Les préjugés contre l’Espéranto/Les Préjugés contre l’Espéranto

III

LES PRÉJUGÉS CONTRE L’ESPÉRANTO

Les adversaires de l’Espéranto ne veulent pas désarmer, parce qu’ils s’entêtent, contre toute évidence, à ne point se déjuger. Une des plus graves erreurs que l’on puisse commettre, c’est d’être convaincu que l’on ne se trompe jamais.

Or, pour s’opposer aux progrès incessants de la langue artificielle, pour répondre à la multiplicité des adhésions qui, de l’univers entier, arrivent à l’Espéranto sait-on quel argument ils opposent ? ils ont découvert tout simplement que, si l’espéranto est ainsi adopté par tant de personnes appartenant dans tous les pays, à toutes les classes de la société, c’est qu’il est absolument inutile et ne peut rendre service à personne ; qu’il est inutile aux touristes et aux voyageurs occasionnels, inutile au monde littéraire, au monde commercial, au monde scientifique, au monde diplomatique, à la haute société cosmopolite.

De ce que les principaux cabinets échangent leurs communications à l’aide d’interprètes — car si nos diplomates se font comprendre à l’étranger au moyen de la langue française, il ne s’en suit malheureusement pas que notre langue soit employée actuellement hors de France par les ambassadeurs étrangers, à l’exclusion de toute autre — de ce que la haute société cosmopolite parle, aussi couramment que le Français, les trois ou quatre autres grandes langues de l’Europe, on peut tirer cette conclusion : elles n’ont pas encore adopté l’usage de l’Espéranto, et voilà tout : cela ne signifie pas que l’Espéranto ne peut leur être d’aucun avantage, dans l’avenir.

Les cosmopolites éprouvent, peut-être, moins que d’autres le besoin d’un seul idiome, parce qu’ils en ont plusieurs à leur disposition, mais il faut bien remarquer que c’est une exception ; et à supposer que l’espéranto soit complètement inutile à cette société cosmopolite, qui partage son temps entre les trois ou quatre pays où elle séjourne pendant un laps de temps plus ou moins long, et fait pendant ce laps de temps partie intégrante de la population, on ne voit pas bien pourquoi il faudrait supprimer l’espéranto, sous le fallacieux prétexte que cela ne sert pas à tel ou tel[1]. Il y a encore bien d’autres personnes pour lesquelles l’espéranto est complètement inutile : ma cuisinière par exemple, les marchands de quatre-saisons, les cochers d’omnibus, les allumeurs de réverbère, le petit commerce, le petit rentier qui partage son temps entre la manille aux enchères et la pêche à la ligne, le valet de ferme, le berger ou le bouvier, le moissonneur et le vendangeur (bien que cela ne soit pas toujours exact dans les régions qui avoisinent les frontières), le garçon de charrue, le petit ouvrier, etc., etc. Pour ceux-là, j’en conviens sans peine, l’espéranto n’est, pour le moment du moins, d’aucune utilité, pas plus d’ailleurs que les boussoles aux fabricants de chaussures ou l’équerre et le compas aux charretiers ou aux revendeurs de légumes. Faut-il condamner à tout jamais le compas, l’équerre et la boussole parce que quelques personnes n’auront jamais besoin de s’en servir ?

L’espéranto — retenons-le bien — ne s’adresse qu’aux personnes actuellement gênées, dans les relations internationales, par la multiplicité des langues ; nous allons donc expliquer les nombreux services qu’il peut rendre au touriste, au monde commercial, au monde scientifique.

L’Espéranto et les Touristes

Tout d’abord détrompons les personnes qui, comme M. de Gourmont, croient encore que les voyageurs peuvent partout se faire comprendre, en Europe avec le Français — hors de l’Europe avec l’Anglais. Je conseillerai à ces personnes de voyager seules, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, sans se faire accompagner par un guide ou sans amis qui leur servent d’interprètes ; s’ils ne parlent que l’anglais je ne leur souhaiterais pas de se risquer dans les différentes contrées de l’Amérique du Sud. On a d’ailleurs remarqué que ce préjugé est fort répandu chez les personnes qui n’ont jamais quitté la France. Les autres savent par expérience ce qu’il faut en penser.

Voyons, à ce propos, les arguments qu’apportent les adversaires de l’espéranto : « Quant à être un langage, commode en voyage, dit M. Gaubert, c’est autre chose. En outre il faudrait en imposer l’apprentissage (?) (M. Gaubert veut sans doute dire l’étude) aux garçons d’hôtels, aux servantes et aux plongeurs (passe encore les garçons d’hôtel, les servantes et le cireur de bottes que M. Gaubert a oublié, mais les plongeurs ? M. Gaubert possède d’étranges notions sur la vie des grands hôtels !), l’idée d’un idiome neutre est contraire même aux principes qui dirigent le vrai voyageur. »

Je ne crois pas que M. Gaubert soit plus ferré sur la question des voyages que sur celle de l’Espéranto. S’il avait un peu circulé hors de France il saurait que, dans un hôtel si le portier et le gérant parlent seuls la langue du voyageur, cela suffit. Pour les garçons et les servantes, la chose n’offre pas grande difficulté : ils peuvent en moins d’un mois apprendre assez d’espéranto et se faire comprendre des clients en ce qui concerne leur service. Il y a du reste un certain nombre de garçons d’hôtel qui se sont mis à l’espéranto. Cette année, à Cambridge, la dame anglaise, chez qui j’avais retenu ma chambre, savait assez d’espéranto, sans le parler couramment, pour me donner les renseignements dont j’avais besoin. L’apprentissage (?) de l’espéranto chez les gens d’hôtel n’est donc pas chose impossible, ainsi qu’on veut bien le dire.

Au fond M. Gaubert en convient presque : « L’espéranto, ajoute-t-il, est une langue auxiliaire pour aider peut-être (pourquoi ce peut-être ?) à demander son bonnet de nuit ou sa côtelette. » (Hé ! mais c’est déjà quelque chose cela ! bien que le bonnet de nuit paraisse moins nécessaire que la côtelette, le bonnet de nuit est infiniment plus spirituel, n’est-ce pas ?) « Mais malheureusement dans les lieux qui attirent le voyageur, là où vit et grandit l’essentiel d’un peuple, dans tous les endroits curieux du monde, on ne le parlera jamais ».

Alors pourquoi dans le chapitre consacré au Péril Espérantiste, M. Gaubert s’écrie-t-il que le premier tort d’une langue artificielle, adoptée comme langue universelle, « c’est de faire méconnaître la culture actuelle, des langues nationales au profit d’une langue factice ».

Comment concilier ces deux opinions ! Je voudrais bien que M. Gaubert nous donne la raison pour laquelle un langage qu’on ne parlera jamais « là où vit et grandit l’essentiel d’un peuple » fera méconnaître la langue nationale de ce peuple ? Cela manque évidemment de clarté.

Quant à savoir assez la langue du pays pour connaître « tout ce qu’il y a de différencié, de pittoresque, de représentatif dans la vie du pays parcouru », il n’y a pas, à notre époque, beaucoup de voyageurs en état de le faire. C’est même pour obvier à cet inconvénient que l’on trouve partout des guides chargés de renseigner sur toutes ces questions, et que les agences organisent des caravanes avec interprètes. Pour ma part j’aimerais mieux un guide parlant bien l’espéranto qu’un cicerone charabiant en mauvais français : cela me rendrait de plus appréciables services[2].

Voilà sans doute la raison pour laquelle M. Gaubert ne voyage pas : il connaît trop les principes qui dirigent le vrai voyageur !

Or supposons maintenant que l’espéranto soit admis universellement comme langue seconde, — ce qui ne tardera pas à se réaliser au train dont vont les choses, Dans les gares, à l’arrivée du paquebot, le voyageur parlant l’espéranto trouvera un ou plusieurs interprètes espérantistes qui lui fourniront les premiers renseignements.

À l’hôtel, il ne sera pas embarrassé pour demander ce dont il a besoin : chambre, eau chaude, heures des repas, côtelette et même son bonnet de nuit — car il est évident que savoir demander son bonnet de nuit, est, dans un hôtel, une chose de première nécessité.

Puis il se fera conduire au consulat espérantiste, où des personnes obligeantes lui donneront toutes les explications dont il aura besoin : car c’est dans ce but que les consulats espérantistes

ont été institués. Il sera donc plus à même que bien d’autres de se documenter sur les choses dignes d’intérêt ; il se fera traduire « les inscriptions, les locations populaires, les cris des rues », et chose tout à fait extraordinaire il apprendra plus facilement que d’autres les « éléments de la langue du pays » grâce à l’espéranto, qui aura sans doute adopté par sa méthode de suffrage universel un certain nombre des racines de cette langue. M. Aymonier se promenant à Grenoble avec un russe, qui ne savait pas le français, a été agréablement surpris de constater que ce russe devinait, au moyen de l’espéranto, le sens d’un grand nombre de mots français que pour la première fois il voyait écrits sur les murs ou sur les enseignes des boutiques.

On peut donc tirer déjà cette conclusion, qu’un étranger sachant l’espéranto et venant s’installer en France, trouverait, grâce à cette connaissance de la langue auxiliaire, plus de facilités pour apprendre le français.

Donc en faisant connaître l’espéranto nous ne rendons déjà pas un si mauvais service à la langue française. Quant aux voyageurs on voit tous les avantages qu’ils peuvent en retirer.

C’est donc une des raisons pour lesquelles il est utile de propager par tous les moyens possibles l’Espéranto.
L’Espéranto et le Commerce

« Un industriel, dit M. de Gourmont, est déjà fort heureux quand il exporte en un ou deux pays étrangers : fort rares sont les privilégiés dont la clientèle est disséminée dans toutes les nations. De ce fait il en résulte un autre, c’est que les maisons de commerce à clientèle internationale sont de grandes maisons et ne[3] peuvent par conséquent sans dommage se pourvoir de commis pour chaque langue utile. »

Si un industriel est déjà fort heureux de pouvoir exporter en un ou deux pays étrangers, il sera plus heureux encore — la chose est indiscutable — quand il pourra exporter dans toutes les régions civilisées. Mais si l’argument de la multiplicité des commis qu’une maison peut s’attacher sans dommage est fort juste, car un seul commis espérantiste ne pourra faire évidemment la besogne de tous — d’ailleurs, qui nous dit que tous les commis ne parleront pas l’espéranto ? — il est un autre argument dont M. de Gourmont ne parle pas : c’est celui du catalogue ou prix-courant. Les commerçants savent ce que coûte un catalogue en plusieurs langues. Lorsqu’il suffira d’en imprimer un seul en espéranto, ce sera pour eux une réelle économie de temps et d’argent, même en ne comptant que le bénéfice net d’un seul tirage. Donc l’espéranto n’est pas aussi inutile pour le commerce qu’on se hâte de l’avancer. « Comment, ajoute M. de Gourmont, traduire en espéranto les mots techniques d’un commerce, d’une industrie, ces mots que les dictionnaires spéciaux ne fournissent même pas tous parce qu’ils sont variables et saisonniers. »

Le vocabulaire ! c’est le grand cheval de bataille de M. de Gourmont, qui dénie à l’espéranto « la facilité de former des mots donnant un sens, sans aucune amphibologie ». « Ceci, dit-il, c’est la chimère ! »

Peut-être que non !

M. de Gourmont ignore que l’on travaille à ces vocabulaires et que certains d’entre eux ont déjà été publiés, que ceux qui travaillent à ces vocabulaires sont à la fois des gens du métier et de bons espérantistes. N’importe, cette question du vocabulaire le tenaille. « Que l’on me traduise donc en espéranto, demande-t-il : petite main, couillard, pas de vis ; que l’on note donc en cette langue rationnelle la différence minutieuse qu’un homme de Rouen ou d’Amiens fait entre du fil en quatre et du fil en six ? »

Puisque M. de Gourmont emploie la forme interrogative nous allons user du droit de réponse.

Reprenons ses exemples.

Une « petite main » est une jeune ouvrière ayant terminé son apprentissage mais qui n’a pas une habileté suffisante pour exécuter tous les travaux de son métier.

Ce terme emprunté à l’argot des ateliers de couture doit avoir un synonyme dans tous les pays où l’on trouve des couturières. On choisira donc, parmi les différents mots étrangers, la racine ayant le plus d’internationalité ; si elle n’existe pas on se mettra d’accord pour forger celle qui, pour tous les peuples, désignera cette catégorie spéciale d’ouvrières. La chose ne présente aucune difficulté en elle-même. Si le mot est trop spécial au français pour être compris par 1es étrangers, on ne s’en servira pas, et l’ensemble des relations internationales n’en sera point troublé.

Le mot « couillard », en terme de marine, définit « le bout de quarantenier frappé sur la cosse du chapeau d’une voile, permettant de la tenir serrée jusqu’au commandement de « Larguez » et pendant qu’on affale le chapeau et les cargues ».

Il est probable que cette manœuvre s’exécute dans toutes les marines du monde ; alors il ne sera pas plus difficile de traduire ce terme que les autres. On procédera de la même manière pour lui trouver une racine en espéranto, si la chose n’est déjà faite. C’est l’affaire des marins espérantistes. Si c’est une manœuvre absolument française et qui n’a pas de correspondant à l’étranger, il devient absolument inutile de l’internationaliser.

Le pas de vis est « l’espace compris entre deux filets contigus de la vis. »

Comme les vis sont faites de la même façon dans tout l’univers, l’espace compris entre les deux filets contigus a certainement reçu partout un nom technique qu’il est extrêmement facile d’internationaliser. M. de Gourmont peut se rassurer : ce mot existe en Espéranto.

Quant à la différence minutieuse que font les gens d’Amiens et de Rouen entre le fil en quatre et le fil en six, différence sur laquelle ils sont fort loin sans doute de s’accorder, de quel intérêt cela peut-il être encore une fois pour les relations internationales ?

Et de ce que l’Espéranto se déclarerait impuissant à traduire de telles spécialités, que de l’aveu de M. de Gourmont les dictionnaires spéciaux ne fournissent même pas tous, peut-on affirmer que cette langue est incapable de rendre les termes d’internationalité générale ?

Que M. de Gourmont examine sans parti-pris le Lexique étymologique en neuf langues de M. Louis Bastien, qu’il jette un coup d’œil sur les vocabulaires déjà publiés, cela vaudra beaucoup mieux que de traiter l’espéranto de « jargon fâcheux et prétentieux », « qui forme ses mots comme les nègres créoles de deux balbutiements accolés selon une logique enfantine », ce qui n’est qu’une calomnie grossière basée sur l’ignorance de l’Espéranto.

Quelle fâcheuse idée M. de Gourmont a donc eue de se mêler à cette aventure !

Or, c’est justement parce qu’ils comprennent les avantages de la diffusion de l’espéranto que beaucoup de commerçants se font inscrire dans les annuaires espérantistes, que tant de maisons de commerce adoptent dans leur correspondance la langue Espéranto, qui, par sa clarté est précisément la langue des transactions commerciales.

Voici d’ailleurs des faits : La Stéphen’s Ink (l’encre Stephen), la maison de photographie Gaumont, l’importante maison anglaise de métallurgie Consett Iron Co. Ltd. à Durham, beaucoup de maisons de vins français, d’autres industries encore, éditent leurs catalogues en Espéranto. On verra, en les consultant, que l’espéranto peut fort bien traduire les termes techniques les plus spéciaux aux diverses industries ; d’autre part il est peu probable que les maisons précitées se soient lancées dans ces éditions sans en espérer aucun profit et rien que pour l’amour de l’espéranto. Je suis même heureux de constater, en passant, que les Anglais, qui ont la réputation d’être très pratiques en affaires, se servent de l’espéranto pour l’accroissement de leur commerce.

Cela n’empêche pas M. Gaubert de déclarer : « l’espéranto se prête mal à la correspondance commerciale. Il est moins précis qu’on veut bien le dire et il manque surtout des nuances propres à établir le raisonnement qui convaincra votre acheteur et le fera consentir ».

On serait en droit de demander à M. Gaubert de faire la preuve de ce qu’il avance. C’est tout ce qu’il trouve pour combattre ce qu’il appelle l’argument économique des espérantistes, celui qui s’adresse « à l’intérêt, à la bourse », qui fait miroiter « des affaires lucratives et vagues ». Il semble que, dans tout cela, ce qu’il y a de plus économique… c’est l’argumentation de M. Gaubert.

L’Espéranto et la science

Des rapports de l’Espéranto et de la science M. Gaubert ne dit rien. Est-ce qu’il s’avouerait incompétent dans la matière ? Nous avons vu que ce n’est pas une raison pour arrêter M. Gaubert. Est-ce parce que M. de Gourmont en parle dans sa préface ; nous savons cependant que M. Gaubert n’éprouve aucune gêne à reprendre les arguments de M.  de Gourmont.

Mais puisque M.  de Gourmont se donne la peine de nier l’utilité de l’espéranto au point de vue scientifique il est intéressant d’étudier les raisons sur lesquelles il s’appuie. M.  de Gourmont a une grande supériorité sur M. Gaubert ; lui au moins donne des raisons. Le malheur, c’est qu’elles ne sont pas très bonnes. Mais au moins faut-il lui tenir compte de ses intentions. On fait ce que l’on peut, n’est-ce pas ?

Pourtant dans le soin qu’il prend pour examiner la question scientifique, M.  R. de Gourmont, plus consciencieux, se voit dans la nécessité de constater que : « dans toutes les branches de la science, il se publie quotidiennement en toutes les langues de l’Europe des notes et des observations souvent, paraît-il, d’un haut intérêt. (Goûtons en passant la saveur de ce petit paraît-il ingénu ou sceptique). — Il ne suffit plus, pour un biologiste, de savoir à peu près lire les trois ou quatre grandes langues de l’Europe, il lui faut aussi connaître le russe, le suédois, le hongrois et le reste. C’est beaucoup. On conçoit donc le dépit d’un savant qui se trouve dans cette alternative : ou perdre la moitié de sa vie à apprendre les langages hétéroclites, ou se résigner à ignorer des travaux importants. »

Voici donc le problème nettement posé, et posé par un adversaire de la langue universelle, ce qui est doublement intéressant.

Mais bientôt effrayé du tort que cette constatation peut causer à sa conviction, car M.  de Gourmont avoue « qu’il ne croit pas à la langue artificielle », il se hâte d’ajouter :

« Cette alternative n’est peut-être pas aussi rigoureuse qu’on le pense. » Cela semble déjà une retraite. Pourtant M.  de Gourmont est trop avancé ; il sent lui-même qu’il ne peut plus reculer. « Mais enfin admettons-la, dit-il, comme à regret, et voyons quelle utilité, il y aurait pour la science et pour le public qui suit le mouvement scientifique à ce que les savants fussent en possession d’une langue auxiliaire internationale ? »

Comment voilà des savants qui sont très embarrassés parce que les communications scientifique se font en trop de langues, voilà un public qui suit le mouvement scientifique et souffre de la même gêne, et quand on veut proposer une langue auxiliaire, un langage international commun à tous, il se trouve des gens pour dire : De quelle utilité cela peut-il être pour la science et le public ?

« Sur la possibilité même de cette langue au point de vue scientifique, continue M. de Gourmont, je ne dirai rien parce que j’aurais trop à dire. (Drôle de façon de discuter !) J’avouerai en un mot que je n’y crois pas, et que l’espéranto ne me donne pas de plus sérieuse illusion dans le domaine de la physiologie que dans celui du commerce et pour des motifs analogues en ce qui touche au vocabulaire. »

On a vu précédemment ce qu’il faut penser de cette objection.

« D’ailleurs, continue-t-il, l’idée de créer des langues artificielles, quand il y en a deux ou trois mille de bien vivantes sur la surface du globe ! Que l’homme est donc un animal qui aime à perdre son temps ? (Mais, non ! c’est justement parce que l’homme n’aime pas à perdre son temps, qu’il voudrait, pour être en relation avec tout l’univers, n’avoir que deux langues, — sa langue maternelle et la langue artificielle — au lieu des deux ou trois mille que lui offre généreusement, et sans compter, M. de Gourmont.) « Supposons cependant la question dénouée et l’espéranto sous toutes les plumes scientifiques. Le problème qui ne préoccupait ni Descartes, ni Leibnitz (nous avons vu précédemment comment ils n’en étaient point préoccupés) à trouvé sa solution. Le monde savant du xxe siècle à sa langue particulière l’espéranto, comme le monde savant du xviie siècle avait la sienne le latin[4]. La science est rigoureusement devenue internationale : elle se fait en Espéranto ; c’est-à-dire qu’elle n’existe presque plus. »

Goûtez-vous la force de cet argument ?

Mais ce n’est heureusement qu’une menace. « La science n’est pas encore espérantiste » constate avec joie M. de Gourmont, parce que « nous attendons encore le premier mémoire espérantiste sur la psychologie des lamellibranches ou sur l’évolution du dinotherium ». C’est, paraît-il, une condition sine qua non. Pourtant dans La Revue Scientifique Espérantiste[5] on a publié des articles sur le Suicide et ses causes (janvier 1906), les taches du Soleil (février 1906), sur la découverte de l’électro-dynamo de Gramme (mars 1906), sur la radiation humaine et sur la respiration des plantes vertes (avril 1906), sur le rôle des êtres vivants dans la physiologie générale de la terre ; sur les migrations des Lemmings (sorte de rongeurs) en Suède (mai 1907), sur la température du soleil (juin 1906), et rien que dans un seul semestre. Mais peut être que cela ne vaut pas le dinothérium ?

Si M. de Gourmont lisait l’Espéranto il saurait par lui-même que l’on publie depuis plusieurs années, en cette langue, des articles scientifiques, et il ne s’exposerait pas à ce que l’on soit obligé de lui rappeler que l’on a toujours tort de parler des choses que l’on ignore, ensuite qu’on se met en mauvaise posture en traitant sans urbanité une langue dont le seul but est de venir charitablement en aide à l’humanité se débattant dans les mailles de ses innombrables idiomes, qui l’emprisonnent comme dans un gigantesque filet.

D’autre part il serait peut-être intéressant de connaître ce que pensent de tout cela les savants européens qui font partie de la Société Scientifique internationale, patronnée en France par MM. Appel, d’Arsonval, Becquerel, Bouchard, Deslandes, Henri Poincaré, le prince Roland Bonaparte, etc., etc.[6].

Nous avons tenu à donner en entier l’argumentation de M. de Gourmont sans en supprimer un seul mot ; de cette façon on ne nous accusera pas de tronquer les citations, et l’on appréciera les procédés dont se servent les ennemis de la langue artificielle pour la combattre, ainsi que la valeur des arguments qu’ils apportent dans la discussion.

Nous n’y ajouterons aucun autre commentaire.

L’Espéranto et la littérature

Est-il nécessaire qu’une langue auxiliaire artificielle soit littéraire ?

Non, évidemment non. Une langue auxiliaire, lien de communication entre les hommes dans la vie journalière en voyage, dans les affaires commerciales, les rapports scientifiques, dans les relations diplomatiques (ainsi que cela se produira un jour ou l’autre fatalement), n’a aucunement

besoin d’être littéraire : elle est suffisamment utile sans cela. Car, ainsi que le fait observer M. C. Aymonier (op. cit.) « on ne vit pas de belles phrases et d’harmonie ».

Mais si une langue artificielle ajoute à toutes les qualités précédemment énoncées la vertu de traduire les œuvres littéraires, c’est une preuve de plus de son utilité et de sa vitalité.

Et maintenant que nous sommes d’accord, je l’espère, sur l’importance minime que peut apporter cette qualité, examinons la question d’un peu plus près.

La littérature d’un peuple est l’expression du génie particulier de ce peuple, de ce qui le caractérise entre tous les autres peuples, de ce qui le distingue des autres nations. Le jeu habile de ses mots pittoresques en créant les expressions qui lui sont propres, et les rendant intraduisibles dans toutes les langues, reste la manifestation permanente de l’originalité de ses pensées. La littérature d’un peuple est en résumé son esprit personnel : eh bien ! ces termes, ces expressions, ces originalités de langage, l’espéranto, pas plus que les autres langues nationales, d’ailleurs, n’est capable de les traduire : cela ne fait aucun doute.

Traduttore, tradittore, dit le proverbe bien connu. Est-ce que cela empêche pourtant de traduire les chefs-d’œuvre de toutes les littératures dans toutes les langues étrangères ? Que traduit-on alors ? Est-ce cette forme extérieure de la pensée, cette grâce légère et fugitive de la phrase, ce charme secret de la période ? Évidemment non ; puisque, à moins de connaître à fond cette langue par de sérieuses et pénibles études, à moins d’avoir vécu la vie intime de ce peuple il est impossible de les comprendre, d’en saisir toute la beauté, cette beauté si rare, que développent en nous de longues études littéraires, et qui reste inaccessible à la multitude.

Calomnierons-nous nos compatriotes en disant que plus de la moitié d’entre eux sont fermés aux beautés littéraires de Gustave Flaubert et ne goûtent des joies sans mélange que dans les élucubrations d’auteurs qui sont payés très cher par les grands quotidiens populaires dont ils occupent les rez-de-chaussées ?

Puisque nous sommes bien d’accord sur ce point que ces formes littéraires restent intraduisibles dans les autres langues, pourquoi a-t-on traduit Homère, Virgile, Dante, Cervantès, Rabelais, Shakespeare, Goëthe, Tolstoï ? C’est parce que, dans la vraie littérature il y a autre chose que les mots, qui sont le privilège de quelques-uns ; il y a les pensées, il y a en plus un fond d’idées solide et durable qui est l’apanage de l’humanité lettrée tout entière.

Et c’est ce dont il faut nous contenter dans ces traductions.

Est-ce que les critiques qui parlent de Tolstoï ou d’Ibsen, d’Annunzio ou de Nietzsche, savent le russe, le norvégien, l’italien et l’allemand ? ainsi que le fait observer M. C. Aymonier de qui nous empruntons sur cette question toute l’argumentation fort bien déduite. Cela empêche-t-il nos critiques de parler très judicieusement sur les œuvres étrangères ? Or si l’on a pu traduire dans les langues nationales — avec ces réserves pourtant — tous les auteurs cités plus haut, pourquoi ne pourrait-on pas les traduire en cet Espéranto dont nous avons montré précédemment les qualités de précision, de clarté, en même temps que l’admirable régularité ?

D’ailleurs nous pouvons apporter sur ce point des faits très éloquents. Homère, Virgile, Leibnitz, Lafontaine, Molière, X. de Maistre, Perrault, tant d’autres romanciers étrangers ont été traduits en espéranto ; les éditions épuisées ont été remises en impression : preuve qu’elles ont trouvé un certain nombre de lecteurs. Et l’on a le droit d’affirmer hautement ici, que les personnes parlant l’espéranto sont, dans la circonstance, plus compétentes que ceux qui n’ont aucune notion de la langue créée par le Dr  Zamenhof et par le fait meilleurs juges, bien que les autres puissent en être convaincus a priori. Et nous irons même plus loin en disant qu’un auteur, traduit en bon espéranto par un de ses compatriotes, a moins à souffrir de ce passage en une langue étrangère. Je m’explique.

L’incorrection des traductions en langues vivantes provient de ce que le traducteur ne possède pas également les deux langues : Ou bien il comprendra toutes les nuances de l’une et ne sera pas capable de les exprimer dans la langue étrangère ou bien il se trouvera dans l’impossibilité de les saisir et sa traduction, fût-elle aussi littéraire que possible, en souffrira. Et quand l’espéranto n’aurait qu’un seul avantage : celui de nous donner des traductions sans contre sens, cela ne suffirait-il pas à le rendre très supérieur aux autres ?

Donc l’espéranto pouvant — bien que cela ne soit pas absolument nécessaire — traduire, aussi bien, sinon mieux, les chefs-d’œuvres littéraires je ne vois plus à quelle catégorie de gens il est inutile.

Si j’avais dans l’âme quelque noirceur je pourrais retourner l’argument de M. de Gourmont et dire que l’espéranto n’est inutile que pour les badauds. Mais je me garderai d’employer cette manière de procéder envers les personnes qui jusqu’à présent ont vécu sans éprouver le besoin de se servir de la langue auxiliaire, et sont dans l’intention de continuer. D’ailleurs leur nombre devient de plus en plus restreint.

Le but de cette réponse à la Sottise Espérantiste était de montrer que l’Espéranto n’est pas aussi « sot » qu’on se contente de l’affirmer sans preuve. Elle voulait d’abord préciser de quel côté se trouve la sottise.

Elle a aussi un autre but plus sérieux : celui de renseigner sur l’Espéranto les personnes — et elles sont nombreuses — qui de son emploi peuvent attendre quelque utilité.

C’est le droit de tout homme de montrer où est la vérité ; c’est notre devoir de combattre l’erreur, et nous accomplissons ce devoir quand nous nous opposons à ce que l’on mette, sous prétexte qu’on a la vue basse, la lumière sous un boisseau de ténèbres.

L’Espéranto et la langue Française

M. Gaubert défend notre langue avec une filiale piété. Il la veut toujours plus belle, plus respectée, et respectée de ceux qui l’emploient. Il a bien raison et nous le voulons aussi. Or il est un danger qui la menace, de jour en jour plus évident, que M. Gaubert ignore probablement et que l’espéranto pourrait conjurer. M. C. Aymonier, après avoir fort bien exposé la question dans une conférence contradictoire avec l’auteur de la Sottise Espérantiste, l’a fort bien résumée en ces termes :

« M. Gaubert sait-il que dans les lycées les élèves passent aujourd’hui le meilleur de leur temps à apprendre tant bien que mal — plutôt mal — les éléments des langues vivantes ? Sait-il que ce temps précieux est perdu pour leur culture générale et pour l’étude du français ? Sait-il que les professeurs d’humanités se plaignent de la faiblesse des élèves en français, de leur ignorance de la langue même. Et nos élèves ne regagnent point en connaissance des littératures des civilisations étrangères ce qu’ils perdent du côté du français, car on se borne à leur enseigner les phrases les plus élémentaires d’une conversation terre à terre. On n’étudie les langues étrangères qu’au point de vue pratique. Supposez l’espéranto unanimement adopté ! Voyez-vous l’économie de temps gagné pour l’étude approfondie de nos chefs-d’œuvre ! Et de plus, puisque M. Gaubert prétend parler en lettré, et au nom des lettrés, cet argument ne saurait le laisser indifférent ; la pureté, l’intégrité de notre langue seront ainsi défendues et sauvegardées. Elle ne risquera plus de se voir chaque jour gâtée, et déformée, et compromise par l’intrusion intempérante, irréfléchie de tours étrangers, d’expressions barbares, de temps exotiques. Elle gardera mieux, et les autres langues aussi, toute sa saveur et son originalité. L’espéranto est la langue de la raison ; il n’a pas d’autres idiotismes que ceux de la raison : notre langue n’a rien à redouter d’une telle concurrence. »

« D’autre part, ainsi qu’on l’a vu précédemment (page 34) le nombre des racines françaises étant de 75 % dans l’espéranto quiconque sait l’espéranto sait déjà un peu de français et se trouve incité à faire un effort de plus et à apprendre le français. C’est sans doute ce que pensait un des membres les plus distingués de l’Alliance Française quand il répondait à un pessimiste qu’effrayaient nos succès : « Ne craignez rien ; l’Espéranto travaille pour le Français ».

« Et même de l’ingérence de l’espéranto dans les relations commerciales l’influence générale de la langue française ne peut que gagner. Le client de la maison de commerce allemande ou anglaise qui a appris l’allemand ou l’anglais, qui a été l’apprendre dans un séjour en Allemagne ou en Angleterre, devient plus ou moins inconsciemment le client de ces peuples, de leurs idées, de leur civilisation. Il lit leurs livres, il s’inspire de leurs idées, il adopte plus ou moins leurs façons de penser. Si l’Espéranto triomphe et suffit à tous les besoins pratiques, toutes les langues sont sur un pied d’égalité et alors la nôtre est assez riche de substance et de beauté pour ne craindre aucune concurrence et se présenter en toute confiance au choix des esprits cultivés.

L’espéranto ne peut dont causer aucun préjudice à la langue française.

  1. Il n’a jamais été question d’imposer l’Espéranto, ni par la force des armes ni par les artifices de la persuasion. L’unique but que poursuivent les défenseurs de cette langue universelle est de faire connaître, en s’appuyant sur des faits, les services qu’elle peut rendre, et de détruire si cela est en leur pouvoir les erreurs que répandent, sur son compte, l’ignorance et la mauvaise foi.
  2. En attendant le jour où on apprendra l’Espéranto dans les écoles primaires avec le calcul et la grammaire. Ce jour — il est peut-être plus proche qu’on ne le pense ! — on n’aura plus besoin d’interprète, car chacun pourra à l’aide de l’espéranto renseigner les étrangers. Je conseille aux sceptiques de visiter les cours du soir où l’on enseigne l’espéranto. En voyant les élèves qui suivent ces cours ils se rendront compte des progrès considérables que fait l’Espéranto dans les classes ouvrières en France. Les professeurs étrangers, que nous rencontrons dans les congrès, nous font la même remarque. Car la même chose se passe chez eux.
  3. Ce ne doit être une faute d’impression échappée aux correcteurs.
  4. Nicole traduisit les Provinciales en latin pour les vulgariser, Milton écrivait en latin les pamphlets qu’il destinait à l’Europe entière. (Note de M. de Gourmont.)
  5. Internacia Scienca Revuo.
  6. Voici d’ailleurs la composition actuelle du bureau de la Société internationale Espérantiste des Savants fondée en octobre 1906.

    Président: Dr  Ad. Schmidt, directeur de l’Observatoire magnétique de Potsdam (Allemagne) ; Vice-présidents : J.-J. Thomson, professeur de Physique à l’Université de Cambridge (Angleterre) et R. Benoît, directeur de l’Office international des Poids et Mesures, Paris (France) ; Secrétaire Général Dr  R. de Saussure, Docteur de l’Université de Genève (Suisse) ; Secrétaires : C. Bourlet, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, Paris (France) et W. Schmurlo, ingénieur à Stuttgart (Allemagne) ; Trésorier : Th. Renard, chimiste, Genève (Suisse), Membres du Comité: le Général

    Sebert, membre de l’Institut Paris, les professeurs Ed. Huntington de la Harward University Cambridge Massachusets (États-Unis) ; F. Villaréal, doyen de la Faculté des sciences de Lima (Pérou) ; M. Pellat, président de la Société Française de Physique (Paris). R. Codorniu, ingénieur en chef des forêts, Murcie (Espagne), MM. J. Méazzini, géologiste Arezzo (Italie), Fournier d’Albe, membre de la Société royale de Dublin (Irlande) ; les Docteurs Casimir Bein, oculiste, Varsovie (Pologne) et K. B. R. Aars, membre de l’Académie des Sciences de Norvège (Christiania).