Les révélations du crime ou Cambray et ses complices/Chapitre XI
CHAPITRE XI.
Un soir qu’il pleuvait par torrens, et que les ténèbres étaient si épaisses qu’on ne pouvait se voir à trois pas, deux habitans de la Paroisse du Château Richer revenaient du marché, et, s’en retournant chez eux, passaient à gué l’étendue d’eau qu’il y a au-dessous du Sault Montmorency, quand tout-à coup cinq bandits, armés de bâtons et de poignards, se présentent à eux et les saisissent au collet, en leur adressant le mot terrible : —
« La bourse ou la vie. »
« Eh bien ! la vie ; car je n’ai point d’argent, » dit l’un d’eux.
— « Mensonge ! je t’ai vu recevoir cinquante piastres au marché, il n’y a pas quatre heures : notre chaloupe est bonne voilière ; nous vous avons devancés, voilà tout ! donne, donne, car nous ferons suer le chène, (nous verserons le sang.)
Et les deux habitans, épouvantés et trop loin des maisons pour crier au secours, tirèrent leur bourse, et comme l’un d’eux présentait la sienne à celui qui le tenait à la gorge, et se penchait vers lui, il fit un mouvement de surprise, et s’écria : —
« Quoi ! Polette, c’est toi ! Tu as le cœur assez dur pour assassiner sur la route les compagnons de ton enfance, ceux avec qui tu as été élevé, qui te connaissent, qui t’ont sauvé vingt fois la vie, en passant sous silence tes fredaines. »
Il avait en effet reconnu Mathieu parmi les brigands, Mathieu natif de la côte Beaupré, filou redouté dans sa paroisse sous le nom de Polette : mais il y avait dix ans que Mathieu avait quitté le lieu de sa naissance et s’était jeté dans le commerce en grand. Il était fier à-présent ; il avait honte de la campagne, comme un commis d’auberge a honte de ses cousins de village.
— « Ah ! tu me reconnais » dit Mathieu, « c’est ton malheur, c’est ton coup de mort ! sans cela, vous en étiez quittes pour votre argent ! À présent, il faut que vous mouriez, ou que je sois pendu ; eh bien ! mourez. »
Et au même instant, les cinq bandits les tirent hors de leurs voitures, les renversent par terre, et leur tiennent la tête à l’eau, jusqu’à ce qu’ils soient étouffés. Quand ils sont morts, ils détellent les chevaux, poussent les voitures et les deux cadavres dans le courant, pour faire croire que ces deux hommes ont manqué leur route et se sont noyés ; puis ils se sauvent avec leur chaloupe à deux lieues de là.
Une heure plus tard, environ vers dix heures du soir, un homme, assez bien mis, mais tout percé de la pluie, se présente chez un Curé de la Côte Beaupré, et demande à couvert pour la nuit. On l’introduit, et l’hôte l’apercevant, s’écrie avec l’accent d’amitié : —
— « Comment ! c’est vous, • • • (Cambray,) ! Et où allez-vous donc de ce pas là ? Vous allez souper d’abord ; et j’ai pour vous un lit excellent. »
— « Oh ! je ne vais pas loin ; — un parti de chasse à Ste. Anne. Quant à votre souper, je ne le refuse pas ; car j’ai bon appétit. »
Et voilà la conversation engagée, riante, amicale, familière, en attendant qu’un souper exquis et copieux s’apporte sur la table, et réunisse les deux amis autour d’une table ronde.
« Tiens ! » dit le Curé, « voici un fou sur la grève ! Encore des canailles, sans doute, qui vont nous voler nos moutons cette nuit !
— « Pardon ! Messire, » dit Cambray, « ce sont des matelots qui m’ont amené : ils descendent pour une avarie de mer. »
Enfin les deux amis se mirent à table, et soupèrent copieusement, après quoi monsieur le Curé se mit à dire son bréviaire, et Cambray passa dans la cuisine se sécher au feu de la cheminée.
Le Curé avait une ménagère, qui comme toutes les ménagères de Curés et de garçons, avait plus de caquet que de discrétion. Cambray la fit jaser, et en moins de dix minutes il connut toutes les affaires du Curé ; combien il avait de soutanes et de pauvres honteux ; combien de moutons ; combien de louis en réserve ; et puis où étaient les clefs, les vases sacrés, les papiers de conséquence, sans parler des difficultés et des histoires scandaleuses de la paroisse. Ce qui donnait surtout un air d’importance au babil de la vieille, c’est qu’elle parlait au pluriel : — nous avons fait ceci, nous ferons cela, nous voulons que ce soit comme cela, nous sommes de cet avis, moi et monsieur le Curé.
Et quand la vieille eut parlé jusqu’à s’enrouer, elle conduisit Cambray à la chambre qui lui était destinée, prit son bouillon à la reine, et alla se coucher.
Le lendemain au matin, grande alarme au Presbytère ! On crie, on court, on va, on vient ; c’est que Monsieur le Curé, étant entré dans la Sacristie pour dire sa messe, venait de s’apercevoir que les vases sacrés en avaient été enlevés pendant la nuit. Cambray, éveillé par le vacarme que fesaient dans la maison la ménagère, les serviteurs, les chantres et le bedeau, s’habille à la hâte, et vient se mêler au brouhaha. Au milieu de la mêlée, il s’approche du Curé, et lui dit à l’oreille : —
— « L’église a été volée ? je ne sais, mais j’ai vu dans votre cuisine un homme tout transporté ; il a une figure suspecte ; le voici…
— « Quoi ! C…c…n ? C’est le Bedeau ! »
— « Le Bedeau ! Oh ! ce ne peut pas être lui ; il n’a pas les clefs, sans doute ? — « Non, mais c’est lui qui ferme les portes, » répartit le Curé ; « c’est pourtant un honnête homme ! vous avez raison, il parait agité ! qui sait encore ?… »
Dès le même jour, le Bedeau fut arrêté, et mis en prison ; la vieille ménagère conta à toutes ses voisines combien elle le soupçonnait depuis longtems ; et Cambray alla rejoindre les gens de la chaloupe. —
— « Je les ai gobés, les vases sacrés, » leur dit-il, en les abordant ; « et qui plus est, j’en ai fait loger un dans le brick pour ce coup là. »
De là les brigands se rendirent à l’Isle aux Oies, et y assassinèrent les deux infortunés Griffiths, dont la mort a été un mystère jusqu’à ce jour.
Trois mois après l’infortuné Bedeau eut son procès, et fut acquitté. Il était innocent !