le plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes puisque l’Évangile n’en vient pas. »

Gerson naquit en 1363 (14 décembre) à Gerson, petit village du diocèse de Rheims, près Réthel. Il était l’aîné de douze enfants que leur père, Arnulphe Charlier, et leur mère, Elisabeth Lachardenière, élevèrent avec une grande sollicitude et dans les sentiments de la plus vive piété. À l’âge de 14 ans, l’aîné des enfants, Jean Charlier, fut envoyé, en qualité de boursier, au collège de Navarre à Paris ; et, paraît-il, c’est alors que, d’après un usage fort répandu, il changea son nom de famille contre celui du hameau où il avait pris naissance. « Il semblait, dit M. Aubé, qu’en déposant le nom paternel on mourût à soi-même, et qu’avec les liens du sang on rompît ces chaînes qui attachent l’homme à des intérêts ou à des passions étroites pour revêtir une sorte d’impersonnalité. »

Quatre années après, reçu licencié ès-arts, il entra en théologie et, pendant sept ans, suivit les leçons de Pierre d’Ailly et de Gilles Deschamps qui l’initièrent à la connaissance des Pères et des Docteurs. En 1387, quoique simple bachelier en théologie, il fut choisi, par l’Université pour faire partie d’une députation envoyée au pape Clément VII. Ce fut huit années après, en 1395, qu’il remplaça, comme chancelier de l’Église et de l’Université de Paris, Pierre d’Ailly nommé à l’évêché du Puy. Ce n’était qu’à regret et comme forcé que Gerson avait accepté cette haute distinction dont les circonstances faisaient un fardeau si lourd, témoin ce fragment d’une lettre qu’il écrivait, vers 1400, à Pierre d’Ailly : « Le corps entier de la chrétienté est tellement envahi par le poison débordant des péchés ; l’iniquité s’est établie et a poussé de si profondes racines dans le cœur des hommes, qu’il semble qu’on ne puisse plus se fier aux secours et aux conseils de la prudence humaine. »

L’étendue et la profondeur du mal cependant ne paraissent pas avoir découragé son zèle ; il travailla de tout son pouvoir à ramener la paix dans l’église comme dans le royaume, et à réformer les mœurs, dans les divers ordres de l’état. Si trop préoccupé de certaines idées ou doctrines, dans lesquelles le gallicanisme était en germe, il se trompa quelquefois sur le choix des moyens, si le résultat ne répondit pas toujours à ses efforts, il faut, en faisant la part des circonstances, lui savoir gré de ses intentions, de son désintéressement dont il donna mainte preuve, comme de sa piété sincère et de son patriotisme. Ferme et courageux vis-à-vis des princes dont les factions déchiraient le royaume, il ne se montrait pas moins intrépide en face des passions populaires déchaînées. Lorsque les Cabochiens, maîtres de Paris, dominaient par la terreur et que, tous, à commencer par les clercs de l’Université, se taisaient, Gerson ne craignit pas d’élever la voix et de protester contre les violences en disant, d’après ce que Juvénal des Ursins nous rapporte : « Que les manières qu’on tenait n’étaient pas bien honnêtes ni selon Dieu, et il le disait d’un bon amour et affection. »

Si le chancelier n’eut pas la consolation de voir la pacification du royaume, du moins il fut témoin de celle de l’Église et de la fin du grand schisme d’Occident, grâce au Concile de Constance auquel il avait pris une grande part. Mais en quittant Constance, Gerson ne put rentrer en France où les Bourguignons, de nouveau maîtres de Paris, se vengeaient par de furieuses représailles des Armagnacs, et pendant quelque temps, il dut se résigner à l’exil.

Dès l’année suivante (1419), la mort de Jean-sans-Peur, tué au pont de Montereau, rouvrit au chancelier les portes de la France ; il se rendit à Lyon où l’un de ses frères, prieur du couvent des Célestins, lui offrit, dans le monastère, une hospitalité qu’il accepta. C’est là que s’écoulèrent dans le silence et la paix les dernières années d’une vie qu’avaient troublée tant de contradictions et de luttes et qui maintenant aux approches de l’éternité ne songeait qu’à se recueillir. On raconte qu’à cette époque Gerson se plaisait surtout dans la société des petits enfants. Spectacle touchant et admirable ! Cet homme qui avait rempli le monde du bruit de son nom, dont la parole éloquente avait retenti dans les assemblées les plus solennelles, se trouvait heureux d’enseigner le catéchisme et les éléments de la langue latine à de jeunes écoliers et il souriait doucement en leur entendant réciter cette prière que lui-même il leur avait appris : « Mon Dieu, mon Créateur, ayez pitié de votre serviteur, Jean Gerson.»

À l’âge de soixante-douze ans, après avoir écrit les dernières pages de son Commentaire sur le Cantique des Cantiques, il s’endormit dans le Seigneur et sur sa tombe on grava ces deux mots qui résument sa vie : Sursùm Corda !

Ces mots ne pourraient-ils pas servir d’épigraphe à cet incomparable livre de l’Imitation, que Gerson, s’il en est l’auteur, comme il semble probable, écrivit précisément dans cette longue et silencieuse retraite au couvent des Célestins. « La plupart des traditions primitives, dit un biographe, parlent en faveur de Gerson. En outre, il est dans l’Imitation mille traits qui de près ou de loin rappellent les habitudes d’esprit, le caractère, la situation morale de Gerson au retour de Constance. Bien plus, il semble que l’âme de Gerson, désabusée du monde, après une douloureuse expérience de la vie extérieure, ait passé tout entière dans ce divin livre et s’y soit comme imprimée. »

M. Brunet, le savant auteur du Manuel du Libraire, est à la vérité moins affirmatif quand il dit :

« Quel est le véritable auteur de l’Imitation ? Trois siècles de dispute sur ce sujet n’ont pu nous l’apprendre ; et près de cent cinquante ouvrages, écrits pour éclairer la question, n’ont guère servi qu’à en rendre la solution plus difficile. Les témoignages les plus nombreux semblent favorables à Gerson, chancelier de l’église de Paris ; mais d’un autre côté, Thomas à Kempis compte encore beaucoup de partisans. Cependant, une troisième opinion, celle qui présente Jean Gersen, abbé de Verceil, dans le XIII siècle, comme l’auteur de l’Imitation, a été renouvelée et soutenue dernièrement avec vigueur par le président de Grégory : toutefois cet ancien magistrat a rencontré un adversaire redoutable dans la personne de M. Gence, savant laborieux, qui a fait du livre de l’Imitation et de tout ce qui s’y rapporte une étude constante et en définitive peu de personnes admettent l’opinion du président Verceillois. »

L’opinion en réalité ne pourrait donc se partager qu’entre Gerson et Thomas à Kempis, chanoine du diocèse de Cologne, dont le nom se lit sur plusieurs manuscrits du 15e siècle et qui a pour lui le témoignage de quelques-uns de ses contemporains. À Kempis, cependant, d’après des autorités graves, à peine âgé de vingt-cinq à trente ans, lorsque parurent les premiers livres de l’Imitation, ne saurait être l’auteur d’un pareil ouvrage, fruit d’une longue et amère expérience de la vie : tout au plus en eut-il été le compilateur et le copiste. Maintenant ne pourrait-on pas admettre une troisième opinion formulée par des critiques qui ne manquent pas d’autorité, à savoir que l’Imitation n’est point à proprement parler l’œuvre d’un auteur unique, d’un individu isolé, mais celle du siècle tout entier pour lequel quelque génie anonyme, pénétré de ses idées, ayant souffert de toutes ses désolations, instruit par ses cruelles expériences, après s’être enseveli au fond d’un cloître, aurait tenu la plume ? Mais cette opinion même nous ramènerait à Gerson.

Quoiqu’il en soit, le livre existe pour la consolation et l’édification des âmes pieuses, il s’en est fait d’innombrables éditions et traductions. L’une des meilleures en France est encore celle de Michel de Marillac, qui avait été garde des sceaux sous Louis XIII[1], et dont le style, dans sa langue colorée et naïve, a gardé toute l’onction et le parfum du livre original, plus peut-être que la traduction de Pierre Corneille, digne pourtant en beaucoup d’endroits de ce beau génie et qui eut, en son temps, un prodigieux succès[2]. De nos jours, la traduction de F. de Lamennais, faite longtemps avant sa chute, a eu surtout les honneurs de la réimpression.


  1. La première édition est de 1621, in-12.
  2. La première édition est de 1656, in-4o.