Les principaux monuments funéraires/Héloïse et Abbelard

HÉLOÏSE ET ABAILARD.




Nommer ces deux victimes d’une vengeance d autant plus barbare qu’elle n’avait plus de motif, c’est rappeler ce que l’amour eut de plus tendre, de plus éloquent et de plus malheureux. L’histoire de ces infortunés est trop universellement connue pour que nous la rapportions dans tous ses détails ; nous n’en citerons que les faits principaux.

Abailard naquit en 1080 à Palais, près Clisson (Loire-Inférieure), de parens aisés. Il fit, sous la direction de son père, homme très instruit, de bonnes études ; et vint se perfectionner à Paris, sous Philippe de Champeaux, l’un des plus fameux maîtres de l’Université.

Abailard dut à sa réputation naissante la connaissance de Fulbert, chanoine de Notre-Dame, dont la nièce, appelée Héloise, était d’une grande beauté.

A des traits réguliers, à une physionomie douce et spirituelle, à un organe plein et sonore, Abailard joignait une taille avantageuse, une démarche noble, aisée, un esprit fin et délicat : son langage, sans affectation, était pur, élégant et persuasif.

Déjà il était connu par une grande érudition et par de nombreux succès dans les exercices qui avaient lieu à l’Université, lorsque le chanoine Fulbert lui confia le soin de continuer l’éducation d’Héloïse, dont les dispositions annonçaient une femme qui devait se distinguer par des connaissances au-dessus de son sexe. Fulbert logea Abailard chez lui, et dès lors s’établit entre le précepteur et l’élève une liaison qui se termina par la plus affreuse catastrophe.

Habitant sous le même toit, jeunes tous deux, abondamment pourvus des dons de la nature, se voyant tête-à-tête, sans surveillance et sans contrainte, n’était-il pas impossible que l’amour ne les enflammât pas l’un pour l’autre ? aussi, Héloïse ne tarda-t-elle pas à porter dans son sein un gage de la tendresse d’Abailard.

Il fallait apaiser Fulbert, irrité de voir sa confiance trahie ; Abailard lui proposa d’épouser celle qu’il avait rendue mère : son oncle y consentit ; mais à condition que le mariage se ferait secrètement, et ne serait point déclaré.

Malheureusement ce secret ne fut point gardé. Pour s’en venger, et plus encore de l’affront qu’il avait reçu, Fulbert, après avoir gagné le domestique d’Abailard, entra la nuit dans sa chambre, accompagné de quatre scélérats, et lui fit subir une honteuse et cruelle mutilation.

Fulbert fut condamné à la confiscation de ses biens, et deux de ses complices subirent la peine du talion.

Héloïse, après ce fatal événement, se retira dans un couvent de femmes à Argenteuil, près Paris. Abailard se livra à l’étude de la théologie, et publia plusieurs ouvrages ; l’un d’eux éveilla l’attention de saint Bernard, qui aspirait à la réputation de docteur de l’Église. Abailard se défendit ; mais peut-être ne mit-il pas dans ses réponses la mesure et les égards que commandait l’irascibilité de son redoutable antagoniste : celui-ci l’accabla de toute la supériorité de sa position, et Abailard fut forcé de se rétracter.

Ces disputes eussent peut-être eu des suites funestes pour Abailard, si Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, ne se fût porté médiateur entre lui et saint Bernard.

Abailard avait fait bâtir une petite chapelle, mais bientôt après il la fit agrandir, et l’ayant convertie en monastère, il y appela Héloïse, qui vint s’y établir avec dix religieuses d’Argenteuil. Elle en fut la première abbesse : lorsqu’elle y fut installée, il se retira à son abbaye de Saint-Gildas.

Abailard mourut en 1143. Il avait demandé à Pierre-le-Vénérable de faire transporter son corps au Paraclet. Ce ne fut que plusieurs années après sa mort que ce religieux le conduisit au couvent d’Héloïse et le lui remit.

Elle survécut vingt ans à son époux, et fut inhumée à côté de lui, dans la même tombe, ainsi qu’elle l’avait ordonné à ses religieuses.

Une lettre d’Abailard à un de ses amis tombée entre les mains d’Héloïse, devint l’occasion d’une correspondance intime entre ces deux époux. Ces lettres, dont quelques unes ont été retrouvées, sont en latin. Pope en a traduit deux en anglais : elles ont été imitées en vers par Dorat et d’autres poètes, mais Colardeau est celui dont la traduction peut seule soutenir la comparaison avec celles de Pope. Ces ouvrages sont autant dans la bibliothéque que dans la mémoire des hommes de goût.

Le monument d’Abailard et d’Héloïse, qui, par son aspect, paraît avoir été élevé dans le douzième siècle, est néanmoins une construction moderne (le tombeau excepté).

M. Alexandre Lenoir, profond archéologue et conservateur du Musée des Monumens Français y fit exhumer à Nogent-sur-Seine, en 1800, les dépouilles mortelles d’Héloïse et d’Abailard, et avec des matériaux provenant de la démolition de l’abbaye du Paraclet, il fit exécuter sous sa direction au Musée situé alors aux Petits-Augustins, le monument tel qu’on le voit aujourd’hui, et où les pierres de l’ancien édifice démoli furent placées par une ingénieuse combinaison comme si elles eussent été taillées exprès. Cette construction offre un ensemble si parfait, qu’au premier abord on se reporte involontairement vers l’époque si éloignée, où la mort a mis fin aux persécutions et aux infortunes de ces époux célèbres.

Ce fut en 1815 qu’on transporta du Musée des Monumens Français au cimetière du Père Lachaise ce monument, que chacun cherche et voit avec le plus touchant intérêt.

Il est entièrement d’un style gothique et a toute la légèreté qu’exige ce genre d’architecture. Il représente un péristyle élevé sur un double socle, composé de trois colonnes aux extrémités et de quatre aux faces latérales.

Ces colonnes sont surmontées d’ogives, lesquelles supportent l’entablement et la couverture, qui se terminent aux quatre faces par un fronton triangulaire, et au milieu par une tour pyramidale à jour, d’un travail aussi léger que délicat.

Le tympan des frontons est orné de rosaces et percé d’une ouverture en forme de trèfle.

Au milieu du péristyle est le sarcophage, de forme quadrangulaire, sur lequel sont les figures couchées d’Héloïse et d’Abailard revêtues de l’habit monastique.

Au pied et à la tête sont des figures d’évêques en habits pontificaux, sculptées en bas-relief. Sur la partie latérale, à la gauche du frontispice, est un autre bas-relief représentant trois religieux de l’ordre de saint Benoît.

A la droite est une ancienne plaque de marbre noir sur laquelle on lit :

PIERRE ABAILARD, fondateur de cette abbaye, vivait dans le 12e siècle ;
il se distingua par la profondeur de son savoir et par la rareté de son
mérite. cependant il publia un traité de la trinité qui fut condamné
par un concile tenu a soissons en 1120. il se rétracta aussitôt par
une soumission parfaite, et pour témoigner qu’il n’avait que des
sentimens orthodoxes, il fit faire de cette seule pierre ces trois figures
qui représentent les trois personnes divines dans une nature,
après avoir consacré cette église au saint-esprit, qu’il nomma
paraclet, par rapport aux consolations qu’il avait coûtées
pendant la retraite qu’il fit en ce lieu. il avait épousé
héloyse, qui en fut la première abbesse. l’amour qui avait uni
leurs esprits durant leur vie, et qui se conserva dans leur absence
par des lettres les plus tendres et les plus spirituelles, a réuni
leurs corps dans ce tombeau. il mourut le 21 avril l’an 1143,
âgé de 63 ans, après avoir donné l’un et l’autre des marques
d’une vie chrétienne et pénitente.
par madame
catherine de la rochefoucauld, abbesse.

Sur le fronton du frontispice sont placés les bustes des deux époux représentés à l’époque de leur jeunesse.

Au-dessous, et sur la première marche d’entrée, on lit cette épitaphe latine gravée sur marbre noir :

HIC
sub eodem marmore jacent
hujus monasterii
conditor PETRUS ABÆLAREDUS
et abbatissa prima HELOISSA,
olim studiis ingenio, amore instantis nuptiis
et pœnitentia
nunc æterna quod speramus felicitate
conjuncti.
PETRUS obiit xx prima aprilis anno 1142.
ELOISSA xvii maii 1163

A la partie latérale et au pied du sarcophage à droite, on lit :

ce tombeau d’ABELARD
a été transporta de l’église
saint marcel les chalons sur
saône en l’an viii.

Au côté opposé, et aux deux autres coins latéraux, on lit cette même inscription :

les restes d’ABELARD et
d’HELOISE sont réunis dans
ce tombeau.