Les premiers réformistes d’Écosse



LES PREMIERS
RÉFORMISTES D’ÉCOSSE.

L’histoire de la réforme politique en Angleterre est curieuse et par elle-même et comme histoire de l’esprit public anglais. On y voit tout ce que peut la persistance de volonté d’un peuple. On voit naître une idée, cette idée se formuler, les formules de cette idée varier à l’infini sans que jamais l’idée varie. La réforme, telle est l’idée, tel est le mot d’ordre populaire ; la réforme, telle est la bannière que suit une partie de la nation. Un jour cette bannière est abattue et foulée aux pieds ; le lendemain elle se relève radieuse, et marche devant un peuple assuré de la victoire. Enfin, après des vicissitudes sans nombre, des alternatives infinies de revers et de succès, la voilà qui flotte sur les vieilles tours de Westminster-Hall, arborée par la main du peuple ? non : par la main de ses mortels ennemis !

Si cette histoire est curieuse dans son ensemble, elle ne l’est pas moins dans ses détails. Ses commencemens sont pleins d’intérêt, en Écosse surtout. Ce fut en effet dans la partie la plus remuante du Royaume-Uni que les tentatives des novateurs furent le plus audacieuses et le plus sévèrement réprimées ; ce fut là que le pouvoir ne craignit pas d’engager la lutte ; ce fut là que la persécution frappa, sinon les plus nombreuses, du moins les plus courageuses et les plus nobles victimes.

Le contre-coup de la révolution américaine et de la révolution française avait vivement remué la Grande-Bretagne. L’Angleterre mécontente, l’Irlande toujours opprimée, l’Écosse soumise, mais menaçante, avaient salué avec enthousiasme l’ère de la régénération des peuples. L’Angleterre et l’Irlande s’étaient sur-le-champ couvertes d’associations tendant toutes à la réforme de la constitution, quelques-unes même à une révolution. L’Écosse n’avait pas tardé à suivre leur exemple, et même, par sa coopération active, à se placer à leur tête.

Mais si la contagion des idées françaises avait gagné les novateurs écossais, ces idées, modifiées par le tour d’esprit national, avaient un caractère particulier et tout-à-fait local. Chez les premiers réformistes d’Édimbourg et de Glasgow, Thomas Muir, Palmer et autres, l’esprit religieux se combinait avec l’esprit littéraire, l’intelligence s’unissait à la religion. Il y avait loin de leur mysticisme éclairé, quelque audacieux qu’il fût, à l’esprit philosophique français ; et cependant, par une véritable anomalie, ou plutôt par un résultat de cette tendance à l’imitation à laquelle se laissent volontiers aller les peuples comme les individus, le vocabulaire des partis, les dénominations des révolutionnaires français, furent adoptés tout d’abord par les réformistes d’Écosse. Leurs sociétés patriotiques s’appelaient sociétés des amis du peuple, la réunion des délégués des diverses associations s’appelait convention, les comités des onze quartiers de la capitale du pays s’appelaient sections. S’ils n’adoptèrent pas en entier et aveuglément les principes des républicains français, leur phraséologie était la même.

En Écosse comme en France, c’étaient des hommes jeunes la plupart, des hommes ayant reçu une brillante éducation, des écrivains, des avocats, des ecclésiastiques, de riches industriels, qui se plaçaient à la tête du mouvement national. Les colonels Dalrymple de Fordel et Macleod, lord Daer, les avocats Forsyth, Morthland et Thomas Muir, Moffat le notaire, Bell le riche brasseur, etc., étaient les plus considérables entre ceux qui voulaient une réforme prompte et radicale. C’étaient les chefs du parti patriote. Quelques Anglais, comme l’éloquent Gerald, le ministre Palmer, Margarot, Yorke, Sinclair, vinrent plus tard grossir leurs rangs.

Le plus remarquable entre tous les réformistes d’Écosse, l’homme auquel s’attacha dès le principe le plus vif intérêt, celui qui était doué des qualités les plus aimables, les plus solides, et de la foi la plus vive dans sa cause, l’homme enfin qu’on peut regarder comme l’apôtre et le martyr de la réforme en Écosse, est Thomas Muir.

Thomas Muir était né à Glasgow, en 1765, de parens riches et honorables, dont il était le fils unique. Sa famille avait entouré son enfance des soins les plus tendres. Sa santé était délicate ; mais comme son père voulait qu’il fût un homme, il l’avait envoyé à l’université de Glasgow. Le jeune Muir s’y était distingué par l’aptitude la plus rare à tout apprendre, et y avait obtenu de brillans succès ; mais ce qui, plus encore que sa facilité, l’avait fait remarquer de ses supérieurs, c’était sa fierté d’ame, son indépendance d’esprit et son indomptable caractère. Dans Muir enfant on aurait pu retrouver, en effet, l’apôtre d’une croyance nouvelle, le chef de parti ; l’anecdote suivante en donnera la preuve[1].

Anderson, le fameux professeur de philosophie naturelle à Glasgow, l’homme qui a laissé un souvenir impérissable en fondant dans cette ville l’institution qui porte son nom, Anderson était connu par des opinions fort avancées pour son temps, opinions analogues à celles des réformistes dont il fut un des précurseurs. Dans une de ses leçons, l’audacieux professeur s’était hasardé à faire une exposition de ses principes ; il fut suspendu de ses fonctions. Anderson était adoré de ses élèves, qui, la plupart, étaient convertis à ses doctrines. Muir surtout était un de ses disciples les plus assidus. Muir, indigné de la suspension de son professeur, ne se borne pas à murmurer comme ses camarades ; il les rassemble dans l’une des cours du collége et les harangue avec chaleur ; mais, au beau milieu de son discours, des agens de l’autorité accourent et s’emparent de l’orateur. Anderson triompha de ses ennemis, et fut réintégré dans sa place ; mais on voulut faire un exemple sur le jeune chef des rebelles. Ce fut sans doute pour échapper au châtiment qui le menaçait que Muir quitta l’université de Glasgow, renonça à l’étude de la théologie, et vint suivre à Édimbourg celle du droit. Il avait étudié pour être ministre, il devint avocat ; néanmoins son esprit conserva toujours le tour religieux que lui avaient donné ses premières études.

Thomas Muir se fit remarquer dans sa nouvelle profession par sa connaissance du droit dans un pays où le droit est une science fort obscure, et par son éloquence vive et entraînante.

Muir était avocat depuis plusieurs années, et avait acquis une grande réputation, quand arriva la crise de 1792. Muir avait embrassé avec chaleur la cause de la liberté. Son ardeur et son zèle étaient grands, car il s’agissait de répandre des doctrines pour lesquelles, encore enfant, il avait souffert la persécution. On était las des élections corrompues, des longs parlemens, dans lesquels on ne voyait que des instrumens d’oppression, et le mot d’ordre des réformistes, alors comme aujourd’hui, était la réforme électorale et les parlemens triennaux. Les Écossais réclamaient, en outre, la suppression de leur code criminel et l’application de la loi anglaise. Ils eussent voulu briser l’arme qui bientôt devait servir à les frapper. Muir, le premier, organise à Édimbourg des sociétés politiques où s’enrôlent en grand nombre les partisans de la réforme. Pendant les vacances des tribunaux, il court d’Édimbourg à Glasgow, qu’il veut convertir à la nouvelle foi. Glasgow n’était alors qu’une ville de quarante mille habitans. Ce n’était pas, comme aujourd’hui, une immense manufacture habitée par plus de deux cent mille ames, l’un des principaux et peut-être des plus redoutables centres de la démocratie anglaise. Mais si cette ville ne renfermait pas, comme de nos jours, une innombrable population d’ilotes, le caractère de ses habitans était remuant, comme il l’a toujours été ; aussi Thomas Muir y trouva-t-il de nombreux auxiliaires. Ses pamphlets, ses prédications éloquentes dans les meetings, ses démarches incessantes, l’affabilité de ses manières, l’irréprochable pureté de ses mœurs, l’estime universelle dont il jouissait, et, par-dessus tout, l’influence contagieuse de son amour pour la liberté, gagnaient tous les cœurs à sa cause, tous les esprits à ses doctrines. Grâce à son active propagande, le parti de la réforme compta bientôt, dans l’ouest et dans le sud de l’Écosse, des milliers d’adhérens. Glasgow, Dumfries, Ayr, Lanark, étaient les centres d’affiliations qui couvraient le pays comme un vaste réseau.

On comprend aisément quelles devaient être les terreurs du pouvoir à la vue d’une si formidable organisation. Les tories écossais, qui avaient à leur tête le célèbre Henry Dundas, secrétaire d’état, gouverneur de l’Écosse, et Braxfield, lord de justice, serraient leurs rangs et faisaient face à l’ennemi. Comme leurs chefs étaient résolus, ils eussent volontiers commencé l’attaque ; mais comment agir contre ces sociétés que couvrait une apparence de légalité ? Ils voyaient l’imminence du péril, et ils attendaient.

Thomas Muir, de son côté, quelque confiant qu’il fût dans l’excellence de sa cause et dans la force de son parti, comprenait les dangers de sa situation. Il avait dans les mains une arme redoutable, mais dont il était difficile de se servir. L’union fait la force. Muir sentait toute la vérité de cet axiome à la portée des politiques les plus vulgaires. Que pouvaient les sociétés écossaises livrées à elles-mêmes ? Peu de chose. Réunies aux sociétés de l’Angleterre et de l’Irlande, leur influence devenait immense. Une fois les sociétés écossaises organisées, Muir, en dépit de quelques jalousies locales, s’efforce de hâter cette réunion nécessaire. Dans ce but, il propose aux sociétaires des différens districts de l’Écosse et leur fait adopter une résolution qui tend à la concentration de leurs forces. Cette résolution établit une assemblée centrale formée de délégués des provinces. Cette assemblée se réunit à Glasgow, le 30 octobre 1792, au Star-Hotel, et prend le nom de Convention générale d’Écosse. Les délégués présens se déclarent société permanente des amis de la constitution et du peuple. Le colonel Dalrymple est nommé président de l’assemblée, et Thomas Muir secrétaire. Le premier acte de la Convention dont Muir dirige les travaux est de se mettre en rapport avec les sociétés populaires de Londres, à l’effet d’obtenir, par tous les moyens légaux et constitutionnels en leur pouvoir, la réforme électorale et parlementaire, de courts parlemens, etc., etc.

Pendant les mois qui suivent, la Convention s’assemble plusieurs fois, soit à Édimbourg, soit à Glasgow. Les conventionnels s’attachaient, dans leurs actes, à ne pas sortir des limites tracées par la constitution, qui, du reste, permettait beaucoup. Leur langage, quoique plein d’enthousiasme et d’espérances, n’a cependant rien de séditieux. Le but avoué de chaque réunion est la délibération et la rédaction de pétitions pour la réforme. Une correspondance active s’établit entre les conventionnels écossais et les sociétaires anglais et irlandais. À l’instigation de Muir, les membres les plus influens de ces sociétés, Grey, Fox, Adam, William Jones et Withbread, proposent aux conventionnels d’Écosse d’envoyer des députés à Londres ; l’Irlande y aura aussi ses délégués, et ce Congrès central des réformistes des trois royaumes doit s’attacher à hâter, par tous les moyens les plus efficaces, la réforme des institutions politiques ou faussées ou corrompues, et le redressement des torts du pouvoir envers le peuple.

Ce congrès, où dominent les délégués anglais et irlandais, n’a déjà plus le même langage que la convention écossaise. Le matérialisme politique y remplace la mysticité. Les principes politiques des révolutionnaires français se montrent à nu dans ses manifestes. Écoutons plutôt. « Le genre humain, disent-ils, est sorti d’un long sommeil. Des milliers d’hommes n’ont pas été créés pour être les esclaves d’un seul. Assez long-temps les grands ont bu et mangé aux dépens du peuple, mangé les bons morceaux et bu les boissons fortes. Il est bien temps que le peuple boive et mange aux dépens des grands, car, après tout, le peuple est de la même pâte que les grands ; sa chair ressemble à leur chair, son sang à leur sang. Pourquoi donc le traiterait-on, ce pauvre peuple, comme s’il était d’une race inférieure ? »

La violence de ce langage devait accroître la violence des passions. Dans tout le royaume, l’agitation était extrême ; l’Écosse surtout semblait prête à courir aux armes. Les révolutionnaires français comptaient même déjà sur la puissante diversion que devait faire en leur faveur le soulèvement de l’une des plus importantes provinces d’un état qui menaçait de prendre les armes contre eux. Mais, dans cette circonstance, les républicains français, auxquels on ne peut cependant refuser l’habileté politique, étaient entièrement dans l’erreur. Ils s’arrêtaient à la surface, et ne pénétraient pas les mobiles qui faisaient agir les conventionnels écossais, ni la portée de leur action. Ils n’avaient pas assez étudié le caractère écossais, qu’ils se figuraient trop volontiers formé à l’image du leur. Le caractère écossais diffère du caractère anglais ; il est moins rassis, plus intelligent, plus oseur. L’Écossais a certainement quelque chose du Français ; il sent vivement, il saisit rapidement ; mais il n’est pas cependant, comme le Français, l’homme du premier mouvement ; il est plus calculateur et plus intéressé. Quelles que fussent les déclamations des mécontens, l’Écossais sentait tout ce qu’il avait gagné à l’union ; aussi, dans ces circonstances critiques, si quelque reste de l’ancien levain fermentait dans les cœurs, il ne se fit pas jour, et pas une voix ne s’éleva dans le pays pour demander, comme en Irlande, le rappel de l’union. Seulement, comme on était mécontent de l’insuffisance de la représentation écossaise et du manque d’équité de la législation criminelle, on le proclamait hautement, et on réclamait des priviléges plus étendus et une autre législation. Différent en cela de beaucoup de peuples en arrière des institutions dont on les a dotés ou dont ils se sont dotés eux-mêmes, le peuple écossais, intelligent, ami du savoir, penseur même, se sentait de beaucoup en avant des gothiques institutions qui le régissaient. Il comprenait aussi qu’il n’avait pas le pouvoir politique qu’il se croyait et qu’il se savait en droit d’exiger. Il se voyait exploité au profit de quelques intrigans sans pudeur, de quelques grands seigneurs sans pitié ; il s’indignait, et il lui tardait qu’un tel état de choses eût une fin.

Mais, nous l’avons dit, en Écosse comme en France, et plus que dans l’Angleterre proprement dite, ce qui poussait avant tout à un grand changement et peut-être à une révolution, c’était l’intelligence.

L’Écossais, comme le Français, comprend tout et comprend vite ; son tour d’esprit est éminemment littéraire. Il aime l’histoire, l’histoire du passé, l’histoire écrite qu’il lit et pour laquelle il se passionne, l’histoire présente dans laquelle il veut vivre. De nos jours, l’esprit écossais est certainement plus littéraire encore que ne l’est l’esprit français. En Écosse, l’instruction est plus répandue qu’en France : tout fermier a sa bibliothèque ; tout paysan a ses livres ; on lit dans les moindres chaumières. Aussi consomme-t-on dans ce petit pays autant de journaux et de publications périodiques qu’en France. Ces goûts littéraires ont fait accuser l’Écossais de pédantisme ; cela tient sans doute à ce que, si l’Écossais sait autant que le Français, il sait autrement que lui, c’est-à-dire plus solidement ; à ce que, s’il a autant d’intelligence que le Français, il n’a ni sa mobilité, ni son audace un peu légère. Ajoutez à cela qu’en Écosse, ce tour d’esprit est aussi plus religieux qu’en France. On croit encore dans ce pays-là, on croit beaucoup. Il est vrai que chacun croit à sa manière, que dans les villes chaque quartier et presque chaque rue a sa religion ; mais n’importe, chacun croit.

En présence du mouvement dont nous venons de parler, en présence d’un mouvement si unanime et si raisonné, en présence de la menaçante organisation d’une moitié du pays, l’alarme devait être grande dans le camp des tories et du pouvoir. Ils savaient que le peuple avait la conscience de ses droits, ils le voyaient se concerter et s’armer. Ils tremblaient. Ils se trompaient néanmoins dans leurs craintes comme les jacobins de Paris dans leurs espérances.

Comme il arrive souvent, lorsque l’intelligence a pénétré dans les masses et que ces masses s’agitent, l’arme dont elles se servent le plus volontiers et qu’elles croient la plus efficace, c’est l’arme de la parole. Les sociétaires de la convention d’Écosse, les délégués du congrès anglais, parlaient donc beaucoup, écrivaient beaucoup, mais agissaient peu. La force brutale agit parce que la force brutale est toute matérielle et qu’elle ne connaît qu’un seul droit, le droit du plus fort. La force intelligente a plus de modération. De quelle manière, en effet, agir vis-à-vis du pouvoir quand on veut rester dans la légalité, et qu’on répugne à l’insurrection ? Les sociétaires écossais se bornaient donc, comme par le passé, à des manifestes et à des menaces qui rendaient plus vives les terreurs du pouvoir, plus profondes ses haines, plus imminentes ses vengeances.

Chaque nation, comme chaque homme, a son caractère propre. Ce caractère national se montre surtout dans les actes des partis. Ces actes suivent plus ou moins promptement les discours dont ils sont la conséquence logique et obligée. En France, d’ordinaire, l’acte, conséquence logique du manifeste, suit rapidement le manifeste, comme nous en avons eu la preuve dans mainte circonstance, et même dans des temps fort rapprochés ; au-delà du détroit, l’acte logique se fait plus long-temps attendre. On s’assemble cent fois, on déclame avec une violence inimaginable ; on entasse des montagnes de pamphlets, de pétitions et d’adresses, avant de faire ce que, dès les premiers jours, on semblait décidé à faire, avant de joindre la pratique à la théorie. Les partis sont comme les gens de la rue, le mob ; ils s’injurient et se montrent le poing, une heure durant, avant de se résoudre à en venir aux mains. Les réformistes d’Écosse s’entendaient avec les réformistes d’Angleterre ; leur nombre était si grand, leur organisation si forte, leurs mesures si bien arrêtées, qu’ils semblaient n’avoir qu’à vouloir pour être les maîtres et emporter d’assaut le pouvoir ; la résolution leur manqua, elle ne manqua pas à leurs ennemis.

Au lieu d’agir, les réformistes écossais discouraient toujours, ils envoyaient des adresses aux réformistes anglais, qui endoctrinaient ceux d’Irlande, et réciproquement. L’adresse des Irlandais aux Écossais est le plus remarquable de tous ces manifestes. Elle se distingue autant par l’expression que par les choses qu’elle exprime. C’est la pensée irlandaise à mots couverts[2], la pensée du démembrement, le rappel de l’union, cette pensée qui a été celle de l’Irlande depuis les premiers jours de l’oppression, et que le grand agitateur, l’audacieux O’Connell, tout gouvernemental qu’il soit devenu, a certainement encore au fond du cœur.

« Réformistes nos frères, disaient les Irlandais aux Écossais, nous nous réjouissons sincèrement de voir l’esprit de liberté se lever sur le sol de l’Écosse ; nous nous réjouissons à l’idée que vous ne vous considérez plus comme engloutis dans un autre pays, comme liés sans retour à un autre peuple ; nous nous réjouissons de ce qu’aujourd’hui, dans cette grande question nationale, vous vous montrez vraiment Écossais, vraiment les enfans de cette terre où Buchanan a écrit, Fletcher parlé, Wallace combattu[3]. »

Pitt, naguère réformiste, gouvernait alors. Pitt avait plus de décision dans le caractère et d’unité dans les vues qu’une société, quelque parfaite que fût son organisation, n’en pouvait avoir. Comme il avait été dans la place, il en connaissait les côtés faibles. Il possédait en outre ce coup d’œil pénétrant du grand politique ; il savait où il fallait frapper, et comment il fallait frapper. Il hésitait cependant encore, retenu qu’il était par quelques scrupules de jeune homme ; le fait suivant le décida à agir.

La France, comme on sait, était alors en guerre avec l’Autriche et la Prusse. Son territoire avait été envahi ; elle avait repoussé une première fois les armées ennemies ; mais, quelles que fussent la bravoure de ses soldats et l’énergie de ses citoyens, le péril était grand encore. Le ministère anglais sympathisait ouvertement avec les souverains alliés, son attitude était menaçante, et, d’un jour à l’autre, les Français s’attendaient à avoir un ennemi de plus sur les bras, et un ennemi plus redoutable à lui seul que l’Autriche et la Prusse réunies. Mais tandis que le cabinet britannique négociait avec les ennemis de la France, n’attendant qu’un moment favorable pour jeter le masque, le peuple anglais, sourd aux insinuations de ses gouvernans, fraternisait avec le peuple français.

« En contemplant la condition politique des nations, disaient les Bretons unis du congrès dans leur adresse aux républicains français, nous avons peine à concevoir un système de gouvernement plus diabolique que celui qui a été établi dans notre île et dans le reste du monde. Pour satisfaire l’ambition et assouvir l’avarice des grands, les liens de frères qui unissaient le genre humain ont été brisés. On dirait que tant de peuples divers ont été jetés sur la terre par des dieux rivaux. L’homme n’est plus regardé comme l’ouvrage d’un même créateur. Les institutions politiques sous lesquelles il vit ont été fondées contrairement à son bonheur, quelle que soit la religion qu’il professe. En dépit de cette bienveillance universelle que la morale de chaque religion connue rend obligatoire, il a été perfidement amené à considérer son espèce comme son ennemie naturelle, et à décider du vice et de la vertu selon les limites géographiques qui séparent chaque peuple. »

Ce langage différait de celui des révolutionnaires français. Il était philosophique et en même temps religieux. Soit que la tournure mystique de cette adresse fît soupçonner cette fois les délégués d’Écosse, mais surtout Thomas Muir, de l’avoir rédigée, Pitt, qui se voyait débordé, et qui craignait que la sympathie des deux nations ne se formulât autrement que par des paroles, Pitt se décida à attaquer, et ce fut l’Écosse qu’il choisit pour champ de bataille. Pitt eût craint d’engager l’affaire avec les réformistes de Londres ; la constitution d’ailleurs lui faisait obstacle. En agissant loin du centre, il se trouvait plus à l’aise. L’Écosse, si long-temps opprimée, et qui, depuis les terribles exécutions du duc de Cumberland en 1745 et la destruction de l’esprit de clan, passait, malgré le caractère remuant de ses habitans, pour la plus facile à soumettre des provinces du Royaume-Uni, l’Écosse fut choisie pour faire un exemple, et Thomas Muir fut désigné pour être la première victime. Il fut arrêté vers le commencement de janvier 1793, six semaines après la première réunion de la convention écossaise. Thomas Muir refusa de répondre aux interrogatoires du sheriff. Il connaissait les vices de la législation criminelle de l’Écosse, la politique insidieuse et inquisitoriale des magistrats de son pays, qui souvent arrachaient à l’impatience de l’accusé les seuls griefs qui pussent donner lieu à un procès et à une condamnation. Avocat et ami de l’humanité, il avait souvent dénoncé de semblables manœuvres et déjoué d’indignes tentatives de ce genre. En se taisant, du moins il ne donnait pas d’armes contre lui. Muir fut mis bientôt après en liberté sous caution. Comme son procès ne devait avoir lieu qu’après certains délais, il chargea un de ses amis, M. John Campbell, de le prévenir à temps, et partit pour Londres, où il vit, en passant, les principaux réformistes anglais, et de Londres il se rendit à Paris.

Ses juges n’ont pas mis ce voyage au nombre des griefs allégués contre lui ; on peut donc croire que le but en était innocent, et que le seul désir de satisfaire une curiosité bien naturelle chez un esprit aussi amoureux de nouveautés, avait engagé Muir à l’entreprendre. Il arriva à Paris la veille de l’exécution de Louis XVI. Son cœur fut navré. Il apprécia sur-le-champ toutes les conséquences que ce fatal évènement allait avoir pour la liberté des peuples. Il comprit tout le parti que les ennemis de l’affranchissement de son pays allaient tirer de cette sanglante exécution ; le jour où la tête de Louis XVI tomba, il se vit condamné par les juges écossais, et la liberté avec lui.

Quand les tories d’Édimbourg apprirent que Muir était en France, en faveur auprès des régicides, disaient-ils, ils ne perdirent pas de temps. Ils le citèrent à comparaître devant la cour criminelle pour le crime non défini de sédition ; sans lui laisser les délais matériellement nécessaires pour qu’il pût revenir de France en Écosse, ils le déclarèrent hors la loi, et la somme qu’il avait déposée comme caution fut confisquée. La première pensée de Muir fut de revenir à Édimbourg et de faire face à ses ennemis. Ses amis s’opposèrent à cette résolution désespérée. Ils ne voyaient là qu’un sacrifice inutile.

Pendant l’absence de Muir, les réformistes ne perdirent cependant pas tout courage. L’armée était nombreuse, pleine de confiance et de résolution ; mais son général n’était plus là, et comme il arrive souvent, ses lieutenans avaient peur. Déjà même la plupart des délégués des ordres supérieurs, craignant d’être frappés à leur tour, s’étaient retirés de la société et se cachaient. William Skirving, Écossais comme Muir, mais ne possédant pas la même influence, avait seul osé accepter le poste périlleux de secrétaire de la convention, que le départ de son ami avait laissé vacant. Il y assistait en cette qualité quand elle s’assembla en mai 1793.

Pendant que les réformistes cherchaient à se concerter, les agens du pouvoir ne restaient pas inactifs ; de nombreuses arrestations avaient lieu chaque jour, et c’est vers ce temps que commença cette période de l’histoire moderne d’Écosse que les réformistes de ce pays ont appelée le règne de la terreur.

La fatalité voulut que Muir, oubliant les conseils de la prudence, vînt lui-même, dans ce temps funeste, se livrer à ses ennemis. La guerre avait éclaté entre l’Angleterre et la France. L’embargo mis sur les bâtimens de l’une et l’autre nation avait suspendu toutes les relations entre les deux pays. Pendant plusieurs mois, la famille de Muir était restée sans nouvelles de l’exilé. Les premières lettres que Muir reçut d’Écosse lui apprirent que son nom avait été rayé de la liste des avocats écossais, et que la persécution continuait contre les hommes de son parti avec plus de violence que jamais. La famille de Muir lui envoyait des lettres, de l’argent, et l’engageait à passer aux États-Unis, où un accueil hospitalier l’attendait. Muir avait vingt-huit ans à peine. Il était l’unique fils de parens qui l’adoraient et qui faisaient reposer sur sa tête toutes les espérances de leur vieillesse. Ces espérances étaient même un peu ambitieuses, car on raconte que la mère de Muir avait rêvé que son fils serait lord-chancelier d’Angleterre. Si la pauvre femme avait l’ambition de la mère des Gracques, elle en eut aussi les désappointemens et les mortelles douleurs. Malgré les avis paternels, Muir quitta la France, et s’embarqua sur un navire américain qui se rendait en Irlande. Muir s’arrêta dans cette île, et vécut quelque temps dans l’intimité des réformistes de ce pays. Pendant son séjour auprès d’eux, il entra en correspondance avec son père par le canal du capitaine américain. Cette correspondance du jeune homme et du vieillard est extrêmement touchante. Le malheureux père est obligé de faire violence à ses sentimens pour parler de son fils comme d’un étranger, et la tendresse paternelle se trahit plus d’une fois dans ses lettres. L’absence de ce jeune homme nous a grandement affligés, dit le vieillard, et cependant il recommande au jeune homme, avec une sollicitude toute paternelle, de ne pas songer à venir les retrouver de long-temps.

Muir était fatigué d’un exil de plusieurs mois ; la perspective de passer de longues années en Amérique, loin de sa famille et de ses amis, lui était odieuse. De plus, il croyait avoir des devoirs à remplir, des devoirs de chef de parti ; il ne voulait pas surtout que son courage fût mis plus long-temps en doute, et qu’on pût lui reprocher d’avoir fui devant le danger. Muir se rendit donc en Écosse par le Port-Patrick. Je suis venu volontairement, dit-il plus tard, pour faire face à mes accusateurs et les confondre. Le choix qu’il fit de la route la plus fréquentée semble prouver que telle était, en effet, son intention. En débarquant à Port-Patrick, il fut reconnu par un employé de la douane qui l’avait vu plaider autrefois au barreau d’Édimbourg, et qui le dénonça. Comme Muir avait été mis hors la loi, il fut immédiatement arrêté. Williamson, le fameux chasseur et le fameux preneur d’amis du peuple d’alors, Williamson fut chargé de conduire le prisonnier au jail d’Édimbourg. On avait saisi ses papiers en même temps que sa personne. Ces papiers étaient sans importance ; on les dénonça cependant comme incendiaires. On incrimina surtout un pamphlet de Milton sur la liberté illimitée de la presse, quelques lettres de France scellées avec la tête de la Liberté, et un certificat d’admission à la société des Irlandais unis, signé par Hamilton Rowan, le secrétaire de l’association. Ces papiers, jusqu’aux plus frivoles, servirent de base à l’accusation portée contre Muir.

La nouvelle de l’arrestation de Muir produisit en Écosse une sensation extraordinaire. Les tories avaient peine à dissimuler leur joie ; ils tenaient enfin le général ennemi. Mais comme l’attitude des amis du peuple devenait de plus en plus menaçante, le ministère, pour ne pas leur laisser le temps de se reconnaître, donna ordre que le procès du chef des réformistes eut lieu sur-le-champ. Le 30 août 1793, Thomas Muir fut donc amené devant le tribunal criminel d’Édimbourg. Les illusions de parti sont grandes. Le croirait-on ? les réformistes d’Écosse étaient sans défiance, ils croyaient à l’acquittement de leur chef, qui, disaient-ils, était venu généreusement s’asseoir sur les bancs de la justice ; ils s’attendaient à retrouver bientôt Thomas Muir à leur tête et à reprendre l’offensive contre le pouvoir. La composition seule du tribunal eût dû cependant leur dessiller les yeux, leur ôter tout espoir et leur faire prévoir l’issue fatale du procès.

Dans le courant de l’année précédente, quand les sociétés des amis du peuple avaient commencé à se réunir, les tories avaient organisé, de leur côté, des sociétés dirigées par des principes opposés, des sociétés analogues à celles des orangistes d’Irlande et des conservateurs actuels en Angleterre. L’une de ces sociétés, composée de tous les chefs de ligne du parti ministériel, s’était formée à Édimbourg sous le nom d’hommes de la fortune et de la vie (life and fortune men) ; on l’appelait aussi la société de Goldsmiths’-Hall, du nom de l’endroit où elle tenait ses séances. Cette société, dirigée par Braxfield, le lord de justice, par les lords Eskgrove, Henderland, Swinton, Dunsinnan, etc., renfermait tout ce que le parti tory comptait de gens décidés et violens.

La société de Goldsmiths’-Hall s’annonçait, dans ses manifestes, comme instituée pour la défense de la constitution de la Grande-Bretagne, cette constitution objet de convoitise pour le reste des nations. Par un calcul assez ordinaire aux partis, les chefs des amis du peuple, qui, eux aussi, se prétendaient les défenseurs de la constitution, et qui ne voulaient pas qu’une autre société s’arrogeât exclusivement ce titre, résolurent d’un commun accord de se faire inscrire au nombre des membres du Goldsmiths’-Hall. Les tories furent bien surpris un jour de trouver, sur la liste de leurs adhérens, les noms de Thomas Muir, William Skirving, Moffat, Bell, Johnstone, tous chefs des amis du peuple. Comme on le pense, ces noms furent ignominieusement effacés du registre des associés. Jusqu’alors tout était bien, chaque parti agissait dans son droit ; mais quand, l’année suivante, les magistrats tories choisirent, pour composer le jury qui devait prononcer sur l’innocence ou la culpabilité de Muir, Skirving et autres chefs des amis du peuple, un jury composé des membres les plus ardens de la société de Goldsmiths’-Hall, il y eut évidemment manque d’équité, il y eut attentat au droit commun, ces hommes ayant déjà prononcé leur verdict par anticipation lorsqu’ils avaient exclu les chefs réformistes de leur société. Plus tard, la conduite des juges écossais donna lieu à de violens débats dans le parlement anglais et fut sévèrement qualifiée par ses membres les plus considérables ; mais alors il n’était plus temps, les victimes succombaient dans un lointain exil[4] !

Muir partageait les espérances de ses amis ; il avait la confiance un peu naïve d’un chef de parti jeune et honnête. Quelque chaleureuse qu’eût été son opposition au pouvoir, quelque actifs et quelque dangereux qu’eussent été les moyens mis en œuvre pour renverser l’administration des tories et faire prévaloir la réforme, il ne croyait pas être sorti de la limite des droits que la constitution accordait à tout citoyen anglais. Il se croyait personnellement irréprochable, et aux yeux de tout homme impartial il l’était peut-être. Fort de son droit et persuadé de l’excellence de sa cause, il refusa le ministère d’hommes éminens qui lui offraient l’appui de leur talent, MM. Erskine et John Clerk. Il craignait, avant tout, de ne pas être défendu comme il voulait l’être, ou plutôt d’être défendu au préjudice de la cause dont il se regardait comme l’apôtre. Au fond peu lui importait d’être déclaré innocent ou coupable, pourvu qu’il pût se servir du banc de l’accusé comme d’une tribune, ou plutôt comme d’une chaire où il pût prêcher la cause de la réforme.

Les débats de son procès furent misérables, et les charges alléguées contre lui plus misérables encore. Son plus grand crime était d’avoir prêté un exemplaire des Droits de l’homme de Payne et quelques copies du dialogue de Volney entre le gouvernant et le gouverné, dialogue extrait de l’ouvrage des Ruines. On l’accusait aussi d’avoir donné lecture à la convention d’Écosse de l’adresse des Irlandais unis, dont il a été question plus haut. Il est à croire que toutes ces charges n’étaient que des prétextes pour perdre un homme que le pouvoir regardait comme dangereux ; cependant elles furent sérieusement discutées par Braxfield, lord de justice.

L’attitude de Muir devant le tribunal fut digne et calme. Il commença par réclamer des juges impartiaux, des juges qui n’eussent fait partie ni de l’association de Goldsmiths’-Hall, ni de la société des amis du peuple. Dans les hommes qui siégeaient là et qui l’avaient chassé de leur société, il ne voyait pas des juges, mais des ennemis. Blair, le solliciteur-général, et Braxfield, répliquèrent comme répliquent les gens de parti en pareille occasion : « Le pouvoir devait-il se priver de ses meilleurs appuis ? Nullement. » Et on passa outre.

Parmi les témoins qu’on avait pu trouver pour déposer contre Muir figuraient la servante de sa famille et le révérend Lapslie. Lapslie était ce personnage qui ne manque jamais aux procès politiques ; il remplissait le rôle du traître. Lapslie, l’ami d’enfance de Muir, avait été accueilli par sa famille comme un fils. Réformiste ardent, il avait assisté aux premières séances de la convention. Quand la persécution commença, et que Muir fut poursuivi par le pouvoir, Lapslie l’abandonna, et poussa le fanatisme de l’apostasie jusqu’à faire quarante milles, sans avoir été assigné, pour venir déposer contre son ancien ami. Anne Fisher, la servante, était évidemment un témoin soudoyé. Sa leçon lui avait été faite, et elle la récita avec une volubilité qui prouvait plus en faveur de sa mémoire que de l’adresse de ceux qui l’avaient mise en avant. Elle racontait « qu’elle avait souvent entendu dire à M. Muir que le livre de Payne était un bon livre ; que ce livre, il l’avait prêté à des amis ; bien plus, que M. Muir avait dit à son coiffeur qu’il devrait bien laisser l’ouvrage de Payne dans sa boutique, pour éclairer ses pratiques sur leurs droits. » Anne Fisher ajoutait « qu’elle avait vu sur la table de Muir un dialogue qu’il avait lu en présence de sa mère, de sa sœur et autres personnes ; que Muir avait trouvé ce dialogue fort spirituel, et qu’il avait dit qu’il était écrit par un nommé Volnew (Volney), l’un des premiers esprits de France. La France était la plus florissante des nations, disait encore quelquefois Muir ; elle avait aboli la tyrannie et créé un gouvernement libre. Quant à la constitution anglaise, elle avait aussi du bon, mais les abus l’avaient gâtée ; elle avait besoin d’être réformée, etc., etc. »

Tels étaient les principaux griefs allégués contre Thomas Muir, et cela sur le seul témoignage de cette femme. L’infâme conduite de Lapslie et la déposition de la servante Anne Fisher avaient excité l’indignation de l’accusé ; la manière dont il discute ces témoignages est noble et éloquente. « Messieurs, dit-il à ses juges, l’espion de la famille a fait son métier avec une singulière vigilance. Cette femme n’a-t-elle pas été en effet jusqu’à vous dire quels livres étaient sur ma table !… Messieurs, à l’avenir fermez soigneusement vos bibliothèques ; car, pour peu qu’elles soient considérables, il n’est pas un crime dans le Décalogue dont vous ne puissiez être convaincu sur le témoignage de votre servante. Le possesseur de Platon, de Hume ou de Harrington, sera, lui, républicain : le savant qui aura sur ses tablettes le Koran de Mahomet sera, lui, mahométan… Le lord avocat d’Écosse mérite les éloges du pouvoir ; il a découvert de nouvelles et vastes régions dans la sphère déjà si étendue de la criminalité. Avec une ardeur comme la sienne, on ne peut manquer de revenir d’un voyage de découvertes dans ce monde nouveau avec de magnifiques collections. Hélas ! messieurs, je souris… mais mon sourire est triste, et meurt bientôt quand je viens à penser qu’aujourd’hui, à la fin du XVIIIe siècle, on a pu interroger la servante d’un homme sur le contenu des livres qu’il avait dans sa maison, et que, sur la dénonciation de cette femme, cet homme peut tout perdre au monde, la réputation, la fortune, la vie même….. Messieurs, vous avez entendu le témoignage d’Anne Fisher… Je vous le répète encore, si vous écoutez de pareils rapports, vous détruisez pour jamais la société domestique, vous desséchez dans leur germe les doux épanchemens des familles… Ah ! n’est-ce pas assez de pleurer sur des malheurs publics sans qu’il faille encore, quand nous rentrerons dans nos maisons, nous renfermer dans une sombre solitude, gardée par le soupçon et le danger, où nous ne pourrons nous laisser aller aux affections de la famille, et où désormais tout échange de paroles consolantes entre amis ne sera même plus permis ! »

L’ensemble du plaidoyer de Muir est plutôt une prédication qu’une défense ; la question de la réforme du parlement, qu’il traite en plusieurs endroits avec une habileté et une hauteur de vues que peu de réformistes modernes ont égalées, et avec une modération qui ne laisse pas de prise aux interruptions de lord Braxfield, le remplit presque en entier. Muir termine ainsi sa longue oraison :

« Maintenant, quel a été mon crime ? Serait-ce d’avoir prêté à un ami un exemplaire du livre de Payne ? Serait-ce d’avoir donné à d’autres amis quelques pamphlets très constitutionnels et très innocens ? Non, messieurs ; mon crime, c’est d’avoir osé, autant que me le permettaient mes faibles moyens, me faire l’énergique et actif avocat du droit qu’a le peuple d’être représenté avec équité dans la maison du peuple ; c’est d’avoir poursuivi l’accomplissement de cette mesure par tous les moyens légaux ; c’est d’avoir vivement réclamé la diminution des taxes qui écrasent les citoyens ; c’est d’avoir adjuré hautement le pouvoir de se montrer économe du sang du pauvre. Messieurs, depuis mon enfance jusqu’à ce moment, je me suis dévoué à la cause du peuple. C’est une noble et belle cause, qui doit définitivement prévaloir, qui doit finalement triompher. Prononcez votre verdict ; s’il m’est contraire, si vous me condamnez, ce que je ne puis croire possible, ce sera pour mon attachement à cette cause seule, et non pour de vains et honteux prétextes, qui ne servent qu’à colorer misérablement les motifs réels de l’accusation portée contre moi. »

Le lord de justice Braxfield répliqua à Muir. Il le fit avec brutalité, et avec un manque de goût et de formes qui plaçait de beaucoup le lord au-dessous du plébéien. Il répond à la forte et véhémente argumentation de l’accusé par des injures, et quand il arrive à la grande question de la réforme, il fait, aux théories un peu naïves du réformiste, la réponse qu’ont faite de tous temps les tories aux radicaux : « Tout gouvernement dans tout pays est l’image d’une corporation. Dans notre pays, cette corporation se compose d’hommes possédant la terre, qui seuls ont le droit d’être représentés ; car pour la canaille (rabble), qui n’a guère que la propriété de sa personne, quelle sécurité voulez-vous qu’elle inspire à la nation ? quelle caution a-t-on de l’acquittement des taxes qu’elle doit payer ? Ces gens-là peuvent charger leur propriété tout entière sur leur dos, et quitter le pays en un clin d’œil. Ceux qui possèdent le sol ne peuvent pas déloger ainsi… La tendance de toute la conduite de l’accusé n’était propre qu’à pousser le peuple à la révolte, ajoutait-il ; si l’on n’eût pas accordé ce qu’il demandait, il l’eût pris de force… Je n’ai pas le plus petit doute, disait Braxfield en terminant, que les jurés, convaincus, comme moi, de la culpabilité de l’accusé, ne rendent un verdict qui ne peut manquer de les honorer. »

Quand le lord de justice eut achevé, la cour se retira, et après quelques heures de délibération, Gilbert-Innes de Stow, chef du jury, prononça un arrêt qui déclarait Thomas Muir coupable du crime de sédition. Cet arrêt fut rendu à l’unanimité. Quelle peine, maintenant, devait-on infliger au séditieux ? Henderland, lord avocat d’Écosse, après s’être récrié contre l’énormité de la faute, adressa au tribunal les observations suivantes, qui donnent une idée assez juste de ce qu’était en Écosse la législation criminelle il y a moins de cinquante ans, de ce qu’elle est à peu près encore de nos jours, et de la manière de raisonner des magistrats écossais. « Le simple bannissement n’était pas suffisant ; il n’aurait pour résultat que d’envoyer dans un autre pays un homme qui, là encore, saurait exciter le même esprit de trouble et de mécontentement, et qui, de loin, sèmerait la discorde à pleines mains ; le fouet était trop sévère et trop ignominieux, appliqué surtout à un homme du caractère et du rang du coupable. Quant à l’emprisonnement, on ne pouvait guère le considérer que comme une peine temporaire ; une fois le criminel dehors, il recommencerait de plus belle à troubler le bonheur du peuple. Il ne reste donc plus qu’une seule peine infligée par notre loi, disait Henderland, et mon cœur saigne à la seule idée de prononcer un mot si cruel… Cette peine… c’est la déportation. Appeler un tel châtiment sur la tête du coupable, c’est un devoir bien pénible à remplir… Il est sans doute extraordinaire qu’un homme (gentleman) de la façon, de la profession et du talent du coupable, ait commis une faute assez grave pour mériter un jugement si rigoureux ; mais il n’y a pas à hésiter, sinon quelle assurance aurait-on à l’avenir contre ses manœuvres ? L’éloigner de son pays, c’était le seul moyen de l’empêcher de faire du mal plus long-temps. » Sa seigneurie était d’avis cependant que l’accusé fût détenu jusqu’à ce qu’une occasion s’offrît de le déporter dans le pays que sa majesté et son conseil privé auraient choisi. Lord Henderland finissait en requérant contre Thomas Muir « la condamnation à la déportation pour quatorze ans, avec peine de mort si l’accusé essayait de rompre son ban avant l’expiration de la peine. »

Alors Muir se levant : « Milords, je n’ai que peu de mots à répondre. Je ne ferai aucune observation sur la rigueur ou la modération de la sentence qui m’attend ; mais, fallût-il marcher de la barre à l’échafaud, ce serait avec le même calme et la même sérénité d’ame que j’éprouve en ce moment. Mon esprit me dit que j’ai agi d’une manière conforme à ma conscience, et que je me suis voué à une bonne, à une juste, à une glorieuse cause, à une cause qui, tôt ou tard, doit prévaloir, à la cause de la réforme, qui ne peut manquer de triompher, et qui, par son triomphe, sauvera ce pays d’une destruction complète ! « 

L’avis de lord Henderland fut adopté, quoique Braxfield, avant de s’y rendre, eût opiné pour la déportation à vie. Muir fut donc condamné à quatorze années de déportation.

L’Écosse n’était pas mûre pour la cause dont Muir annonçait si hautement le triomphe, car cette condamnation du chef des réformistes porta d’abord un coup terrible à la réforme. La convention, dans le premier moment, fut même sur le point de se dissoudre. Les officiers d’un grade supérieur, les fils de lords, en un mot, la plupart des membres qui occupaient une position sociale élevée, les riches négocians et les avocats, qui ne s’en étaient pas encore séparés, choisirent ce moment pour le faire. L’esprit sauvage et opiniâtre des covenantaires d’autrefois ne vivait plus que dans un petit nombre de cœurs.

L’Écosse, comme l’Allemagne, est le pays des sectaires ; mais l’esprit de secte n’existe guère que dans les rangs inférieurs de la société, dans les rangs de ceux qui croient volontiers et qui croient long-temps. Les hommes des classes moyennes, dans les villes, et beaucoup de campagnards restèrent seuls fidèles à la cause de la réforme ; ils maintinrent l’organisation de la convention, et décidèrent, dans la première délibération qui suivit la condamnation de Thomas Muir, que chaque jour une députation de ses membres dînerait avec le condamné, dans le jail, aux frais de la société. Tout le temps que Muir passa dans la prison d’Édimbourg, la députation, renouvelée chaque jour, vint régulièrement lui tenir compagnie. Dans ces petites réunions, Muir, toujours apôtre, ne se plaignait guère de son sort et de ses persécuteurs ; il prêchait la réforme à ses amis ; il leur recommandait la persévérance dans une cause qui devait bientôt triompher ; sa voix réchauffait le courage des tièdes, et, de sa prison, Thomas Muir eût relevé son parti abattu, si ses juges ombrageux ne l’eussent transféré du jail sur un ponton, où bientôt ses amis restés fidèles à ses doctrines devaient le rejoindre, non plus comme visiteurs, mais comme complices.

Muir était adoré de sa famille. Son père, en apprenant sa condamnation, fut frappé d’une attaque d’apoplexie dont il ne se releva jamais. Sa mère, femme de courage et de grand sens, trouva plus de force dans sa tendresse. Autrefois, dans ses rêves d’ambition maternelle, elle voyait son fils élevé aux premières dignités de l’état auxquelles le talent permet de prétendre : aujourd’hui, ce fils n’était plus qu’un condamné, qu’un proscrit ; mais la ruine de ses espérances n’était rien à côté de l’affreuse douleur qui navrait son ame, à l’idée d’une longue et prochaine séparation, d’une séparation éternelle. Montée sur une barque non pontée et à l’époque la plus rigoureuse de l’hiver de 1793, elle visitait fréquemment son fils sur le bâtiment où il était détenu. Le jour fatal, le jour du départ arrive enfin. Comme elle va serrer une dernière fois sur son cœur ce fils bien-aimé, le vaisseau qui le portait lève l’ancre et met à la voile pour l’Angleterre. On comprend aisément la désolation de cette pauvre mère, qui, au lieu du baiser d’adieu, n’avait que le dernier regard de son fils qui s’éloignait pour jamais.

La condamnation de Muir fut suivie de celles de Johnstone, de G. Mealmaker et de Palmer. Palmer, pasteur aux environs de Dundee, devait être déporté avec Muir, et eut d’abord pour prison le même bâtiment que lui. Ces condamnations avaient été le signal de la persécution la plus active ; les prisons étaient remplies ; des nuées d’espions couvraient le pays ; mais, comme il arrive quelquefois chez les peuples dont le caractère a du ressort, les persécutions, au lieu d’abattre le courage des réformistes écossais, l’avaient soudainement relevé. De leur côté, les amis du peuple, en Angleterre, ne restaient pas inactifs ; les sociétés de Londres et des principales villes et bourgades avaient envoyé, en Écosse, des délégués chargés de prêter assistance à leurs frères persécutés. L’Irlande avait aussi à Édimbourg ses députés qu’elle appelait les missionnaires de la liberté, Gerald et Margarot pour l’Angleterre, et Hamilton Rowan pour l’Irlande, étaient les plus distingués d’entre ces délégués. La convention se rassembla donc de nouveau en octobre 1793. Elle avait pris maintenant le nom de convention britannique. Skirving en était toujours le secrétaire. Le mot convention, ce vieux mot écossais, seul et sans adjonction, était proscrit, comme ceux de citoyen, de section, et tout ce qui semblait tendre à l’imitation des habitudes révolutionnaires de la France. Ceux qui les prononçaient couraient le risque d’être condamnés comme séditieux. Du reste, malgré les nouvelles réunions de la convention et le renfort des patriotes anglais et irlandais, la terreur était grande à Édimbourg, dans le cœur des réformistes. L’habeas corpus venait d’être suspendu par acte du parlement, et le bruit courait que des troupes hanovriennes et hessoises marchaient de divers points de l’Angleterre vers l’Écosse.

Dans le courant du mois de décembre, les associés, convoqués par Skirving, s’étaient rassemblés dans une salle du Blackfriar’s wynd, et discutaient les termes d’une pétition au parlement, lorsque M. Elder, lord prévôt d’Édimbourg, assisté d’une troupe de constables, vint sommer les délégués de se séparer. Ceux-ci obéirent aux magistrats sans qu’il fût nécessaire d’employer la force ; mais résolus cependant à ne pas faire l’abandon de ce qu’ils regardaient comme un droit, sans quelque protestation éclatante, ils se réunirent de nouveau sur le Grass-market, où Skirving les avait convoqués ; leur rassemblement fut de nouveau dispersé. Du Grass-market ils se rendirent dans la banlieue de la ville : là, ils croyaient échapper à la juridiction du lord prévôt ; mais les mesures étaient bien prises, et, dans la banlieue, le sheriff du comté du Mid-Lothian les attendait et les dispersa encore une fois. Bien plus, sur un mandat du sheriff, Skirving, l’opiniâtre secrétaire, fut arrêté, et ses papiers furent saisis.

Pendant ce temps, une fermentation extraordinaire s’était manifestée dans la ville. La vieille métropole d’Écosse, dont les citoyens sympathisaient avec les novateurs, avait vu avec terreur la dispersion de leurs meetings, et le peuple s’indignait des coups d’état du lord prévôt et du sheriff. « Les citoyens ne pouvaient-ils donc plus se rassembler librement, disaient les meneurs, pour exposer au parlement leurs griefs ? La liberté était-elle donc perdue ? Les jours, d’odieuse mémoire, de la tyrannie du duc de Cumberland, allaient-ils revenir ? » Les gens du peuple couraient l’un chez l’autre, s’interrogeaient, se consultaient, s’exaltaient. Le moment critique était arrivé. Devaient-ils prêter assistance aux conventionnels ou se soumettre à la tyrannie du pouvoir ? Beaucoup étaient décidés à la résistance, un plus grand nombre à la soumission. Ceux qui étaient disposés à seconder les délégués, ne savaient comment le faire ; ils manquaient de chefs, et ils ignoraient où ils devaient se rassembler. Vers le soir cependant, on apprit que les conventionnels devaient encore se réunir. Les gens de métier de la vieille ville, les ouvriers des fabriques, et la population de la Canongate et de la Cowgate, sortant de leurs maisons, s’attroupèrent dans les rues. Mais le pouvoir était sur ses gardes. Il faisait courir habilement dans la foule des nouvelles contradictoires. — La convention devait s’assembler au pied du Calton-hill, disait l’un ; — au Grass-market, disait l’autre ; — sur le Lawn-market, ajoutait un troisième. La confusion était telle que les délégués eux-mêmes, qui manquaient de direction depuis l’arrestation de Skirving, ne savaient plus où se réunir. Séparés en petites troupes, ils parcouraient la ville dans tous les sens, cherchant un centre de rassemblement qu’ils ne pouvaient trouver nulle part. Le manque d’ensemble détruisait leur force, qui sans cela eût été redoutable. Vers le soir tout ce peuple, qui peut-être eût résisté à l’oppression, fatigué d’attendre, se dispersa, et chacun rentra au logis. Au commencement de la nuit cependant, un bon nombre de sociétaires, étant parvenus à se rallier et à s’entendre, se réunirent dans la boutique d’un ébéniste, dans l’un des faubourgs éloignés de la ville, au pied d’Arthur’s-Seat, à la place occupée aujourd’hui par le Rankeiller-Street. Ils commençaient à peine à se consulter sur ce qu’ils devaient faire dans ces circonstances critiques, lorsque le sheriff et ses gens, mieux informés que bien des sociétaires, qui, faute de mot d’ordre, erraient çà et là dans la ville, accourant à la lueur des torches, sommèrent les associés de se disperser. L’Anglais Margarot les présidait, assisté de Gerald, délégué comme lui par les réformistes anglais. — Je ne quitterai mon siége que si on m’en arrache ! — s’écrie-t-il. Le sheriff le fait saisir par ses gens. Alors a lieu une scène qui donne l’idée la plus parfaite de l’esprit de mysticisme et de liberté qui animait ces premiers réformistes, une scène qui, dans quelques-uns de ses détails, nous reporte au temps du Covenant et des puritains.

Gerald se lève ; Gerald, l’homme du monde brillant, le gentilhomme accompli ; Gerald qui, en venant en Écosse se réunir aux puritains sévères de la convention, avait pris l’habit simple et austère du quaker et laissé tomber sur ses épaules ses longs et noirs cheveux, taillés et poudrés autrefois selon les règles de la plus stricte fashion ; Gerald se lève, et s’adressant au sheriff d’une voix pleine d’autorité et d’exaltation : « Ce soir nous n’avons pas fait notre prière accoutumée, lui dit-il, laissez-nous remplir une dernière fois ce devoir sacré. » Le magistrat fait un signe d’assentiment, et Gerald prononce la prière suivante, que le sheriff et ses gens, mêlés aux patriotes, écoutent la tête découverte. « Ô toi, gouverneur du monde, nous nous réjouissons de ce que, dans tous les temps et dans toutes les circonstances, nous avons du moins la liberté de nous approcher de ton trône, assurés que nous sommes qu’aucune offrande ne te paraît plus acceptable que celle de l’opprimé. Dans ce moment de combat et de persécution, sois notre défenseur, notre conseil, notre guide. Marche devant nous en colonne de feu comme tu marchais autrefois devant nos pères, pour nous éclairer et nous conduire, et ne sois pour nos ennemis qu’un ouragan plein de ténèbres et de confusion. Dieu puissant, n’es-tu pas le grand patron de la liberté ? Ton service, n’est-ce pas le service de la plus parfaite indépendance ? Nous t’en supplions, seconde chaque effort que nous faisons pour une noble cause, pour la cause de la vérité ! toi, père miséricordieux de l’humanité, permets-nous, pour l’amour de toi, de souffrir la persécution avec force et constance, et de croire que toutes les poursuites et les tribulations que nous pourrons endurer dans cette vie seront profitables au bien-être de ceux qui t’aiment. Laisse-nous espérer que plus grand sera le mal et plus longue la persécution, plus grand et plus durable sera le bien que ta sainte et adorable providence en fera sortir. Tout cela, nous te le demandons, non pour nos propres mérites, mais pour les mérites de celui qui doit venir un jour juger le monde avec justice et miséricorde[5]. »

L’effet électrique de cette prière prononcée d’une voix haute et inspirée, dans un moment de violente excitation morale, a laissé d’ineffaçables souvenirs dans l’ame de ceux qui l’entendirent. Ils parlent encore de la sensation qu’ils en éprouvèrent comme d’une de ces émotions surhumaines, de ces extases surnaturelles, que peu d’hommes éprouvent dans leur vie. Quelques fâcheuses que fussent les circonstances, quelque active que fût la persécution, les patriotes, en se séparant, croyaient au prochain triomphe de leur cause. Comme ils rentraient dans la ville par une sombre nuit de décembre, s’encourageant l’un l’autre à persister, et à espérer des temps meilleurs, le sheriff et ses gens, portant des torches qui éclairaient de lueurs vives et sauvages les rocs voisins de Salisbury et les cimes d’Arthur’s-Seat, vinrent à passer auprès d’eux : — « Arrière ! s’écria Gerald d’une voix tonnante ; arrière ! les torches funéraires de la liberté ! »

Gerald n’était arrivé à Édimbourg qu’après l’emprisonnement de Muir. Gerald était le plus éloquent des réformistes écossais d’alors. Peut-être eût-il fait triompher leur cause, si le pouvoir lui eût laissé le temps d’employer les moyens de séduction que la nature lui avait donnés. Gerald avait ce qui manquait à Muir, la connaissance des hommes. Il possédait, à un bien autre degré que lui, cette parole de feu qui échauffe les masses, cette audace qui les soulève, ce sang-froid qui les dirige. Muir était un apôtre, Gerald un chef de parti. Muir n’avait pas l’étoffe d’un réformateur qui doit réussir, d’un O’Connell, d’un Luther, d’un Mirabeau, d’un Danton ; il avait trop de scrupules d’honnête homme, trop de raison et trop peu d’élan ; sa candeur le perdit. Il crut à l’honnêteté de ses ennemis, comme si en politique un parti qui a le pouvoir et qu’on veut en dépouiller pouvait être impartial. La justice en temps de crise, c’est le rêve des belles ames, d’un Malesherbes, d’un Lafayette. Les partis sont sourds à sa voix, ils n’écoutent que celle de la nécessité qui parle plus haut ; ils ne jugent pas, ils condamnent. Gerald, Irlandais de naissance, était un homme d’une tout autre trempe que Muir. Il avait cette imagination ardente des hommes de son pays, et ce don de la parole qui leur est si naturel. Malheureusement, comme il arrive aux orateurs, la parole consumait la meilleure partie de ses forces ; dans les momens les plus critiques, il parlait plutôt qu’il n’agissait.

Héritier d’une belle fortune, Gerald avait été ruiné par les friponneries de ses tuteurs, par son imprévoyance et ses libéralités. Il s’était marié jeune ; mais, resté veuf avec deux enfans en bas âge et à peu près ruiné, il était passé en Amérique pour refaire sa fortune. Il se distingua comme avocat dans sa nouvelle patrie ; et quand plus tard il revint à Londres, il proclama hautement son enthousiasme pour les institutions politiques de l’Amérique, et se lia d’amitié avec Pitt, alors réformiste, Fox, William Godwin, et autres personnages de distinction et de talent. Durant son court séjour à Édimbourg, Gerald avait ranimé la foi chancelante des réformistes écossais. Chaque jour une jeunesse enthousiaste et une foule de délégués des diverses sections de la province accouraient à la taverne du Bœuf Noir, où Gerald était logé. Ils écoutaient avidement ses moindres paroles, et se pénétraient de la substance de ses discours, qui respiraient le patriotisme le plus exalté. Le soir, une escorte nombreuse l’accompagnait par les rues de la ville, quand il se rendait d’une section à l’autre pour haranguer les associés. Gerald avait déjà fait perdre au pouvoir l’ascendant qu’il avait reconquis depuis la condamnation de Muir. Muir, le patriote pur et modeste, était lui-même effacé par le brillant Gerald. Ses admirateurs de la veille l’oubliaient presque dans sa prison. On se disait que si Gerald fût venu plus tôt, et qu’il eût eu devant lui le temps dont Muir avait pu disposer, la cause de la réforme eût été gagnée. Le pouvoir sentit toute la portée d’une pareille influence, et il se décida à frapper Gerald comme il avait frappé Muir. Dans la nuit qui suivit la dernière réunion des réformistes d’Édimbourg, Gerald fut arrêté. On lui fit sur-le-champ son procès, ainsi qu’à Skirving, Margarot, et autres qui avaient été arrêtés dans la même nuit.

Gerald avait pour ami le fameux Godwin, l’auteur de Caleb Williams. Godwin était un des plus zélés partisans de la réforme ; quand il sut que son ami Gerald, Gerald le fils du soleil, comme il l’appelait, que Mackinstosh et lui avaient voulu retenir au moment du départ ; quand il sut que son ami devait comparaître devant un tribunal écossais, son affliction et ses terreurs furent extrêmes. Godwin connaissait le caractère bouillant et impétueux de Gerald ; il savait que son ami était de ce petit nombre d’hommes qui ne peuvent tenir la main fermée quand ils croient cette main pleine de vérités, ces vérités dussent-elles les perdre. Godwin se hâta donc d’écrire à Gerald pour lui offrir ses conseils et l’appui de son talent ; voici quelques fragmens de sa lettre, curieux monument du patriotisme du réformiste et de la sollicitude de l’ami.

« Si vous le voulez, Gerald, le jour de votre procès doit être un jour tel que l’Angleterre et le monde n’en ont pas encore vu de semblable. Il doit convertir bien des milliers d’hommes à la cause de la justice et de la raison. Quel noble enjeu est le vôtre ! Fortune, jeunesse, liberté, talent, vous avez tout placé sur un seul coup. Si vous devez succomber, que ce ne soit pas, je vous en conjure, sans avoir raconté à vos persécuteurs cette belle histoire d’où dépend la félicité des peuples… Gerald, n’oubliez jamais que les jurés sont des hommes, et que les hommes sont faits d’une matière malléable. Sondez les replis de leurs cœurs. N’usez pas surtout votre énergie en défiances et en vanteries inutiles. Que chacune de vos paroles soit dictée par la persuasion. Quel évènement pour l’Angleterre et l’humanité que la conquête de votre acquittement !… Cette conquête, un homme peut la faire… Gerald, cet homme, c’est vous. D’un esprit fécond, d’un sentiment moral énergique, armé de toutes les ressources que la méditation et une éducation littéraire peuvent donner, vous êtes à la hauteur de votre rôle ; vous n’avez qu’à être vous-même… Mais surtout, je vous en supplie, abstenez-vous de toute épithète insultante, de toute amère invective ; ne laissez aucun ferment d’humanité se mêler à l’œuvre divine.

« We will be sacrificers but not butchers, Cassius !
« We’ll carve them as a dish fit for the gods,
« Not hew them as a carcass fit for hounds
[6].

« Adieu, ami ! Je vous envoie mon ame entière ; vous nous représenterez tous.

« W. Godwin. »
29 janvier 1794.


La conduite de l’accusé devant le tribunal et sa belle défense justifièrent les espérances de Godwin. Gerald fut sublime pendant toute la durée de ce drame. Il arracha des larmes à ses juges et des applaudissemens à ses plus ardens ennemis. Il n’en fut pas moins condamné. Sa défense est restée comme le plaidoyer le plus éloquent dont aient retenti les tribunaux écossais. Les écrivains tories du Quarterly Review eux-mêmes en ont fait l’éloge, et l’on assure que Walter Scott, bien jeune encore, fut choisi par eux pour formuler cet éloge. Nous ne citerons de cette magnifique défense que les fragmens qui ont un intérêt de tous les temps et de tous les pays.

« Je désire que votre attention s’arrête, avant tout, sur une assertion de l’accusateur public (public prosecutor), s’écrie Gerald. « Si vous êtes convaincus que les intentions de l’accusé sont pures, a-t-il dit, votre devoir est de l’acquitter. » Oui, messieurs, c’est là le solide rocher sur lequel je bâtis ma défense : la pureté de mes intentions ! Qui peut, en effet, m’avoir engagé à braver la persécution présente, si ce n’est un ardent amour du vrai et un immense désir d’accroître le bonheur de mes compagnons d’exil sur cette terre, si ce n’est la pensée d’être utile à mes persécuteurs eux-mêmes, en dissipant la masse de préjugés ténébreux qui obscurcissent leur entendement ? Quel autre bénéfice pouvais-je acquérir ? Quelle autre ambition pouvais-je satisfaire dans cette périlleuse et noble entreprise ? Les exemples ne sont pas rares d’hommes, dont ce monde n’était pas digne, qui sont tombés victimes du zèle et de la vertueuse activité qui les dévorait ; mais leur destinée ne détournera jamais un esprit ferme et noblement inspiré de ce qu’il regarde comme l’accomplissement du plus sacré des devoirs, comme le paiement de sa dette envers son pays outragé. Ces sentimens dirigeaient la conduite de notre divin maître, quand il prophétisait en pleurant sur sa ville. « Ô Jérusalem ! Jérusalem ! s’écriait-il ; toi qui lapides les prophètes et qui égorges ceux qui te sont envoyés ! que de fois cependant je t’aurais réchauffée sous mes ailes comme la poule réchauffe ses petits ! mais tu ne l’as pas voulu ! »

Faisant ensuite allusion à ses efforts personnels pour provoquer la réforme de la représentation nationale, Gerald continue ainsi : « Quand je plonge mes regards dans l’horizon politique, la vue m’en semble effrayante et sombre à un degré qui doit faire trembler les hommes les plus purs, et que ne peuvent essayer de pénétrer les hommes les plus clairvoyans. Chaque chose est trouble, et semble de dimension colossale. En vérité, jamais brouillard plus épais ne fut suspendu sur notre île. Ceux qui sont versés dans l’histoire de leur pays, dans l’histoire de la race humaine, savent que la persécution la plus rigoureuse a toujours précédé l’ère des convulsions ; et cette ère, l’aveuglement et la folie de ceux qui nous gouvernent en précipiteront la venue. Si le peuple est mécontent, la meilleure manière d’apaiser ce mécontentement, ce n’est pas d’établir des tribunaux rigoureux et sanguinaires, mais de redresser les torts dont il se plaint, et de se concilier son affection. On peut appeler en aide aux vengeances ministérielles les cours de justice ; mais si la pureté de leurs actes est une seule fois suspectée, ces cours cesseront aussitôt d’être pour la nation des objets dignes de respect ; elles dégénéreront en une vide et coûteuse représentation, et deviendront dans les mains d’un parti des instrumens d’oppression. Que l’on fasse de moi ce que l’on voudra, mes principes vivront à jamais ; les individus peuvent périr, mais la vérité est éternelle. Le vent rude et glacial de la tyrannie peut souffler des quatre coins du monde, la liberté est une plante forte qui survit à la tempête, et qui enfonce son éternelle racine dans les terrains les plus arides et les plus sauvages !

« Messieurs, je suis entre vos mains, vous pouvez disposer de ma vie, et je n’éprouve pas la plus légère anxiété. Ma vie… j’en ferais le sacrifice avec joie, si ce sacrifice pouvait être utile à ma cause ; car, je le sais, si je succombais aujourd’hui, il sortirait de mes cendres une flamme qui dévorerait les oppresseurs de mon pays.

« La lumière morale brille aux yeux de l’esprit comme la lumière physique aux yeux du corps ; les tyrans ne peuvent pas plus éteindre le flambeau de la raison et de la philosophie qu’ils ne pourraient arrêter le mouvement journalier de la terre en appuyant leurs pieds sur sa surface.

« L’expérience de tous les temps doit avoir appris à nos gouvernans que la persécution n’a jamais anéanti les principes, et que leurs foudres sont impuissantes quand elles sont lancées contre le patriotisme, l’innocence et la fermeté. Que je puisse vivre une vie douce au sein de mon pays que j’aime, entouré de ces ames parentes de la mienne, dont l’approbation est pour moi la plus précieuse des récompenses, la plus grande des félicités, ou qu’il faille consumer le reste de mes jours au milieu des voleurs et des assassins, dans un lointain exil, sur les plages nues et mélancoliques de la Nouvelle-Hollande, mon esprit, ferme et égal dans l’une et l’autre fortune, est préparé à la destinée qui l’attend.

...Seu me tranquilla senectus
Expectat, seu mors atris circumvolat alis,
Dives, inops, Romæ, seu fors ita jusserit, exul
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« Il n’est pas de plus vive douleur que celle causée par l’exil à l’homme qui aime son pays. Eh bien ! cette douleur n’en est plus une, si celui qui la souffre a la conscience d’avoir rempli un devoir envers ses semblables. Si alors on demande à l’exilé quel est son pays ; supérieur à tout ce qui l’entoure, il détourne les yeux de cette place obscure qu’on appelle la terre, et, comme Anaxagoras, il vous montrera le ciel ! »

Après quarante années, les prophéties de Gerald se sont accomplies en partie. L’Angleterre jouit du plus grand nombre des libertés réclamées par les réformistes de 1794.

Gerald fut condamné, comme Muir, à quatorze ans de déportation. Ces arrêts et ceux prononcés à la même époque contre Skirving, Palmer, Margarot et autres, équivalaient à des arrêts de mort. Quelle fut en effet, la fin de ces hommes que les réformistes d’aujourd’hui regardent comme les martyrs de leur cause ?

Muir et Palmer, condamnés les premiers, avaient été conduits de Leith à Londres et jetés sur deux pontons différens, la Prudence et le Stanislas. L’Angleterre traitait alors ses prisonniers politiques comme elle a traité depuis ses prisonniers de guerre. Muir et Palmer, les fers aux pieds et aux mains, mêlés à des centaines de meurtriers et de bandits, rebut impur de la société[7], étaient obligés de travailler, sur les bords du fleuve, aux mêmes heures et aux mêmes ouvrages que ces misérables. Sheridan les visita et fut indigné d’une pareille barbarie. Sheridan dénonça ces infamies au parlement en déposant une pétition de Palmer. « Condamner des hommes à quatorze années de déportation ! s’écrie-t-il ; et pourquoi ? Pour avoir prêté un livre ! C’est vouloir pousser le peuple à la rébellion ! Si les ministres essayaient d’appliquer la loi écossaise à l’Angleterre (mais ils ne l’oseraient pas !), ils appelleraient sur leurs têtes le châtiment de la forfaiture et de la trahison. Je parle avec connaissance de cause, ajoute-t-il ; j’ai vu ces malheureuses victimes, je les ai visitées dans ces dégoûtantes prisons où on les a confondues avec le vulgaire des criminels. Ils ne sont plus chargés de fers, il est vrai, mais hier ils l’étaient encore ! Séparés l’un de l’autre, on leur a ôté la consolation des mutuels épanchemens. Il y a danger de sédition dans leur réunion ! a-t-on dit. Quelle terrible insurrection, en effet, que celle de deux hommes emprisonnés ! J’ai vu ces infortunés, et je m’en fais gloire, car, quels que soient les sentimens de mes adversaires, je serai toujours fier de prêter appui aux victimes de l’oppression. »

Fox, Adam, Grey, et le petit nombre de membres de la chambre des communes restés fidèles à la cause de la liberté, car l’apostasie de Burke et la peur avaient singulièrement réduit l’opposition, prirent chaudement la défense des proscrits. « Tout, dans ce procès et cette misérable affaire, s’écriait Fox, tout est monstrueux, tout révolte un ami de la justice et de l’humanité ! » « Si l’on a condamné M. Muir à quatorze ans de bannissement pour avoir prêté un livre de Payne, et c’est là le plus grand grief allégué contre lui, à quelle peine eût-on donc condamné M. Payne lui-même ? » disait M. Adam en présentant au parlement sa motion en faveur des réformistes écossais[8].

Pitt combattit la pétition de Sheridan et la motion de M. Adam, qui tendait à la révision des procès d’Écosse, avec toute la chaleur d’un homme nouvellement converti, avec l’animosité et le zèle odieux d’un renégat, disent encore aujourd’hui les réformistes. La raison de salut public est à peu près l’unique raison qu’il donne. Il n’a qu’un seul argument : la nécessité. « Doit-on être juste quand la justice est contraire au salut de l’état ? » répète-t-il à diverses reprises, et la chambre des communes, moins trente voix, vient en aide à de pareils argumens : pétition et motion, tout fut repoussé.

Le séjour de Palmer et de Muir sur les pontons fut assez prolongé pour laisser à leurs amis Skirving et Margarot le temps de les rejoindre. Tous quatre furent conduits à Botany-Bay sur le même transport la Surprise. Gerald, séparé de ses amis, languit pendant près d’une année dans la prison de Newgate et ne les rejoignit que plus tard. Gerald n’avait qu’une seule compagne de captivité, sa jeune fille. Quand le 2 mai on vint l’arracher à sa prison pour le transférer à bord du Souverain, son départ fut si brusque, qu’il ne put faire ses adieux à son enfant restée orpheline.

Botany-Bay est de nos jours un lieu de délices, en comparaison de ce qu’il était il y a quarante années, dans l’enfance de la colonie. Les déportés étaient condamnés à des privations de toute espèce, et obligés pour vivre de travailler à la terre dans leurs fermes. Le capitaine Hunter, Écossais lui-même, était gouverneur de la colonie pénitentiaire. Il distingua aussitôt ces hommes de la foule des meurtriers et des voleurs qui formaient le reste de la population de l’Australie. Muir surtout, si beau, si jeune, si enthousiaste ; Muir si sévèrement traité par les juges d’Écosse, excitait son intérêt. « M. Muir est le premier des quatre que j’ai vus, écrivait le gouverneur à un de ses amis de Leith. Je le crois un bon et noble jeune homme. Il se plaît dans la solitude et le recueillement ; il ne se plaint pas de la sévérité de son sort, mais il en supporte la rigueur avec courage et résignation. » Hunter s’étudia à rendre la situation de ses prisonniers la plus supportable qu’il put. Muir, en effet, était résigné. Il écrivait vers la même époque à un de ses amis : « Je me plais dans ma situation autant qu’un homme peut se plaire quand il est séparé de tout ce qu’il a aimé et respecté. Palmer, Skirving et moi vivons dans la plus parfaite harmonie ; je ne peux trop louer les égards dont nous sommes l’objet. Une reconnaissance éternelle me liera aux officiers militaires et civils de la colonie. J’ai une petite maison ici, une autre à deux milles, et une ferme que j’ai achetée sur l’autre bord de la rivière. Si vous avez quelque argent à m’envoyer, convertissez-le en rhum, tabac et sucre, toutes denrées qui sont ici hors de prix[9]. »

Un an s’était déjà écoulé depuis que Muir habitait Sidney, quand il en fut tiré par un évènement inattendu et que lui-même n’avait pu prévoir. Le procès de Muir avait eu peut-être plus de retentissement encore en Amérique qu’en Angleterre. On y regardait les patriotes écossais comme des amis, des concitoyens, et leur condamnation avait excité une sympathie assez puissante et un intérêt assez vif pour se traduire autrement que par des paroles. Quelques Américains frétèrent un navire dans le but apparent de faire un voyage à la Chine, mais dans le but secret de délivrer Muir et ses amis, s’il se pouvait. Après une traversée heureuse, le capitaine du petit navire la Loutre relâcha dans le port de Sidney, sous le prétexte de faire de l’eau et de couper du bois. Le généreux complot des Américains réussit à souhait, mais seulement pour ce qui concernait Muir. Il s’échappa de nuit, se cacha à bord du navire, n’emportant avec lui que quelques vêtemens et une petite bible que sa mère lui avait donnée en partant, et qu’il devait lui renvoyer à l’heure de la mort. En quittant Sidney, Muir laissa un billet pour le gouverneur, qu’il remerciait de sa généreuse pitié. Le reste de la vie du réformiste écossais est rempli d’évènemens presque romanesques. La Loutre s’était rendue de Sidney au Nootka-Sound, près de l’île de Vancouver, sur la côte de l’Amérique du Nord que baigne l’Océan Pacifique. Là, au grand effroi du capitaine américain et de Muir, ils rencontrent un brig de guerre anglais, qui croisait dans ces parages, et qui avait quitté Botany-Bay peu de jours avant eux. Un seul mot d’un des matelots de la Loutre pouvait perdre le fugitif. Il passe donc à bord d’un vaisseau espagnol qui le conduit à Saint-Blas, à l’embouchure du golfe de la Californie. Là, le gouverneur espagnol l’autorise à traverser toute la partie du continent américain appartenant au Mexique. Après des fatigues inouies, il arrive à la Havane, où le vice-roi de cette île, qui regardait tout Anglais comme ennemi (son gouvernement était alors en guerre avec le gouvernement anglais), le fit jeter dans un cachot. Muir passa plusieurs mois dans les prisons de la ville. Mais enfin, faisant droit à ses réclamations répétées, on l’embarque sur une frégate espagnole qui doit le conduire à Cadix ; arrivée en vue du port de Cadix, cette frégate est entourée par l’escadre de l’amiral anglais Jervis, qui croisait sur les côtes d’Espagne. Un des navires anglais attaque le vaisseau qui portait Muir ; c’est alors que le prisonnier prouve aux Espagnols ses geôliers qu’il n’était pas l’espion des Anglais : il s’arme, il combat, il reçoit plusieurs blessures graves, dont une au front qui le défigure, et il tombe sur le pont baigné dans son sang. La frégate ayant été obligée d’amener, Muir resta six jours prisonnier des Anglais sans être reconnu. Les Espagnols avaient dit aux soldats de Jervis, qui le savaient à bord et qui le cherchaient, que l’Anglais avait été tué pendant le combat et jeté à la mer. Soit crédulité, soit plutôt sympathie (Muir avait été reconnu par un chirurgien), les Anglais ne poussèrent pas plus loin leurs recherches, et Muir fut déposé sur le rivage espagnol avec les autres blessés. Le 14 août 1797, il écrivait à un de ses amis les lignes qui suivent :

« Cher ami, depuis la mémorable soirée où je te quittai à……, ma vie mélancolique et agitée n’a présenté qu’une succession continuelle d’évènemens extraordinaires. Je pense cependant vous revoir dans peu de mois. Contrairement à mon attente, je suis presque guéri de mes nombreuses blessures. Les directeurs m’ont témoigné le plus grand intérêt. Leur sollicitude pour un infortuné si cruellement accablé a été un baume consolateur qui a relevé mes esprits abattus. Les Espagnols me retiennent prisonnier, parce que je suis Écossais ; mais je ne doute pas que l’intervention du directoire de la grande république n’obtienne ma liberté. Rappelez-moi affectueusement à tous mes amis, qui sont les amis de la liberté et de l’humanité.

« Th. Muir. »

On voit quelles étaient toujours les sympathies de Muir. La persécution et le malheur n’avaient pas attiédi son zèle, ni ébranlé sa foi. Muir, réclamé comme Français, s’achemina vers Paris. L’accueil que lui fit le directoire fut digne de la grande république. L’arrivée de Thomas Muir à Bordeaux fut célébrée par une fête populaire ; une foule immense l’accueillit aux cris de vive le défenseur de la liberté ; la fête se termina par un banquet. Les patriotes français fêtaient de leur mieux le réformiste écossais, l’avocat de la liberté, le fils adoptif de la France. Le Moniteur du 16 frimaire an vi annonce en ces termes son arrivée à Paris : « Thomas Muir est arrivé à Paris ; le ministre des affaires étrangères l’a accueilli avec les égards dus à son grand caractère, aux services qu’il a rendus à la liberté, et aux maux qu’il a endurés en défendant cette cause sacrée. » Tout ce que la capitale de la France renfermait alors d’hommes éminens, d’esprits distingués et généreux, voulut voir Muir et le complimenter ; tous s’efforçaient de lui faire oublier les peines de l’exil et de lui faire aimer sa nouvelle patrie. Muir fut sensible à un aussi noble accueil ; mais sa constitution était ruinée ; les blessures qu’il avait reçues au fatal combat de Cadix s’étaient rouvertes et étaient reconnues incurables ; après plusieurs mois de vives souffrances, il expira le 27 septembre 1798. La tombe qui renferme ses restes s’élève dans le cimetière de Chantilly, où il s’était retiré pendant les derniers mois de sa vie. Sur son lit de mort, sa dernière pensée fut pour sa mère ; il lui renvoya la petite bible qu’il en avait reçue en quittant l’Écosse, et qu’il avait miraculeusement conservée au milieu de toutes les traverses de sa vie. Muir avait trente-trois ans quand il mourut, l’âge de Camille Desmoulins, l’âge que ce dernier déclarait fatal aux révolutionnaires, à commencer par Jésus-Christ !… Il y a, du reste, une certaine analogie entre Camille Desmoulins et Thomas Muir : même naïveté, même ardeur de jeunesse, même exaltation patriotique, même retour aux sentimens tendres dans la persécution ; mais Muir était plus saint et plus pur, le sang n’avait pas souillé ses mains. Les parens de Muir lui survécurent à peine deux années.

La terre inhospitalière de Sidney devait dévorer les autres réformistes. Le brillant Gerald, qui les avait enfin rejoints, mourut le premier, au printemps de l’année 1796. Au moment de rendre le dernier soupir, il se souleva en disant d’une voix lente et solennelle : « Je meurs pour la meilleure des causes, et je vous prends tous à témoin que je meurs sans regret et sans repentir ! » Sur la pierre de sa tombe à Farm-Cove, près du port Jackson, on lit ce peu de mots : Joseph Gerald, martyr des libertés de son pays. Mort dans sa 36e année.

Skirving succomba trois jours après lui. Palmer eut la force de survivre à ses compagnons ; les sept années de déportation auxquelles il avait été condamné étaient enfin écoulées, et il revenait dans sa patrie, quand il mourut de la fièvre, dans une des îles de l’Océan indien. Un ami fidèle, le ministre Ellis, qui avait poussé le dévouement jusqu’à l’accompagner dans son long exil, ne rapporta en Europe que son souvenir.

La guillotine est plus clémente que la baie des voleurs et des assassins ! s’était écrié Fox en plein parlement, quand il avait appris la condamnation des réformistes écossais. Ces paroles, que Pitt traitait de déclamation, n’étaient que trop vraies. Pas un des condamnés ne devait revenir de son exil. Aussi les partisans de la réforme en Écosse ne parlent-ils qu’avec indignation des juges tories et des infâmes jurys de 1793 et 1794. Dirigés par lord Eldon et Pitt, et choisis par Henry Dundas, secrétaire d’état, depuis lord Melville, les magistrats écossais persistèrent dans la voie de rigueur où ils s’étaient engagés. Une fois maîtres des chefs qu’ils tenaient dans leurs prisons, ou qu’ils avaient envoyés en exil, ils eurent bon marché de l’armée des novateurs. La convention dispersée n’osa plus se réunir. L’espionnage s’étendit comme un vaste réseau sur le pays qui, selon l’énergique expression de Jeffrey[10], semblait livré aux coureurs de places, aux Lapslie et aux hommes de Goldmisths’-Hall ; temps de bassesse incroyable et de misère infinie ! Burns lui-même, le grand poète de l’Écosse, n’échappa pas à la persécution. Burns avait adressé, de sa résidence de Dumfries, une lettre à la Gazette d’Édimbourg, journal réformiste ; dans cette lettre, il priait le directeur du journal de l’inscrire au nombre de ses souscripteurs. « Courage, lui disait-il, mettez à nu, d’une main ferme et avec un cœur indompté, cette horrible masse de corruption appelée politique et diplomatie. » La lettre de Burns fut décachetée à la poste et attira sur la tête de son auteur la misérable persécution de ses supérieurs de l’excise, persécution qui, au dire de Walter Scott, tory lui-même comme on sait, poussa au désespoir un homme qui possédait un incomparable talent, et exaltant sa nerveuse sensibilité d’homme de génie, brisa son cœur, troubla sa raison et abrégea si fatalement sa vie.

Il a fallu quarante ans pour que la cause des réformistes, cette cause dont les premiers apôtres avaient annoncé le prochain triomphe, prévalût, et encore partiellement. De nos jours, les réformistes sont au pouvoir, ils ont vaincu ; mais, malgré leur confiance et leur audace, on voit qu’ils craignent de perdre le terrain qu’ils ont conquis. Ils se rappellent encore les funestes années 1793 et 1794. Tout en parlant d’élever, sur le sommet de Calton-Hill, leur Westminster national, un monument à la mémoire des premiers réformistes, et tout en portant dans leurs processions, à travers les rues et les places de la métropole écossaise, des bannières blasonnées où brillent, en lettres d’or, les noms de Muir, Gerald, Palmer et Skirving, ces martyrs de l’Écosse, comme ils les appellent, ils jettent un coup d’œil sombre et inquiet sur les statues de Henry Dundas et de William Pitt, qui se dressent aux principaux carrefours de leur ville. Ils savent que ces hommes qui ont persécuté les pères ont des héritiers qui, eux aussi, persécuteraient les enfans. Ils comptent leurs rangs, leurs rangs trop peu nombreux pour la nombreuse population de la cité qui laissa condamner les premiers apôtres de leur cause, de cette cité qu’ils appellent servile, et qui, cependant, a fait d’immenses progrès dans la carrière de la liberté ; et s’ils retrouvent quelque courage, c’est en reportant leurs regards sur Glasgow, ce bras droit de l’Écosse, la ville la plus populeuse des trois royaumes après Londres ; c’est là que sont leurs adhérens les plus dévoués, leurs partisans les plus résolus et les plus nombreux ; c’est là qu’est leur armée.


Frédéric Mercey
  1. Life of Thomas Muir, by Peter Mackenzie, of Glasgow. — Memoirs and Trials of the political martyrs of Scotland, Edinburgh, 1857. Tait’s Edinburgh Magazine, 1837.
  2. L’Irlande, à cette époque, avait des réformistes ; mais l’union irlandaise n’existait pas.
  3. On a attribué à tort cette adresse à Grattan ; le docteur Drennan en est l’auteur. L’adresse de Watson aux Irlandais (Moniteur de 1798) contient les mêmes pensées, exprimées d’une manière plus violente.
  4. Memoirs and Trials, etc., pag. 7.
  5. Memoirs and Trials, etc., p. 23.
  6. Nous serons sacrificateurs, et non bouchers, Cassius ! Nous les découperons comme un mets destiné aux dieux, et nous ne les abattrons pas comme une carcasse bonne à donner aux chiens.
  7. Annual register, 1793.
  8. Séance du 23 janvier 1794.
  9. Memoirs and Trials, etc., pag. 16.
  10. Edinburgh Review, no 31.