Les poissons volans


Les poissons volans. — De tous les signes qui annoncent l’entrée dans les mers tropicales, il n’en est point de plus caractéristique, dit le capitaine Hall, il n’en est pas qui frappe plus vivement l’imagination que l’apparition des poissons volans. À la vérité, on en trouve quelquefois beaucoup plus au nord, mais ce sont de petites bandes qui ne font dans l’air que de très courts trajets, et qui semblent tout-à-fait dépaysées ; elles ont été, en effet, suivant toute apparence, entraînées loin de leurs eaux natales par cet immense courant d’eau chaude qu’on nomme le Gulf-Stream, et ce n’est réellement que lorsqu’on est en pleine zone torride qu’on voit dans tout leur beau les poissons volans.

Quelque familiarisé qu’on soit avec le spectacle de leurs gracieuses évolutions, dit l’écrivain auquel nous empruntons ce passage, on n’y devient jamais insensible ; il en est d’eux comme d’un beau jour ou d’une agréable compagnie, on en sent mieux la valeur à mesure qu’on en a joui plus long-temps. Je puis affirmer que, dans le cours de mes voyages, je n’ai jamais rencontré un homme assez indifférent ou assez stupide pour que son œil n’étincelât pas de plaisir en voyant une compagnie, j’allais dire une couvée, de poissons volans s’élancer du sein des eaux et raser la surface en suivant toutes les ondulations des vagues. C’est quelque chose de si singulier, de si différent de ce que l’on a partout ailleurs, que l’habitude de le voir ne détruit jamais l’étonnement. On se sent tout disposé à excuser l’incrédulité de la bonne vieille Écossaise, qui disait à son fils, au retour d’un long voyage : « Contez-moi que vous avez rencontré des rivières de lait, des montagnes de sucre, je ne dirai pas non, mais que vous ayez vu des poissons voler, c’est ce que vous ne me ferez jamais croire. »

Les poissons volans, malgré toutes leurs grâces, sont des êtres très peu favorisés de la nature, et ils sont poursuivis avec un égal acharnement dans l’air par les oiseaux de proie et dans la mer par une foule de poissons voraces. Mais de tous leurs ennemis le plus cruel, certainement, c’est la dorade, car elle les suit également au-dessus comme au-dessous de la surface des eaux. Le capitaine Hall nous a donné une description très animée d’une chasse de ce genre, chasse qui dut avoir pour son équipage d’autant plus d’attrait qu’on sortait en ce moment de l’ennui d’un calme plat, et que le mouvement du navire venait justement de dissiper la mauvaise humeur que sa longue immobilité avait causée.

« Déjà, dit-il, nous glissions doucement sous l’impulsion de cette bienheureuse brise ; mais elle ne portait encore que dans les hautes voiles. Sur le pont le moindre souffle ne se faisait pas sentir, et chacun attendait, bouche béante, les premières bouffées d’air frais, lorsque tout-à-coup une bande de dix à douze poissons volans sortit de l’eau près du gaillard d’avant et fila contre le vent en rasant notre bord. Elle fut aperçue, au passage, par une grande dorade qui, depuis quelque temps, nous tenait compagnie, et qui dans ce moment jouait autour du gouvernail en étalant ses chatoyantes couleurs. Voir cette proie et s’élancer dans l’air après elle, ce fut pour la dorade l’affaire d’un même instant. Elle partit de l’eau avec la rapidité du boulet, et son premier saut ne fut pas de moins de trente pieds. Quoique la vitesse dont elle était animée en partant dépassât de beaucoup celle des poissons qu’elle poursuivait, comme ils avaient sur elle une grande avance, elle retomba assez loin derrière eux. Nous la vîmes, pendant quelques instans, serpenter étincelante entre deux eaux, puis repartir par un nouveau saut plus vigoureux que le premier ; elle continua à s’avancer de la même manière, faisant naître à chaque ricochet sur la surface des eaux des cercles qui s’étendaient avec une admirable régularité ; car, bien que la brise fût depuis assez long-temps dans l’air, la mer n’en était pas encore effleurée et restait polie comme un miroir.

« Cependant nos pauvres petits poissons, poursuivis par l’ennemi qui s’avançait à pas de géant, continuaient de fuir d’un mouvement égal, et en se maintenant toujours à une même hauteur. Ils rentrèrent enfin dans l’eau, mais ce ne fut guère que pour y humecter leurs ailes, et comme déjà nous nous intéressions vivement à leur sort, ce fut avec un grand plaisir que nous les vîmes reprendre un second vol plus vigoureux et plus soutenu que le premier. Ce qu’il y eut de remarquable, c’est que cette fois ils prirent une direction toute différente de la précédente. Il était évident qu’ils sentaient l’approche de leur persécuteur, et que par ce détour ils cherchaient à le mettre hors de la voie ; mais lui ne prit pas un seul instant le change, et dès le bond suivant il se dirigea de manière à les couper. Ils eurent recours plusieurs fois à la même tactique, mais tout aussi inutilement. Bientôt il ne fut que trop aisé de reconnaître qu’ils perdaient à-la-fois leur force et leur courage. Leurs vols devenaient à chaque fois plus courts et plus incertains, tandis que les énormes sauts de la dorade semblaient s’allonger à mesure qu’ils l’approchaient davantage de sa proie. Il la rejoignit enfin, et dès-lors, modérant tous ses mouvemens, il s’arrangea de manière à arriver à chaque bond précisément au point où la petite troupe retombait épuisée. Déjà la chasse était trop loin de nous pour que du pont nous pussions la suivre ; mais nous la retrouvâmes montant sur les manœuvres. Ce fut de là que nous vîmes tous nos chers petits poissons disparaître successivement, les uns saisis au moment où ils venaient de se replonger dans l’eau, les autres avant même qu’ils eussent touché sa surface. »