Les rues de Paris/Chevalerie

Bray et Rétaux (tome 1p. 204-209).


QUELQUES MOTS SUR LA CHEVALERIE[1]



« On place ordinairement l’institution de la chevalerie à l’époque de la première croisade, dit Chateaubriand, quoiqu’elle remonte à une date fort antérieure. Elle est née du mélange des nations arabes et des peuples septentrionaux, lorsque les deux grandes invasions du Nord et du Midi se heurtèrent sur les rivages de la Sicile, de l’Italie, de la Provence, et dans le centre de la Gaule, » ce qui ferait remonter l’institution à la seconde moitié du VIIIe siècle, mais son existence officielle, si l’on me permet cette expression, ne date guère que du XIe siècle et ce n’est qu’à cette époque qu’on la voit régulièrement organisée.

Mais, dit l’historien déjà cité, on a eu tort de vouloir faire des chevaliers un corps de chevalerie. Les cérémonies de la réception du chevalier, l’éperon, l’épée, l’accolade, la veille des armes, les grades de page, de damoiseau, de poursuivant, d’écuyer, sont des usages et des institutions militaires qui remplaçaient d’autres usages et d’autres institutions tombées en désuétude ; mais ils ne constituaient pas un corps de troupes homogène, discipliné, agissant sous un même chef, dans une même subordination. Les ordres religieux chevaleresques ont été la cause de cette confusion d’idées ; ils ont fait supposer une chevalerie historique collective, lorsqu’il n’existait qu’une chevalerie individuelle. Au surplus, cette chevalerie fut délicate, vaillante, généreuse, et garda l’empreinte des deux climats qui la virent éclore ; elle eut le vague et la rêverie du ciel noyé des Scandinaves, l’éclat et l’ardeur du ciel pur d’Arabie. »

Dans ces temps si différents des nôtres, où la guerre était en quelque sorte l’état normal de la société, où la police, à vrai dire, n’existait point, le but avoué du chevalier, sa mission glorieuse autant qu’utile, était la protection du faible, de la femme, de la veuve, comme de l’orphelin.


   La terre a vu jadis errer des paladins ;
    Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains,
    Puis s’évanouissaient, laissant sur les visages
    La crainte et la lueur de leurs brusques passages,
    Ils étaient dans des temps d’oppression, de deuil
    .............
    Les spectres de l’honneur du droit, de la justice ;
    Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice ;
    On voyait le vol fuir, l’imposture hésiter,
    Blêmir la trahison, et se déconcerter
    Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée,
    Devant ces magistrats sinistres de l’épée…

a dit admirablement le poète. Le dévouement aux dames, l’inviolable fidélité à la parole jurée, la défense du prêtre, du religieux, du pèlerin, du berger gardant son troupeau, ou du laboureur piquant ses bœufs, tels étaient les devoirs du chevalier, et auxquels il s’engageait par des serments solennels. Comme, au reste, pendant longtemps, à ces devoirs la plupart se montrèrent généreusement fidèles, l’institution rendit à la civilisation d’immenses services, dont les peuples lui furent reconnaissants. Aussi, quoique disparue depuis des siècles, elle a laissé, ainsi qu’on l’a dit, « des traces ineffaçables de son souvenir dans nos mœurs, dans nos idées, dans notre langage, dans les rapports de famille, et dans le droit des gens. »

Mais on ne peut dissimuler pourtant que, par l’exaltation de certains sentiments, la chevalerie, celle surtout qu’on appelait la chevalerie errante, fut entraînée à des écarts qui précipitèrent sa décadence, écarts qu’aujourd’hui nous avons peine à croire, tant sont prodigieuses ces exagérations, dont plusieurs, tout probablement, furent des actes de folie véritable qui conduiraient maintenant leur auteur à Charenton. Il y eut alors chez certains chevaliers un étrange amalgame des pratiques de la religion avec la fidélité, on pourrait dire, la dévotion à la Dame de leurs pensées, dont le culte devenait une espèce d’idolâtrie à la fois superstitieuse et fanatique. Car le chevalier prenait les couleurs de sa dame, subissait avec une humble soumission ses dédains, ses caprices, si déplaisants qu’ils fussent ; bien plus, il l’invoquait à l’heure du combat, même à l’heure de la mort. C’est à cette divinité terrestre qu’il rapportait toute la gloire de ses exploits.

On voyait, pour citer quelques exemples, tel chevalier qui, pour expier un tort souvent imaginaire, s’arrachait un ongle, se coupait même un doigt, qu’il envoyait en témoignage de repentir à la belle offensée. Un autre se couvrait un œil d’un bandeau et se condamnait à ne pas y voir pendant un laps de temps considérable. considérable. Qu’auraient fait de plus les faquirs de l’Inde ? Un troisième parcourait le monde costumé d’une façon ridicule, en Vénus, en Junon, par exemple, mais d’ailleurs armé de la lance, et, sous son vêtement féminin, couvert de l’armure, il forçait tous les chevaliers qu’il rencontrait à rompre une lance en l’honneur de sa dame. D’autres, et nullement pour l’amour du ciel, s’imposaient des jeûnes excessifs, de longues et pénibles retraites dans les lieux les plus déserts, les bois et les rochers, en s’exposant à toutes les intempéries des saisons, comme fit l’Orlando furioso, d’après un poète trop célèbre.

L’Église dut plus d’une fois intervenir pour réprimer ces excès, et il ne fallut pas moins que sa haute et sainte autorité et sa fermeté pour y réussir, en tournant cette fiévreuse exaltation vers le bien, ce qui donna naissance aux ordres religieux et militaires, ou du moins servit à leur développement.

La vie du chevalier était soumise à des règles comme à des épreuves, lors de ses débuts ; un noviciat assez long précédait d’ordinaire la réception, qui se faisait de la façon la plus solennelle et avec des cérémonies à la fois graves et touchantes dont le jeune chevalier devait se souvenir à jamais. Parfois cependant, vu la nécessité pressante, dans le déclin de l’institution surtout, la chevalerie se conférait sur la brèche, dans la tranchée d’une ville assiégée ou sur le champ de bataille. C’est ainsi qu’à Marignan, François Ier voulut être armé chevalier de la main de Bayard.

« Bayard, mon ami, lui dit-il d’après un vieil auteur, je veux être aujourd’hui fait chevalier par vos mains ; car avez vertueusement, en plusieurs royaumes et provinces, combattu contre plusieurs nations… Donc, mon ami, dépêchez-vous. »

Alors prit son épée Bayard, et dit :

« Sire, autant vaille que si estais Roland ou Olivier, Godefroy ou Baudouin, son frère.

Et puis après, cria hautement l’épée en la main droite :

« Tu es bienheureuse d’avoir aujourd’hui, à un si beau et puissant roi, donné l’ordre de la chevalerie. Certes, ma bonne épée, vous serez moult bien comme relique gardée, et sur toutes autres honorée, et ne vous porterai jamais si ce n’est contre Turcs, Sarrasins et Mores. »

« Et puis fait deux sauts, et après remet au fourreau son épée. »

Pour la chevalerie, existait la dégradation, à laquelle on était condamné pour crime de félonie, et qui s’accomplissait avec des circonstances qui la rendaient terrible. On faisait monter le coupable sur un échafaud dressé tout exprès en place publique. Là, on brisait sous ses yeux les deux pièces de son armure ; son écu, le blason gratté, était attaché à la queue d’une cavale pour être traîné par les rues. Le héraut d’armes outrageait, par toutes les injures que l’imagination pouvait lui fournir, le misérable, fou de honte et de douleur. Les prêtres alors récitaient les vigiles funèbres, terminées par les malédictions du psaume 108. Puis quelqu’un demandait par trois fois le nom du dégradé, et par trois fois le héraut répondait : « Nescio ! Je ne connais pas le nom de cet homme ; il n’y a devant nous qu’un parjure et un félon. »

Tout n’était pas fini pourtant : car, après qu’on avait répandu sur la tête du coupable un bassin d’eau chaude, il était tiré jusqu’au pied de l’échafaud avec une corde. Là, on l’étendait sur une civière en le couvrant d’un drap mortuaire, et dans cet état on le portait à l’église voisine, où le clergé, sur un mode lugubre et lent, psalmodiait à l’intention de cette espèce de cadavre, de ce mort vivant, les prières des défunts. Effrayant spectacle ! mais admirable aussi, mais salutaire, qui devait faire sur les esprits, ou plutôt sur les cœurs, une impression ineffaçable et rendre, pour ceux-là surtout qui en avaient été les témoins, la violation du serment presque impossible.

  1. À propos de l’impasse dit des Chevaliers.