Les rues de Paris/Condamine (La)

Bray et Rétaux (tome 1p. 256-271).


LA CONDAMINE ET JENNER



« On peut dire de La Condamine, écrivait naguère le judicieux M. Biot, que le trait saillant de son caractère, la cause principale de ses succès dans les sciences, dans les lettres et dans le monde, fut la curiosité, mais une curiosité active, unie à des qualités solides, telles que l’ardeur, le courage et la constance dans les entreprises[1] ! »

Delille, de son côté, nous dit dans son Éloge de La Condamine, « un des plus beaux morceaux de prose que ce grand poète ait écrits », comme s’exprime Biot qui n’exagère pas : « Sa passion dominante fut cette curiosité insatiable. Ce doit être celle de ce petit nombre d’hommes destinés à éclairer la foule, et qui, tandis que les autres s’efforcent d’arracher à la nature ses productions, travaillent à lui dérober ses secrets. Sans ce puissant aiguillon, elle resterait pour nous invisible et muette ; car elle ne parle qu’à ceux qui l’appellent ; elle ne se montre qu’à ceux qui cherchent à la pénétrer ; elle ensevelit ses mystères dans des abîmes, les place sur des hauteurs, les plonge dans les ténèbres, les montre sous de faux jours. Et comment parviendraient-ils jusqu’à nous, sans la courageuse opiniâtreté d’un petit nombre d’hommes qui, plus impérieusement maîtrisés par les besoins de l’esprit que par ceux du corps, aimeraient mieux renoncer à ses bienfaits que de ne pas les connaître, ne les saisissent pour ainsi dire que par l’intelligence, et ne jouissent que par la pensée ? Cette qualité, dis-je, fut dominante chez M. de La Condamine ; elle lui rendait tous les objets piquants, tous les livres curieux, tous les hommes intéressants. »

De cette curiosité qui, chez notre savant, était une violente passion, on cite des exemples singuliers, mais que le caractère de l’homme nous rend vraisemblables.

Agé de dix-huit ans à peine[2], au sortir du collége, il alla servir comme volontaire au siége de Roses (1719) où tout d’abord sa curiosité lui faillit être fatale. Désireux d’observer l’effet d’une batterie, il monta sur une hauteur, et, armé d’une lunette d’approche, il se mit à regarder, mais tellement absorbé par sa préoccupation qu’autour de lui les boulets tombaient comme grêle sans qu’il eût l’air de s’en apercevoir. C’était sur lui cependant qu’on tirait de la ville, un certain manteau de couleur écarlate qu’il portait, servant de point de mire aux artilleurs. Heureusement que du camp un officier supérieur vit le péril et envoya au jeune homme l’ordre de descendre.

Dans un voyage qu’il fit bien des années après (1737) en Italie, La Condamine eut occasion de visiter le trésor de Gênes. On lui montra un grand vase d’une seule émeraude connu sous le nom de sacro cattino, regardé comme une relique et qui, de plus, pouvait être une ressource dans les besoins pressants… La Condamine doutait que le vase, vu sa grandeur, fût réellement une émeraude, et, pour s’en assurer et éprouver sa dureté, il allait tenter de le rayer, lorsqu’on le prévint et le vase lui fut retiré des mains.

Autre anecdote que rapporte Biot, mais qu’il est difficile de ne pas croire apocryphe : « Dans un petit village, sur les bords de la mer, on lui montrait un cierge que l’on entretenait toujours allumé, et l’on ajoutait que, s’il venait à s’éteindre, le village serait tout aussitôt englouti par les flots.

« Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ? demanda La Condamine au cicerone ; et comme celui-ci répondit qu’il n’en doutait point :

« Eh bien ! reprend l’académicien, nous allons voir, et aussitôt il souffle sur le cierge qu’il éteint. On n’eut que le temps de le dérober à la fureur du peuple en le faisant échapper par une issue secrète et lui recommandant de quitter le village au plus vite. »

Voici qui paraît plus vraisemblable : un jour qu’il se trouvait près de Mme de Choiseul pendant qu’elle écrivait une lettre, il se pencha, soit distraction, soit indiscrétion, comme pour regarder. Mme de Choiseul s’en aperçut, et continuant néanmoins d’écrire, elle ajouta :

« Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine n’était pas derrière moi, lisant ce que je vous écris. »

La leçon était méritée encore que La Condamine protestât bien haut de son innocence en disant : « Ah ! madame, rien n’est plus injuste, et je vous assure que je ne lis pas. »

On raconte que, lors de l’exécution du régicide Damiens, condamné à être écartelé, c’est-à-dire tiré à quatre chevaux, La Condamine, afin que rien ne lui échappât des détails du supplice, s’était mêlé aux valets du bourreau. Comme les archers voulaient le faire retirer, l’exécuteur le prit sous sa protection en disant, et paraît-il, sans aucune intention ironique :

— Laissez monsieur, c’est un amateur.

Supposé vraies ces anecdotes, on peut, dans une certaine mesure, excuser La Condamine en disant avec Delille : « On a prétendu que cette curiosité, précieuse dans le savant, ressemblait quelquefois à l’indiscrétion dans l’homme de société ; mais ces petits torts, qu’on remarque dans un homme ordinaire, s’éclipsent dans un homme célèbre, par la considération des avantages que retire la société de ses défauts mêmes ; et c’est peut-être le louer encore que d’avouer qu’il porta cette passion à l’excès. »

Après la campagne dont nous avons parlé, La Condamine voyant la paix signée se dégoûta de la carrière militaire qui ne répondait plus à son besoin d’activité, et donnant sa démission, il entra comme adjoint chimiste à l’Académie des sciences. Fût-ce en cette qualité qu’il obtint de s’embarquer sur l’escadre de Duguay-Trouin, avec laquelle il parcourut les côtes de l’Asie et de l’Afrique ? Il visita la Troade en particulier et fit un séjour de plusieurs mois à Constantinople.

II


De retour à Paris, il apprit qu’à l’Académie on s’occupait d’un grand projet de voyage à l’équateur ayant pour but de déterminer la grandeur et la figure de la terre. Il demanda tout aussitôt à faire partie de l’expédition, et connu du comte de Maurepas, il ne contribua pas peu à rendre le ministre tout favorable à l’entreprise et à accélérer les préparatifs. La Condamine partit avec deux autres membres de l’Académie, Bouguer et Godin, plus savants peut-être que leur confrère, sans lequel cependant l’expédition eût échoué ; car ce furent son courage, sa gaieté, sa présence d’esprit, qui soutinrent les deux autres au milieu des difficultés d’une tâche des plus ardues et des rudes épreuves d’un voyage qui ne dura pas moins de dix années. Voici ce que Delille nous apprend :

« Si nous plaignons l’astronome dans nos villes, imaginez ce que dut éprouver M. de la Condamine dans ces contrées lointaines. Pour le bien peindre, il faudrait les couleurs, je ne dis pas de l’éloquence, mais de la poésie même ; et je ne sais si je pourrai me défendre d’employer quelquefois son langage ; du moins ici le merveilleux n’a pas besoin de fiction. Aux travaux fabuleux de cet Ulysse banni par la colère des Dieux, cherchant sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux enchantements de la cour de Circé, on peut opposer sans doute les travaux réels de M. de La Condamine, s’arrachant aux délices de la capitale, fuyant sa patrie pour chercher la vérité, traversant de vastes déserts, souvent abandonné de ses guides, escaladant des montagnes inaccessibles jusqu’à lui, menacé d’un côté par les masses de neige suspendues à leur sommet, de l’autre par la profondeur des précipices, marchant sur des volcans plus terribles cent fois que ceux de notre continent, respirant de près leurs exhalaisons, quelquefois même entendant gronder ces foudres souterrains et voyant des torrents de soufre sillonner ces neiges antiques que n’avaient point effleurées les feux de l’équateur… Tandis qu’il sondait le volcan de Pitchincha, il voyait s’enflammer, à sept lieues de distance, celui de Coteau Paxi, sur lequel il observait quelques jours auparavant ; et peut-être sans cet éloignement, dont sa curiosité s’indignait, sans doute entraîné par elle, et trop digne émule de Pline, il lui aurait ressemblé dans sa mort, comme il l’avait imité dans sa vie.

À d’incroyables dangers se joignaient d’incroyables fatigues : mesurer la toise en main une base immense ; chercher à travers des rochers, des ravins, des abîmes, les points de ses triangles ; replanter vingt fois, sur des monts escarpés, des signaux, tantôt enlevés par les Indiens, tantôt emportés par les ouragans ; passer plusieurs nuits sous des tentes chargées de frimas, quelquefois arrachées par les vents ; essuyer la cruelle alternative et des plus accablantes chaleurs dans la plaine, et du froid le plus âpre dans les montagnes ; voilà quelle fut sa vie pendant sept ans entiers. »

Plus loin Delille nous dit encore : « Je ne vous le représenterai point, après un trajet de cinq cents lieues sur la rivière des Amazones, ce fleuve immense, large de cinquante lieues à son embouchure, s’enfonçant dans la rivière du Para large de trois lieues, échouant contre un banc de vase, obligé d’attendre sept jours les grandes marées, remis à flot par une vague plus terrible que celle qui l’avait fait échouer, et sauvé par où il devait périr ; je ne vous peindrai pas les tempêtes qu’il essuya, les nations inconnues qu’il traversa, tous les dangers enfin menaçant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur, seul au milieu de ces déserts, avec trois Indiens, maîtres de sa vie, tenait toujours le baromètre, la sonde et la boussole. »

La Condamine a publié de son voyage une relation intéressante, quoique à la façon d’un résumé. Nous détachons de ce volume quelques pages qui prouvent, avec le talent d’observation de l’auteur, que son style ne manque ni d’agrément ni de facilité :

« Pont suspendu. — Je rencontrai sur ma route plusieurs rivières qu’il fallut passer sur des ponts de cordes d’écorce d’arbre, ou de ces espèces d’osiers qu’on appelle lianes dans nos îles de l’Amérique. Ces lianes, entrelacées en réseau, forment d’un bord à l’autre une galerie en l’air, suspendue à deux câbles de la même matière, dont les extrémités sont attachées sur chaque bord à des branches d’arbre. Le tout ensemble présente le même aspect qu’un filet de pêcheur, ou mieux encore, un hamac indien qui serait tendu d’un côté à l’autre de la rivière. Comme les mailles de ce réseau sont fort larges et que le pied pourrait passer au travers, on tend quelques roseaux dans le fond de ce berceau renversé pour servir de plancher. On voit bien que le poids seul de tout ce tissu, et plus encore le poids de celui qui y passe, doit faire prendre une grande courbure à toute la machine, et si l’on fait attention que le passant, quand il est au milieu de sa carrière surtout lorsqu’il fait du vent, se trouve exposé à de grands balancements, on jugera aisément qu’un pont de cette espèce, quelquefois de plus de trente toises de long, a quelque chose d’effrayant au premier coup d’œil… Cependant ce n’est pas encore là l’espèce de pont la plus singulière ni la plus dangereuse qui soit en usage dans le pays. »

Voici le portrait que l’auteur nous fait des indigènes indiens : « J’ai cru reconnaître en tous un même fonds de caractère, l’insensibilité en fait la base ; je laisse à décider si on la doit honorer du nom d’apathie, ou l’avilir par celui de stupidité. Elle naît sans doute du petit nombre de leurs idées, qui ne s’étend pas au-delà de leurs besoins. Gloutons jusqu’à la voracité, quand ils ont de quoi se satisfaire ; sobres, quand la nécessité les y oblige, jusqu’à se passer de tout sans paraître rien désirer ; pusillanimes et poltrons à l’excès, si l’ivresse ne les transporte pas ; ennemis du travail, indifférents à tout motif de gloire, d’honneur ou de reconnaissance ; uniquement occupés de l’objet présent et toujours déterminés par lui ; sans inquiétude pour l’avenir ; incapables de prévoyance et de réflexion, se livrant quand rien ne les gêne à une joie puérile qu’ils manifestent par des sauts et des éclats de rire immodérés, sans objet et sans dessein ; ils passent leur vie sans penser et ils vieillissent sans sortir de l’enfance dont ils conservent tous les désirs. »

Ce portrait du sauvage, dessiné d’après nature, d’après l’original, ne ressemble guère à celui que Jean-Jacques traçait de fantaisie à la même époque, pour justifier ses folles théories. Le passage de La Condamine était fait pour l’embarrasser et le contrarier, surtout à cause de la conclusion qui contredit si formellement le système du philosophe de Genève : « L’homme naît bon, c’est la société qui le déprave. » Or La Condamine répond : « On ne peut voir sans humiliation combien l’homme abandonné à la simple nature, privé d’éducation et de société, diffère peu de la brute. »

De courageux missionnaires cependant s’étaient dévoués à la rude tâche d’évangéliser ces populations dégradées et de faire des hommes de ces brutes. Notre voyageur dut aux bons pères de grands secours et se plaît à le reconnaître. « J’étais attendu à Borja par le R. P. Magnin, missionnaire jésuite, en qui je trouvai toutes les attentions et prévenances que j’aurais pu espérer d’un compatriote et d’un ami. »

« Le missionnaire (portugais) de Saint-Paul, dit-il ailleurs, prévenu de notre arrivée, nous tenait prêt un grand canot équipé de quatorze rameurs avec un patron. Il nous donna de plus un guide portugais et nous reçûmes de lui et des autres religieux de son ordre, chez qui nous avons déjeuné, un traitement qui nous fit oublier que nous étions au centre de l’Amérique de 500 lieues de terre habitées par des européens[3]. »

Pendant que La Condamine, ne pensant qu’à la science, explorait les Cordilières du Pérou, les habitants du pays le croyaient occupé sur ces montagnes à découvrir de l’or. Or, « au moment où il se préparait à revoir sa patrie et à lui porter les vérités qu’il avait conquises, on lui enlève une cassette qui renfermait ses journaux et l’argent destiné pour son voyage. Il fait publier sur-le-champ qu’il consent à perdre la somme entière, pourvu qu’on lui rende ses papiers. La condition fut acceptée, et, malgré la perte d’une somme considérable, il crut en effet avoir retrouvé son trésor[4]. »

Son courage égalait son désintéressement. Dans son voyage du Levant, plutôt que de livrer au cadi de Baffa un dépôt d’argent qui lui avait été confié, on le vit se défendre contre soixante hommes, braver les coups de fusil, le canon même, enfin traîné devant le cadi, lui en imposer par sa fermeté, lui arracher des excuses par ses menaces ; en un mot faire respecter les droits de la propriété dans le pays des usurpations et ceux de la liberté dans le séjour de l’esclavage.

Après dix années d’absence, La Condamine revit l’Europe où il ne tarda pas à publier le résultat de ses observations. Mais ce Mémoire fut attaqué violemment par Bouguer avec lequel, pendant le voyage, s’était brouillé La Condamine. Celui-ci, dans sa réponse plus malicieuse que passionnée, mit les rieurs de son côté, ce qui lui donna gain de cause.

III


On eût cru qu’après tant de fatigues, La Condamine devait éprouver le besoin du repos, mais la dispute avec Bouguer à peine terminée, nous le voyons partir pour l’Italie ; il est vrai, qu’en outre de la curiosité du touriste, un motif particulier le portait à entreprendre ce voyage. Il voulait voir Rome et surtout le Souverain-Pontife dont l’accueil fut pour lui des plus bienveillants. Benoit XIV fit à La Condamine cadeau de son portrait en l’interrogeant longuement sur ses voyages, et il lui accorda avec bonne grâce la dispense que le savant sollicitait afin de pouvoir épouser une de ses parentes. Cette démarche, pour le dire en passant, prouve que La Condamine n’était point tout à fait un sceptique à la façon de certains de ses confrères de l’Académie. Du reste, il en fut récompensé, Delille nous l’atteste :

« Sa plus douce consolation, c’était l’attachement de sa digne épouse. Si jamais l’hymen est respectable, c’est surtout lorsqu’une femme jeune adoucit à son époux les derniers jours d’une vie immolée au bien public. La sienne aimait en lui un mari vertueux ; elle respectait un citoyen utile. Cette impétuosité inquiète qui, dans M. de La Condamine, ressemblait quelquefois à l’humeur, loin de rebuter sa tendresse, la rendait plus ingénieuse. Elle le consolait des maux du corps, des peines de l’esprit, de ses craintes, de ses inquiétudes, de ses ennemis et de lui-même ; et ce bonheur, qui lui avait échappé peut-être dans ses courses immenses, il le trouvait à côté de lui dans un cœur tendre, qui s’imposait, par l’amour constant du devoir, ces soins recherchés qu’inspire à peine le sentiment passager de l’amour. »

La Condamine, spirituel, aimable, célèbre par ses longs voyages, jouissant dans le monde d’une grande réputation comme savant, écrivant avec correction, souvent même avec élégance, semblait tout naturellement désigné au choix de l’Académie, qui, en effet, l’admit dans son sein en 1760. Son discours de réception se distingue par la clarté et la simplicité avec laquelle contrastait le ton solennel de Buffon, d’ailleurs très-éloquent dans la brièveté. « Sa réponse n’a que deux pages, nous dit Biot, mais ces deux pages, écrites avec génie, porteront plus loin le nom de La Condamine que tous ses ouvrages n’auraient pu faire. »

À l’occasion de cette séance, on fit circuler une épigramme assez malicieuse que quelques-uns attribuent à La Condamine lui-même :

    La Condamine est aujourd’hui
    Reçu dans la troupe immortelle ;
    Il est bien sourd : tant mieux pour lui ;
    Mais non muet : tant pis pour elle.

Cette surdité, gagnée par le voyageur dans ses courses au sommet des Cordilières, lui fut une cruelle épreuve, aggravée dans les dernières années par une paralysie qui ne lui permettait presque plus aucun mouvement. Dans cet état, ne pouvant plus se rendre à l’Académie, il se faisait lire le compte-rendu des séances et les Mémoires les plus intéressants.

Il apprit par l’un d’eux qu’un jeune chirurgien venait de proposer une opération très-hardie et nouvelle pour une des maladies dont il souffrait. Aussitôt il le fait appeler et l’invite à tenter sur lui-même une nouvelle expérience.

— Mais, dit le praticien, je puis avoir le malheur de ne pas réussir.

— Que cela ne vous inquiète pas, monsieur ; je suis vieux et malade ; on dira que la nature vous a mal secondé. Tout au contraire, si vous me guérissez, je rendrai moi-même à l’Académie un compte exact de votre procédé, et cela vous fera, je crois, grand honneur.

Le jeune homme consent, l’opération a lieu, mais ce qui n’arrive guère d’habitude, le malade, trouvant qu’il était trop expéditif, lui disait :

« Allez donc plus doucement, monsieur, je vous prie, qu’importe que je souffre un peu davantage ! L’important est que je voie et puisse bien me rendre compte de votre procédé, afin de faire mon rapport à l’Académie. »

La Condamine n’eut pas cette satisfaction. Il succomba aux suites de cette opération, supportée avec un courage qui ne l’abandonna pas jusqu’à la fin, en dépit de ses souffrances. On aime à voir Delille ajouter : « Le même enthousiasme et la même curiosité qui lui avaient fait si souvent exposer sa vie, ont avancé sa mort ; il l’a vue s’approcher, je ne dis pas avec intrépidité, mais j’oserais presque dire avec distraction. Ce n’était point l’incrédulité stupide, qui cherche à s’étourdir sur ce dernier moment, c’était l’inattention d’un homme ardent, dont l’âme se prend et s’attache, jusqu’au dernier soupir, à tout ce qui l’environne, qui se hâte de vivre, et dont l’activité n’a fini qu’avec lui. » Mais cette préoccupation excessive, on peut l’espérer, ne le détourna point absolument des pensées de l’éternité, et « sa curiosité, pour parler comme Bossuet, ne languit pas sur ce seul point. »

Parmi les nombreux ouvrages de La Condamine, il s’en trouve plusieurs relatifs à l’inoculation de la petite vérole, pratique qu’il s’efforça de propager, mais depuis si heureusement remplacée par la vaccine. Quand on lit, dans les historiens du temps, les ravages causés par la terrible maladie qui, souvent devenant épidémique, enlevait en quelques jours des villages entiers, on se sent plein d’une reconnaissance profonde pour Jenner qu’on n’hésite pas à placer au premier rang des bienfaiteurs de l’humanité.

« Il est juste de dire, avec M. Renauldin, que c’est en France, dans l’année 1781, que l’idée première de la possibilité du transport d’une éruption de la vache sur l’homme a eu lieu, que cette idée, émise par un Français (M. Rabaut-Pommier) devant un médecin anglais, a été communiquée par ce dernier à Jenner, son compatriote, qui, ensuite appliquant toute son attention à ce fait, aurait consulté les traditions populaires du pays où il exerçait la médecine et aurait appris que depuis longtemps on y connaissait cette propriété qu’avait la maladie de la vache, non-seulement de se communiquer à l’homme, mais encore de le préserver de la petite vérole. »

« Ainsi, continue M. le docteur Husson[5], la vaccine était connue avant que Jenner s’en fût sérieusement occupé, et sans rien ôter au mérite du docteur anglais qui a étudié, approfondi, expérimenté et fait connaître tout ce qui est relatif à la vaccine, notre patrie peut réclamer sa part dans cette heureuse invention… dont l’idée mère et première a été donnée par un Français, et dont l’étude et la juste appréciation ont été, même de l’aveu de nos voisins d’outre-Manche, plus vigoureusement suivies parmi nous que parmi eux. »

Chaptal, lorsqu’il était ministre de l’intérieur, y contribua tout particulièrement, et l’on ne saurait donner trop d’éloges à son zèle.

Il n’est pas inutile d’ajouter que Jenner, à l’honneur de l’Angleterre, fut magnifiquement récompensé. Le parlement, par deux fois, lui vota des remercîments publics et unanimes en lui accordant le 2 juin 1802, à titre de récompense nationale, une somme de dix mille livres sterling, et en 1807 une autre somme de vingt mille livres, auxquelles il faut ajouter cinq cents livres données par le roi (total, 762,500 fr.). Le chancelier d’Angleterre dit à cette occasion :

« La Chambre peut voter pour le docteur Jenner telle récompense qu’elle jugera convenable ; elle recevra l’approbation unanime, parce que cette récompense a pour objet la plus grande ou l’une des plus importantes découvertes que la société ait faites depuis la création du monde. »

De telles paroles font honneur à l’homme d’État qui les prononçait, comme à la haute assemblée qui savait les comprendre et s’y associer par l’unanimité de ses applaudissements.

D’ailleurs le dévouement et le zèle désintéressés de Jenner méritaient ces récompenses ; car après avoir refusé une place lucrative dans l’Inde par attachement pour son frère et pour sa patrie, il alla s’établir à Berkeley (comté de Glocester), lieu de sa naissance (17 mai 1749), pour y exercer la chirurgie. Là, mis sur la trace de la découverte qui devait immortaliser son nom, il consacra plusieurs années à des recherches, à des observations, des expériences nécessaires pour s’assurer avec une entière certitude des propriétés bienfaisantes de la vaccine. Sa conviction formée et devenue inébranlable, il dut se résigner à quitter sa paisible vallée de Glocester pour aller habiter Londres « où, dit M. Renauldin[6]>, il consacra tout son temps à donner aux médecins les instructions dont ils pouvaient avoir besoin pour le succès de la vaccination, et à entretenir avec l’étranger une immense correspondance, laquelle devint même tellement étendue, qu’il fut forcé d’en demander l’interruption à cause des frais énormes qu’elle lui occasionnait. »

L’indemnité dont nous avons parlé le dédommagea amplement de ces généreuses dépenses. Riche, grâce à la munificence nationale, il n’en continua pas moins jusqu’à la fin de sa vie, avec le même zèle, ses études et ses recherches, tout occupé de la pensée d’étendre les applications de la vaccine à certaines autres affections éruptives, à la coqueluche, etc. Devenu veuf en 1815, il se retira avec son fils et sa fille à Berkeley, où il mourut subitement d’apoplexie, dans sa bibliothèque, le 26 janvier 1823. Ses enfants, quoique vivant près de lui, arrivèrent seulement pour lui fermer les yeux.

Trois années après (1826), on érigeait à Jenner une statue en marbre blanc, dans l’église de Glocester.



  1. Notice sur La Condamine, par Biot.
  2. Il était né à paris le 28 janvier 1701.
  3. Abrégé d’un voyage dans l’Amérique méridionale. — in 8°. — 1745.
  4. Éloge de La Condamine, par Delille.
  5. Dictionnaire des Sciences médicales. — T. 56.
  6. Biographie universelle.