Bray et Rétaux (tome 1p. 153-156).


BUGEAUD



Dans la France héroïque se trouve une biographie développée du maréchal Bugeaud, duc d’Isly. Mais depuis cette publication a paru une très-remarquable étude sur l’illustre guerrier en tête du livre aujourd’hui si connu du général Trochu et qui a pour titre : L’Armée Française en 1867, 20e édition. Nous n’avons pu nous refuser au plaisir de détacher quelques pages au moins de ce beau travail. L’auteur dédie son livre à Bugeaud en le qualifiant : « mon vénéré maître. » Pourquoi faut-il que l’élève, amené à passer de la théorie à la pratique ne se soit pas mieux souvenu des leçons et des exemples de ce maître si prompt à l’action et que les Arabes, dans leur langue imagée, avaient surnommé : El Kébir, le maître de la fortune ! Imaginez Bugeaud gouverneur de Paris pendant le siége, quelle autre eût été la défense ! M. de Moltke ne serait pas peut-être aujourd’hui si triomphant ? Venons aux citations.

« Si dans l’étude de la carrière du maréchal, dit le général Trochu, on s’arrête de parti pris, comme l’ont fait longtemps les adversaires politiques, au sans façon des attitudes, à de certaines faiblesses, à des contrastes souvent très-heurtés, à des témérités indiscrètes et hasardées, on juge partialement et on juge mal. Ses débuts dans la vie et dans le monde, l’ardeur de ses convictions, les excitations de la lutte expliquaient surabondamment ces écarts du moment où dominaient, à ne pouvoir s’y méprendre, la bienveillance et la bonhomie. Mais comment ne pas s’incliner devant la sincérité de son patriotisme, la fermeté de son incomparable bon sens, l’ampleur de ses vues, la richesse de son expérience, la simplicité véritablement antique de ses habitudes et de sa vie ? »

« Le maréchal Bugeaud écrivait et parlait avec une remarquable facilité, avec une éloquence entraînante, inégale quelquefois, toujours originale, pittoresque, imagée. Sa parole, quand il haranguait les troupes sous l’empire d’une grande passion et d’une grande conviction, atteignait à des hauteurs imprévues. Lequel d’entre nous n’a encore la mémoire et l’âme remplie de ce discours digne de Tacite par la grandeur des aperçus et par la sobriété du langage, où il nous annonça, le soir du 13 août, 1844, dans l’Ouerdefou, à la lueur des torches, sa ferme résolution de livrer bataille le lendemain à Isly. Les soldats saisis d’enthousiasme bordaient les escarpements des deux rives, et quatre cents officiers, pressés au fond de l’étroite vallée, acclamaient, palpitants, leur général dont la haute taille et la voix retentissante dominaient toutes les tailles et toutes les voix. Quelle grande scène militaire !… Nous fûmes tous persuadés, entraînés. Nous vîmes se resserrer étroitement entre notre chef et nous, sous l’influence de cette parole qui prouvait la victoire, des liens de solidarité et de confiance qui disaient assez ce que serait la journée du lendemain. »

On sait que le maréchal avait pris pour devise : Ense et Aratro, voici à quelle occasion : Après le glorieux combat de l’Hôpital-sous-Conflans (28 juin 1815) où avec dix-sept cents hommes d’infanterie, il battit un corps autrichien de six mille hommes, « emportant avec lui l’honneur d’avoir combattu le dernier pour la défense du territoire, il revit les bois de la Dordogne et ses foyers. C’est alors que commença pour lui cette seconde carrière où l’attendaient d’autres luttes et d’autres efforts, où il dut reconquérir par la plus persévérante économie, un champ après l’autre, comme il le disait souvent, le domaine paternel passé en des mains étrangères. L’agriculture, où il ne tarda pas à exceller, devint la passion de sa vie et il y apporta les aptitudes, les vues pratiques, le rare bon sens qu’il avait naguère montré dans les armées.

« … Je ne sais rien de plus caractéristique et de plus attachant que cette évolution de trente ans dans l’existence du maréchal, qui commence au camp de Boulogne comme simple soldat, le ramène à travers cent actions d’éclat dans les champs de la Piconerie, l’y fixe quinze ans, et le rejette pour le reste de sa vie, dans la lutte politique et dans l’armée. »

Après les évènements de 1830, en effet, Bugeaud, rappelé à l’activité fut envoyé, en même temps par les électeurs à la Chambre des députés. Plus tard, il partit pour l’Algérie dont il devint par la suite gouverneur-général, et rendit à la colonie et à la France d’inappréciables services à la fois général habile et éminent administrateur. « La persévérance des efforts, l’éclat des moyens, la grandeur des résultats, forcèrent ses plus ardents contradicteurs à s’incliner devant l’homme et devant les services rendus. Les récits des soldats rentrant dans leurs foyers le firent populaire. À un mouvement particulier des épaules, ils avaient deviné, dans ce général en chef, le grenadier qui avait autrefois porté comme eux le havre-sac. Son attentive sollicitude pour leurs besoins, ses ménagements pour leurs fatigues, sa résolution dans le danger, sa bonhomie, le leur avaient rendu cher. Ils l’appelaient affectueusement « le père Bugeaud » comme autrefois les vétérans de Louis XIV appelaient Catinat « le père la Pensée. »

Bugeaud était né en 1784, dans la Dordogne ; engagé en 1804, dans les vélites du camp de Boulogne, il était caporal à Austerlitz (2 décembre 1805). Maréchal de France et duc d’Isly, après la bataille de ce nom (14 août 1844), il mourut en 1849 et couronna sa vie si glorieuse par une fin admirablement chrétienne.