Les questions de Zapata/Édition Garnier

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 173-190).


LES

QUESTIONS DE ZAPATA[1]

traduites
PAR LE SIEUR TAMPONET[2], DOCTEUR DE SORBONNE.

Le licencié Zapata, nommé professeur en théologie dans l’université de Salamanque, présenta ces questions à la junta des docteurs en 1629. Elles furent supprimées. L’exemplaire espagnol est dans la bibliothèque de Brunsvick[3].


Sages Maîtres,

1o Comment dois-je m’y prendre pour prouver que les Juifs, que nous faisons brûler par centaines, furent, pendant quatre mille ans, le peuple chéri de Dieu ?

2o Pourquoi Dieu, qu’on ne peut sans blasphème regarder comme injuste, a-t-il pu abandonner la terre entière pour la petite horde juive, et ensuite abandonner sa petite horde pour une autre, qui fut pendant deux cents ans beaucoup plus petite et plus méprisée ?

3o Pourquoi a-t-il fait une foule de miracles incompréhensibles, en faveur de cette chétive nation, avant les temps qu’on nomme historiques ? Pourquoi n’en fait-il plus depuis quelques siècles ? et pourquoi n’en voyons-nous jamais, nous qui sommes le peuple de Dieu ?

4o Si Dieu est le Dieu d’Abraham, pourquoi brûlez-vous les enfants d’Abraham ? et si vous les brûlez, pourquoi récitez-vous leurs prières, même en les brûlant ? Comment, vous qui adorez le livre de leur loi, les faites-vous mourir pour avoir suivi leur loi ?

5o Comment concilierai-je la chronologie des Chinois, des Chaldéens, des Phéniciens, des Égyptiens, avec celle des Juifs ? et comment accorderai-je entre elles quarante manières différentes de supputer les temps chez les commentateurs ? Je dirai que Dieu dicta ce livre ; et on me répondra que Dieu ne sait donc pas la chronologie.

6o Par quels arguments prouverai-je que les livres attribués à Moïse furent écrits par lui dans le désert ? A-t-il pu dire qu’il écrivait au delà du Jourdain, quand il n’a jamais passé le Jourdain ? On me répondra que Dieu ne sait donc pas la géographie.

7o Le livre intitulé Josué dit[4] que Josué fit graver le Deutéronome sur des pierres enduites de mortier : ce passage de Josué et ceux des anciens auteurs prouvent évidemment que, du temps de Moïse et de Josué, les peuples orientaux gravaient sur la pierre et sur la brique leurs lois et leurs observations. Le Pentateuque[5] nous dit que le peuple juif manquait, dans le désert, de nourriture et de vêtements ; il était peu probable qu’on eût des gens assez habiles pour graver un gros livre, lorsqu’on n’avait ni tailleurs ni cordonniers. Mais comment conserva-t-on ce gros ouvrage gravé sur du mortier ?

8o Quelle est la meilleure manière de réfuter les objections des savants, qui trouvent dans le Pentateuque des noms de villes qui n’existaient pas alors, des préceptes pour les rois que les Juifs avaient alors en horreur, et qui ne gouvernèrent que sept cents ans après Moïse ; enfin, des passages où l’auteur, très-postérieur à Moïse, se trahit lui-même en disant : « Le lit d’Og[6] qu’on voit encore aujourd’hui à Ramatha… Le Chananéen[7] était alors dans le pays… » etc., etc., etc. ?

Ces savants, fondés sur des difficultés et sur des contradictions qu’ils imputent aux chroniques juives, pourraient faire quelque peine à un licencié.

9o Le livre de la Genèse est-il physique ou allégorique ? Dieu ôta-t-il en effet une côte à Adam pour en faire une femme ? et comment est-il dit auparavant qu’il le créa mâle et femelle ? comment Dieu créa-t-il la lumière avant le soleil ? comment divisat-il la lumière des ténèbres, puisque les ténèbres ne sont autre chose que la privation de la lumière ? comment fit-il le jour avant que le soleil fût fait ? comment le firmament fut-il formé au milieu des eaux, puisqu’il n’y a point de firmament, et que cette fausse notion d’un firmament n’est qu’une imagination des anciens Grecs ? Il y a des gens qui conjecturent que la Genèse ne fut écrite que quand les Juifs eurent quelque connaissance de la philosophie erronée des autres peuples, et j’aurai la douleur d’entendre dire que Dieu ne sait pas plus la physique que la chronologie et la géographie.

10o Que dirai-je du jardin d’Éden, dont il sortait un fleuve qui se divisait en quatre fleuves : le Tigre ; l’Euphrate ; le Phison, qu’on croit le Phase ; le Géhon, qui coule dans le pays d’Éthiopie[8], et qui par conséquent ne peut être que le Nil, et dont la source est distante de mille lieues de la source de l’Euphrate ? On me dira encore[9] que Dieu est un mauvais géographe,

11o Je voudrais de tout mon cœur manger du fruit qui pendait à l’arbre de la science, et il me semble que la défense d’en manger est étrange : car Dieu ayant donné la raison à l’homme, il devait l’encourager à s’instruire. Voulait-il n’être servi que par un sot ? Je voudrais parler aussi au serpent, puisqu’il a tant d’esprit ; mais je voudrais savoir quelle langue il parlait. L’empereur Julien, ce grand philosophe, le demanda au grand saint Cyrille, qui ne put satisfaire à cette question, mais qui répondit à ce sage empereur : « C’est vous qui êtes le serpent. » Saint Cyrille n’était pas poli ; mais vous remarquerez qu’il ne répondit cette impertinence théologique que quand Julien fut mort,

La Genèse dit que le serpent mange de la terre ; vous savez que la Genèse se trompe, et que la terre seule ne nourrit personne. À l’égard de Dieu, qui venait se promener familièrement tous les jours à midi dans le jardin, et qui s’entretenait avec Adam et Ève et avec le serpent, il serait fort doux d’être en quatrième. Mais comme je vous crois plus faits pour la compagnie que Joseph et Marie avaient dans l’étable de Bethléem, je ne vous proposerai point un voyage au jardin d’Éden, surtout depuis que la porte en est gardée par un chérubin armé jusqu’aux dents. Il est vrai que, selon les rabbins, chérubin signifie bœuf. Voilà un étrange portier. De grâce, dites-moi au moins ce que c’est qu’un chérubin.

12o Comment expliquerai-je l’histoire des anges qui devinrent amoureux des filles des hommes, et qui engendrèrent les géants ? Ne m’objectera-t-on pas que ce trait est tiré des fables païennes ? Mais puisque les Juifs inventèrent tout dans le désert, et qu’ils étaient fort ingénieux, il est clair que toutes les autres nations ont pris d’eux leur science. Homère, Platon, Cicéron, Virgile, n’ont rien su que par les Juifs. Cela n’est-il pas démontré ?

13o Comment me tirerai-je du déluge, des cataractes du ciel, qui n’a point de cataractes, de tous les animaux arrivés du Japon, de l’Afrique, de l’Amérique et des terres australes, enfermés dans un grand coffre avec leurs provisions pour boire et pour manger pendant un an, sans compter le temps où la terre, trop humide encore, ne put rien produire pour leur nourriture ? Comment le petit ménage de Noé put-il suffire à donner à tous ces animaux leurs aliments convenables ? Il n’était composé que de huit personnes.

14o Comment rendrai-je l’histoire de la tour de Babel vraisemblable ? Il faut bien que cette tour fût plus haute que les pyramides d’Égypte, puisque Dieu laissa bâtir les pyramides. Allait-elle jusqu’à Vénus, ou du moins jusqu’à la lune ?

15o Par quel art justifierai-je les deux mensonges d’Abraham, le père des croyants, qui, à l’âge de cent trente-cinq ans à bien compter, fit passer la belle Sara pour sa sœur en Égypte et à Gérare, afin que les rois de ce pays-là en fussent amoureux, et lui fissent des présents ? Fi ! qu’il est vilain de vendre sa femme !

16o Donnez-moi des raisons qui m’expliquent pourquoi Dieu ayant ordonné à Abraham que toute sa postérité fût circoncise, elle ne le fut point sous Moïse.

17o Puis-je par moi-même savoir si les trois anges à qui Sara servit un veau tout entier à manger avaient un corps, ou s’ils en empruntaient un ? et comment il se peut faire que, Dieu ayant envoyé deux anges à Sodome, les Sodomites voulussent commettre certain péché avec ces anges ? Ils devaient être bien jolis. Mais pourquoi Loth le juste offrit-il ses deux filles à la place des deux anges aux Sodomites ? Quelles commères ! elles couchèrent un peu avec leur père. Ah ! sages maîtres, cela n’est pas honnête !

18o Mon auditoire me croira-t-il quand je lui dirai que la femme de Loth fut changée en une statue de sel ? Que répondrai-je à ceux qui me diront que c’est peut-être une imitation grossière de l’ancienne fable d’Eurydice, et que la statue de sel ne pouvait pas tenir à la pluie ?

19o Que dirai-je quand il faudra justifier les bénédictions tombées sur Jacob le juste, qui trompa Isaac son père, et qui vola Laban son beau-père ? Comment expliquerai-je que Dieu lui apparut au haut d’une échelle ? et comment Jacob se battit-il toute la nuit contre un ange ? etc., etc.

20o Comment dois-je traiter le séjour des Juifs en Égypte, et leur évasion ? L’Exode dit qu’ils restèrent quatre cents ans[10] en Égypte ; et en faisant le compte juste, on ne trouve que deux cent cinq ans[11]. Pourquoi la fille de Pharaon se baignait-elle dans le Nil, où l’on ne se baigne jamais à cause des crocodiles ? etc., etc.

21o Moïse ayant épousé la fille d’un idolâtre, comment Dieu le prit-il pour son prophète sans lui en faire des reproches ? Comment les magiciens de Pharaon firent-ils les mêmes miracles que Moïse, excepté ceux de couvrir le pays de poux et de vermine ? Comment changèrent-ils en sang toutes les eaux qui étaient déjà changées en sang par Moïse ? Comment Moïse, conduit par Dieu même, et se trouvant à la tête de six cent trente mille combattants, s’enfuit-il avec son peuple, au lieu de s’emparer de l’Égypte, dont tous les premiers nés avaient été mis à mort par Dieu même ? L’Égypte n’a jamais pu rassembler une armée de cent mille hommes, depuis qu’il est fait mention d’elle dans les temps historiques. Comment Moïse, en s’enfuyant avec ces troupes de la terre de Gessen, au lieu d’aller en droite ligne dans le pays de Chanaan, traversa-t-il la moitié de l’Égypte, et remonta-t-il jusque vis-à-vis de Memphis, entre Baal-Séphon et la mer Rouge ? Enfin, comment Pharaon put-il le poursuivre avec toute sa cavalerie, puisque, dans la cinquième plaie de l’Égypte, Dieu venait de faire périr tous les chevaux et toutes les bêtes, et que d’ailleurs l’Égypte, coupée par tant de canaux, eut toujours très-peu de cavalerie ?

22o Comment concilierai-je ce qui est dit dans l’Exode avec le discours de saint Étienne dans les Actes des apôtres, et avec les passages de Jérémie et d’Amos ? L’Exode[12] dit qu’on sacrifia à Jéhova pendant quarante ans dans le désert ; Jérémie[13], Amos[14] et saint Étienne[15], disent qu’on n’offrit ni sacrifice ni hostie pendant tout ce temps-là. L’Exode[16] dit qu’on fit le tabernacle dans lequel était l’arche de l’alliance ; et saint Étienne, dans les Actes[17], dit qu’on portait le tabernacle de Moloch et de Remphan.

23o Je ne suis pas assez bon chimiste pour me tirer heureusement du veau d’or, que l’Exode[18] dit avoir été formé en un seul jour, et que Moïse réduisit en cendre. Sont-ce deux miracles ? sont-ce deux choses possibles à l’art humain ?

24o Est-ce encore un miracle que le conducteur d’une nation dans un désert ait fait égorger vingt-trois mille hommes de cette nation par une seule des douze tribus, et que vingt-trois mille hommes se soient laissé massacrer sans se défendre ?

25o Dois-je encore regarder comme un miracle, ou comme un acte de justice ordinaire, qu’on fît mourir vingt-quatre mille Hébreux parce qu’un d’entre eux avait couché avec une Madianite, tandis que Moïse lui-même avait pris une Madianite pour femme ? et ces Hébreux, qu’on nous peint si féroces, n’étaient-ils pas de bonnes gens de se laisser ainsi égorger pour des filles ? Et à propos de filles, pourrai-je tenir mon sérieux quand je dirai que Moïse trouva trente-deux mille pucelles dans le camp madianite, avec soixante et un mille ânes ? Ce n’est pas deux ânes par pucelle.

26o Quelle explication donnerai-je à la loi qui défend de manger du lièvre[19], « parce qu’il rumine et qu’il n’a pas le pied fendu, » tandis que les lièvres ont le pied fendu, et ne ruminent pas ? Nous avons déjà vu que ce beau livre a fait de Dieu un mauvais géographe, un mauvais chronologiste, un mauvais physicien ; il ne le fait pas meilleur naturaliste. Quelles raisons donnerai-je de plusieurs autres lois non moins sages, comme celle des eaux de jalousie, et de la punition de mort contre un homme qui a couché avec sa femme dans le temps qu’elle a ses règles ? etc., etc., etc. Pourrai-je justifier ces lois barbares et ridicules, qu’on dit émanées de Dieu même ?

27o Que répondrai-je à ceux qui seront étonnés qu’il ait fallu un miracle pour faire passer le Jourdain, qui, dans sa plus grande largeur, n’a pas plus de quarante-cinq pieds, qu’on pouvait si aisément franchir avec le moindre radeau, et qui était guéable en tant d’endroits, témoin les quarante-deux mille Éphraïmites égorgés à un gué de ce fleuve par leurs frères ?

28o Que répondrai-je à ceux qui demanderont comment les murs de Jéricho tombèrent au seul son des trompettes, et pourquoi les autres villes ne tombèrent pas de même?

29o Comment excuserai-je l’action de la courtisane Rahab, qui trahit Jéricho sa patrie ? En quoi cette trahison était-elle nécessaire, puisqu’il suffisait de sonner de la trompette pour prendre la ville ? Et comment sonderai-je la profondeur des décrets divins, qui ont voulu que notre divin Sauveur Jésus-Christ naquît de cette courtisane Rahab, aussi bien que de l’inceste que Thamar commit avec Juda son beau-père, et de l’adultère de David et de Bethzabée ? Tant les voies de Dieu sont incompréhensibles !

30o Quelle approbation pourrai-je donner à Josué, qui fit pendre trente et un roitelets, dont il usurpa les petits États, c’est-à-dire les villages ?

31o Comment parlerai-je de la bataille de Josué contre les Amorrhéens à Béthoron sur le chemin de Gabaon ? Le Seigneur fait pleuvoir du ciel de grosses pierres, depuis Béthoron jusqu’à Azéca ; il y a cinq lieues de Béthoron à Azéca ; ainsi les Amorrhéens furent exterminés par des rochers qui tombaient du ciel pendant l’espace de cinq lieues. L’Écriture dit qu’il était midi ; pourquoi donc Josué commande-t-il au soleil et à la lune de s’arrêter au milieu du ciel pour donner le temps d’achever la défaite d’une petite troupe qui était déjà exterminée ? pourquoi dit-il à la lune de s’arrêter à midi ? comment le soleil et la lune restèrent-ils un jour à la même place ? À quel commentateur aurai-je recours pour expliquer cette vérité extraordinaire ?

32o Que dirai-je de Jephté, qui immola sa fille et qui fit égorger quarante-deux mille Juifs de la tribu d’Éphraïm, qui ne pouvaient pas prononcer shiboleth ?

33o Dois-je avouer ou nier que la loi des Juifs n’annonce en aucun endroit des peines ou des récompenses après la mort ? Comment se peut-il que ni Moïse ni Josué n’aient parlé de l’immortalité de l’âme, dogme connu des anciens Égyptiens, des Chaldéens, des Persans, et des Grecs ; dogme qui ne fut un peu en vogue chez les Juifs qu’après Alexandre, et que les saducéens réprouvèrent toujours, parce qu’il n’est pas dans le Pentateuque ?

34o Quelle couleur faudra-t-il que je donne à l’histoire du lévite qui, étant venu sur son âne à Gabaa, ville des Benjamites, devint l’objet de la passion sodomitique de tous les Gabaonites, qui voulurent le violer ? Il leur abandonna sa femme, avec laquelle les Gabaonites couchèrent pendant toute la nuit : elle en mourut le lendemain. Si les Sodomites avaient accepté les deux filles de Loth au lieu des deux anges, en seraient-elles mortes ?

35o J’ai besoin de vos enseignements pour entendre ce verset 19 du premier chapitre des Juges : « Le Seigneur accompagna Juda, et il se rendit maître des montagnes ; mais il ne put défaire les habitants de la vallée, parce qu’ils avaient une grande quantité de chariots armés de faux. » Je ne puis comprendre par mes faibles lumières comment le Dieu du ciel et de la terre, qui avait changé tant de fois l’ordre de la nature, et suspendu les lois éternelles en faveur de son peuple juif, ne put venir à bout de vaincre les habitants d’une vallée, parce qu’ils avaient des chariots. Serait-il vrai, comme plusieurs savants le prétendent, que les Juifs regardassent alors leur Dieu comme une divinité locale et protectrice, qui tantôt était plus puissante que les dieux ennemis, et tantôt était moins puissante ? Et cela n’est-il pas encore prouvé par cette réponse de Jephté[20] : « Vous possédez de droit ce que votre dieu Chamos vous a donné ; souffrez donc que nous prenions ce que notre dieu Adonaï nous a promis ? »

36o J’ajouterai encore qu’il est difficile de croire qu’il y eût tant de chariots armés de faux dans un pays de montagnes, où l’Écriture dit en tant d’endroits que la grande magnificence était d’être monté sur un âne.

37o L’histoire d’Aod me fait beaucoup plus de peine. Je vois les Juifs presque toujours asservis, malgré le secours de leur Dieu, qui leur avait promis avec serment de leur donner tout le pays qui est entre le Nil, la mer et l’Euphrate. Il y avait dix-huit ans qu’ils étaient sujets d’un roitelet nommé Églon, lorsque Dieu suscita en leur faveur Aod, fils de Géra, qui se servait de la main gauche comme de la main droite. Aod, fils de Géra, s’étant fait faire un poignard à deux tranchants, le cacha sous son manteau, comme firent depuis Jacques Clément et Ravaillac. Il demande au roitelet une audience secrète ; il dit qu’il a un mystère de la dernière importance à lui communiquer de la part de Dieu. Églon se lève respectueusement, et Aod, de la main gauche, lui enfonce son poignard dans le ventre. Dieu favorisa en tout cette action, qui, dans la morale de toutes les nations de la terre, paraît un peu dure. Apprenez-moi quel est l’assassinat le plus divin, ou celui de ce saint Aod, ou de ce saint David, qui fit assassiner son cocu Uriah, ou du bienheureux Salomon, qui, ayant sept cents femmes et trois cents concubines[21], assassina son frère Adonias parce qu’il lui en demandait une, etc., etc., etc., etc.

38o Je vous prie de me dire par quelle adresse Samson prit trois cents renards, les lia les uns aux autres par la queue, et leur attacha des flambeaux allumés au cul pour mettre le feu aux moissons des Philistins. Les renards n’habitent guère que les pays couverts de bois. Il n’y avait point de forêt dans ce canton, et il semble assez difficile de prendre trois cents renards en vie, et de les attacher par la queue. Il est dit ensuite qu’il tua mille Philistins avec une mâchoire d’âne, et que d’une des dents de cette mâchoire il sortit une fontaine. Quand il s’agit de mâchoires d’âne, vous me devez des éclaircissements.

39o Je vous demande les mêmes instructions sur le bonhomme Tobie, qui dormait les yeux ouverts, et qui fut aveuglé par une chiasse d’hirondelle ; sur l’ange qui descendit exprès de ce qu’on appelle l’empyrée pour aller chercher avec Tobie fils de l’argent que le juif Gabel devait à Tobie père ; sur la femme à Tobie fils, qui avait eu sept maris à qui le diable avait tordu le cou ; et sur la manière de rendre la vue aux aveugles avec le fiel d’un poisson. Ces histoires sont curieuses, et il n’y a rien de plus digne d’attention, après les romans espagnols : on ne peut leur comparer que les histoires de Judith et d’Esther, Mais pourrai-je bien interpréter le texte sacré, qui dit que la belle Judith[22] descendait de Siméon, fils de Ruben, quoique Siméon soit frère de Ruben, selon le même texte sacré[23], qui ne peut mentir ?

J’aime fort Esther, et je trouve le prétendu roi Assuérus fort sensé d’épouser une Juive, et de coucher avec elle six mois sans savoir qui elle est ; et comme tout le reste est de cette force, vous m’aiderez, s’il vous plaît, vous qui êtes mes sages maîtres.

40o J’ai besoin de votre secours dans l’histoire des Rois, autant pour le moins que dans celle des Juges, et de Tobie, et de son chien, et d’Esther, et de Judith, et de Ruth, etc., etc. Lorsque Saül fut déclaré roi, les Juifs étaient esclaves des Philistins. Leurs vainqueurs ne leur permettaient pas d’avoir des épées ni des lances ; ils étaient même obligés d’aller chez les Philistins pour faire aiguiser le soc de leurs charrues et leurs cognées. Cependant Saül donne une bataille aux Philistins, et remporte sur eux la victoire ; et dans cette bataille il est à la tête de trois cent trente mille soldats, dans un petit pays qui ne peut pas nourrir trente mille âmes : car il n’avait alors que le tiers de la Terre Sainte tout au plus, et ce pays stérile ne nourrit pas aujourd’hui vingt mille habitants. Le surplus était obligé d’aller gagner sa vie à faire le métier de courtier à Balk, à Damas, à Tyr, à Babylone.

41o Je ne sais comment je justifierai l’action de Samuel, qui trancha en morceaux le roi Agag, que Saül avait fait prisonnier, et qu’il avait mis à rançon.

Je ne sais si notre roi Philippe, ayant pris un roi maure prisonnier, et ayant composé avec lui, serait bien reçu à couper en pièces ce roi prisonnier.

42o Nous devons un grand respect à David, qui était un homme selon le cœur de Dieu ; mais je craindrais de manquer de science pour justifier, par les lois ordinaires, la conduite de David, qui s’associe quatre cents hommes de mauvaise vie, et accablés de dettes, comme dit l’Écriture[24] ; qui marche pour aller saccager la maison de Nabal, serviteur du roi, et qui, huit jours après, épouse sa veuve ; qui va offrir ses services à Achis, ennemi de son roi, et qui met à feu et à sang les terres des alliés d’Achis, sans pardonner ni au sexe ni à l’âge ; qui, dès qu’il est sur le trône, prend de nouvelles concubines ; et qui, non content encore de ses concubines, ravit Bethzabée à son mari, et fait tuer celui qu’il déshonore. J’ai quelque peine encore à imaginer que Dieu naisse ensuite en Judée de cette femme adultère et homicide que l’on compte entre les aïeules de l’Être éternel[25]. Je vous ai déjà prévenus sur cet article, qui fait une peine extrême aux âmes dévotes.

43o Les richesses de David et de Salomon, qui se montent à plus de cinq milliards de ducats d’or, paraissent difficiles à concilier avec la pauvreté du pays, et avec l’état où étaient réduits les Juifs sous Saül, quand ils n’avaient pas de quoi faire aiguiser leurs socs et leurs cognées. Nos colonels de cavalerie lèveront les épaules, si je leur dis que Salomon avait quatre cent mille chevaux dans un petit pays où l’on n’eut jamais et où il n’y a encore que des ânes, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le représenter[26].

44o S’il me faut parcourir l’histoire des cruautés effroyables de presque tous les rois de Juda et d’Israël, je crains de scandaliser les faibles plutôt que de les édifier. Tous ces rois-là s’assassinent un peu trop souvent les uns les autres. C’est une mauvaise politique, si je ne me trompe.

45o Je vois ce petit peuple presque toujours esclave sous les Phéniciens, sous les Babyloniens, sous les Perses, sous les Syriens, sous les Romains ; et j’aurai peut-être quelque peine à concilier tant de misères avec les magnifiques promesses de leurs prophètes.

46o Je sais que toutes les nations orientales ont eu des prophètes, mais je ne sais comment interpréter ceux des Juifs. Que dois-je entendre par la vision d’Ézéchiel, fils de Buzi, près du fleuve Chobar ; par quatre animaux qui avaient chacun quatre faces et quatre ailes avec des pieds de veau ; par une roue qui avait quatre faces ; par un firmament au-dessus de la tête des animaux ? Comment expliquer l’ordre de Dieu donné à Ézéchiel de manger un livre de parchemin, de se faire lier, de demeurer couché sur le côté gauche pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, et sur le côté droit pendant quarante jours, et de manger son pain couvert de ses excréments ? Je ne peux pénétrer le sens caché de ce que dit Ézéchiel au chapitre xvi : « Lorsque votre gorge s’est formée, et que vous avez eu du poil, je me suis étendu sur vous, j’ai couvert votre nudité, je vous ai donné des robes, des chaussures, des ceintures, des ornements, des pendants d’oreilles ; mais ensuite vous vous êtes bâti un b…, et vous vous êtes prostituée dans les places publiques ; » et au chapitre xxiii le prophète dit « qu’Ooliba a désiré avec fureur la couche de ceux qui ont le membre viril comme les ânes, et qui répandent leur semence comme les chevaux ». Sages maîtres, dites-moi si vous êtes dignes des faveurs d’Ooliba.

47o Mon devoir sera d’expliquer la grande prophétie d’Isaïe qui regarde notre Seigneur Jésus-Christ ; c’est, comme vous savez, au chapitre vii. Razin, roi de Syrie, et Phacée, roitelet d’Israël, assiégeaient Jérusalem. Achaz, roitelet de Jérusalem, consulte le prophète Isaïe sur l’événement du siège ; Isaïe lui répond : « Dieu vous donnera un signe ; une fille ou femme concevra et enfantera un fils qui s’appellera Emmanuel. Il mangera du beurre et du miel avant qu’il soit en âge de discerner le mal et le bien. Et avant qu’il soit en état de rejeter le mal et de choisir le bien, le pays sera délivré des deux rois… et le Seigneur sifflera aux mouches qui sont à l’extrémité des fleuves d’Égypte, et aux abeilles du pays d’Assur… et dans ce jour le Seigneur prendra un rasoir de louage dans ceux qui sont au delà du fleuve, et rasera la tête et le poil du pénil et toute la barbe du roi d’Assyrie. »

Ensuite, au chapitre viii, le prophète, pour accomplir la prophétie, couche avec la prophétesse ; elle enfanta un fils, et le Seigneur dit à Isaïe : « Vous appellerez ce fils Maher-Salal-has-bas, hâtez-vous de prendre les dépouilles, courez vite au butin ; et avant que l’enfant sache nommer son père et sa mère, la puissance de Damas sera renversée. » Je ne puis sans votre secours expliquer nettement cette prophétie.

48o Comment dois-je entendre l’histoire de Jonas, envoyé à Ninive pour y prêcher la pénitence ? Ninive n’était point israélite, et il semble que Jonas devait l’instruire de la loi judaïque avant de l’induire à cette pénitence. Le prophète, au lieu d’obéir au Seigneur, s’enfuit à Tharsis ; une tempête s’élève, les matelots jettent Jonas dans la mer pour apaiser l’orage. Dieu envoie un grand poisson qui avale Jonas ; il demeure trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson. Dieu commande au poisson de rendre Jonas : le poisson obéit ; Jonas débarque sur le rivage de Joppé. Dieu lui ordonne d’aller dire à Ninive que dans quarante jours elle sera renversée si elle ne fait pénitence. De Joppé à Ninive il y a plus de quatre cents milles. Toutes ces histoires ne demandent-elles pas des connaissances supérieures qui me manquent ? Je voudrais bien confondre les savants qui prétendent que cette fable est tirée de la fable de l’ancien Hercule. Cet Hercule fut enfermé trois jours dans le ventre d’une baleine ; mais il y fit bonne chère, car il mangea sur le gril le foie de la baleine. Jonas ne fut pas si adroit.

49o Enseignez-moi l’art de faire entendre les premiers versets du prophète Osée. Dieu lui ordonne expressément de prendre une p…, et de lui faire des fils de p…[27].

Le prophète obéit ponctuellement ; il s’adresse à la dona Gomer, fille de don Debelaïm ; il la garde trois ans, et lui fait trois enfants, ce qui est un type. Ensuite Dieu veut un autre type. Il lui ordonne de coucher avec une autre cantonera qui soit mariée[28], et qui ait déjà planté cornes au front de son mari. Le bonhomme Osée, toujours obéissant, n’a pas de peine à trouver une belle dame de ce caractère, et il ne lui en coûte que quinze dragmes et une mesure d’orge. Je vous prie de vouloir bien m’enseigner combien la dragme valait alors chez le peuple juif, et ce que vous donnez aujourd’hui aux filles par ordres du Seigneur.

50o J’ai encore plus besoin de vos sages instructions sur le Nouveau Testament ; j’ai peur de ne savoir que dire quand il faudra concorder les deux généalogies de Jésus. Car on me dira que Matthieu donne Jacob pour père à Joseph, et que Luc le fait fils d’Héli, et que cela est impossible, à moins qu’on ne change he en ja, et li en cob. On me demandera comment l’un compte cinquante-six générations, et comment l’autre n’en compte que quarante-deux, et pourquoi ces générations sont toutes différentes, et encore pourquoi, dans les quarante-deux qu’on a promises, il ne s’en trouve que quarante et une ; et enfin, pourquoi cet arbre généalogique est celui de Joseph, qui n’était pas le père de Jésus ? J’ai peur de ne répondre que des sottises, comme ont fait tous mes prédécesseurs. J’espère que vous me tirerez de ce labyrinthe. Êtes-vous de l’avis de saint Ambroise, qui dit que l’ange fit à Marie un enfant par l’oreille, Maria per aurem imprægnata est ; ou de l’avis du R. P. Sanchez, qui dit que la Vierge répandit de la semence[29] dans sa copulation avec le Saint-Esprit ? La question est curieuse ; le sage Sanchez ne doute pas que le Saint-Esprit et la sainte Vierge n’aient fait tous deux une émission de semence au même moment : car il pense que cette rencontre simultanée des deux semences est nécessaire pour la génération. On voit bien que Sanchez sait plus sa théologie que sa physique, et que le métier de faire des enfants n’est pas celui des jésuites.

51o Si j’annonce, d’après Luc, qu’Auguste avait ordonné un dénombrement de toute la terre quand Marie fut grosse, et que Cyrénius ou Quirinus, gouverneur de Syrie, publia ce dénombrement, et que Joseph et Marie allèrent à Bethléem pour s’y faire dénombrer ; et si on me rit au nez ; si les antiquaires m’apprennent qu’il n’y eut jamais de dénombrement de l’empire romain ; que c’était Quintilius Varus, et non pas Cyrénius, qui était alors gouverneur de la Syrie ; que Cyrénius ne gouverna la Syrie que dix ans après la naissance de Jésus ; je serai très-embarrassé, et sans doute vous éclaircirez cette petite difficulté. Car, s’il y avait un seul mensonge dans un livre sacré, ce livre serait-il sacré ?

52o Quand j’enseignerai que la famille alla en Égypte selon Matthieu, on me répondra que cela n’est pas vrai, et qu’elle resta en Judée selon les autres évangélistes ; et si alors j’accorde qu’elle resta en Judée, on me soutiendra qu’elle a été en Égypte. N’est-il pas plus court de dire que l’on peut être en deux endroits à la fois, comme cela est arrivé à saint François Xavier, et à plusieurs autres saints ?

53o Les astronomes pourront bien se moquer de l’étoile des trois rois qui les conduisit dans une étable. Mais vous êtes de grands astrologues ; vous rendrez raison de ce phénomène. Dites-moi surtout combien d’or ces rois offrirent : car vous êtes accoutumés à en tirer beaucoup des rois et des peuples. Et à l’égard du quatrième roi, qui était Hérode, pourquoi craignait-il que Jésus, né dans cette étable, devînt roi des Juifs ? Hérode n’était roi que par la grâce des Romains ; c’était l’affaire d’Auguste. Le massacre des innocents est un peu bizarre. Je suis fâché qu’aucun historien romain n’ait parlé de ces choses. Un ancien martyrologe très-véridique (comme ils le sont tous) compte quatorze mille enfants martyrisés. Si vous voulez que j’en ajoute encore quelques milliers, vous n’avez qu’à dire.

54o Vous me direz comment le diable emporta Dieu et le percha sur une colline de Galilée, d’où l’on découvrait tous les royaumes de la terre. Le diable qui promet tous ces royaumes à Dieu, pourvu que Dieu adore le diable, pourra scandaliser beaucoup d’honnêtes gens, pour lesquels je vous demande un mot de recommandation.

55o Je vous prie, quand vous irez à la noce, de me dire de quelle manière Dieu, qui allait aussi à la noce, s’y prenait pour changer l’eau en vin en faveur de gens qui étaient déjà ivres.

56o En mangeant des figues à votre déjeuner à la fin de juillet, je vous supplie de me dire pourquoi Dieu, ayant faim, chercha des figues au commencement du mois de mars, quand ce n’était pas le temps des figues.

57o Après avoir reçu vos instructions sur tous les prodiges de cette espèce, il faudra que je dise que Dieu a été condamné à être pendu pour le péché originel. Mais si on me répond que jamais il ne fut question du péché originel, ni dans l’Ancien Testament, ni dans le Nouveau ; qu’il est seulement dit qu’Adam fut condamné à mourir le jour qu’il aurait mangé de l’arbre de la science, mais qu’il n’en mourut pas ; et qu’Augustin, évêque d’Hippone, ci-devant manichéen, est le premier qui ait établi le système du péché originel, je vous avoue que, n’ayant pas pour auditeurs des gens d’Hippone, je pourrais me faire moquer de moi en parlant beaucoup sans rien dire. Car, lorsque certains disputeurs sont venus me remontrer qu’il était impossible que Dieu fût supplicié pour une pomme mangée quatre mille ans avant sa mort, impossible qu’en rachetant le genre humain il ne le rachetât pas, et le laissât encore tout entier entre les griffes du diable, à quelques élus près ; je ne répondais à cela que du verbiage, et j’allais me cacher de honte.

58o Communiquez-moi vos lumières sur la prédiction que fait notre Seigneur dans saint Luc, au chap. xxi[30]. Jésus y dit expressément « qu’il viendra dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté, avant que la génération à laquelle il parle soit passée ». Il n’en a rien fait, il n’est point venu dans les nuées ; s’il est venu dans quelques brouillards, nous n’en savons rien ; dites-moi ce que vous en savez. Paul, apôtre, dit aussi à ses disciples thessaloniciens[31] « qu’ils iront dans les nuées avec lui au-devant de Jésus ». Pourquoi n’ont-ils pas fait ce voyage ? en coûte-t-il plus d’aller dans les nuées qu’au troisième ciel[32] ? Je vous demande pardon, mais j’aime mieux les Nuées[33] d’Aristophane que celles de Paul.

59o Dirai-je avec Luc que Jésus est monté au ciel, du petit village de Béthanie ? Insinuerai-je, avec Matthieu, que ce fut de la Galilée, où les disciples le virent pour la dernière fois ? En croirai-je un grave docteur qui dit que Jésus avait un pied en Galilée et l’autre à Béthanie ? Cette opinion me paraît la plus probable, mais j’attendrai sur cela votre décision.

60o On me demandera ensuite si Pierre a été à Rome[34] ; je répondrai, sans doute, qu’il y a été pape vingt-cinq ans, et la grande raison que j’en rapporterai, c’est que nous avons une épître de ce bonhomme, qui ne savait ni lire ni écrire, et que cette lettre est datée de Babylone ; il n’y a pas de réplique à cela, mais je voudrais quelque chose de plus fort.

61o Instruisez-moi pourquoi le Credo, qu’on appelle le Symbole des apôtres, ne fut fait que du temps de Jérôme et de Rufin, quatre cents ans après les apôtres ? Dites-moi pourquoi les premiers Pères de l’Église ne citent jamais que les évangiles appelés aujourd’hui apocryphes ? N’est-ce pas une preuve évidente que les quatre canoniques n’étaient pas encore faits ?

62o N’êtes-vous pas fâchés comme moi que les premiers chrétiens aient forgé tant de mauvais vers, qu’ils attribuèrent aux sibylles ; qu’ils aient forgé des lettres de saint Paul à Sénèque, des lettres de Jésus, des lettres de Marie, des lettres de Pilate ; et qu’ils aient ainsi établi leur secte par cent crimes de faux qu’on punirait dans tous les tribunaux de la terre ? Ces fraudes sont aujourd’hui reconnues de tous les savants. On est réduit à les appeler pieuses. Mais n’est-il pas triste que votre vérité ne soit fondée que sur des mensonges ?

63o Dites-moi pourquoi Jésus n’ayant point institué sept sacrements, nous avons sept sacrements ? Pourquoi Jésus n’ayant jamais dit qu’il est trin, qu’il a deux natures avec deux volontés et une personne, nous le faisons trin[35] avec une personne et deux natures ? Pourquoi avec deux volontés n’a-t-il pas eu celle de nous instruire des dogmes de la religion chrétienne ?

Et pourquoi, lorsqu’il a dit que parmi ses disciples il n’y aurait ni premiers ni derniers, monsieur l’archevêque de Tolède a-t-il un million de ducats de rente, tandis que je suis réduit à une portion congrue[36] ?

64o Je sais bien que l’Église est infaillible ; mais est-ce l’Église grecque, ou l’Église latine, ou celle d’Angleterre, ou celle de Danemark et de Suède, ou celle de la superbe ville de Neufchâtel, ou celle des primitifs appelés quakers, ou celle des anabaptistes, ou celle des moraves ? L’Église turque a aussi du bon, mais on dit que l’Église chinoise est beaucoup plus ancienne.

65o Le pape est-il infaillible quand il couche avec sa maîtresse ou avec sa propre fille, et qu’il apporte à souper une bouteille de vin empoisonnée pour le cardinal Adriano di Corneto[37] ?

Quand deux conciles s’anathématisent l’un l’autre, comme il est arrivé vingt fois, quel est le concile infaillible ?

66o Enfin ne vaudrait-il pas mieux ne point s’enfoncer dans ces labyrinthes, et prêcher simplement la vertu ? Quand Dieu nous jugera, je doute fort qu’il nous demande si la grâce est versatile ou concomitante ; si le mariage est le signe visible d’une chose invisible ; si nous croyons qu’il y ait dix chœurs d’anges ou neuf ; si le pape est au-dessus du concile, ou le concile au-dessus du pape. Sera-ce un crime à ses yeux de lui avoir adressé des prières en espagnol quand on ne sait pas le latin ? Serons-nous les objets de son éternelle colère pour avoir mangé pour la valeur de douze maravédis de mauvaise viande un certain jour ? Et serons-nous récompensés à jamais si nous avons mangé avec vous, sages maîtres, pour cent piastres de turbots, de soles et d’esturgeons ? Vous ne le croyez pas dans le fond de vos cœurs ; vous pensez que Dieu nous jugera selon nos œuvres, et non selon les idées de Thomas ou de Bonaventure,

Ne rendrai-je pas service aux hommes en ne leur annonçant que la morale ? Cette morale est si pure, si sainte, si universelle, si claire, si ancienne, qu’elle semble venir de Dieu même, comme la lumière qui passe parmi nous pour son premier ouvrage. N’a-t-il pas donné aux hommes l’amour-propre, pour veiller à leur conservation ; la bienveillance, la bienfaisance, la vertu, pour veiller sur l’amour-propre ; les besoins mutuels, pour former la société ; le plaisir, pour en jouir ; la douleur, qui avertit de jouir avec modération ; les passions, qui nous portent aux grandes choses, et la sagesse, qui met un frein à ces passions ?

N’est-il pas enfin inspiré à tous les hommes réunis en société d’idée d’un Être suprême, afin que l’adoration qu’on doit à cet Être soit le plus fort lien de la société ? Les sauvages qui errent dans les bois n’ont pas besoin de cette connaissance : les devoirs de la société qu’ils ignorent ne les regardent point ; mais sitôt que les hommes sont rassemblés, Dieu se manifeste à leur raison : ils ont besoin de justice, ils adorent en lui le principe de toute justice. Dieu, qui n’a que faire de leurs vaines adorations, les reçoit comme nécessaires pour eux et non pour lui. Et de même qu’il leur donne le génie des arts, sans lesquels toute société périt, il leur donne l’esprit de religion, la première des sciences et la plus naturelle : science divine dont le principe est certain, quoiqu’on en tire tous les jours des conséquences incertaines. Me permettrez-vous d’annoncer ces vérités aux nobles Espagnols ?

67o Si vous voulez que je cache cette vérité ; si vous m’ordonnez absolument d’annoncer les miracles de Saint-Jacques en Galice, et de Notre-Dame d’Atocha[38], et de Marie d’Agréda qui montrait son cul aux petits garçons dans ses extases, dites-moi comment j’en dois user avec les réfractaires qui oseront douter : faudra-t-il que je leur fasse donner, avec édification, la question ordinaire et extraordinaire ? Quand je rencontrerai des filles juives, dois-je coucher avec elles avant de les faire brûler ? et lorsqu’on les mettra au feu, n’ai-je pas le droit d’en prendre une cuisse ou une fesse pour mon souper avec des filles catholiques ?

J’attends l’honneur de votre réponse.

Dominico Zapata,
Y verdadero, y honrado, y caritativo[39].

Zapata, n’ayant point eu de réponse, se mit à prêcher Dieu tout simplement. Il annonça aux hommes le père des hommes, rémunérateur, punisseur, et pardonneur. Il dégagea la vérité des mensonges, et sépara la religion du fanatisme ; il enseigna et il pratiqua la vertu. Il fut doux, bienfaisant, modeste ; et fut rôti à Valladolid, l’an de grâce 1631. Priez Dieu pour l’âme de frère Zapata.

FIN DES QUESTIONS DE ZAPATA.
  1. La première édition de ces Questions porte le millésime 1766 ; cependant je les crois de 1767 : il en est question dans les Mémoires secrets, à la date des 30 avril et 16 mai 1767. (B.)
  2. Voyez la note 2 de la page 170.
  3. Un prince de Brunswick était venu en pèlerinage à Ferney.
  4. VIII, 32.
  5. Exode, xvi, 3.
  6. Deutéronome, iii, 11.
  7. Genèse, xii, 6.
  8. Voyez une des notes sur la Genèse, dans la Bible enfin expliquée.
  9. Voyez page 174, et le § 1er de l’Instruction du gardien des capucins.
  10. L’Exode, XII, 40, dit quatre cent trente ans.
  11. Voyez tome XXV, page 374.
  12. XVI, 35.
  13. Jérémie ne dit pas cela. (B.)
  14. Amos, v, 25.
  15. Actes, vii, 42.
  16. xl, 3.
  17. VII, 43.
  18. xxxii, 4.
  19. Deutéronome, xiv, 7.
  20. Juges, xi, 24.
  21. III. Rois, xi, 3.
  22. Judith, VIII, 1.
  23. I. Par., ii, 1.
  24. I. Rois, xxii, 2.
  25. Voyez ci-dessus, no 29, page 178.
  26. Voyez no 36, page 180.
  27. Osée, chap. ier.
  28. ibid., chap. iii.
  29. Voyez la note 4, tome XXIV, page 98.
  30. Verset 27.
  31. I. Thess., IV, 17.
  32. II. Cor., XII, 2.
  33. Titre d’une comédie d’Aristophane.
  34. Voyez tome XX, pages 213 et 592.
  35. Du mot latin trinus, triple.
  36. On appelait portion congrue une somme que l’on faisait payer aux curés par les gros décimateurs de leurs paroisses, pour leur donner de quoi vivre. Elle variait de 200 à 300 livres. (G. A.)
  37. L’auteur voulait apparemment parler du pape Alexandre VI. (Note de Voltaire.) — Voyez tome XII, page 190.
  38. Voyez une des notes sur l’Extrait d’un journal de la cour de Louis XIV (ou Mémoires de Dangeau).
  39. Véridique, plein d’honneur et de charité.