E. Dentu (1p. 193-208).
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VIII

DÉTAILS RÉTROSPECTIFS SUR LE DUC DE LA TORRE ET SA FAMILLE

Bien que le duc de la Torre ait joué un certain rôle dans les premiers chapitres de cette histoire, l’importance que ce personnage ne tardera pas à prendre nous oblige à le faire parfaitement connaître au lecteur. Nous devons surtout expliquer par quel concours de circonstances lui, gentilhomme castillan, vice-roi du Pérou, au moment même où la guerre était déclarée entre la France et l’Espagne, avait, sur l’ordre exprès de M. de Colbert, été embarqué avec sa famille sur le bâtiment de la Compagnie des Indes, le Coq à défaut de la frégate le Porc-Épic, mise d’abord si gracieusement à sa disposition, par le tout-puissant ministre du roi Louis XIV.

La famille des ducs de la Torre est sans contredit une des plus nobles de l’Espagne. L’antiquité de leur maison remonte jusqu’aux premiers temps de la monarchie espagnole. Au nombre des compagnons de Pélage, réfugiés dans les cavernes de la Cavadonga et qui en sortirent avec lui en 718 pour gagner sur les Maures cette célèbre bataille à la suite de laquelle il fut élu roi par les habitants des Asturies, se trouvait un certain don Blas de Sallazar y Fonseca, espèce de géant doué d’une vigueur extraordinaire, qui se distingua pendant la bataille et fit un horrible massacre des Maures en défendant le roi Pélage qu’il n’abandonna pas un instant dans la mêlée.

Ce don Blas Sallazar, qui plus tard devint comte de Médina del Campo, fut le chef de la famille des ducs de la Torre.

Cette illustre maison dont l’importance s’accrut encore sous les rois qui se succédèrent sur le trône d’Espagne, auxquels ils ne cessèrent de rendre d’éminents services, était fière de la blancheur de sa peau, de la fraîcheur de son teint et surtout de la couleur blonde de sa chevelure, particularité qui lui étaient communes avec les Gusmans et quelques autres maisons de la grandesse espagnole et qui dénotaient sa pure origine gothique sans mélange de sang étranger.

Sous le règne de Philippe IV, lors de la lutte de la maison d’Autriche contre le cardinal de Richelieu, le duc de la Torre, père de celui qui joue un rôle dans cette histoire, fut injustement mêlé aux troubles de la Catalogne, auxquels cependant il n’avait pris aucune part, et accusé de haute trahison.

Le duc de la Torre sachant que cette accusation était portée contre lui par le comte-duc d’Olivarès, son ennemi mortel et le tout-puissant ministre du faible Philippe IV, jugea prudent, malgré son innocence bien constatée, de ne pas se livrer aux mains de ses ennemis ; et comme le château qu’il habitait n’était pas éloigné de la frontière française, il n’hésita pas à la franchir, emportant avec lui tout ce qu’il put sauver de sa fortune. Il s’arrêta pendant quelques jours à Perpignan pour y attendre la duchesse et son fils qui le rejoignirent bientôt ; puis il se rendit à Versailles où il reçut l’accueil le plus chaleureux et le plus honorable.

Mais le duc, malgré les avances qui lui furent faites, se tint constamment à l’écart, ne voulant pas prendre parti contre son pays et justifier ainsi les accusations de ses ennemis. Cette conduite porta ses fruits. Quelques années plus tard, sous le règne de Charles II, grâce à l’influence dont jouissait don Juan d’Autriche, frère naturel du roi, l’innocence du duc fut reconnue. Il rentra en Espagne avec tous ses droits et prérogatives.

Sept ou huit ans avant cet heureux événement, le duc avait marié son fils, le comte de Médina del Campo, avec une jeune orpheline puissamment riche et alliée aux premières familles de France. On était alors à la fin de la minorité de Louis XIV.

Le docteur Guénaud, médecin du Cardinal de Mazarin et de la Reine-mère régente du royaume, avait été, à la mort de la comtesse de Manfredi-Labaume, nommé tuteur de sa fille qu’il avait vue naître et pour laquelle il éprouvait une amitié réellement paternelle. La reine et le cardinal s’intéressaient beaucoup à la jeune Sancia qui était admirablement belle et d’une douceur angélique.

Le comte de Médina del Campo n’avait pu voir la jeune fille sans en devenir amoureux. De son côté, Sancia ne semblait pas le voir avec indifférence. De plus, disons-le, à cette époque la situation du duc de la Torre était assez précaire. Sa fortune placée toute en Espagne avait été mise sous séquestre ; il ne touchait pas ses revenus. Contraint de vivre sur ce qu’il avait emporté avec lui dans sa fuite, ses ressources étaient d’autant plus restreintes que, bien qu’il lui eût été facile de puiser dans la bourse de ses nombreux amis, il était trop fier pour contracter des emprunts qu’il n’avait pas la certitude de pouvoir acquitter un jour : l’obligation de tenir un rang honorable ajoutait encore aux difficultés, déjà très-grandes de sa position.

Ce fut donc avec un vif sentiment de joie que le duc accueillit les ouvertures qui lui furent faites par la reine elle-même, un soir pendant le jeu du cardinal. L’amour de son fils pour mademoiselle de Manfredi-Labaume, acheva de le décider à donner son consentement à cette union, en le persuadant qu’il ne cédait pas à une vile question d’intérêt, mais bien à son amour paternel et au désir de faire le bonheur de son fils. Légère capitulation de conscience qui satisfit son orgueil et le rendit tout heureux.

La reine voulut se charger de toutes les dépenses du mariage ; il fut célébré en grande pompe à l’église cathédrale de Notre-Dame ; la plus haute noblesse de France y assista en corps.

Cette union contractée sous les plus heureux auspices demeura cependant stérile pendant plusieurs années, au grand désespoir du vieux duc de la Torre ; désespoir qui s’accrut encore lorsque madame de Médina del Campo, après plusieurs grossesses malheureuses, accoucha d’une fille ; elle reçut en naissant le nom de Violenta. Le duc attendait un petit-fils qui continuât son nom.

En 1661, lorsque Monsieur épousa Henriette d’Angleterre, la comtesse de Médina fut nommée dame d’honneur de Madame.

Cinq ans plus tard, le duc de la Torre partit pour l’Espagne ; il était rentré en grâce. Le vieux gentilhomme ne devait plus revoir la France. Il mourut deux ans après son rappel dans son palais de la Calle de Alcala, à Madrid.

Le nouveau duc de la Torre fit alors un voyage en Espagne, ce pays qui était le sien, qu’il avait quitté tout enfant, mais dont il n’avait conservé aucun souvenir.

Le duc était grand d’Espagne de première classe, caballero cubierto, conseiller intime du roi, etc., etc. Quand il eut terminé ses affaires avec ses intendants, il se rendit à Madrid et se présenta au lever du roi.

Charles II avait alors sept ans : il reçut fort bien le duc, le traita de cousin et le tutoya ainsi que l’exigeait l’étiquette. En somme le duc fut très-satisfait de la réception.

Mais comme la duchesse était demeurée en France et qu’il avait hâte de la revoir et d’embrasser sa fille, le duc ne fit qu’un très-court séjour à la cour d’Espagne et revint à Paris dès que cela lui fut possible.

Cependant les années s’écoulaient ; le duc était fatigué de son inaction et se dépitait d’être tenu à l’écart à l’âge où il aurait pu le mieux servir son pays. Chaque fois qu’il avait été en Espagne, où il avait fait de nombreux voyages, il avait insisté auprès de ses amis et de ses parents pour qu’ils sollicitassent pour lui le ministre lui-même ; il s’était présenté aux plus puissants personnages de la monarchie. On lui avait fait de grandes promesses, mais c’était tout ; ce mauvais vouloir constant l’affligeait, le rendait triste, morose. Il ne comprenait rien à ce parti pris de ne pas accepter ses services et cela d’autant moins, qu’il ne se connaissait aucun ennemi à la cour d’Espagne.

On était en 1674.

Un soir le duc de la Torre assistait au jeu de Madame. Il y avait foule de gentilshommes des meilleurs maisons de France. On parlait beaucoup dans les groupes disséminés çà et là d’une nouvelle guerre contre l’Espagne. Quelques courtisans se prétendant mieux informés que les autres, affirmaient que la guerre était résolue, et qu’une semaine ne se passerait pas sans qu’elle fût définitivement déclarée.

Le duc de la Torre, assez inquiet de ces bruits de guerre, causait à voix basse avec le comte de Guiche auprès duquel il essayait de se renseigner, lorsqu’on annonça le roi.

Toutes les conversations cessèrent à la fois et il se fit un silence profond.

Le roi entra calme et souriant.

Louis XIV était alors dans toute la force de l’âge et dans l’épanouissement complet de sa mâle beauté, car il n’y avait rien d’efféminé dans sa personne. Il avait à cette époque trente-six ans : sa taille était plutôt petite que grande, mais il était parfaitement fait et admirablement proportionné. Il portait la tête haute. Son visage était beau quoique légèrement marqué de la petite vérole. Son regard clair, droit, incisif, avait quelque chose de magnétique, qui faisait baisser tous les yeux devant lui ; sa physionomie était empreinte d’une indicible majesté ; ses geste étaient gracieux sans affectation, sa démarche d’une noblesse qui complétait l’ensemble attrayant de toute sa personne. Jamais souverain ne sut jouer avec une aussi incontestable supériorité, le rôle si difficile de roi. Louis XIV, pour nous servir d’une expression moderne qui rend bien notre pensée, avait élevé la pose à la hauteur d’un art. Il posait sans s’en apercevoir, toujours et continuellement ; poser était devenu pour lui une seconde nature ; il posa jusqu’à son dernier soupir.

Lorsque le roi entra dans le salon tous les regards se fixèrent ardemment sur lui. Mademoiselle de la Vallière s’était retirée la veille aux Carmélites. Les courtisans essayaient de surprendre sur le visage du maître l’impression que lui avait causée cette retraite depuis longtemps prévue, mais que personne ne soupçonnait si proche. La curiosité fut déçue. Rien dans les traits ni dans les manières du roi ne décelait sa pensée intime.

Louis XIV traversa le salon dans toute sa longueur en distribuant des sourires à droite et à gauche, se dirigea vers l’essaim de jolies femmes qui entouraient Madame et semblaient faire cortège à sa beauté ; baisa galamment la main mignonne de sa belle-sœur avec laquelle il échangea quelques gracieux compliments, et s’adressant à madame de la Torre assise auprès de la duchesse :

— Eh quoi ! madame, lui dit-il en s’inclinant avec un charmant sourire, nous allons avoir le chagrin de vous perdre ?

— Moi ! sire, répondit madame de la Torre toute confuse.

— Hélas, oui ! reprit le roi toujours souriant. Ne vous proposez-vous pas en femme soumise d’accompagner votre mari ?

— Accompagner mon mari, sire ! fit-elle de plus en plus décontenancée.

— Certes. Après cela, c’est si loin l’Amérique.

— Sire, je supplie votre Majesté de me pardonner, mais je ne comprends pas.

— Comment, vous ne comprenez pas, duchesse ? Est-ce que nous jouerions aux propos interrompus. Ce serait charmant. Ainsi le duc ne vous a rien dit ?

— Mais non, sire.

Le duc de la Torre s’était rapproché du roi ; il avait tout entendu ; pas plus que sa femme il ne comprenait.

— Voyez-vous cela ? fit le roi. Et s’adressant à M. de la Torre :

— Comment, duc ? vous n’avez pas appris à madame que mon frère, le roi d’Espagne et des Indes, vous avait nommé vice-roi du Pérou ?

— Moi, sire ! vice-roi du Pérou ! s’écria le duc au comble de la joie et de la surprise.

— Vous l’ignoriez donc ?

— Sur l’honneur, sire !

— Alors je comprends…

— Et moi aussi, sire, dit le duc en coupant hardiment la parole au roi, et moi aussi, je comprends.

— Ah ! fit le roi en souriant.

— Oui, sire, je comprends que votre Majesté a toutes les bontés comme elle a toutes les délicatesses, et qu’elle a tenu à m’annoncer elle-même cette haute faveur.

— Et quand cela serait, duc ? fit le roi d’un ton de douce raillerie, m’en conserveriez-vous rancune ?

— Oh ! sire ! s’écria le duc en s’inclinant sur la main du roi qu’il baisa, pourquoi ne suis-je pas votre sujet par la naissance comme je le suis par le cœur, pour vous prouver mon sincère dévouement.

— Je sais ce que vous valez et je vous apprécie, duc. Voici votre brevet ; sur ma demande, le roi, mon frère, me l’a adressé directement ; je suis heureux de vous le remettre et de voir que justice vous a été enfin rendue.

— Oh ! sire !

— Sous quelques jours vous recevrez vos instructions. Quant à votre départ ne faites aucun préparatif. Voyez Colbert. Je me suis entendu avec lui à ce sujet.

— Sire, votre majesté me comble !

— Non, je veux seulement vous donner une preuve de la haute estime dans laquelle je vous tiens, mon cher duc. Je désire que vous ne quittiez pas ma cour avant de m’avoir fait vos adieux.

Le roi s’inclina légèrement ; c’était un congé. Le duc salua profondément et sortit du salon.

Malheureusement les bruits de guerre n’étaient que trop fondés. Elle fut quelques jours plus tard déclarée à l’Espagne.

M. de Colbert qui avait désigné la frégate le Porc-Épic pour transporter en Amérique le duc de la Torre et sa famille, fut obligé de donner une autre destination à ce navire. Ce fut alors qu’il prit des renseignements auprès des directeurs de la Compagnie des Indes, et qu’il traita avec eux pour le passage de M. de la Torre jusqu’à Saint-Domingue, sur un de leurs bâtiments nommé le Coq.

Nous connaissons les événements qui suivirent jusqu’au moment où nous sommes arrivés. Nous fermerons donc cette longue parenthèse et nous reprendrons notre récit.

Vers cinq heures ou cinq heures un quart, l’Olonnais et son camarade Pitrians junior dit le Crocodile, auquel il avait donné rendez-vous, sortirent de la maison de Vent-en-Panne, qui les accompagna jusqu’au seuil de sa porte en leur souhaitant bien du plaisir, et se dirigèrent vers la maison habitée provisoirement par le duc de la Torre.

Les deux jeunes gens avaient revêtu leurs costumes de boucaniers ; costumes simples mais très-propres et qu’ils portaient avec cette aisance particulière aux marins et qui relevait leur bonne mine.

En passant devant la taverne de l’Ancre dérapée, Pitrians voulut s’arrêter sous le fallacieux prétexte qu’il avait la gorge sèche, mais en réalité parce que le pauvre garçon avait une peur effroyable. La pensée de se trouver dans une compagnie si fort élevée au-dessus de lui, paralysait toutes ses facultés. Mais heureusement l’Olonnais s’était aperçu de l’état dans lequel se trouvait son camarade ; il le raisonna, réussit à lui rendre un peu de courage et bon gré mal gré le digne garçon continua son chemin.

Le duc de la Torre attendait les deux jeunes gens ; il les reçut de la manière la plus cordiale et les présenta à la duchesse et à sa fille qui, sans doute prévenues, les accueillirent le sourire sur les lèvres, et, par leurs douces paroles et le charmant laisser-aller de leurs façons nullement cérémonieuses, réussirent à vaincre leur timidité et à les mettre parfaitement à leur aise.

Les jeunes gens causèrent ainsi presque sur le ton d’une complète intimité avec le duc pendant près d’une demi-heure. La duchesse et lui les interrogèrent sur leur position actuelle, leurs projets d’avenir, semblant s’intéresser beaucoup à ce qui pouvait leur arriver d’avantageux. Mademoiselle de la Torre ne se mêlait qu’à de rares intervalles à la conversation, mais ses regards doux et rêveurs se reposaient avec complaisance sur l’Olonnais. Elle paraissait prendre plaisir à l’écouter ; parfois un sympathique sourire se posait sur ses lèvres, quand elle entendait le jeune homme exposer ses rêves d’avenir avec tout le feu et l’enthousiasme de ses vingt ans.

Cependant les personnes invitées par le duc de la Torre arrivaient les unes après les autres. La conversation intime cessa, au grand regret de l’Olonnais, et on parla de choses indifférentes.

Bientôt toutes les personnes invitées se trouvèrent réunies au nombre de sept : M. d’Ogeron, commandant de Lartigues, Montbarts l’exterminateur, Michel le Basque, un célèbre boucanier anglais nommé Bothwell, en relâche depuis quelques jours à Léogane, enfin Pitrians et l’Olonnais ce qui, y compris le maître de la maison et sa famille, complétait le nombre de dix convives.

L’Olonnais apprit plus tard que Vent-en-Panne avait reçu une invitation du duc, mais que le vieux flibustier l’avait déclinée, sous le singulier prétexte qu’il était très fatigué de son voyage à la recherche du Robuste. Bien que le duc de la Torre eût été fort contrarié de ce refus si leste, il n’en laissa rien paraître.

Par une attention délicate, lorsqu’on se mit à table, M. de la Torre plaça l’Olonnais auprès de sa fille et Pitrians à la droite de la duchesse. Le jeune homme d’abord assez interdit reprit peu à peu courage et excité par les sourires charmants de Mlle  de la Torre, il se hasarda à lui dire quelques mots ; sa séduisante voisine se prêta de fort bonne grâce au désir qu’il témoignait de causer avec elle. Bientôt l’Olonnais et la jeune fille furent en conversation réglée. À la vérité il ne se disait que des riens, mais la glace était rompue entre eux. L’Olonnais s’enivrait du son harmonieux de la voix de la jeune fille, qui retentissait dans son cœur comme une suave et douce harmonie, et ces riens qu’il échangeait avec elle le rendaient si heureux, qu’il aurait désiré que le repas ne se terminât jamais.

Le commencement du dîner fut presque silencieux, sans doute à cause du peu d’intimité qui régnait entre la plus grande partie des convives. Cependant, grâce aux vins d’Espagne et de France servis à profusion, les têtes s’échauffèrent, le mur de glace qui séparait les invités s’écroula, la conversation s’anima, devint générale et la gaîté remplaça définitivement la froideur première.

Lorsque, selon la coutume espagnole, les valets eurent disposé le postre et servi les dulces, le duc, après avoir fait circuler des bouteilles de Valdepeñas et invité d’un geste les convives à remplir leurs verres, prit la parole :

— Messieurs, dit-il, ce repas est un repas d’adieu. Sous peu de jours j’aurai la douleur de vous quitter peut-être pour ne plus vous revoir. Laissez-moi, je vous prie, oublier un instant que je suis né Espagnol, pour ne me souvenir que de la France où j’ai passé trente années de ma vie ; où l’hospitalité m’a été si douce, dont j’ai épousé une des plus charmantes femmes, de la France enfin qui pour moi est une seconde patrie, plus chère peut-être à mon cœur que ma patrie native et dont, hélas ! je m’éloigne en exilé, des larmes dans les yeux, car je crains de l’avoir quittée pour toujours ! Nos deux nations sont puissantes ; toutes deux sont voisines l’une de l’autre ; elles se jalousent et sont rivales. La guerre que se font nos gouvernements, guerre qui, je l’espère, sera de courte durée, oblige-t-elle les particuliers à se haïr ? Je ne le crois pas. Chacun de nous doit faire son devoir, rien de plus, rien de moins. Dans quelques jours, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, je pars ; non pas pour le Mexique mais pour le Pérou, ainsi que je l’ai appris des dépêches qu’à reçues M. D’Ogeron pour moi et qu’il m’a fait l’honneur de me remettre. S. M. Catholique, à la prière de certains de mes amis, a daigné changer la vice-royauté du Mexique pour celle du Pérou.

— Mais monsieur, pardonnez-moi cette observation, dit Monbarts, la vice-royauté du Mexique…

— Est la plus belle de tout le continent américain, je le sais, monsieur, et pourtant je l’ai refusée, reprit le duc en souriant ; en voici la raison : Je ne suis ni un ambitieux, ni un homme dévoré de la soif de l’or, je suis tout simplement un homme qui désire servir son pays. Mais, ainsi que j’ai l’honneur de vous le dire, si le hasard m’a fait naître en Espagne, ma vie presque entière s’est écoulée dans votre pays ; j’aime la France de toutes les forces vives qui ont été mises en moi par le Créateur. La pensée de verser le sang français me fait horreur, je ne m’y résoudrai qu’à la dernière extrémité et avec douleur. Vice-roi du Mexique, messieurs les Frères de la Côte, je suis votre voisin, exposé chaque jour à entrer malgré moi en lutte avec vous. Ma femme, ma fille sont françaises, moi-même j’ai été élevé au milieu de vous, je suis presque votre compatriote ; mon cœur se briserait, je le répète, s’il me fallait vous combattre ; voilà pourquoi j’ai préféré la vice-royauté du Pérou, moins importante peut-être que celle du Mexique, mais qui possède pour moi l’inappréciable avantage de me permettre, tout en faisant mon devoir de fidèle sujet du roi mon maître, de conserver la neutralité pendant cette guerre qui commence. De plus, sachez-le, messieurs, mon estime pour vous est si grande que, tout navire de Saint-Domingue assailli par la tempête sur les côtes du Pérou pourra sans craindre d’être inquiété, chercher un refuge dans ses ports et s’y ravitailler en toute sûreté ! Voilà ce que je tenais à vous dire avant de me séparer de vous, messieurs, afin que vous comprissiez bien de quels sentiments je suis animé à votre égard.

— Monsieur le duc, répondit M. d’Ogeron, les paroles que vous avez prononcées nous ont profondément touchés. Elles ont trouvé de l’écho dans nos cœurs. Elles sont dignes de cette chevaleresque nation espagnole si généreuse, et d’un de ses fils les plus nobles et les plus braves. Je vous remercie sincèrement des sentiments de reconnaissance que vous avez exprimés pour la France. Quoi qu’il advienne, vous ne serez jamais notre ennemi et ne pourrez jamais l’être. L’hospitalité que vous avez reçue dans notre patrie, et dont vous conservez un si touchant souvenir, vous rend inviolable à nos yeux.

— Merci pour nous tous, monsieur d’Ogeron, dit Montbarts avec noblesse ; nous nous associons de tout cœur à vos généreuses paroles. Nous saurons nous élever à la hauteur de vos sentiments, et vous exprimer ainsi notre profond respect pour vous, monsieur le duc, ajouta-t-il en s’inclinant avec grâce devant le gentilhomme espagnol ; au nom des Frères de la Côte de Saint-Domingue et de la Tortue, dont j’ai l’honneur d’être l’un des principaux chefs, je vous prie d’agréer les sincères remercîments qu’ils vous adressent, pour les sentiments généreux que vous avez si bien exprimés ; vous avez parlé avec votre cœur, nous apprécions ce qu’il y a de grand et de véritablement noble, dans la détermination que vous avez prise à notre égard. Tant qu’il plaira à S. M. Catholique le roi d’Espagne de vous conserver la vice-royauté du Pérou, les côtes de ce beau pays ne seront jamais visitées par nos bâtiments, que comme amis ou alliés. Au cas où par un hasard que nul ne saurait prévoir, vous auriez besoin de notre concours, vous pourriez y compter, comme nous comptons pleinement sur vos promesses.

— Messieurs, reprit le duc avec élan, ces paroles me comblent de joie. Je vous confirme ce que je vous ai dit. Je bois à vos succès et à notre neutralité.

Depuis le moment où pour la première fois le noble Espagnol avait pris la parole, Bothwell avait affecté de ne pas prêter attention à ce qui se disait. Quand les bouteilles lui arrivaient il les passait nonchalamment sans remplir son verre qui restait vide devant lui. Enfin quand le duc proposa la santé que nous avons enregistrée plus haut, le flibustier anglais retourna son verre sur la table et se renversa sur le dossier de sa chaise en haussant les épaules.

Cet oubli complet des convenances, de la part d’un homme comme Bothwell, surtout à la table de l’homme dont il avait accepté l’invitation et en présence de deux dames, surprit tous les convives. Mais aucun d’eux ne commit la faute de faire une observation. Le maître de la maison avait seul le droit d’intervenir ; lui enlever cette initiative eut été le blesser gravement. Chacun le comprit et attendit silencieusement, mais avec une anxiété secrète ce qui allait se passer.

Le duc avait tout vu, mais il avait un tact trop exquis pour ne pas se contenir.

— Mon Dieu ! dit-il de l’air le plus naturel, on a donc oublié de vous servir, monsieur, que vous n’avez pas bu ?

— Nullement, monsieur. Il m’était au contraire facile de remplir mon verre, mais je ne l’ai pas voulu.

— Sans doute, monsieur, vous avez eu de puissants motifs pour agir ainsi ?

— De puissants, de très-puissants motifs, oui, monsieur, répondit-il sur le même ton.

— Ces motifs sont-ils un secret, monsieur ?

— En aucune façon, monsieur le duc.

— Alors je ne commets pas une indiscrétion en vous priant de me les faire connaître ?

— Pas le moins du monde.

— Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je vous prie de vous expliquer.

— À quoi bon ? dit Bothwell légèrement.

— Mais tout simplement pour justifier, ce que peut avoir d’étrange pour les personnes présentes, la conduite d’un homme assis à ma table, dont je suis l’hôte, et qui me fait sans provocation de ma part une mortelle injure.

— Je n’ai pas voulu vous insulter, monsieur, mais seulement constater le droit que je possède de ne pas m’associer quand elles me déplaisent, aux santés que vous portez.

— J’attends que vous parliez.

— Soit, puisque vous l’exigez. Cette explication sera brève et vous satisfera je le crois. Je ne suis pas Français, monsieur, j’ai grâce à Dieu l’honneur d’être Anglais.

— Pardon, monsieur ; interrompit l’Olonnais, je ne comprends rien au commencement de votre explication.

— S’il vous plaît ? fit le boucanier avec une hauteur dédaigneuse.

— Il ne me plaît pas, reprit le jeune homme d’une voix ferme, que vous sembliez devant nous, vous glorifier insolemment de ne pas être Français, quand c’est nous qui devons être fiers au contraire, de ne pas vous avoir pour compatriote.

— Monsieur ! s’écria Bothwell avec violence.

— Silence, monsieur ! Nous ne pouvons, ne le voyez-vous pas, continuer cet entretien devant des dames.

— Soit, monsieur, mais il nous est facile de nous rencontrer ailleurs.

L’Olonnais allait répondre vertement, mais Montbarts l’arrêta d’un geste, et se tournant vers l’Anglais :

— Assez sur ce sujet, Bothwell, lui dit-il d’une voix sévère. Votre conduite est inqualifiable. C’est vous qui avez sollicité de M. de la Torre, l’invitation qui justifie votre présence parmi nous, vous n’êtes venu à ce dîner que dans le but de chercher une querelle.

— Montbarts !

— Ne niez pas ; je le sais. Je sais aussi que cette querelle c’est à Vent-en-Panne, notre ami à tous, que vous la vouliez faire. Vent-en-Panne n’est pas ici, vous avez alors essayé de nous insulter tous ; l’Olonnais a relevé votre défi au moment où j’allais le faire ; tout est bien. Achevez ce que vous aviez commencé à dire à M. de la Torre ; nous vous écoutons tous.

— Soit ! fit-il d’un air goguenard. Je voulais dire, monsieur de la Torre, qu’en ma qualité d’Anglais je me mets en dehors des arrangements que vous avez eu la prudence…

— Voilà encore un mot de trop, dit Montbarts.

— C’est vrai, fit-il en riant, je voulais dire que vous avez eu la courtoisie de prendre avec les boucaniers français.

— Ce qui veut dire, monsieur ? demanda sèchement le duc.

— Tout simplement, monsieur, que je me propose de vous faire un de ces jours ma visite.

— Je vous recevrai de mon mieux, monsieur, et de façon, je l’espère, à ce que vous conserviez de cette visite un long souvenir. Et quand vous proposez-vous de me visiter ainsi, monsieur ? Puis-je le savoir ?

— Parfaitement, monsieur ! Je désire vous laisser le temps de bien vous installer dans votre vice-royauté. Ce sera donc dans six mois au moins ; dans un an au plus tard.

— Je serai exact à ce double rendez-vous, monsieur.

— À votre aise.

Bothwell se leva.

— Adieu, messieurs, dit-il.

— Pardon, cher capitaine, dit Montbarts, je vous accompagne. Vous m’excusez, monsieur le duc. Dans cinq minutes je serai de retour.

Les deux hommes sortirent en effet, et, cinq minutes plus tard Montbarts rentrait, reprenait sa place et, son verre rempli :

— Messieurs, dit-il en souriant, j’ai l’honneur de boire à monsieur le duc de la Torre, notre amphitryon !

Cette santé fut accueillie avec enthousiasme, puis la conversation reprit gaiement son cours. L’incident fâcheux provoqué par Bothwell était complétement oublié, ou du moins il semblait l’être.