Les rois de l’océan :Vent-en-panne/03
III
COMMENT VENT-EN-PANNE LUT LES PAPIERS QU’IL AVAIT ENLEVÉS À CHANTEPERDRIX ET CE QUI EN ADVINT
Au moment où Vent-en-Panne pénétrait dans l’Ayuntamiento, il y régnait un désordre si grand, que Montbarts lui-même était impuissant à le calmer.
Le capitaine don Antonio Coronel, et les quarante notables de la ville s’épuisaient en protestations de toutes sortes, pour essayer de se soustraire au paiement de la rançon énorme exigée par les flibustiers pour le rachat de la cité.
Malheureusement pour eux, les braves gens parlaient à des sourds. La coutume invariable des flibustiers étant de ne jamais revenir sur une décision prise.
Le capitaine Montauban avait déjà dit, en frappant rudement la crosse de son fusil contre le parquet :
— Au diable l’argent ! pendons les Gavachos ! cela vaudra mieux, nous rirons !
Proposition accueillie avec enthousiasme par les flibustiers ; malgré leur cupidité innée, ils éprouvaient un plaisir extrême à voir pendiller, au haut d’une corde, ces orgueilleux Espagnols par lesquels ils étaient si dédaigneusement traités de Ladrones, et pendus haut et court, sans autre forme de procès, lorsque le hasard les faisait tomber entre leurs mains.
Montbarts n’avait pas été pour rien surnommé l’Exterminateur ; de guerre lasse, il allait donner le signal de l’exécution, lorsque Vent-en-Panne entra à l’improviste dans la salle, où se tenaient ces sinistres assises.
Le succès si providentiellement obtenu par le vieux flibustier, avait rempli son cœur de joie, et disposé son esprit à la clémence ; seulement ce sentiment n’était pas poussé assez loin chez lui pour lui faire négliger l’intérêt de ses compagnons.
Quand il entra, tous les regards se tournèrent vers lui ; Montbarts dans son for intérieur, n’était pas fâché de décliner la responsabilité de ce joli pendement, ainsi que disait si facétieusement le capitaine Montauban ; Vent-en-Panne était en réalité le chef de l’expédition, et reconnu comme tel par tous les Frères de la Côte ; Montbarts se hâta de s’effacer devant lui.
— De quoi s’agit-il donc ? demanda Vent-en-Panne.
Montbarts lui expliqua l’affaire en deux mots.
— Ah ! ah ! reprit-il, et ces messieurs refusent ?
— Oui, de sorte que nous allons les pendre.
— Ceci me paraît logique.
Les notables avaient senti l’espoir renaître dans leurs cœurs à l’entrée du vieux flibustier, dont la réputation de bonté était bien établie ; ils se reprirent à trembler de tous leurs membres, en entendant cette froide réponse.
Leur dernière planche de salut se brisait sous leurs pieds.
— Donc nous pendrons les señores ! s’écria Montauban tout joyeux.
— Un instant, dit Vent-en-Panne, rien ne presse encore ; expliquons-nous d’abord.
Et se tournant vers les notables, plus morts que vifs :
— Comment ? reprit-il, vous ne pouvez pas, à vous tous, réunir une misérable somme de cinquante mille piastres, pour sauver votre vie, et empêcher votre ville d’être totalement détruite ? Sur mon âme, caballeros, vous n’y avez pas réfléchi sans doute, ou peut-être vous figurez-vous que nous n’exécuterons pas nos menaces.
— Nous savons que vous êtes des hommes implacables, señor, répondit don Antonio Coronel ; mais il nous est impossible de réunir la somme à laquelle vous nous imposez.
— Cela est-il réellement ainsi ? demanda Vent-en-Panne d’un air d’intérêt.
— Je vous le jure sur l’honneur, señor.
— Oh ! oh ! cela devient sérieux, et si au lieu de 50,000 piastres, nous nous contentions de 40,000.
— Il nous est aussi impossible de payer 40,000 piastres que 50,000, señor.
— Ah ! diable ! alors j’en suis fâché pour vous ; cependant j’espère que vous réfléchirez ; je vous donne cinq minutes.
— Vous entendez ? ponctua Montauban.
— Nos réflexions sont faites, señor ; répondit froidement le Gouverneur.
— Bien vrai ? alors, señor, tant pis pour vous ; Tributor, viens ici, mon garçon ; fit Vent-en-Panne en s’adressant à son engagé, debout à quelques pas de la porte ; ton pistolet est-il chargé, mon enfant ?
— Oui, capitaine.
— Très-bien ; alors approche et fais-moi le plaisir de brûler la cervelle à ce señor qui est là, tiens à côté du capitaine don Antonio.
Tributor s’avança et exécuta froidement l’ordre de son chef.
— C’est une triste nécessité, mon cher capitaine, dit Vent-en-Panne avec bonhomie, en s’adressant au gouverneur atterré par cet acte de justice sommaire ; cependant vous reconnaîtrez que ce caballero n’a pas souffert ; maintenant, si vous voulez, nous reprendrons la conversation où nous l’avons laissée.
— Mais, señor, il nous est impossible, je vous le proteste, de…
— Ah ! vous vous entêtez ? très-bien ; Tributor, passe à cet autre caballero, et agis avec lui comme tu as fait avec le premier.
Un second coup de pistolet retentit ; une nouvelle victime roula sur le sol.
Les flibustiers riaient à se tordre, l’idée de Vent-en-Panne leur semblait charmante ; la bonhomie et le laisser aller avec lesquels leur chef procédait mettaient surtout le comble à leur joie ; certes ils préféraient beaucoup voir se prolonger cette exécution, au paiement des quarante mille piastre demandées.
Les notables de San Juan de la Maguana ne partageaient nullement cette opinion ; la forme de conversation adoptée par Vent-en-Panne leur souriait très-médiocrement ; convaincus que les flibustiers n’hésiteraient pas à les mettre tous à mort, ils étaient en proie à une agonie terrible, et commençaient à chuchoter vivement entre eux.
— Nous disons donc señores, reprit paisiblement Vent-en-Panne, que définitivement, vous êtes dans l’impossibilité, ou du moins vous vous obstinez à ne pas vouloir payer les 40,000 piastres fixées pour le rachat de votre ville, c’est bien entendu ? n’est-ce pas, señor ?
— Pardon, señor capitaine, répondit vivement don Antonio Coronel, après mûres réflexions ; les notables de la ville sont résolus à faire d’incroyables efforts pour vous satisfaire.
— Ah ! je savais bien qu’ils y arriveraient.
— Mais, vous comprenez, señor capitaine, que 40,000 piastres ne se trouvent pas ainsi tout d’un coup ; il faut du temps, et…
— Je comprends parfaitement cela, mon cher capitaine ; nous ne sommes pas des arabes ; nous vous laisserons tout le temps nécessaire.
— Ah ! merci, señor capitaine.
— Oui, oui, répondit Vent-en-Panne ; vous avez une demi-heure.
— Mais, señor capitaine !… s’écria le gouverneur atterré.
— Ah ! pas d’observations, je vous prie ; ce temps est plus que suffisant pour réunir le double et même le triple de cette somme ! ne m’obligez pas à faire moi-même des recherches ; peut-être vous coûteraient-elles plus cher que vous ne le supposez ; ainsi, voilà qui est convenu, 40,000 piastres dans une demi-heure ; ces deux caballeros, dit-il en désignant deux notables, iront prendre l’argent ; seulement, souvenez-bien de ceci : Si dans trente minutes, montre en main, ils ne sont pas de retour avec la somme dite, dans trente et une minutes, l’exécution recommencera, et cette fois, je ne l’interromprai plus ; vous m’avez entendu ? allez maintenant.
Les deux notables sortirent effarés, laissant dans la salle leurs compagnons plus morts que vifs ; un quart d’heure plus tard, des peones chargés de lourdes talegas, remplies de piastres, entraient dans l’ayuntamiento, suivis et surveillés par les deux notables. Les quarante mille piastres furent comptées ; Vent-en-Panne était un homme méthodique ; il signa généreusement un reçu ; délicatesse médiocrement appréciée par les notables ; en somme leur argent leur tenait au cœur.
Quoi qu’on puisse supposer, à propos de la façon expéditive dont Vent-en-Panne avait procédé ; la vérité est que dans cette circonstance, devant l’acharnement implacable des flibustiers, en ordonnant l’exécution sommaire de deux des notables, il sauva la vie aux autres ; les flibustiers n’auraient pas hésité à les pendre ; en feignant d’être cruel, il fit donc preuve de générosité, presque de clémence.
Cette affaire réglée à la satisfaction générale des flibustiers, on sortit sur la place ; là se trouvaient amoncelées les richesses enlevées dans les maisons ; de l’indigo, de la cochenille, des bijoux de toutes sortes, des pièces de velours, des ornements d’église tels que calices, ostensoirs, patènes, croix d’or et d’argent, encensoirs, etc., etc.
À la lueur des torches, le partage commença sous la présidence de Vent-en-Panne. Les parts furent faites avec une équité remarquable ; aucune plainte ne s’éleva ; chacun fut satisfait de son lot.
À six heures du matin, au moment où le soleil se levait radieux à l’horizon peu soucieux comme toujours des scènes tristes ou gaies qu’il allait éclairer, les flibustiers évacuèrent enfin San Juan de la Maguana, emmenant avec eux plusieurs charrettes traînées par des bœufs, mises en réquisition pour le transport des marchandises, trop lourdes pour être transportées à dos d’hommes.
Après s’être acquitté de ses devoirs de chef de l’expédition, en faisant son rapport officiel à M. d’Ogeron, sur les faits accomplis, et lui remettant le dixième prélevé sur les prises et revenant au Roi, Vent-en-Panne de retour chez lui, se renferma dans sa chambre à coucher ; puis après avoir forcé la serrure du portefeuille, enlevé sur le cadavre de Chanteperdrix, il déplia les papiers et commença à les lire attentivement.
La journée et la nuit entière furent employées à cette lecture, qu’il n’interrompit pas un seul instant ; il ne sembla même pas entendre les appels réitérés de l’Olonnais, du Poletais et d’autres flibustiers, surpris et inquiets de cette réclusion, dont ils ne comprenaient pas les motifs.
Pendant cette lecture, le visage de Vent-en-Panne prenait une teinte terreuse, ses sourcils se fronçaient à se joindre, des rides profondes se creusaient sur son front inondé d’une sueur froide. Parfois, il laissait échapper à travers ses dents serrées à se briser, quelques paroles sans suite et incompréhensibles. Ces papiers devaient renfermer des révélations bien terribles, des secrets bien étranges, pour causer à cet homme de bronze, que rien ne pouvait émouvoir, une émotion semblable.
Quand enfin, vers sept heures du matin, après une nuit, pendant laquelle le sommeil n’avait pas une seconde clos ses paupières, il eut terminé sa lecture, il se laissa aller en arrière sur le dossier de son fauteuil ; ses bras tombèrent inertes le long de son corps, et ses yeux alors se fixèrent sans regards, sur les papiers épars devant lui.
Deux heures s’écoulèrent ainsi ; deux heures pendant lesquelles il garda une immobilité sculpturale ; on l’eut cru frappé de la foudre.
Peu à peu cependant la vie sembla rentrer en lui ; un soupir profond souleva, comme s’il eût voulu la faire éclater, sa puissante poitrine ; des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux brûlés de fièvre et tracèrent un sillon sur ses joues blêmies ; ces larmes le sauvèrent ; elles lui rendirent la vie qui l’abandonnait ; il se redressa, jeta autour de lui un regard farouche, et secouant sa fauve chevelure, comme un lion se préparant au combat :
— C’est une guerre à mort ! murmura-t-il en frappant vigoureusement du poing sur la table. Eh bien ! soit, quelle que doive être l’issue de cette lutte, je l’accepte !
Par un puissant effort de volonté, son visage avait repris son apparence de froideur et d’impassibilité ordinaire ; il essuya ses larmes d’un geste brusque et pendant quelques minutes il marcha de long en large dans sa chambre.
Lorsque le flibustier crut enfin avoir reconquis toute sa puissance première sur lui-même, il revint vers la table, rassembla les papiers, les replaça dans le portefeuille qu’il ferma tant bien que mal ; cacha ce portefeuille dans une armoire secrète, pratiquée si habilement dans la muraille que personne n’en pouvait soupçonner l’existence ; puis il défit son lit, s’étendit dessus pendant quelques instants, afin d’y imprimer les contours de son corps ; et certain que toute trace de ce qu’il avait fait avait disparu, il ouvrit la porte de sa chambre et sortit.
La première personne contre laquelle il se heurta en traversant la pièce suivante, fut l’Olonnais ; le jeune homme paraissait en proie à une vive inquiétude ; il tenait une hache à la main.
— Ah ! te voilà ! s’écria-t-il en apercevant son ami.
— Oui, répondit Vent-en-Panne avec bonhomie ; où allais-tu ainsi ?
— J’allais te chercher.
— Que se passe-t-il donc ? tu parais tout ému.
— Il se passe, répondit l’Olonnais avec agitation, que j’allais t’appeler et que si tu avais fais comme hier, c’est-à-dire si tu n’avais pas répondu, j’étais résolu à défoncer la porte.
— Oh ! oh ! voilà une bien grave résolution, matelot ; dit Vent-en-Panne en souriant.
— Grave sans doute, mais en tous cas, plus que justifiée par la conduite que tu as tenue envers moi depuis hier.
— Allons donc, tu es fou ; en quoi, je te prie, ma conduite a-t-elle quelque chose de singulier ?
— Comment, tu entres dans ta chambre à onze heures du matin ? tu t’y enfermes…
— Comment ? je m’y enferme ! s’écria Vent-en-Panne avec une surprise parfaitement jouée.
— L’ignorais-tu donc ? te serais-tu enfermé sans le savoir ?
— Sans doute ! je n’ai pas le plus léger souvenir de l’avoir fait ; hier, je me sentais un très-grand mal de tête ; je suis rentré chez moi ; à peine m’étais-je assis sur mon fauteuil et avais-je allumé ma pipe, que sans m’en douter, j’ai été à l’improviste surpris par une envie de dormir si irrésistible, que à peine, ai-je eu la force de me traîner jusqu’à mon lit, où je me suis aussitôt endormi, d’un sommeil profond, ressemblant presque à la mort.
— Et ce sommeil a duré ? demanda l’Olonnais, en fixant sur son matelot un regard incrédule.
— Jusqu’à ce moment ; il y a à peine une demi-heure que je suis éveillé ; sur mon âme jamais je n’ai si bien dormi de ma vie ; tiens, ajouta-t-il en baillant à se démettre la mâchoire, tu le vois, le sommeil ne m’a pas encore quitté.
— C’est bien ! dit l’Olonnais en hochant la tête, tes secrets t’appartiennent ; Dieu me garde d’essayer de les pénétrer malgré toi.
— Tu es fou, matelot ! ou diable prends-tu que j’aie des secrets, et qu’en ayant je veuille te les cacher ? tout n’est-il pas commun entre nous ? Voyons, ce que je t’ai dit est vrai ; il ne s’est passé rien de plus, rien de moins ; maintenant laissons cela, si tu le veux, et allons déjeuner, je me sens une faim de loup.
— Soit, je n’insisterai pas, dit le jeune homme, un moment viendra sans doute où tu seras plus confiant. J’attendrai.
Ils passèrent dans la salle à manger, et se mirent à table.
Quatre ou cinq jours s’écoulèrent, pendant lesquels, bien que vivant sous le même toit, les deux matelots ne se virent que très-rarement.
Tous les matins au lever du soleil, Vent-en-Panne quittait sa cabine, ainsi qu’il nommait sa maison, sortait de Port-Margot, et ne rentrait qu’à la tombée de la nuit.
De son côté, l’Olonnais comprenant que son ami désirait être seul, s’attachait à ne se rencontrer avec lui que le moins possible, et à ne lui adresser que des questions banales, qui ne pussent en rien l’embarrasser. Un matin cependant, contrairement à l’habitude qu’il avait prise, Vent-en-Panne ne sortit pas à l’heure de son déjeuner ; les deux amis se rencontrèrent face à face devant la même table.
Pendant tout le repas la conversation roula sur des sujets insignifiants, mais lorsque le café eut été servi, que les engagés se furent retirés, Vent-en-Panne bourra sa pipe, l’alluma, puis se penchant sur la table et poussant le pot à tabac vers son ami :
— Maintenant, matelot, dit-il causons.
— Mais il me semble que nous ne faisons que cela, depuis le commencement du déjeuner, répondit l’Olonnais avec une feinte surprise.
Vent-en-Panne haussa les épaules.
— Non, reprit-il, nous pelotons, en attendant partie.
— Pour être vrai, je m’en doutais un peu, fit l’Olonnais, ainsi nous allons véritablement causer ?
— Oui, fit-il, si tu y consens.
— Je ne demande pas mieux.
Vent-en-Panne posa les deux coudes sur la table, la tête dans ses mains et lâchant une énorme bouffée de tabac, tout en conservant sa pipe rivée au coin de ses lèvres :
— Matelot, lui demanda-t-il ex abrupto, sais-tu parler espagnol.
— Oui, répondit l’Olonnais tout interloqué par la physionomie narquoise de son ami ; mais pourquoi cette question ?
— Tu vas voir ; parles-tu bien l’espagnol ?
— J’ai fait pendant six ans le cabotage sur la côte d’Espagne, depuis Port-Vendre jusqu’à Cadix, à bord d’un navire de Gijon ; je parle et j’écris l’espagnol avec une perfection telle, que dans les derniers temps de mon séjour dans ce pays, les gens avec lesquels le hasard me mettait en rapports d’affaires, ne voulaient pas admettre que je fusse Français et s’obstinaient à me croire leur compatriote.
— Bon ! fit Vent-en-Panne ; tu es venu à la Côte avec le frère de Pitrians, n’est-ce pas ?
— Oui, et tu dois le connaître, puisque qu’il a été reçu frère de la Côte en même temps que moi.
— Je le connais en effet ; j’ajouterai même que l’on m’a donné d’excellents renseignements sur son compte.
— Ah ! fit l’Olonnais, comprenant de moins en moins où son ami voulait en venir.
— Oui, mais comme toi tu le connais sans doute plus particulièrement que moi, je voudrais avoir ton opinion sur ce garçon : et savoir si c’est un gaillard solide ; en un mot si l’on peut au besoin compter sur lui ; un homme enfin.
— Cher ami, je connais Pitrians depuis plus de quinze ans déjà, bien que je sois encore très-jeune ; nous avons navigué ensemble sur toutes les mers ; partagé les souffrances les plus atroces, les plaisirs les plus effrénés ; donc je le connais mieux que personne ; et mieux que personne, je puis te renseigner sur son compte.
— C’est précisément ce que je désire.
— Eh bien, dans la joie comme dans la douleur, dans la misère comme dans l’abondance, je l’ai toujours vu le même ; c’est à dire honnête, dévoué, plein de cœur ; un homme enfin, comme tu en cherches un, sur lequel on peut se fier en tout et pour tout.
— Mordieu ! tu fais de lui un bel éloge ! s’il le mérite c’est un grand et noble caractère !
— Je suis encore resté, crois-le bien, au dessous de la vérité.
— Oh ! oh !
Il y eut alors un silence.
Vent-en-Panne semblait profondément réfléchir ; l’Olonnais attendait ; Vent-en-Panne reprit tout à coup la parole.
— Matelot, dit-il brusquement, tu avais raison l’autre jour.
— Hein ! que veux-tu dire ? je ne comprends pas, fit-il d’un air distrait.
— Allons, allons, reprit gaîment Vent-en-Panne, n’essaie pas de me donner le change ; puisque je suis franc avec toi, sois-le avec moi ; je te répète que tu avais raison, ou, si tu le préfères, que tu avais parfaitement deviné ; oui, je suis demeuré pendant vingt-quatre heures, enfermé chez moi, sans sortir et sans répondre à personne ; je ne dormais pas, j’entendais fort bien tout ce qui se faisait derrière ma porte.
— Ah ! tu en conviens à présent ?
— Complétement, tu le vois ; Est-ce que tu n’es plus curieux de savoir pourquoi je m’obstinais ainsi à garder le silence ?
— Matelot, la confiance ne se commande pas, chercher à surprendre les secrets d’un ami est à mon sens une mauvaise action ; je t’ai interrogé l’autre jour, j’ai eu tort, je le reconnais ; aujourd’hui tu penses pouvoir rompre le silence, je suis prêt à t’écouter, mais je ne ferai rien pour provoquer de ta part une confidence, dont peut-être plus tard tu te repentirais.
— Merci, matelot, je n’attendais pas moins de toi ; mais rassure-toi, cette confidence je la fais de mon plein gré ; avant de parler, j’ai voulu bien réfléchir sur la ligne de conduite que je devais adopter ; on se repent souvent d’avoir agi avec trop de promptitude. Il y a dans la vie de l’homme certaines situations parfois tellement sérieuses, que la moindre imprudence peut causer d’irréparables désastres ; écoute-moi, je serai bref, d’ailleurs ce que j’ai à t’apprendre peut-être le soupçonnes-tu déjà, il est donc inutile de s’étendre sur un pareil sujet. Tu sais dans quel but nous avions tenté l’expédition de la Maguana, tu sais comment, grâce à un hasard extraordinaire, cette expédition à réussi ; c’est-à-dire comment, au moment où je désespérais de retrouver jamais ces papiers, si importants pour moi, ils tombèrent entre mes mains.
— Oui, je me rappelle tout cela, eh bien ?
— Eh bien, frère, reprit Vent-en-Panne, en fixant sur le jeune homme un regard d’une expression singulière, les vingt-quatre heures pendant lesquelles je suis resté enfermé, ont été employées par moi, à lire ces papiers. Ils contiennent d’effroyables révélations ; des secrets dont mon cœur a été glacé d’épouvante ; entre autres choses, j’y ai lu tous les détails d’un complot horrible, ourdi contre le duc de la Torre et sa famille.
— Contre le duc de la Torre ! s’écria le jeune homme en bondissant de colère.
— Oui ; mais calme-toi et laisse-moi finir ; le duc de la Torre a été l’hôte des Frères de la Côte à Saint-Domingue, nous lui avons promis, et toi-même tu t’es engagé, si ce qu’on m’a rapporté est vrai, à lui porter secours, s’il réclamait notre assistance.
— Oui, c’est vrai ; je suis prêt à tenir ma parole.
— Très-bien, seulement je te ferai observer, que le duc de la Torre n’est plus à Saint-Domingue ; peut-être même a-t-il déjà quitté la Vera-Cruz ; de plus il ignore ce qui se trame contre lui ; où le prendre pour l’avertir de se tenir sur ses gardes ? lequel de nous osera risquer sa tête, pour aller, soit à la Vera-Cruz, soit dans toute autre partie du territoire Espagnol, l’avertir d’un danger peut-être problématique ; en somme ce complot n’est encore qu’à l’état de projet ; d’ailleurs nous connaissons fort peu ce gentilhomme, bien que nos rapports avec lui aient été excellents ; de plus il est Espagnol, c’est-à-dire notre ennemi.
— Si je ne te connaissais pas, matelot ; si je ne comprenais que tu me parles ainsi, non pas pour me détourner de la dangereuse mission que tu veux me confier, et dont je te remercie, mais pour bien m’en faire sentir toutes les conséquences probables, au cas ou j’échouerais, je t’en voudrais sérieusement, je te l’avoue, de m’adresser de telles paroles, dont tu ne penses pas un mot.
— Au fait c’est vrai ; pardonne-moi, matelot, j’ai voulu te tendre un piège ; j’ai eu tort, d’autant plus que je sais combien tu t’intéresses à cette famille ; eh bien ! à présent que j’ai lu ces papiers, je te le dis franchement, moi aussi je m’y intéresse ; si je puis l’empêcher je te jure que pas un cheveu ne tombera de la tête d’un de ses membres.
— Merci, matelot, à la bonne heure, je te reconnais ; ainsi ta pensée…
— La voici, toute entière : Le duc de la Torre est arrivé à la Vera-Cruz, depuis deux ou trois jours à peine, en admettant un beau temps continuel. Or nous sommes à la fin de septembre, le navire chargé du cabotage entre Chagrès et la Vera-Cruz, et vice versa, n’exécute ce voyage que trois fois par an, en décembre, en avril et en août, parce qu’il est obligé de se régler d’abord, sur les arrivages d’Europe, et sur le départ des galions du Pacifique ; or étant à la fin de septembre, nous avons deux mois et demi devant nous ; deux mois et demi pendant lesquels, nous sommes certains que le duc de la Torre restera à la Vera-Cruz ; nous avons donc tout le temps nécessaire pour essayer de parvenir jusqu’au duc, et l’avertir du danger dont il est menacé ; voici mon plan : Toi et Pitrians, le jeune bien entendu, vous vous noircissez le teint et les cheveux ; cela fait, le diable m’emporte si, grâce à votre connaissance approfondie de la langue espagnole, on ne vous prend pas pour des Andalous. Je frète un navire, sur lequel j’embarque un demi douzaine de mules, avec tous les harnachements nécessaires, douze ballots de marchandises de provenance espagnole ; puis je vous trouve n’importe comment, ceci me regarde, des papiers bien en règle, constatant que vous êtes né au Ferrol, port que vous connaissez sans doute ?
— Sur le bout du doigt, appuya l’Olonnais.
— Très-bien ; afin de ne pas attirer l’attention, j’arme mon navire dans la baie de Gonaves, point presque perdu, habité seulement par quelques pêcheurs ; le jour du départ venu, nous quittons le Port-Margot sans tambours ni trompettes, nous nous rendons à bord de mon bâtiment et nous mettons sous voile, entre chien et loup.
— C’est cela même, mais où allons-nous ?
— À la Vera-Cruz, pardieu !
— Oui, mais pas directement.
— Pas si sots ! s’écria Vent-en-Panne en riant. Je connais à dix lieues en amont de la Vera-Cruz une charmante plage déserte, où je réponds de vous débarquer sans être aperçu. Une fois à terre, vous vous arrangerez comme vous voudrez ; quant à moi ma tâche sera remplie ; que penses-tu de ce plan, matelot ?
— Je le trouve excellent ; seulement je crois que tu oublies quelque chose d’important.
— Quoi donc ? fit Vent-en-Panne d’un air goguenard.
— Dame, il ne s’agit pas seulement d’aller, il faut revenir, tu me sembles avoir complétement oublié le retour.
— Tu te trompes, matelot, j’ai laissé pour la fin la partie la plus sérieuse de mes instructions ; ainsi fais-moi le plaisir de m’écouter avec l’attention la plus scrupuleuse.
— Sois sans crainte.
— Nous disons donc que je vous ai mis à terre ; vous voilà, toi et Pitrians, métamorphosés en Espagnols de la plus belle venue, et naturellement il va sans dire que vous agissez en conséquence. Seulement tu sais, ou tu ne sais pas, que les Espagnols sont les gens les plus curieux qui existent ?
— Je l’ignorais en effet.
— Eh bien, je te l’apprends, matelot.
— Merci.
— Or, puisque tu es Espagnol, tu es curieux.
— Oui, fit en riant l’Olonnais et tellement curieux, que j’interroge continuellement, que je regarde partout, que je m’introduis dans les forts, j’étudie les murailles, au besoin même, je fais de la statistique, n’est-ce pas cela, matelot ?
— Oui, répondit Vent-en-Panne en riant aussi, je vois que tu m’as parfaitement compris ; on ne sait pas vois-tu, matelot, ce qui peut arriver. Peut-être ces connaissances acquises par toi, connaissances topographiques et statistiques, nous serviront elles plus tard ? maintenant il va sans dire, que ta mission remplie, tu ne resteras pas une seconde de plus à la Vera-Cruz ; tu ne saurais t’imaginer le plaisir exquis que trouvent les Gavachos à pendre un flibustier, et quel flair ils ont pour les dépister. Prends garde à cela. Ils ont adopté contre nous un système essentiellement radical ; aussitôt pris, aussitôt pendu, sans autre forme de procès. Pendant tout le temps de ton séjour au Mexique, je croiserai au large ; la nuit du jeudi de chaque semaine, je m’approcherai, quelque temps qu’il fasse, jusque en vue de la plage où se sera opéré ton débarquement ; et je louvoierai devant cette plage, jusqu’à une heure avant le lever du soleil ; de sorte que rien ne te sera plus facile, que de t’embarquer, si tu le juges convenable ; cependant comme il est bon de tout prévoir, s’il arrivait malheur, soit à toi soit à Pitrians, celui qui resterait libre allumerait un feu sur le point le plus élevé de cette plage ; dans ce cas je viendrais moi-même à terre, et nous verrions à prendre des mesures pour sauver celui de vous qui se serait laissé prendre. Est-ce bien entendu ? Est-ce bien clair ?
— Parfaitement.
— Donc je continue ; avant de nous séparer, je te confierai des papiers que tu remettras au duc de la Torre. Ces papiers lui donneront tous les détails sur le complot tramé contre lui ; seulement, et pour ne plus revenir sur ce sujet, je t’avertis que ces papiers ont été placés par moi sous une enveloppe cachetée ; tu vas me donner à l’instant ta parole d’honneur, de ne pas rompre ce cachet quoi qu’il arrive ; de plus au cas où tu tomberais entre les mains des Espagnols, tu te feras écharper, comprends-tu ? plutôt que de laisser prendre ce paquet. Ces papiers, je te le répète, renferment des secrets si terribles, que personne excepté le duc de la Torre et moi, n’en doit connaître le contenu ; es-tu prêt à me donner ta parole ?
— Je te la donne, répondit le jeune homme avec un fier regard ; ces papiers ne sortiront de mes mains, que pour passer dans celle du duc de la Torre ; ils lui seront remis intacts.
— Merci, matelot je compte sur toi ; il est bien entendu, que si le duc effrayé pour sa femme et pour sa fille, désire quitter la Vera-Cruz, je le recevrai à mon bord, où il sera traité avec tous les égards et le respect auxquels il a droit. Tu vois, enfant, que tu avais tort de le défier de moi ; si je n’ai pas satisfait plus tôt ta curiosité, j’avais pour cela des motifs dont sans doute à présent tu apprécies la gravité.
— Ne revenons plus sur ce sujet, matelot, parlons plutôt de notre départ ; J’ai hâte de quitter Saint-Domingue, maintenant que je sais qu’un danger terrible est suspendu sur la tête du duc de la Torre ; malheureusement, il s’écoulera bien du temps encore avant que tout soit prêt.
— Tu crois ? fit Vent-en-Panne avec ce sourire moitié figue moitié raisin qui lui était particulier ; va chercher ton ami, instruis-le de ce que j’attends de lui et de toi ; promenez-vous par la ville, en gens désœuvrés, dînez dans une taverne, puis à onze heures du soir rendez-vous ici, nous partirons immédiatement pour la Gonave, où nous arriverons demain au lever du soleil.
— Mais après ?…
— Après, enfant que tu es ? supposes-tu donc que depuis huit jours, je n’ai pas agi ? tout est paré, on n’attend plus que nous.
— Oh ! matelot s’écria l’Olonnais, en lui pressant la main avec force ; il n’y a que toi pour penser ainsi à tes amis.
— Ne me remercie pas, enfant, dit Vent-en-Panne avec mélancolie, qui sait si plus tard, nous ne regretterons pas ce que nous faisons aujourd’hui ?
— Je ne regrette jamais, s’écria le jeune homme avec feu, de remplir un devoir !
— Suffit, je m’entends ; brisons là, quant à présent, matelot, plus tard nous reviendrons là dessus ; Dieu veuille que mes tristes prévisions ne se réalisent pas. Hâte-toi de prévenir Pitrians, il faut que demain à cette heure-ci, nous soyons en vue de Cuba.
Les deux frères de la Côte se levèrent de table, et l’Olonnais quitta aussitôt la maison.
Vent-en-Panne le suivit un instant du regard en murmurant à part lui :
— Je devais me conduire ainsi ; qu’arrivera-t-il ? Dieu y pourvoira !
Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et demeura longtemps plongé dans de profondes réflexions ; selon toute apparence, elles n’avaient rien que de fort triste.