Les premiers colons de Montréal

Imprimé au bureau de « La Minerve » (p. Couv-8).


LES PREMIERS COLONS DE MONTRÉAL[1]

PAR


MESSIRE ROUXEL PRÊTRE SULPICIEN.


Séparateur



« Messieurs,

« Rien de plus attrayant dans l’histoire des nations, que d’étudier la naissance et l’accroissement des colonies, qui ont successivement peuplé l’univers ; et dans l’histoire des colonies elles-mêmes, rien de plus intéressant que de rechercher les motifs si variés, si disparates, qui contrebalancèrent l’amour de la patrie dans le cœur des premiers fondateurs.

« Quelquefois le sol natal, ruiné par la famine, ou naturellement stérile, ou surchargé d’une population excessive, ne peut plus nourrir tous ses enfants ; alors il en déverse le trop-plein sur des contrées désertes ou plus fertiles… Ainsi, quand l’empire romain expirait épuisé de vieillesse et de débauche, les régions septentrionales de l’Europe jetèrent sur lui un essaim de nouvelles nations, sans se dépeupler elle-mêmes.

« Le plus souvent, surtout depuis trois siècles, la fondation des colonies fut inspirée par la soif des richesses. Sans parler de ces compagnies de commerce, qui ressemblent à des républiques colossales, l’exemple le plus singulier que l’on puisse citer en ce genre, c’est bien ce nouvel État qui s’improvise dans une contrée à peine connue il y a dix ans : le berceau de la Californie fut une mine, et ses premiers colons furent des chercheurs d’or.

« N’a-t-on pas vu même des colonies dont les fondateurs furent des criminels ou des séditieux, que la société avait vomis avec horreur de son sein, ou qui poursuivis par la justice vengeresse de la patrie, allaient sous d’autres cieux, cacher leur honte et chercher l’impunité ? Eh ! que fut Rome à sa naissance ? un amas de chaumières peuplées par des pâtres sauvages et des brigands.

« D’autres fois, opprimés par l’injustice des lois ou le despotisme capricieux d’un tyran, des citoyens paisibles ont mieux aimé la liberté sur la terre d’exil, que l’esclavage au sein de la patrie. Sans les cruautés de Pygmalion, Carthage n’eût jamais existé. Et, si nous ouvrons l’histoire moderne, le Maryland a dû sa naissance à une troupe de fervents catholiques, qui, persécutés comme des criminels de lèse-majesté, parce qu’ils refusaient d’être des parjures et des apostats, allèrent planter la croix sur les bords du Chesapeake, et vivre en paix à son ombre. Oh ! qu’elle est belle et pure cette colonie de confesseurs de la foi, qui renoncent à leur patrie terrestre pour se soustraire aux séductions et aux tracasseries de l’erreur ! Hélas ! pourquoi faut-il qu’elle ait été presque aussitôt étouffée par des sectaires ingrats, que sa charité avait reçus à bras ouverts et réchauffés dans son sein ? Honneur éternel aux premiers pélerins du Maryland ! oui, car les motifs qui les animaient étaient saints et purs ! mais il en est un, plus sublime et plus saint encore.

« Tâchons de nous tracer le type, l’idéal d’une colonie. Imaginons des fondateurs et des colons, non plus poussés par la nécessité de chercher un refuge contre la misère ou la juste animadversion des lois, non plus animés par la soif de l’or ou l’esprit de révolte, non plus même inspirés par le juste et noble désir d’échapper à une oppression tyrannique. Concevons une troupe d’hommes d’élite, qui, s’oubliant eux-mêmes, sacrifient la vie douce et paisible que la patrie leur promet, pour aller vivre sur une plage barbare, travailler à la conversion des peuples sauvages, et périr sous leurs coups. En un mot, pour avoir le type le plus élevé, l’idéal le plus pur d’une colonie, il faut imaginer une colonie d’apôtres.

« Une colonie d’apôtres ! mais l’apostolat n’est-il pas exclusivement réservé aux émigrations individuelles ? Une colonie d’apôtres ! mais n’est-ce pas là une utopie, une brillante chimère ?

« Non, Messieurs, une colonie d’apôtres n’est pas chose impossible. Eh quoi ! Dieu ne peut-il pas réunir ensemble par les secrets ressorts de sa providence un nombre suffisant d’hommes apostoliques pour en faire une colonie ? et, s’il le faut, ne peut-il pas en créer tout exprès ? Sans doute, il le peut ; mais l’a-t-il fait ? Dans tout le cours des siècles, nous en trouvons un exemple, un seul ;… et cette colonie modèle, que l’on regarderait comme un beau rêve, si elle n’existait pas ; cette colonie, fidèle expression de l’idéal que nous nous sommes tracé, faut-il vous la nommer ? c’est Montréal…

« Oui, chère cité de Montréal, j’aime à t’admirer maintenant dans l’éclat de ta force et de ta beauté, couronnée de monuments superbes, élargissant ton enceinte pour recevoir un peuple d’enfants adoptifs dont tu fais le bonheur !… Mais j’aime bien mieux encore te contempler dans ton berceau.

« D’autres colonies ne sont parvenues qu’à force de travaux à effacer la souillure originelle, qui stigmatisa leurs fronts naissants ; — mais, toi, ô cité de Marie, ton front fut toujours pur et sans tache. Que d’autres cités rougissent, quand on leur jette à la face les noms de leurs fondateurs ! — pour toi, le nom de tes pères est ton plus beau titre à la gloire.

« Un enfant se plaît à entendre raconter les hauts faits de ses ancêtres ; son œil étincelle alors, son cœur bat avec violence, et il sent que lui aussi est capable de grandes choses, et que le même sang coule dans ses veines. Messieurs, je vais vous parler des premiers fondateurs de Montréal, vos illustres aïeux ; le sujet que je développe n’a pas besoin que l’habileté de l’auteur y répande de l’intérêt : les faits parleront assez éloquemment par eux-mêmes ; pour être intéressant, il suffit ici d’être vrai. »

M. Rouxel a fort bien rempli cette promesse dans la suite de sa lecture. Il a su donner de l’intérêt à tous les évènements qui se rattachent à la colonisation de ce pays. On aime sa patrie quand on entend dire de si belles choses de ses ancêtres : on est fier d’être canadien. Le savant lectureur continue ainsi :

« C’était vers la fin du règne de Louis  XIII ; le Canada découvert depuis un siècle n’avait encore d’autres habitants que des tribus féroces dont le nom seul était un épouvantail, qu’on ne pouvait entendre sans frémir. Aussi Québec n’était qu’un village ; les possessions de la France sur les bords du St. Laurent se réduisaient à quelques postes isolés, et les chercheurs d’aventures s’éloignaient de cette contrée inhospitalière.

« Mais Dieu avait décrété qu’au cœur même de ces pays barbares une cité serait fondée, qui sous le nom et la sauvegarde de Marie, serait en même temps le boulevard extrême de la civilisation, et le foyer d’où la lumière de l’Évangile rayonnerait dans ces contrées assises à l’ombre de la mort.

« Pour cette grande œuvre il suscita deux apôtres, un prêtre et un laïque, M. Olier et M. de la Dauversière : ils étaient encore inconnus l’un à l’autre, et déjà tous deux avaient reçu d’en haut les mêmes lumières ; ils se rencontrent, se communiquent leurs desseins ; et la fondation d’une colonie dans l’île de Montréal est résolue.

« Bientôt des magistrats, des grands seigneurs, des ecclésiastiques de condition, des dames de la première noblesse, s’estiment heureux et indignes d’être reçus parmi les membres de la Compagnie de N. D. de Montréal. Aussi ingénieux à cacher leurs libéralités qu’on l’est ordinairement à les produire, presque toutes n’étaient connues que de Dieu seul ; entr’autres madame de Boullion, à qui nous devons la fondation de l’Hôtel-Dieu, ne fut jamais désignée pendant sa vie, que sous le nom mystérieux de la Bienfaitrice inconnue. Leur modestie a su s’envelopper d’un silence si profond, que plusieurs de ces noms que Dieu a inscrits en lettres d’or dans le livre de vie se sont pour toujours dérobés aux recherches les plus laborieuses de l’histoire et à la juste admiration de la postérité.

« Afin de mieux apprécier la pureté des motifs dont ils étaient animés, écoutons-les eux-mêmes, exposant leurs projets dans une apologie authentique qu’ils firent imprimer sous ce titre : Les véritables motifs des Messieurs et Dames de la Société de Montréal.

« Il ne faut pas mesurer, disent-ils, les pensées de Dieu avec les nôtres, ni estimer qu’il nous ait ouvert, à travers tant de mers, ces chemins auparavant inconnus, pour en rapporter seulement des castors et des pelleteries. Cela est bon pour la bassesse des desseins des hommes, mais trop éloigné de la majesté et de la profondeur de ses voies, et des inventions secrètes et admirables de sa bonté… Nous nous proposons, ajoutent-ils, de faire célébrer les louanges de Dieu dans un désert où J. C. n’a point été nommé, et qui auparavant était le repaire des démons. »


« Ensuite ils réfutent les accusations de présomption et de témérité que l’opinion publique soulevait contre leur entreprise.

« Comment avez-vous pu mettre dans votre esprit, qu’appuyés de nos propres forces, nous eûssions présumé de penser à un si glorieux dessein ? Si Dieu n’est point en l’affaire de Montréal, si c’est une invention humaine, ne vous en mettez point en peine, elle ne durera guère ; ce que vous prédisez arrivera. Mais si Dieu l’a voulu, qui êtes-vous pour y contredire ? Appuyés sur sa parole, nous croyons que cette œuvre est de Dieu. Pour vous qui ne pouvez ni croire ni faire, laissez les autres en liberté de faire ce qu’ils croient que Dieu demande d’eux. »


« Vous dites que l’île de Montréal est trop proche des Iroquois, que les Français y seront exposés aux surprises et à la boucherie de ces barbares. Mais si, par la permission du ciel, nous ne pouvons ni convertir les Iroquois, ni les obliger d’avoir la paix avec nous, nous leur ferons une si juste, si sainte et si bonne guerre, que nous osons espérer que Dieu fera justice de ces petits Philistins qui troublent ses œuvres… Enfin, si Dieu veut nous accepter pour victimes, en permettant que nous soyons pris et massacrés par les barbares, n’estimez pas, pour cela, vous voir délivrés de nous ; car, de nos cendres, Dieu en suscitera d’autres, qui feront encore mieux que nous. »


« Messieurs, jugez-en par vous-mêmes. Ce ton noble et calme avec lequel ils développent et justifient un projet, imprudent et même extravagant aux yeux de la sagesse humaine ; cet abandon filial à la divine Providence ; le succès qui, depuis deux siècles, a couronné leurs travaux, ne sont-ce pas là autant de caractères évidents, qui impriment à la fondation de Ville-Marie, le sceau des œuvres providentielles et divines ?

« Le premier pas était fait : le plan de la colonie était conçu, mais l’exécution n’en était pas facile, car les conditions proposées aux futurs colons n’étaient rien moins que séduisantes.

« Aucun attrait pour la cupidité : point de mines d’or où l’on ramasserait à pleines mains le métal précieux ; point de peuples doux et timides à réduire en esclavage ; il fallait échanger la belle patrie pour une contrée peuplée de hordes farouches, construire une cabane dans une île ouverte aux invasions des Iroquois, et en défricher le sol inculte, pour avoir de quoi vivre.

« Avec des offres pareilles, comment recruter des colons ? La divine Providence y a pourvu ; elle a préparé aux associés de la compagnie de Montréal de dignes coopérateurs.

« À leur appel, cinquante-cinq hommes partent pour aller fonder la Ville-Marie ; et quelques années après, un renfort de cent-huit hommes vient relever la colonie sur le penchant de sa ruine ; leur chef était un gentilhomme français, Paul Chomedey de Maisonneuve, qui joignait à une prudence consommée et à un courage éprouvé, les sublimes vertus qui caractérisent les saints.

« Quel ravissant spectacle pour les anges et les hommes ! Dites-moi, Messieurs, connaissez-vous dans le cœur humain un motif assez fort pour inspirer, non pas à deux ou trois individus isolés, mais à toute une multitude, un sacrifice aussi généreux ? Pour moi, je n’en connais pas… Oui, ces hommes, suscités de Dieu, avaient pour mobile une inspiration qui venait d’en-haut. Et, en effet, chacun d’eux était un apôtre, un martyr, un héros ; ce sont les trois points de vue sous lesquels nous allons les considérer.

« I. D’abord, ils possédaient à un éminent degré l’esprit d’apostolat : c’était dans le dessein de procurer la gloire de Dieu et la conversion des Sauvages, que nos aïeux s’arrachèrent aux douceurs d’une patrie heureuse et florissante ; comme les apôtres, ils pouvaient dire à ces infortunés :

« Ce ne sont pas vos biens, c’est vous-mêmes, que nous venons chercher de par-delà les mers ; non point pour vous réduire en esclavage, mais pour vous apporter la véritable liberté des enfants de Dieu. »


« Ne pouvant agir sur ces êtres intraitables par la persuasion de la parole, ils se bornaient à une prédication, muette il est vrai, mais dont l’éloquence est irrésistible sur les cœurs les plus rebelles : le bon exemple. La cité naissante était un modèle de toutes les vertus ; en lisant la relation naïve et touchante que le P. Vimont nous a transmise de leur tendre charité, de la pureté de leurs mœurs, de leur piété sincère, et surtout de leur zèle ardent, nous nous sentons transportés en esprit jusqu’aux temps de la primitive Église, où chaque fidèle vivait comme un saint, en attendant que l’heure du martyre vînt à sonner.

« II. C’est qu’en effet, à l’exemple de ces premiers chrétiens, nos pères n’étaient pas seulement une colonie d’apôtres ; ils étaient encore un peuple de martyrs, qui mouraient en défendant la foi, plantée par eux sur les rives du St. Laurent. — Et quelle mort ! grand Dieu ! ce n’était pas cette mort, qui foudroie d’un seul coup le guerrier dans l’enivrement de la bataille ; c’était une mort cruelle et obscure. Aujourd’hui l’un tombe percé d’une flèche lancée par une main invisible, pendant qu’il se livre aux travaux de la moisson ; une autre fois, après une attaque vigoureusement repoussée, on rapporte un colon, dont la chevelure a été cruellement scalpée, ou dont le crâne a été horriblement fracassé par le casse-tête d’un sauvage ; un autre jour, le tintement lugubre du tocsin appelle les citoyens aux armes ; on accourt ; il est trop tard ; déjà les Iroquois se retirent, entraînant avec eux une innocente victime, sur laquelle ils rassasieront à loisir leur froide barbarie par des tourments inconnus aux Néron et aux Domitien.

« Toutefois cette mort affreuse à laquelle chaque Montréaliste devait se tenir prêt tous les jours, ils ne la redoutaient pas ; que dis-je, ils l’appelaient de tous leurs vœux, car le véritable apôtre ne soupire qu’après la palme du martyre. Oui, c’était l’espoir de verser leur sang pour Dieu, qui leur adoucissait une vie semée de fatigues et d’alarmes. Tous étaient pénétrés des sentiments si noblement exprimés par Lambert Closse, digne lieutenant de M.  de Maisonneuve. — Un jour ses amis lui reprochaient la facilité extrême avec laquelle il s’exposait pour la défense de la colonie, et lui représentaient qu’il se ferait tuer infailliblement :

« Messieurs, répondit-il, je ne suis venu à Ville-Marie, qu’afin d’y mourir pour Dieu en le servant dans la profession des armes ; et si je savais que je ne dûsse pas y périr, je quitterais le pays pour aller servir contre le Turc, afin de n’être pas privé de cette gloire. »


« Jamais l’antiquité païenne n’entendit une réponse aussi magnanime… Des vœux si purs et si chrétiens méritaient d’être exaucés : Lambert Closse et la plupart des premiers colons obtinrent l’un après l’autre la couronne du martyre. Parcourez les actes de sépulture de la paroisse de Ville-Marie pendant les premières années qui suivirent sa fondation : à part quelques enfants morts en bas-âge, le plus grand nombre ont péri sous les coups des Iroquois, ou des suites de leurs blessures. Ces registres sont le glorieux martyrologe de Montréal : il y a des pages dignes d’être ajoutées aux actes des martyrs.

« III. Ne croyons pas cependant que ces apôtres zélés, ces généreux martyrs, ne fussent qu’un troupeau timide qui se laissait égorger sans résistance. Sans doute, ils n’étaient pas venus dans le dessein de guerroyer contre les sauvages, dont ils ne désiraient que le vrai bonheur ; mais quand la colonie était en danger, tous les citoyens, quittant la paisible charrue ou les humbles instruments de l’artisan, se trouvaient transformés en autant de héros.

« Ô ! que d’exploits oubliés ! que d’héroïsme inconnu pendant cette guerre d’un demi-siècle, qui ne fut jamais interrompue par un traité de paix ou par une trève ! — Hélas ! un petit nombre de faits seulement sont parvenus jusqu’à nous ; perte déplorable et qui ne peut plus se réparer ; nos plus beaux titres de noblesse sont perdus pour jamais.

« Gardons-nous cependant d’accuser nos aïeux d’une coupable indifférence. Ils savaient mieux faire de grandes choses que les écrire ; et d’ailleurs l’héroïsme était chose si ordinaire à Ville-Marie, qu’il n’était plus remarqué ; chacun s’imaginait, en faisant les actions les plus sublimes, s’acquitter d’une obligation commune, et ne pensait pas plus à rechercher les applaudissements et les louanges, que ses concitoyens à les lui donner.

« Mais pour nous, enfants de ces héros inconnus à eux-mêmes, c’est un devoir sacré de recueillir avec respect la moindre parcelle de ce trésor de gloire, dont ils étaient si peu soucieux.

« Je laisse à d’autres la noble tâche de célébrer les divers épisodes de cette lutte soutenue corps-à-corps par la civilisation contre la barbarie. Cependant pour en donner un exemple, permettez-moi de raconter un exploit militaire, comparable à celui des Thermopyles.

« Depuis près de vingt ans, Montréal était pour ainsi dire bloquée par les Iroquois, qui venaient égorger ou enlever les colons jusqu’au seuil de leurs demeures. Mais une recrue de cent hommes étant venu relever la colonie, dix-sept Montréalistes commandés par le brave Dollard forment le projet audacieux d’aller porter la guerre au cœur du pays des Iroquois, afin de leur inspirer la terreur des armes françaises.

(En rapportant cet acte d’un courage surhumain, et en parlant du brave commandant de ces 17 braves Montréalistes, nous croyons que M.  Rouxel, à l’exemple de plusieurs écrivains, a prononcé Daulac, mais nous prenons la liberté d’écrire Dollard, ayant vu de quoi nous convaincre que telle est la véritable orthographe du nom de cet intrépide guerrier. Voici les détails de l’action ; n’interrompons pas davantage le récit palpitant d’intérêt de M.  Rouxel.)

« Leur mort est certaine : ils le savent ; aussi commencent-ils par dire un éternel adieu à leurs frères d’armes, font leur testament, reçoivent les sacrements de l’église avec une ferveur angélique, et s’engagent par un solennel serment prononcé au pied des autels, à n’accepter aucun quartier, et à combattre jusqu’au dernier souffle de vie. Ils partent donc et remontent l’Ottawa ; ils n’ont pas, comme Léonidas et ses Spartiates, la triste perspective d’aller souper chez Pluton : les yeux élevés au ciel, ils contemplent dix-sept couronnes de martyrs suspendues sur leurs têtes.

« Arrivés au Long-Sault, ils voient approcher trois cents Iroquois, qui descendaient pour tomber à l’improviste sur Québec et Montréal. Nos braves ont à peine le temps de se jeter dans un petit retranchement de pieux que les Algonquins avaient autrefois élevé sur la rive ; et l’ennemi vient les assiéger. Les premiers chocs sont repoussés avec une vigueur incroyable ; cachés derrière la palissade, les Montréalistes semblent se multiplier, tellement que les assaillants s’imaginent enfin avoir affaire à toute une armée. Le cinquième jour, irrités de se voir tuer tant de monde, les Iroquois appellent à leur secours un renfort de cinq cents guerriers. Alors quelques sauvages chrétiens, que Dollard avait reçus comme auxiliaires, se rendent lâchement aux Iroquois et leur apprennent qu’il n’y a que dix-sept hommes dans l’enceinte. On refuse de les croire ; pendant trois jours encore, le flot des barbares vient et revient se briser avec fureur contre la palissade ; mais chaque nouvel assaut fournit à nos héros l’occasion d’un nouveau triomphe.

« Persuadés enfin qu’une armée nombreuse est cachée derrière le retranchement, les Iroquois commençaient à battre en retraite, quand les transfuges, renouvelant leurs assurances, les décident à un effort désespéré.

« Furieux de rage et de honte, ils font retentir le rivage de hurlements farouches, donnent tête baissée sur l’enceinte, et malgré un feu meurtrier qui les décime, gagnent la palissade, et commencent à l’ébranler. En ce moment suprême, un mousquet plein de mitraille lancé par Dollard par dessus le retranchement, retombe malheureusement au milieu des assiégés dont plusieurs sont tués ou mis hors de combat.

« Alors les Iroquois font brèche de tous côtés ; mais à mesure qu’un pieu est arraché, un guerrier s’élance à sa place, se présente comme un rempart vivant, et hache tout ce qui ose se présenter. Enfin la porte est enfoncée ; plus d’espoir. Les derniers héros, fidèles à leur serment, se jettent le sabre à la main au milieu des rangs les plus épais, et après avoir vendu chèrement leur vie, tombent expirants sur les monceaux de cadavres qu’ils ont immolés.

« Les vainqueurs épouvantés d’un triomphe si désastreux, veulent s’assurer par eux-mêmes du nombre des assiégés ; ils les comptent : il n’y en a que dix-sept ; c’est à peine s’ils en croient leurs yeux. Eh quoi ! se disent-ils, dix-sept hommes ont suffi pour arrêter pendant huit jours une armée de huit cents guerriers, et pour faire périr un si grand nombre des nôtres ! quelle folie, si nous allions attaquer ces hommes terribles dans leurs propres foyers ! — Et saisie d’effroi, la horde barbare se jette dans ses canots et regagne en toute hâte son pays. Honneur et reconnaissance immortelle à ces braves, qui imprimèrent aux sauvages la terreur des armes canadiennes, et qui, plus heureux que les Spartiates des Thermopyles, préservèrent leur patrie d’une invasion, qui l’eût peut-être étouffée dans son berceau ! »

Qui ne se sent pas le désir, et ne se promet pas d’étudier l’histoire du Canada dans ses plus petits détails, en entendant un récit si touchant sur la colonisation de cette île ? Oui, il suffit, en parlant de l’origine de notre histoire, d’être vrai et de bien dire la vérité, comme M.  Rouxel sait la dire, pour être plus intéressant que les récits inventés des Homère et des Virgile.

Voici les belles réflexions que fit M.  Rouxel avant de terminer sa lecture :

« Messieurs, cessons donc de concentrer et d’épuiser notre admiration sur les héros de l’antiquité classique, dont le principal mérite fut souvent d’avoir été chantés par un grand poète, ou célébrés par un éloquent panégyriste. Montréal n’a rien à envier à la Grèce et à l’ancienne Rome.

« Qu’est-ce en effet que la guerre de Troïe avec ces héros capricieux et boudeurs, qui, comme des enfants mal-élevés, préludent au combat par des injures ; si je la compare à ce siége, soutenu pendant cinquante années, dans un village sans défense, par une poignée de colons, contre les attaques perfides d’un peuple féroce et infatigable ?

« Et la fuite d’Énée et de ses compagnons, chassés de leur patrie en cendres, et courant à l’aventure de mer en mer pour trouver un asile ; quel sujet pauvre et mesquin, en comparaison de cette colonie de héros chrétiens, qui, renonçant à une vie douce et calme dans la belle France, vont avec joie s’ensevelir tous vivants dans une région lointaine, qu’ils arroseront de leurs sueurs, qu’ils consacreront de leur sang ; et cela, uniquement pour sauver leurs frères et leur procurer une éternelle félicité !

« Oui, Messieurs, je ne crains pas de l’avancer, Homère et Virgile se seraient estimés heureux d’avoir à chanter la naissance et le berceau de Ville-Marie. Mais un pareil sujet, ils n’en avaient aucune trace dans l’histoire : ils ne pouvaient l’inventer ni même le soupçonner. Le génie de l’homme ne suffit pas pour cela ; la vraie religion de Jésus-Christ, le catholicisme seul, pouvait, je ne dis pas seulement exécuter, mais encore imaginer une colonie, dont chaque citoyen fût un apôtre, un martyr, et un héros !

« En terminant cette faible esquisse de Montréal naissante, une question se présentait naturellement à mon esprit. Quelle est donc la vocation de cette colonie privilégiée ? Une aurore sans nuage est le signe précurseur d’un beau jour ; et Dieu, en veillant avec tant d’amour sur le berceau de Ville-Marie, avait sans doute sur elle de grands desseins !

« Mais cette question, à mesure que je l’approfondissais, s’élargissait devant moi ; et si j’avais entrepris de la développer aujourd’hui, elle m’aurait entraîné bien au-delà des limites que je dois me prescrire. Elle pourra donc servir de matière à une autre lecture sur la Vocation de la Colonie de Montréal, où l’on étudiera les glorieuses destinées de cette ville, couronnée dès son berceau, de la triple auréole de l’héroïsme, du martyre, et de l’apostolat. »

Le public, attentif, a pris acte de cette promesse de M. l’abbé Rouxel, et chacun se promettait d’admirer, à cette seconde partie d’une lecture qui fait appel aux sentiments les plus chers à notre nationalité.




  1. Lue le 23 Mai 1857.