E. Dentu (1p. 127-144).
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IV

COMME QUOI LE COMTE HORACE TOMBA DE FIÈVRE EN CHAUD MAL ET SE VIT CONTRAINT DE QUITTER LE NAVIRE LE COQ D’UNE FAÇON TRÈS-DÉSAGRÉABLE.

Quatre coups doubles frappés par un timonier sur la cloche, annoncèrent à l’équipage du navire le Coq qu’il était huit heures du soir.

Le temps était sombre, couvert, le vent assez fort, la mer clapoteuse.

Le comte Horace de Villenomble, second capitaine du navire, après avoir établi la voilure réglementaire pour la nuit ; c’est-à-dire fait rentrer les bonnettes, prendre un ris aux huniers et assurer les bras du vent, passa le porte-voix à l’Olonnais, dont le quart commençait à huit heures, pour se terminer à minuit.

Selon la coutume invariable des marins à chaque changement de quart, le jeune homme demanda à l’officier qu’il remplaçait, s’il y avait du nouveau.

— Rien ; répondit un peu sèchement celui-ci en se dirigeant vers l’écoutille de l’arrière ; le vent adonne ; la route est toujours indiquée à l’E. S. E.

— Je le sais, monsieur, répondit l’Olonnais, avec insistance, aussi n’est-ce pas cela que j’ai l’honneur de vous demander ?

— Que voulez-vous donc alors, monsieur ? Hâtez-vous, je vous prie, il me faut inscrire mes observations de quart sur le livre de loch.

— Je désire, monsieur, connaître la position exacte du navire qui a été aperçu au coucher du soleil par la hanche de tribord, je crois ?

— C’est juste, un bâtiment a été en effet aperçu, répondit le comte d’un air indifférent ; mais à peine la vigie l’a-t-elle eu signalé qu’il a piqué dans le vent ; depuis plus d’une heure il est invisible.

— C’est égal, peut-être serait-il bon, monsieur, de se tenir en garde ; nous sommes sur le passage des vaisseaux espagnols, qui vont en Amérique ou qui en reviennent ; ces parages sont très-surveillés par leurs croiseurs.

— C’est possible ; mais rassurez-vous ; monsieur, le bâtiment que nous avons vu et que j’ai soigneusement examiné, n’est ni un vaisseau espagnol allant aux Indes ou en revenant, ni un croiseur ; c’est un honnête charbonnier, un peu gros peut-être, dont la construction est essentiellement marchande et l’allure lourde et pacifique ; il ressemble à une galiote hollandaise et marche comme une baille à braie ; du reste, faites comme il vous plaira ; vous êtes maintenant chef de quart, cela vous regarde. Allons ! bonsoir, lieutenant, je vous laisse ; M. le duc de la Torre m’attend, bonsoir !

Après avoir prononcé ces paroles avec un accent légèrement ironique, le comte Horace pirouetta sur les talons, et disparut presque aussitôt par l’écoutille, en chantonnant entre ses dents, un couplet d’une chanson à boire.

L’Olonnais dès qu’il fut seul haussa les épaules, examina la voilure, fixa un instant ses regards sur la mer et la ligne d’horizon, et jeta un coup d’œil sur le compas ; ces diverses précautions prises, il commença une interminable promenade de l’habitacle au grand mât, tournant pour ainsi dire comme une bête fauve dans sa cage, sur un espace de moins de vingt pieds ; et, sa pipe aux dents, il se prépara à passer le moins ennuyeusement possible les quatre heures qu’il avait à demeurer sur le pont. Le moyen lui était facile : il n’avait qu’à penser à celle qu’il aimait, ce qu’il fit aussitôt.

Mais le jeune homme n’eut pas longtemps le loisir de se laisser aller à ses séduisants rêves d’amour : les devoirs de son métier le réveillèrent brusquement et absorbèrent bientôt toute son attention. Pitrians, en allant par hasard sur les barres de perroquet, amarrer deux ou trois rabans qui s’étaient largués, crut voir briller à une courte distance du navire, une lumière qui paraissait et disparaissait tour à tour, obéissant sans doute aux mouvements de la houle ; le matelot se hâta d’achever sa besogne, puis il redescendit sur le pont et informa son ami de ce qu’il avait vu, ou cru voir.

Pitrians était un excellent marin ; l’Olonnais ajouta foi à ce qu’il lui disait, d’autant plus que le souvenir du bâtiment suspect revint aussitôt à sa pensée ; cependant il voulut s’assurer par lui-même de ce qui en était. Il s’arma d’une longue vue de nuit, interrogea minutieusement l’horizon dans la direction que lui indiqua Pitrians, et bientôt il acquit la certitude que celui-ci ne s’était pas trompé.

Le bâtiment aperçu au coucher du soleil était en vue de nouveau et, autant qu’on en pouvait juger, il s’était depuis une heure ou deux sensiblement rapproché du Coq, bien que sa position eût considérablement varié, depuis qu’il avait été signalé la première fois.

Le capitaine Guichard en prenant l’Olonnais pour second lieutenant, avait fait preuve d’une rare perspicacité ; il était impossible de faire un meilleur choix. En effet, l’Olonnais était pour ainsi dire né sur la mer ; c’était elle qui avait bercé sa première enfance ; il l’avait parcourue dans tous les sens, sans jamais la quitter ; il l’aimait avec une adoration superstitieuse, convaincu que toutes ses joies lui viendraient d’elle. Il ne se sentait réellement lui-même, que lorsque ses pieds posaient sur le pont d’un navire. Depuis plus de vingt ans qu’il courait l’univers d’un bout à l’autre, il avait assisté à bien des ouragans, enduré bien des fatigues, souffert bien des privations et constamment lutté contre la mort, avec laquelle cent fois sans pâlir, il s’était trouvé face à face. Aussi possédait-il son état de marin jusque dans les plus infimes détails ; et avait-il acquis, sans même s’en douter, cette présence d’esprit, cette spontanéité de pensée et cette promptitude d’exécution, sans lesquelles il n’est point de bon marin.

Il reconnut dès qu’il eut relevé la position exacte du navire inconnu, que ce bâtiment était un croiseur espagnol ; que, ne voulant pas par paresse ou nonchalance, amariner le bâtiment de la Compagnie pendant la nuit, il se contentait de le convoyer d’assez près pour qu’il ne lui échappât point ; mais d’assez loin cependant, sachant la mauvaise garde que font les bâtiments de commerce, pour ne pas être aperçu de lui pendant les ténèbres, se réservant de s’en emparer au lever du soleil.

Ce calcul était d’une exactitude rigoureuse ; il aurait réussi, avec tout autre officier, que celui qui commandait en ce moment le quart à bord du Coq. L’Olonnais n’était pas homme à se laisser tromper aussi facilement. Son parti fut pris en une seconde. Il n’y avait qu’un moyen à essayer pour échapper à la curiosité de ce rôdeur ; lui donner le change en faisant fausse route. Pendant les quatre heures de son quart, l’Olonnais lutta de ruse et de finesse avec l’ennemi ; virant de bord, venant au vent, laissant arriver, et faisant prendre à son navire cent allures différentes. À minuit on n’apercevait plus l’inconnu ; peut-être avait-il perdu le Coq, peut-être avait-il éteint ses feux, et s’était-il ainsi dérobé derrière l’épais rideau des ténèbres.

Lorsque M. de Villenomble monta sur le pont, le capitaine ne faisant que le quart du matin ; ainsi que cela se pratique sur tous les bâtiments du commerce, les deux officiers alternant le grand quart ; lorsque monsieur de Villenomble monta sur le pont, pour prendre le quart à son tour, l’Olonnais lui rendit un compte détaillé de ce qui s’était passé et de ce qu’il avait fait.

Le comte Horace sourit avec suffisance.

— Mon cher lieutenant, dit-il, vous dormez tout debout, allez vous reposer, vous en avez besoin ! Sur ma foi vous n’êtes pas éloigné de prendre des vessies pour des lanternes ! Ce que vous me racontez là, n’existe en réalité que dans votre imagination !

— Prenez-y garde, monsieur ! reprit l’Olonnais, je vous répète que nous sommes chassés par un croiseur espagnol.

— Où est-il ? Montrez-le moi ? répondit le comte.

— Il a disparu depuis une heure ; j’ai réussi je crois à lui donner le change.

— Allons donc ! le change ! à une baille à braie ! Laissez venir le jour et vous verrez, monsieur, combien vous vous êtes trompé, fit le comte avec un dédain railleur.

— Je le désire vivement, monsieur, mais je ne le crois pas ; je crains fort que les événements me donnent raison.

— Vous êtes jeune, monsieur, et vous êtes naturellement porté à vous exagérer votre importance. C’est un défaut dont vous vous corrigerez je l’espère ; il ne faut pas de parti pris en marine.

— Je le sais mieux que personne, monsieur ; aussi je suis prêt, si vous le désirez, à faire éveiller le capitaine et à lui soumettre cette question.

— Éveiller le capitaine pour une pareille niaiserie ! vous n’y songez pas, monsieur ! ce serait lui prêter à rire à nos dépens. Cordieu ! il ferait beau voir ! Je suis second capitaine du Coq, monsieur ! je sais à quoi ce grade m’oblige. Laissez-moi, je saurai faire mon devoir.

L’Olonnais s’inclina, et, après avoir écrit son rapport sur le livre de loch, il se coucha et ne tarda pas à s’endormir.

Le jeune homme était au milieu de son sommeil, lorsqu’un coup de canon, tiré, à ce qu’il lui sembla, tant le bruit était fort, presque à son oreille, le réveilla en sursaut.

Le jeune homme bondit hors de son branle, passa quelques vêtements et s’élança sur le pont.

Il faisait grand jour ; le Coq avait mis sur le mât ; un grand vaisseau espagnol se trouvait à demi-portée de canon par le travers du navire de la Compagnie et le tenait sous le feu de ses batteries.

Le capitaine Guichard se rendait dans son canot, à bord du croiseur.

L’équipage et les passagers du Coq groupés çà et là sur le pont, étaient en proie à une indicible terreur ; on n’entendait partout que des sanglots et des lamentations.

Le duc de la Torre se tenait un peu à l’écart avec sa famille ; sa qualité d’Espagnol et son titre de vice-roi du Pérou, suffisaient, non-seulement pour le faire respecter, mais encore pour le faire obéir des vainqueurs. Il était décidé à intervenir en faveur des Français, si la plus légère injure leur était faite ; mais les Espagnols agirent en honnêtes gens qu’ils étaient ; tout se passa convenablement.

Le comte Horace était pâle, défait, mais froid et impassible en apparence.

L’Olonnais s’approcha de lui.

— Avais-je raison ? murmura-t-il à son oreille d’un ton de reproche.

Le comte Horace lui lança un regard farouche, mais ne répondit rien.

Ce qui suivit est facile à comprendre. Le commandant du vaisseau espagnol le Santiago, croiseur de S. M. Catholique, prit possession du navire le Coq ; l’équipage français fut transféré à bord du vaisseau, et mis aux fers ; seuls les officiers et les passagers demeurèrent sur le Coq, à bord duquel fut mis un fort équipage espagnol, pour les surveiller et manœuvrer le bâtiment. Le commandant du Santiago en reconnaissant le duc de la Torre, avait voulu lui céder son propre appartement ; mais le duc préféra garder ses cabines du bâtiment français, dont il appréciait fort les dispositions commodes. Les deux navires se dirigèrent alors de conserve vers Cuba.

Le désespoir de l’Olonnais était affreux. Grâce à l’incurie du comte, son avenir était perdu ; tous ses plans renversés sans retour. Prisonnier des Espagnols, combien d’années s’écouleraient, avant qu’il fût rendu à la liberté ? en supposant qu’il ne succombât pas aux tortures incessantes d’une captivité cruelle. La barbarie avec laquelle à cette époque les Espagnols traitaient leurs malheureux prisonniers, faisait frémir d’épouvante même les hommes les plus braves ; ils préféraient la mort à tomber entre les mains de si féroces ennemis. Et puis ce n’était pas la pensée de cette captivité si horrible qu’elle fût qui, disons-le, effrayait le jeune homme. Seul, abandonné depuis sa naissance, sans famille, sans amis, la mort n’avait rien qui l’épouvantât. Cent fois il avait joué sa vie en riant, pour une misère ; mais que deviendrait-il séparé de la jeune fille ? de cette enfant qu’il aimait de toutes les forces vives de son âme ; à laquelle il aurait fait sans hésiter tous les sacrifices, pour se rapprocher d’elle, et dont il allait être séparé brutalement sans possibilité de la revoir jamais ? Quelle serait son existence alors ? Un supplice de toutes les secondes ! Cette pensée le rendait fou. Vingt fois il fut sur le point de se faire sauter la cervelle avec des pistolets qu’il avait soustraits aux recherches des Espagnols ; chaque fois il s’arrêta. Était-ce espoir, où pressentiment ? le jeune homme n’aurait pu le dire. Parfois il se croyait le jouet d’un effroyable cauchemar ; il attendait anxieusement le réveil, c’est-à-dire la délivrance.

Sans se rendre compte de ce qui se passait en lui, il avait la conviction qu’il n’arriverait pas à Cuba ; que, par une intervention qu’il n’essayait même pas de s’expliquer, lui et ceux qui l’accompagnaient seraient rendus à la liberté, avant que d’atteindre l’île espagnole.

Nous avons vu que ce pressentiment, d’où qu’il vînt, fut complétement justifié par l’événement. Le Santiago et sa prise n’étaient plus qu’à une dizaine de lieues de Cuba, lorsqu’ils furent, en vue même de l’île, audacieusement enlevés, au moment où ils y pensaient le moins, par le capitaine Vent-en-Panne, et ses vingt-cinq flibustiers.

Cette surprise fut exécutée deux jours après l’enlèvement du Coq par le Santiago.

Pendant ces deux jours, le comte Horace essaya vainement de pénétrer auprès du noble espagnol ; chaque fois qu’il se présenta la porte lui fut refusée.

Le duc de la Torre avait été averti par le capitaine Guichard de ce qui s’était passé ; la conduite de l’officier avait semblé sans excuse au duc ; il avait immédiatement résolu de rompre toutes relations avec cet homme, et il l’avait fait sans hésitation ni ménagement ; d’autant plus que certaines paroles prononcées par le capitaine, l’avaient porté à supposer que le comte l’avait trompé jusque-là ; et qu’il n’avait jamais été victime que de ses vices, ses seuls et implacables ennemis.

Le comte Horace se retira la rage dans le cœur, jurant de se venger.

Prières, menaces, car cet homme n’avait pas craint de menacer, tout avait échoué devant la froide et irrévocable résolution du duc de la Torre.

L’officier se réfugia dessous le château d’avant, et là, accroupi dans l’ombre, la tête cachée dans ses mains, il se mit à ruminer des plans de vengeance.

Un peu après le coucher du soleil il reparut sur le pont ; il s’était fait un masque d’impassibilité. En apparence il était froid, calme, indifférent ; cependant le sourire sardonique qui plissait presque imperceptiblement ses lèvres pâles, démentait ce calme et cette indifférence. Le comte Horace prolongea sa promenade sur le pont jusqu’à ce que les ténèbres fussent complétement tombées ; puis, après avoir étouffé quelques bâillements, il parut céder à l’envie de dormir, monta sur la dunette, et se coucha dans un canot suspendu à l’arrière du navire.

Personne à bord ne remarqua ou du moins ne sembla remarquer cette manœuvre qui du reste, n’avait rien d’extraordinaire, dans les parages intertropicaux où naviguait alors le navire.

Cependant nous constaterons, que la première des fenêtres de l’appartement occupé par le noble passager et sa famille, ne se trouvait qu’à cinq ou six pieds, au-dessous du canot, dans lequel s’était couché le comte Horace.

L’Olonnais avait passé la journée tout entière qui venait de s’écouler appuyé sur la lisse et les yeux ardemment fixés sur la mer ; la brise qui s’était maintenue assez faible pendant la journée avait de plus en plus diminué ; un peu avant le coucher du soleil elle était tombée tout à fait ; on était en calme plat. Il n’y avait pas un souffle dans l’air ; la mer sombre et huileuse était comme un vaste lac de naphte ; les navires tanguaient péniblement sous l’effort de la houle, dont les puissants soulèvements ressemblaient à la respiration d’un gigantesque et mystérieux Léviathan.

Au moment où le soleil allait disparaître, l’Olonnais crut apercevoir ressortant sur la ligne d’horizon un point noir presque imperceptible, mais que son œil de marin reconnut pour une pirogue. Le jeune homme tressaillit à cette découverte. Les deux navires se trouvaient au milieu des débouquements ; passage préféré des boucaniers pour assaillir à l’improviste, les galions espagnols à leur retour en Europe ; il sentit soudain l’espoir se glisser dans son cœur ; mais il se garda bien de faire part à personne de sa découverte et continua à demeurer les regards anxieusement, fiévreusement fixés sur ce point, d’où pouvait lui arriver la délivrance.

Aussi le jeune homme n’éprouva-t-il qu’une surprise assez médiocre, quand le lendemain il apprit les événements qui s’étaient passés pendant la nuit, et de quelle façon le Santiago avait été enlevé par les boucaniers.

Les Espagnols placés comme équipage de prise sur le Coq n’essayèrent pas de conserver le navire ; d’ailleurs se trouvant sous le feu des batteries du Santiago ; persuadés que les boucaniers étaient fort nombreux, ils jugèrent toute résistance impossible, rendirent leurs armes à la première sommation, et se laissèrent paisiblement mettre aux fers.

Instruit de la présence du duc de la Torre, à bord du bâtiment de la compagnie, par le capitaine Guichard, sachant qu’il s’y était embarqué à Dieppe comme passager, par ordre exprès de M. de Colbert, Vent-en-Panne, tout en grommelant entre ses dents, pria le capitaine d’assurer son noble passager que rien n’était changé à sa position, qu’il serait libre d’aller où bon lui semblerait, à l’arrivée du navire à Saint-Domingue ; que, jusque-là, il serait traité avec tous les égards dûs à son nom et à son rang ; mais la haine du boucanier pour les Espagnols était si forte, qu’il refusa opiniâtrement de voir le duc, malgré les pressantes instances du capitaine Guichard et, toujours grommelant il remonta sur le pont, afin d’essayer de recruter des matelots.

Parmi les passagers il s’en trouva une vingtaine, pêcheurs ou anciens marins pour la plupart, qui s’offrirent spontanément pour aider à la manœuvre ; leur offre fut acceptée ; de sorte que l’équipage du Coq resta à bord du Santiago, ce qui forma à Vent-en-Panne, ses boucaniers compris, un équipage de quatre-vingt-sept hommes, nombre bien faible à la vérité pour manœuvrer un vaisseau de la force du Santiago, mais suffisant cependant ; pour le conduire à Leogane dont on n’était pas très-éloigné. Du reste, Vent-en-Panne comptait rencontrer bientôt le Robuste, à la recherche duquel il était depuis si longtemps ; il ne doutait pas que M. de Lartigues ne consentît à lui fournir les hommes qui lui seraient nécessaires.

Tous ces arrangements pris en moins d’une heure, les deux bâtiments continuèrent à naviguer de conserve ; seulement, au lieu d’avoir le cap sur Cuba, ils l’avaient sur Léogane. Là était toute la différence.

Le duc de la Torre apprit avec la joie la plus vive, car son inquiétude avait été grande, la résolution prise à son égard par le capitaine Vent-en-Panne ; mais il persévéra à refuser de recevoir le comte Horace, lorsque celui-ci se présenta pour lui adresser ses compliments.

Le revirement opéré à l’improviste dans la situation du navire, avait rendu un peu d’espoir au comte et ramené sa pensée à ses premiers projets, dont l’exécution lui paraissait de nouveau possible. Mais cet espoir n’eut que la durée d’un éclair. Le capitaine. Guichard redevenu maître à son bord, fit appeler son premier lieutenant et sans préambule, lui annonça que sa conduite pendant la nuit, où le navire avait été surpris par les Espagnols, avait donné lieu à des soupçons injurieux pour son honneur ; qu’il était contraint en conséquence à le suspendre de ses fonctions ; qu’il devait se considérer comme prisonnier jusqu’à Léogane, où une enquête sévère aurait lieu sur les faits qui lui étaient reprochés ; et qu’il serait appelé à justifier devant un conseil présidé par M. d’Ogeron, nommé, par le roi, gouverneur de la partie française de l’île Saint-Domingue.

Après avoir aussi fait connaître à son officier la décision qu’il avait prise à son égard, le capitaine Guichard lui intima d’un geste l’ordre de se retirer, et lui tourna le dos, sans attendre la réponse.

D’ailleurs le comte Horace n’essaya pas de répondre ; cela lui aurait été impossible, il était réellement foudroyé. La honte, la fureur, la haine, grondaient dans son sein, et le rendaient incapable même de penser. Il crut un instant qu’il allait mourir ; il était livide ; de grosses gouttes de sueur perlaient à ses tempes ; le sang refoulé avec violence lui troublait la vue ; il avait des bruissements dans les oreilles ; ses artères battaient à se rompre ; il chancelait comme un homme ivre, en jetant autour de lui des regards désespérés.

L’Olonnais eut pitié d’une si affreuse douleur, et s’avança vivement vers le comte pour lui porter secours. Mais celui-ci le repoussa rudement et, après lui avoir lancé un regard tout chargé de haine et de menace en murmurant quelques paroles inintelligibles, il se dirigea en s’appuyant sur tous les objets qui se trouvaient à portée de sa main, vers le canot dont il avait fait depuis quelques jours son refuge ordinaire. Arrivé là, il tomba plutôt qu’il ne s’assit dans le fond de l’embarcation, et demeura pendant plusieurs heures, plongé dans un état complet de prostration.

Les matelots en ce moment présents sur le pont, avaient assisté à cette scène avec un étonnement mêlé de dégoût. Le comte était généralement haï ; probablement la plupart des témoins des souffrances de l’ancien officier, se réjouirent intérieurement de l’humiliation terrible et méritée qui venait de lui être infligée.

Le comte ne voulut plus reparaître sur le pont ; il demeura seul et silencieux dans le canot, comme un tigre dans son repaire ; roulant dans son cerveau en feu, les plus sinistres projets de vengeance.

L’Olonnais n’avait qu’une confiance très-médiocre dans le comte ; il le croyait capable de se porter aux extrémités les plus terribles. Aussi, malgré son apparente résignation, il résolut de ne le perdre de vue, que le moins possible.

Pitrians, demandé au capitaine Vent-en-Panne par le capitaine Guichard, avait obtenu de retourner à bord du Coq où il avait été aussitôt promu au grade de deuxième lieutenant ; fonctions laissées libres par l’Olonnais, qui avait naturellement remplacé le comte, en qualité de premier lieutenant.

Ce fut Pitrians que le jeune homme chargea de surveiller la conduite du comte ; en lui recommandant une vigilance d’autant plus grande, que depuis deux ou trois heures le prisonnier affectait une insouciance complète ; mangeait et buvait de bon appétit et semblait avoir entièrement pris son parti de ce qui lui était arrivé. Il était évident que le comte jouait un rôle ; qu’il ruminait une vengeance : il était donc urgent de suivre attentivement ses moindres mouvements.

Pitrians accepta la mission que lui confiait son ami ; il se fit le gardien invisible quoique attentif du prisonnier.

Deux ou trois jours s’écoulèrent, sans apporter de changements dans la position de nos personnages.

Le comte n’avait quitté le canot qu’il habitait, que pour aller à trois reprises différentes s’enfermer dans sa cabine, où il n’était resté chaque fois que quelques minutes, dans l’intention sans doute, de prendre certains objets dont il avait besoin ; mais il réussit à si bien dissimuler ces objets, qu’il fut impossible aux regards les plus clairvoyants de les apercevoir. Du reste cela importait peu.

Deux ou trois fois, le noble passager avait voulu monter sur le pont avec sa femme et sa fille, pour respirer un peu d’air pur et rafraîchissant ; ce qui est un véritable besoin sous ces chaudes latitudes, où l’on étouffe réellement entre les ponts ; mais il avait toujours été contraint de redescendre et de demeurer chez lui, à cause des salutations ironiques et des regards étranges, que lui adressait le comte Horace.

L’équipage et les passagers du Coq, étaient en proie à un malaise général ; chacun sentait à part soi, que cet état de choses ne pouvait durer longtemps ; qu’une catastrophe était imminente. On vivait donc, non pas dans l’attente, mais dans la prévision et la crainte d’un événement sinistre ; lorsqu’une nuit, vers quatre heures du matin environ, quelques instants après le changement de quart, un cri terrible troubla tout à coup le silence ; des appels : Au secours ! répétés, accompagnés de piétinements confus, se firent entendre, du côté de l’appartement habité par M. de la Torre.

L’Olonnais, et la plupart des hommes de l’équipage, se précipitèrent en toute hâte vers l’endroit, d’où s’élevait le tumulte.

Un spectacle affreux s’offrit à leurs regards, et les glaça d’épouvante.

La porte de l’appartement du duc de la Torre était brisée et arrachée de ses gonds. Sur le seuil de la seconde pièce, servant de chambre à coucher à doña Violenta, le capitaine Guichard, le crâne horriblement fracassé par un coup de hache, gisait dans une mare de sang, et se débattait dans les dernières convulsions de l’agonie ; mademoiselle de la Torre, en costume de nuit, était évanouie dans les bras de son père, qui se tenait immobile, résolu, l’épée à la main, sur le seuil de sa chambre à coucher ; derrière lui on apercevait madame de la Torre privée de connaissance, tombée sur les genoux, la tête appuyée sur un fauteuil.

Dans la chambre même de mademoiselle de la Torre, dont la fenêtre avait été brisée du dehors, deux hommes enlacés comme deux serpents, se roulaient sur le tapis, haletant et rugissant de colère.

Ces deux hommes étaient Pitrians et le comte Horace.

Chacun d’eux faisait des efforts prodigieux, pour arracher la vie à son adversaire ; les poignards dont ils étaient armés, lançaient de sinistres lueurs ; mais tous deux jeunes, agiles, adroits, vigoureux, ils neutralisaient leurs communs efforts, et s’épuisaient sans résultat, dans une lutte désespérée.

Par un bond de tigre, l’Olonnais s’élança par dessus le cadavre du capitaine Guichard, — déjà le malheureux avait rendu le dernier soupir, — et, au moment où le comte Horace, qui pour un instant était presque parvenu à se débarrasser de son adversaire, brandissait avec un cri de triomphe, son poignard pour l’en frapper, l’Olonnais lui asséna sur la nuque un coup de poing tellement violent, car il était sans armes, que le comte Horace chancela, devint livide, battit l’air de ses bras, et roula enfin sur le tapis comme une masse ; il avait perdu connaissance.

L’Olonnais l’avait assommé, comme un bœuf à l’abattoir.

On se précipita aussitôt sur le misérable assassin ; en une seconde il fut solidement garrotté et réduit à une complète impuissance.

L’Olonnais fit immédiatement enlever le corps du pauvre capitaine Guichard, ordonna d’enfermer le comte dans la fosse aux lions ; puis, après avoir laissé aux domestiques de M. de la Torre, le temps nécessaire pour réparer le désordre de l’appartement et faire disparaître le sang qui souillait le plancher, il reparut accompagné de Pitrians ; mais il s’était d’abord assuré que son prisonnier était revenu de sa syncope.

Le gentilhomme espagnol attendait les deux jeunes gens dans la première pièce ; assis près d’une table de l’autre côté de laquelle se tenait respectueusement l’écrivain du navire, ayant devant lui encre, plumes et papiers, M. de la Torre l’avait fait prévenir de se rendre près de lui.

Après avoir chaleureusement remercié les deux jeunes gens, du secours qu’ils lui avaient si généreusement prêté, et les avoir rassurés sur l’état de la duchesse et de sa fille ; qui toutes deux, avaient repris connaissance, et se trouvaient aussi bien que l’on pouvait l’espérer ; sur l’observation de l’Olonnais, qu’il n’y avait pas un instant à perdre pour que justice fût faite, l’enquête commença. L’écrivain du bord prenait les notes nécessaires pour rédiger son rapport.

Voici les faits tels qu’ils s’étaient passés. Nous les extrayons, en les abrégeant, de ce rapport qui existe encore aux archives du ministère de la marine.

Le comte Horace de Villenomble, malgré l’humiliation que lui avait fait subir le capitaine Guichard, n’éprouvait aucune haine contre celui-ci ; il ne lui avait même pas conservé rancune de cet affront qui, pensait-il, venant d’un manant, ne pouvait l’atteindre, lui, gentilhomme de vieille race. Telles étaient les idées absurdes et erronées de la noblesse à cette époque ; elles nous semblent aujourd’hui bien stupides, bien misérables, mais alors tous les gentilshommes pensaient ainsi. Nous reprenons :

Toute la haine de l’officier s’était concentrée sur le duc de la Torre, dont le mépris renversait tous les plans qu’il avait formés, pour rentrer en grâce auprès du ministre, et se refaire ainsi une position digne du nom illustre qu’il portait.

Ce fut donc du duc de la Torre et par ricochet de sa famille qu’il résolut de se venger.

Ayant fait installer lui-même l’appartement du noble étranger, il le connaissait parfaitement ; mais de plus, il s’était réservé adroitement les moyens de s’y introduire, quand cela lui plairait, à l’insu de M. de la Torre.

Le poste que l’ex-officier avait adopté dans le canot était on ne peut mieux choisi. Suspendu à l’arrière du navire, ce canot était assez rapproché des fenêtres de l’appartement, pour qu’il fût possible de les atteindre et même de les ouvrir du dehors, grâce aux précautions prises à l’avance par l’officier.

Le comte Horace avait résolu de poignarder celui qu’il considérait comme son ennemi mortel, et qui n’avait envers lui en réalité, d’autre tort que de l’avoir bien traité, et de s’être intéressé à lui.

Voici de quelle façon il procéda pour accomplir cette vengeance.

Pendant les trois ou quatre visites qu’il fit à sa cabine, il prit des armes : une hache, un poignard et des pistolets, quelques vêtements et tout l’or qu’il possédait ; le crime commis, le comte avait l’intention de fuir.

Cela ne lui semblait pas difficile : le navire était à peu de distance des côtes de Cuba ; rien ne lui était, croyait-il, plus facile que d’affaler doucement le canot à la mer, de profiter des ténèbres, pour s’éloigner et même d’atterrir, avant qu’on eût songé à le poursuivre.

Le moment qui lui parut le plus opportun, fut celui où l’on changeait le quart ; il règne alors sur un navire un certain désordre temporaire, qui lui sembla devoir favoriser la réussite de sa sinistre entreprise.

En conséquence, au moment où le timonier piqua quatre heures, le comte laissa filer un peu les palans qui retenaient le canot, afin de le mettre juste au niveau des fenêtres ; puis il passa son poignard à sa ceinture, prit sa hache, et essaya d’ouvrir la fenêtre la plus rapprochée de lui.

Seulement le comte avait oublié une chose, et ne se doutait pas d’une seconde. La première c’est qu’une semaine auparavant, le duc de la Torre avait fait solidement condamner ses fenêtres à l’intérieur ; la seconde, c’est qu’il avait un gardien, Pitrians, qui ne le perdait pas une minute de vue.

Celui-ci comprit aussitôt l’intention du comte. Sans perdre un instant, il courut éveiller le capitaine, lui dit en deux mots ce qui se passait. Le capitaine, sans prendre le temps de se vêtir, donna un poignard à Pitrians, en prit un pour lui-même, et tous deux s’élancèrent en appelant au secours ! Au moment même où ils enfonçaient la porte, la fenêtre volait en éclats et le comte bondissait dans la chambre. Ce bruit effroyable avait éveillé en sursaut le duc ; il ouvrit juste la porte de sa chambre à coucher, pour recevoir dans ses bras sa fille presque folle de terreur. Le comte, aveuglé par la rage, en voyant son projet avorter, s’était précipité sur le capitaine, et lui avait fendu la tête d’un coup de hache ; puis il avait voulu s’élancer sur le duc, qui l’attendait froidement l’épée à la main. Pitrians s’était alors jeté à corps perdu sur le comte ; l’avait enlacé de ses bras et avait commencé avec lui cette lutte désespérée qui peut-être lui aurait été fatale, si l’Olonnais n’y avait si providentiellement mis fin, en arrêtant l’assassin ; mais trop tard malheureusement, pour sauver l’infortuné capitaine Guichard.

L’écrivain se retira pour parfaire le rapport, s’engageant à le tenir prêt à être signé, une demi heure plus tard, ce qui eut lieu en effet.

M. le duc de la Torre, l’Olonnais, Pitrians et plusieurs matelots, signèrent ou firent leur croix. L’Olonnais, maintenant capitaine du navire, donna l’ordre d’armer un canot, et d’y descendre le prisonnier, dont les liens furent relâchés ; puis après avoir pris congé du duc, et confié provisoirement le commandement du Coq à son ami Pitrians, il plia soigneusement le rapport, le mit dans sa poche, et, accompagné de son prisonnier, il se rendit à bord du Santiago, afin de prendre conseil du capitaine Vent-en Panne.

Le boucanier chargé par intérim du commandement, pendant l’absence du capitaine, après avoir donné l’ordre de conduire le comte Horace au pied du grand mât et de l’y attacher, fit les signaux, qui avaient si brusquement interrompu la conversation du flibustier et de M. de Lartigues, et avaient causé le retour immédiat du célèbre boucanier à son bord.