Les rues de Paris/Genettes (Des)

Bray et Rétaux (tome 1p. 417-427).
GENETTES


Tout le monde connaît la belle gravure d’Hippocrate refusant les présents du roi Artaxercès, gravure faite d’après le tableau de Girodet-Trioson. Il est dans la vie de notre illustre contemporain Des Genettes, plusieurs traits dignes assurément d’une bien autre admiration et qui, plus encore que le magnanime refus du médecin grec, méritaient d’être popularisés par la peinture et la gravure. Mais en était-il besoin alors que les plus glorieux sont encore dans la mémoire de tous ? Qui ne sait par exemple l’héroïque, l’infatigable dévouement de Des Genettes comme médecin en chef de l’armée pendant l’expédition d’Égypte.

« À peine arrivé en Égypte, disent les biographes[1], il ne tarda pas à se trouver aux prises avec la peste ; cette maladie terrible et mystérieuse, qui semble se propager surtout par l’effroi qu’elle inspire, fut combattue avec un merveilleux succès par le docteur Des Genettes au moyen des plus sages prescriptions hygiéniques, au besoin par une thérapeutique hardie et savante, et toujours en agissant avec force sur le moral des malades et sur l’imagination de tous. À la fin du siège de SaintJean d’Acre, lorsque le fléau exerçait de tels ravages dans l’armée de Syrie qu’on voyait défaillir les plus intrépides courages, comprenant qu’un grand exemple était nécessaire pour rendre un peu de calme et de confiance aux soldats que démoralisait la terreur, pour les faire douter au moins du caractère contagieux de la maladie, au milieu de l’hôpital, M. Des Genettes trempa une lancette dans le pus d’un bubon et se fit deux piqûres dans l’aine et près de l’aisselle, expérience incomplète a-t-il dit plus tard, et qui fait seulement voir que les conditions nécessaires pour que la contagion ait lieu ne sont pas déterminées. »

Un autre jour, à la suite d’une conversation qu’il avait eue avec Berthollet soutenant que les miasmes pestilentiels se transmettent surtout par la salive, il se rend avec son ami dans la salle des malades. Un de ces derniers, moribonds déjà, voyant approcher de son lit le médecin, se soulève par un suprême effort et lui tend son verre dans lequel restait une partie de la potion ordonnée et demande au docteur de la partager avec lui.

« Donnez ! » dit Des Genettes qui prend le verre des mains du pestiféré et le vide sans sourciller : « Action, dit le docteur Pariset, qui donna une lueur d’espoir au mourant, mais qui fit pâlir et reculer d’horreur tous les assistants : seconde inoculation, plus redoutable que la première, de laquelle Des Genettes semblait lui-même tenir peu de compte[2]. »

Mais revenons à l’ordre chronologique et à la biographie. Des Genettes (Réné-Nicolas Dufriche, baron) naquit à Alençon en 1762. Sa famille (les Dufriche et les Valazé) était originaire d’Essée, joli bourg situé entre Seez et Alençon. Il commença ses études classiques au collège de cette dernière ville et les acheva à Paris dans la maison de Sainte-Barbe. Peu de temps après sa sortie, il lui échut un héritage, et cette fortune inespérée lui permit d’employer quelques années en voyages. Après un séjour en Angleterre, il se rendit en Italie où il se lia avec les professeurs les plus distingués des universités, et notamment le docteur Paul Mascagni. Les voyages ne l’avaient pas détourné des études médicales vers lesquelles l’entraînait sa vocation puisque, à son retour en France, il se rendit immédiatement à Montpellier où il fut reçu docteur après un brillant examen. Faut-il croire à l’exactitude du portrait que nous fait de Des Genettes à cette époque un biographe qui, contrairement à tous les autres, paraît assez peu sympathique à l’illustre médecin ? « Des Genettes avait alors vingt-sept ans. Bien fait de sa personne, d’un esprit mordant et ironique et d’une physionomie saisissante, libéral par tempérament quoique assez fier de sa gentilhommerie, fort disert, démonstratif et enjoué ; peu scrupuleux en fait d’épigrammes et de médisances, faisant le portrait sans atténuer les défauts et joignant le talent du mime à celui du causeur ; habile à improviser l’anecdote sans jamais taire ni les dates ni les noms propres, ce qui allait fréquemment jusqu’à la personnalité, Des Genettes fréquentait non-seulement les cercles du monde, mais les personnages haut placés dont sa façon de parler très-accentuée et son verbe élevé aiguillonnaient singulièrement la curiosité et l’attention[3]. »

J’ai peur qu’il n’y ait dans ce portrait plus de fantaisie et de parti pris que de vérité ; dans tous les cas, Des Genettes, corrigé par l’expérience et la réflexion, pensait et surtout agissait bien différemment plus tard lui qui disait dans son Éloge de Hallé : « M. Hallé avait des volontés bien prononcées dès que cela devenait nécessaire. Ce n’était point de l’obstination mais du vrai caractère. Quand il entendait médire, il souriait finement et souvent avec dédain ; plus souvent il détournait la tête pour se boucher les oreilles. Quand il entendait calomnier des gens de bien, déprécier des services éminents, attaquer les institutions utiles et recommandables, c’était bien autre chose. En effet, lorsqu’il éprouvait des mouvements d’indignation, sa voix s’animait tout à coup, les expressions les plus heureuses accouraient en foule pour seconder sa pressante dialectique, et il s’élevait à une éloquence d’autant plus persuasive qu’elle jaillissait de son cœur. »

Voilà certes un noble langage, et qui répond victorieusement à ce qu’on a lu plus haut. Au mois de mars de l’année 1793, Des Genettes, par l’entremise de Thouret, directeur de l’École de santé et dont plus tard il épousa la fille, obtint un brevet de médecin militaire, et tout aussitôt il quitta Paris pour se rendre à son poste en Italie. « Il y passa trois années, servit sous plusieurs généraux, et comme il montra du zèle et surtout de l’humanité, un esprit capable et prompt, un caractère résolu, il obtint bientôt l’estime de ses chefs, la confiance du soldat, le respect même des étrangers, et ce fut de l’assentiment de tous qu’il franchit les grades intermédiaires : dès 1794, c’est-à-dire après une année de service, il était déjà médecin en chef de l’armée. »

Ainsi s’exprime le biographe cité plus haut qui, quoique peu disposé, ce semble, à la sympathie, parle comme ses confrères (avec moins de chaleur sans doute) et ne peut se refuser à rendre témoignage à la vérité. Des Genettes se rencontra à Nice avec Bonaparte, plus jeune que lui de quelques années, et qui fut prompt à l’apprécier ; car lorsqu’ils se séparèrent, le jeune général lui dit :

« Étudiez tous les détails d’une armée ; j’en profiterai plus tard, vous aussi. »

En effet, l’expédition d’Égypte résolue, Bonaparte nomma Des Genettes médecin en chef de l’armée, et comme on l’a vu déjà, il n’eut point à le regretter. « Dès son entrée dans la contrée nouvelle, dit le docteur Pariset, qui lui-même visita l’Égypte, après avoir réparti ses collaborateurs sur les différents points que devaient occuper nos armes, son premier soin fut de les inviter, par une instruction, à l’étude des lieux, des hommes, des travaux, des aliments, etc. De là sont nées les curieuses topographies et les notes et les mémoires qu’il a publiés dans son ouvrage (Histoire médicale de l’armée d’Orient) sous les noms de leurs auteurs ; car loin de tenir dans l’ombre les savants et courageux médecins de l’armée d’Égypte, il aimait à les parer de leurs talents, comme il aimait à reconnaître et à proclamer leurs services. »

Des Genettes, après le départ de Bonaparte, resta en Égypte avec Kléber, son ami, dont la statue occupa toujours une place d’honneur dans sa bibliothèque. De retour en France seulement vers 1801, il fut nommé médecin en chef de l’hôpital du Val-de-Grâce, puis inspecteur général du service de santé des armées. Envoyé en Espagne en 1805, pour étudier l’épidémie qui, l’année précédente, avait fait de cruels ravages à Cadix, Malaga et Alicante, il suivit les armées françaises en Prusse, en Pologne, en Autriche, « où il fit preuve du plus rare talent joint au plus sincère dévouement » dit Feller.

Dans cette désastreuse campagne de 1812, fait prisonnier pendant la retraite, il écrivit à l’empereur Alexandre pour demander sa liberté en invoquant la bienveillance que pourraient lui mériter les services rendus par lui aux blessés de toutes les nations. Alexandre effaça sur la demande le mot bienveillance qu’il remplaça par celui de reconnaissance, et Des Genettes, rendu à la liberté, fut reconduit aux avant-postes français avec une garde d’honneur.

Alexandre sans doute n’ignorait pas la fermeté dont Des Genettes avait fait preuve tout récemment dans l’intérêt de l’humanité vis-à-vis de l’empereur Napoléon.

Celui-ci, après l’entrée des Français dans Moscou, eut l’idée de transformer en caserne un hospice destiné aux Enfants-Trouvés. Des Genettes en est averti ; aussitôt il se présente à l’empereur et réclame avec énergie contre la mesure projetée. Sous le coup de son émotion, à ce qu’on raconte, il termine en disant :

« Si les soldats prennent la place des malheureux orphelins, que deviendront ces derniers ? Ne se trouveront-ils pas sans asile et ne vous exposez-vous pas, sire, à ce que la postérité plus tard parle de vous comme elle fait d’Hérode.

— Hérode ! répond l’empereur non sans quelque étonnement ! Qu’a-t-il à faire ici et à quoi cela pourrait-il ressembler ?

— Au Massacre des Innocents ! reprend hardiment le médecin en chef.

— Vous avez raison, dit l’empereur après un court silence. Je vais donner l’ordre que ce projet n’ait pas de suite.

Après la bataille de Leipsick, Des Genettes, forcé de se renfermer dans la citadelle de Torgau, ne revint en France qu’au mois de mai 1814. À cause de ses antécédents et par suite de certaines intrigues surtout, sa situation devint difficile et peu s’en fallut que sa chaire de professeur adjoint de physique médicale et d’hygiène à la Faculté ne lui fût enlevée. Louis XVIII cependant, qui ne partageait point les rancunes des bureaux, nomma Des Genettes commandeur de la Légion d’Honneur ; et plus tard, en 1819, il voulut qu’il fît partie du conseil de santé des armées, bien que Des Genettes se fût trouvé à Waterloo comme médecin en chef de l’armée et de la Garde impériale. Quelques mois avant la mort de Napoléon, il fut officiellement chargé de désigner les médecins qui devaient se rendre à Sainte Hélène. Ces témoignages réitérés et mérités de confiance permettent de croire que sa destitution en 1823, comme professeur, fut la suite d’un regrettable malentendu comme l’affirment les rédacteurs de la Nouvelle Biographe générale, et de l’Encyclopédie des Gens du monde, après Rabbe et Boisjolin qui écrivaient en 1834 :

« Un léger tumulte, fomenté par des individus étrangers à la Faculté eut lieu à l’occasion d’un discours[4] qu’il prononça pour la rentrée de l’École. Ce tumulte, qui certes n’avait rien de séditieux, servit de prétexte à la dissolution momentanée de l’École et à sa réorganisation préparée de longue main[5]. »

M. Is. Bourdon qui, dans la Biographie universelle, comme nous l’avons dit, contrairement aux autres biographes, juge son confrère avec plus de sévérité que de sympathie, contredit Rabbe et Boisjolin dans les termes suivants : « Des Genettes vint ensuite qui, loin de les calmer, ne fit qu’exaspérer les passions haineuses de l’assemblée. Une phrase où l’imprudent orateur faisait allusion à la fin chrétienne du docteur Hallé, fut répétée par lui jusqu’à trois fois en la commentant par des gestes aux marques croissantes d’une improbation scandaleuse. Jamais mauvaise comédie ne mit en jeu tant de sifflets. »

Il est difficile de ne pas douter un peu de la parfaite exactitude de ce langage où l’on sent, à travers la formule embarrassée et énigmatique, je ne sais quelle pointe d’aigreur. Cette opinion paraît plus vraisemblable si l’on rapproche le commentaire du passage incriminé tel qu’il se trouve dans le texte original et dans lequel je cherche en vain l’ombre de l’ironie ou de la raillerie.

« Nous croirions manquer à la mémoire de M. Hallé (interruption), nous croirions la trahir (interruptions prolongées) ; vous auriez le droit de me traiter comme un lâche (profond silence et attention générale), si j’appréhendais de dire hautement ici que M. Hallé eut des sentiments de religion aussi sincères que profonds. Comme Pascal, il s’anéantissait devant la grandeur de Dieu ; une teinte de l’âme de Fénelon émoussait en lui le rigorisme ; et comme il se croyait sans mission pour amener les autres à ses opinions, il se borna à prêcher d’exemple[6]. »

J’estime que, bien loin d’accuser l’orateur d’imprudence, on ne pouvait que le louer de la franchise et de la netteté de son langage. On a d’autant plus lieu de croire qu’il était sincère et que la passion des auditeurs, seule, interprétait son langage en sens contraire, que la conduite de Des Genettes ne le démentit point à l’instant solennel, M. Is. Bourdon lui-même le proclame loyalement : « Quelle qu’eût été son opinion, quinze ans plutôt, sur la foi docile de Hallé, son collègue de chaire, sa fin ne fut ni moins résignée, ni moins exemplaire et chrétienne, tant l’espérance en Dieu, tant la foi sont un rapprochement digne des grands esprits. »

En dépit de sa vie agitée et occupée, l’illustre docteur a laissé de nombreux écrits relatifs à la science médicale et aussi des Mémoires dont deux volumes seulement ont été publiés et que sa mort, arrivée en 1837 (2 février), ne lui permit pas de terminer. Il était alors, et depuis 1832, médecin en chef des Invalides. L’empereur l’avait créé baron en 1809 et, « il n’avait garde de l’oublier, lui qui eût renoncé à toute son hygiène plutôt qu’à sa noblesse, il est vrai, fort méritée » dit toujours avec le même accent le rédacteur presque narquois de la Biographie universelle qui ne paraît point du tout désireux d’apporter sa pierre au piédestal de notre héros.

Parlant de lui comme professeur, il écrit :

« Des Genettes était moins écouté qu’applaudi, car sa mimique était mieux comprise que sa parole. Aux examens il était fier de son latin en effet élégant et facile ; et il posait ses questions avec autant d’esprit que d’autorité, toujours plus occupé de l’auditoire que des candidats, et dispensant ceux-ci de toute réponse par de longs et brillants monologues où il excellait.

« Laissez-moi parler, leur disait-il, vous gagnerez à vous taire. En parlant, je vous instruis, et préserve votre vanité du remords d’une mauvaise réponse. »

« Il était le même à l’Académie toujours personnel et blessant… Trop conteur pour administrer sagement et pour bien conclure, sa vie entière ne fut pour ainsi dire qu’une longue narration, y compris le temps où il fut maire du 10e arrondissement de Paris. »

À ces affirmations ayant un peu l’air d’accusations sous la forme d’épigrammes, mais dont l’exagération même atténue beaucoup la portée, nous opposerons le jugement formulé antérieurement par Rabbe et Boisjolin dont la Biographie Nouvelle, l’Encyclopédie des Gens du monde, etc, se font les échos :

« Nous n’aurions fait connaître que très imparfaitement M. Des Genettes, si nous ne parlions pas de ses talents comme professeur. Ses cours à la Faculté étaient des modèles de clarté et de méthode, pleins d’idées neuves et saillantes. Comme orateur, il se distingue par une familiarité originale et piquante. Dans ses divers discours à la Faculté, dans les discussions journalières de l’Académie de Médecine, il a constamment fait preuve d’une grande sagacité de raisonnement jointe au charme d’une élocution facile et animée. Son langage est remarquable surtout par cette observation de toutes les convenances, ce tact que donnent seules, même à un homme d’esprit, la variété des connaissances et des relations sociales distinguées. »

Il y a là, ce semble, l’accent de la vérité, et volontiers on applaudit aux biographes quand ils disent : « Des Genettes a rendu son nom célèbre en France et en Europe par de belles actions, de savants ouvrages, de glorieux services rendus à l’humanité, et par son habileté supérieure dans l’administration hygiénique et médicale des armées. »



  1. Biographie des Contemporains, Nouvelle Biographie, Biographie de Feller, etc.
  2. Pariset. — Éloge de Des Genettes.
  3. Is. Bourdon. — Biographie universelle.
  4. Éloge de Hallé.
  5. Biographie universelle et portative des Contemporains.
  6. Éloge de M. Hallé, in 8º, 1823.