Traduction par Edmond Barbier.
Précédé d’une Introduction biographique et augmenté de notes complémentaires par Charles Martins
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Texte établi par Francis Darwin Voir et modifier les données sur WikidataParis : C. Reinwald et C.ie, libreires-éditeurs, 15, rue des Saints-Pères, D. Appleton & Company Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 83-92).

chapitre V.

effets produits sur les feuilles par les liquides non azotés et les liquides organiques azotés.

Liquides non azotés. — Solutions de gomme arabique, de sucre, d’amidon, d’alcool étendu, d’huile d’olive. — Infusion et décoction de thé. — Liquides azotés. — Lait. — Urine, albumine liquide. — Infusion de viande crue. — Mucosités impures. — Salive. — Solution de colle de poisson. — Différence de l’action exercée par ces deux séries de liquides. — Décoction de pois verts. — Décoction et infusion de choux. — Décoction de brins d’herbe.


Quand j’observai le Drosera pour la première fois, en 1860, et que je fus porté à croire que les feuilles absorbent les matières nutritives contenues dans les insectes qu’elles capturent, je pensai immédiatement qu’il était utile de faire des essais préliminaires avec quelques liquides ordinaires contenant ou ne contenant pas des substances azotées. Il est bon, je crois, d’indiquer les résultats que j’ai obtenus.

Dans toutes les expériences suivantes, je me suis servi d’un même instrument pointu pour laisser tomber une goutte de liquide sur le centre de la feuille ; après de nombreux essais je m’assurai que ces gouttes contiennent en moyenne un demi-minime ou 1/960 d’once de liquide ou 0,0295 de millig. Je ne prétends pas, toutefois, indiquer par là des mesures absolument exactes ; en effet, les gouttes formées par les liquides visqueux sont évidemment plus grosses que les gouttes d’eau. Je n’expérimentai jamais que sur une seule feuille de la même plante et je me procurai des plantes de deux endroits fort éloignés l’un de l’autre. Mes expériences ont été faites pendant les mois d’août et de septembre. Une remarque est nécessaire quand il s’agit de juger les résultats ; si on laisse tomber une goutte d’un liquide adhésif sur une feuille vieille ou affaiblie, dont les glandes ont cessé de produire des sécrétions abondantes, la goutte se dessèche quelquefois, surtout si l’on conserve la plante dans une chambre : par suite, quelques-uns des tentacules centraux et des tentacules extérieurs se trouvent attirés l’un vers l’autre, ce qui pourrait faire croire qu’ils se sont infléchis. Cet effet se produit même quelquefois avec de l’eau rendue adhésive par son mélange avec les sécrétions visqueuses. Aussi, la seule preuve évidente, et c’est celle sur laquelle je me suis toujours reposé, est l’inflexion des tentacules extérieurs qui n’ont pas été placés en contact avec le liquide, ou qui n’ont été touchés par lui qu’à la base. Dans ce cas, le mouvement que font les tentacules extérieurs est entièrement dû à ce que les glandes centrales stimulées par le fluide leur ont transmis une impulsion. La feuille elle-même se recourbe quelquefois de manière à former une sorte de coupe, de même que lorsqu’on place sur le disque un insecte ou un morceau de viande. Mais, autant que j’ai pu m’en assurer, ce dernier mouvement ne provient jamais du simple dessèchement d’un liquide adhésif et du retrait des tentacules qui en est la conséquence.

Occupons-nous d’abord des liquides non azotés. Comme essai préliminaire, j’ai placé une goutte d’eau distillée sur 30 ou 40 feuilles et il n’en est résulté aucun effet ; toutefois, mais c’est la grande exception, quelques tentacules se sont infléchis pendant quelques instants ; je serais même disposé à attribuer ce résultat à un attouchement accidentel opéré sur les glandes au moment où je disposais la feuille pour l’expérience. Il est facile de comprendre que l’eau ne produise aucun effet, car, autrement, les feuilles se trouveraient excitées dès qu’il tombe quelques gouttes de pluie.

Gomme arabique. — Je préparai 4 solutions à des degrés différents : l’une contenant 6 grains de gomme par once d’eau (1 partie de gomme pour 73 parties d’eau) ; une seconde un peu plus forte tout en étant très-liquide ; une troisième assez épaisse et une quatrième si épaisse que la goutte tombait à peine d’un instrument pointu. J’expérimentai ces solutions sur 14 feuilles, en laissant les gouttes sur le disque de vingt-quatre à quarante-quatre heures, mais, en moyenne, pendant trente heures. Ces solutions ne causèrent jamais la moindre inflexion. Il est indispensable de se procurer, pour répéter ces expériences, de la gomme arabique parfaitement pure ; en effet, un de mes amis a expérimenté avec une solution qu’il avait achetée toute faite et il vit les tentacules s’infléchir ; mais il découvrit ensuite que cette solution contenait beaucoup de matières animales probablement de la gélatine.

Sucre. — Des gouttes contenant une solution de sucre raffiné à 3 degrés différents (la plus faible contenant 1 partie de sucre pour 73 parties d’eau), laissées sur les feuilles pendant un espace de temps variant de trente-deux à quarante-huit heures, n’ont produit aucun effet.

Amidon. — Un mélange d’amidon ayant à peu près la consistance de la crème fut placé sur 6 feuilles et y fut laissé pendant environ trente heures sans produire aucun effet. Je suis fort surpris de ce fait, car je crois que l’amidon du commerce contient ordinairement une trace de gluten et, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, cette substance azotée provoque l’inflexion des tentacules.

Alcool étendu. — Je préparai une solution contenant 1 partie d’alcool pour 7 parties d’eau et je laissai tomber une goutte sur le disque de 3 feuilles. Aucun effet ne s’était produit au bout de quarante-huit heures. Désirant savoir si l’alcool avait attaqué les feuilles, je plaçai sur elles des petits morceaux de viande et, au bout de vingt-quatre heures, tous les tentacules étaient complètement infléchis. Je plaçai aussi des gouttes de vin de Xérès sur 3 autres feuilles ; les tentacules ne s’infléchirent pas, mais 2 feuilles me parurent quelque peu attaquées. Nous verrons bientôt que les feuilles coupées, plongées dans de l’alcool étendu dans les proportions que je viens d’indiquer, ne s’infléchissent pas.

Huile d’olive. — Je plaçai des gouttes d’huile sur le disque de 11 feuilles et aucun effet ne fut produit dans un espace de temps variant de vingt-quatre à quarante-huit heures. Je plaçai ensuite des morceaux de viande sur le disque de ces feuilles ; tous les tentacules de 3 d’entre elles s’étaient complètement infléchis au bout de vingt-quatre heures ; quelques tentacules seulement d’une 4e feuille s’étaient infléchis. Toutefois, on verra bientôt que les feuilles coupées plongées dans l’huile d’olive sont puissamment affectées.

Infusion et décoction de thé. — Je plaçai sur 10 feuilles des gouttes d’une forte infusion de thé ainsi que des gouttes d’une forte décoction et d’une faible décoction ; aucune d’elles ne s’infléchit. Je plaçai ensuite sur 3 de ces feuilles des petits morceaux de viande sur les gouttes encore présentes sur le disque : au bout de vingt-quatre heures les tentacules étaient complètement infléchis. J’expérimentai ensuite avec le principe chimique du thé, la théine, qui ne produisit aucun effet. Les substances albumineuses que feuilles de thé contiennent très-certainement avaient été sans doute rendues insolubles par leur dessèchement complet.

Nous voyons donc qu’à l’exclusion des expériences faites avec l’eau, j’ai expérimenté avec les liquides non azotés, ci-dessus mentionnés, sur 61 feuilles, et que, dans aucun cas, les tentacules ne se sont infléchis.

Quant aux liquides azotés, j’ai expérimenté avec les premiers qui me sont tombés sous la main. Les expériences ont été faites à la même époque et exactement de la même façon que les expériences précédentes. Je remarquai immédiatement que ces liquides produisent un grand effet ; je négligeai donc, dans la plupart des cas, de tenir compte du laps de temps au bout duquel les tentacules s’infléchissent ; toutefois, l’inflexion se produit toujours en moins de vingt-quatre heures. Je dois faire observer que, dans Tous les cas, les gouttes de liquide non azoté qui ne produisirent aucun effet reposèrent beaucoup plus longtemps sur les feuilles.

Lait. — Je plaçai une goutte de lait sur 16 feuilles, les tentacules de toutes ces feuilles, aussi bien que le limbe de la feuille elle-même dans plusieurs cas, s’infléchirent rapidement. Je n’ai noté le laps de temps que dans trois cas seulement, c’est-à-dire pour les feuilles sur lesquelles j’avais placé une goutte extraordinairement petite. Les tentacules de ces feuilles présentaient des traces d’inflexion au bout de quarante-cinq minutes ; au bout de sept heures quarante-cinq minutes, le limbe de 2 feuilles s’était si complètement recourbé qu’il formait une petite coupe renfermant la goutte de lait. Ces feuilles se redressèrent le troisième jour. Dans une autre expérience, le limbe d’une feuille se recourba cinq heures après qu’une goutte de lait avait été placée sur elle.

Urine humaine : — Je plaçai des gouttes d’urine sur 12 feuilles, et, avec une seule exception, les tentacules de toutes s’infléchirent beaucoup. En raison, je pense, de différences dans la nature chimique de l’urine dans diverses occasions, le temps nécessaire au mouvement des tentacules varie beaucoup, mais ces mouvements s’accomplissent toujours en moins de vingt-quatre heures. Je notai, dans deux expériences, que tous les tentacules extérieurs s’étaient infléchis complètement au bout de dix-sept heures, mais la feuille elle-même n’avait pas bougé. Dans un autre cas, les bords d’une feuille s’étaient si complètement infléchis au bout de vingt-cinq heures trente minutes qu’elle se trouvait transformée en une coupe. L’action de l’urine ne provient pas de l’urée qui, comme nous le verrons plus tard, ne produit aucun effet.

Albumine (empruntée à un œuf de poule frais). — Des gouttes placées sur sept feuilles produisirent l’inflexion des tentacules de six d’entre elles. Dans un cas, le bord de la feuille se recourba considérablement au bout de vingt heures. Je laissai la goutte d’albumine pendant vingt-six heures sur la feuille chez laquelle ne s’était produit aucun mouvement ; je remplaçai alors la goutte d’albumine par une goutte de lait et tous les tentacules s’infléchirent au bout de douze heures.

Infusion à froid filtrée de viande crue. — J’expérimentai cette infusion sur une seule feuille ; au bout de dix-neuf heures presque tous les tentacules extérieurs et la feuille elle-même étaient infléchis. Pendant les années suivantes, j’employai très-souvent cette infusion pour expérimenter sur des feuilles que j’avais déjà traitées avec d’autres substances ; je trouvai que l’infusion de viande crue agit très-énergiquement, mais comme je n’ai pas gardé de note précise sur ces expériences, je n’en parle pas ici.

Mucosités. — Des mucosités épaisses ou fluides provenant des bronches placées sur trois feuilles produisirent une inflexion. Les tentacules marginaux, d’une feuille traitée avec des mucosités fluides, ainsi que la feuille elle-même, se recourbèrent quelque peu au bout de cinq heures trente minutes et beaucoup au bout de vingt heures. L’action des mucosités est due, sans aucun doute, soit à la salive, soit à quelques substances albumineuses qui y sont mélangées, et non pas, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, à la mucine principe chimique des mucosités[1].

Salive. — La salive humaine évaporée produit de 1,14 à 1,19 p. 100 de résidus[2] ; ce résidu produit 0,25 p. 100 de cendres, de telle sorte que la proportion de matières azotées que contient la salive doit être très-petite. Néanmoins, des gouttes de salive placées sur le disque de huit feuilles provoquèrent une action chez chacune d’elles. Dans un cas, tous les tentacules extérieurs, sauf neuf, étaient infléchis au bout de dix-neuf heures trente minutes ; dans un autre cas, quelques-uns étaient infléchis au bout de deux heures, et, au bout de sept heures trente minutes tous ceux situés dans le voisinage de la goutte aussi bien que la feuille elle-même, présentaient des signes d’activité. Depuis que j’ai fait ces expériences, il m’est arrivé souvent de toucher légèrement les glandes avec le manche de mon scalpel imprégné de salive pour m’assurer si une feuille est à l’état actif ; en effet, les tentacules s’infléchissent dans ce cas au bout de quelques minutes. Les nids comestibles faits par les hirondelles de Chine sont composés de matières sécrétées par les glandes salivaires ; j’ajoutai 2 grains provenant d’un de ces nids à une once d’eau distillée (c’est-à-dire une partie pour 218 parties d’eau), je fis bouillir pendant quelques minutes, ce qui ne suffit pas pour dissoudre toute la substance solide. Je plaçai sur 3 feuilles des gouttes du liquide ainsi obtenu ; au bout d’une heure trente minutes, ces feuilles étaient bien infléchies ; au bout de deux heures quinze minutes, elles l’étaient complètement.

Colle de poisson. — Je plaçai sur 8 feuilles des gouttes d’une solution ayant la consistance du lait et, sur quelques autres, des gouttes d’une solution un peu plus épaisse ; les tentacules de toutes ces feuilles s’infléchirent. Dans un cas, les tentacules extérieurs étaient bien infléchis au bout de six heures trente minutes et la feuille elle-même s’était recourbée dans une certaine mesure au bout de vingt-quatre heures. Comme la salive qui contient une si petite proportion de matières azotées agit si puissamment, je cherchai à me rendre compte de la plus petite quantité de colle de poisson qui agirait sur les feuilles. Je fis donc dissoudre une partie de colle dans 218 parties d’eau distillée et je plaçai des gouttes du liquide ainsi obtenu sur 4 feuilles. Au bout de cinq heures, 2 de ces feuilles s’étaient considérablement infléchies et les 2 autres modérément ; au bout de vingt-deux heures les premières étaient complètement infléchies et les dernières beaucoup plus qu’auparavant. Quarante-huit heures après que les gouttes avaient été placées sur les feuilles toutes quatre s’étaient presque complètement redressées. Je plaçai alors sur elles des petits morceaux de viande qui agirent plus puissamment que la solution. Je fis ensuite dissoudre une partie de colle de poisson dans 437 parties d’eau ; le liquide ainsi obtenu ne pouvait pas se distinguer de l’eau pure. Je plaçai, comme à l’ordinaire, une goutte sur 7 feuilles, dont chacune reçut ainsi 4/960 de grain (0,0295 de milligr.) de colle de poisson. J’observai 3 de ces feuilles pendant quarante et une heures mais elles ne montrèrent pas le moindre signe d’excitation ; 2 ou 3 tentacules extérieurs de la quatrième et de la cinquième s’infléchirent au bout de dix-huit heures ; un nombre un peu plus grand de tentacules s’infléchirent chez la sixième ; chez la septième, le bord de la feuille s’était en outre quelque peu recourbé. Les tentacules des 4 dernières feuilles se redressèrent huit heures après. Ainsi donc, 1/960 d’un grain de colle de poisson suffit pour affecter très-légèrement les feuilles les plus sensibles ou les plus actives. Je plaçai des gouttes de la solution ayant la consistance du lait sur une des feuilles chez laquelle la solution faible n’avait produit aucune action, et sur une seconde, dont deux tentacules seulement s’étaient infléchis ; le lendemain matin, c’est-à-dire après un intervalle de seize heures, tous les tentacules de ces deux feuilles s’étaient fortement infléchis.

En somme, j’ai expérimenté sur 64 feuilles avec les liquides azotés dont je viens de parler ; je ne compte pas les 5 feuilles que j’ai traitées avec la solution très-faible de colle de poisson ; je ne parle pas non plus des nombreux essais que j’ai faits ultérieurement à leur égard, n’ayant gardé aucune note bien précise : 63 de ces feuilles présentèrent des phénomènes bien marqués d’inflexion, tant chez les tentacules que chez la feuille elle-même. Celles chez lesquelles ne se produisit aucun mouvement étaient probablement vieilles et inertes. Je dois faire remarquer que pour obtenir une proportion aussi considérable de résultats satisfaisants, il faut avoir soin de choisir des feuilles jeunes et actives. J’avais choisi tout particulièrement des feuilles dans cet état pour les 61 expériences faites avec les liquides non azotés, sans compter l’eau ; or, nous avons vu que pas une de ces feuilles ne présenta trace d’excitation. Nous sommes donc autorisés à conclure que, chez les 64 feuilles soumises à l’action des liquides azotés, l’inflexion des tentacules extérieurs est due à l’absorption de matières azotées par les glandes des tentacules du disque.

Comme je l’ai déjà dit, plusieurs feuilles qui n’avaient pas été excitées par les liquides non azotés ont reçu immédiatement après des morceaux de viande de façon à prouver qu’elles étaient à l’état actif. Outre ces essais avec la viande, 23 feuilles sur le disque desquelles reposaient encore des gouttes de gomme, de sirop ou d’amidon, qui n’avaient produit aucun effet au bout d’un laps de temps variant de vingt-quatre à quarante-huit heures, ont été soumises à l’action de gouttes de lait, d’urine ou d’albumine. Les tentacules et quelquefois le limbe même de 17 feuilles, des 23 ainsi traitées, s’infléchirent considérablement ; toutefois, elles avaient perdu une certaine partie de leur activité, car les mouvements qui les animaient étaient certainement plus lents que ceux que l’on pouvait observer chez des feuilles fraîches traitées avec ces mêmes liquides azotés. On peut attribuer cette lenteur de mouvements, ainsi que l’insensibilité absolue de 6 feuilles, à des effets d’exosmose causés par la densité des liquides placés sur le disque.

Il n’est pas inutile d’indiquer ici les résultats de quelques autres expériences faites avec les liquides azotés. J’ai préparé des décoctions de quelques légumes riches en azote ; ces décoctions agissent comme les liquides provenant de substances animales. Ainsi, j’ai fait bouillir pendant quelque temps des pois verts dans de l’eau distillée, puis j’ai laissé reposer la décoction légèrement épaisse que j’avais ainsi obtenue. Je plaçai sur 4 feuilles une goutte du liquide clarifié ; au bout de seize heures, tous les tentacules et les feuilles elles-mêmes s’étaient considérablement infléchis. Je conclus d’après une remarque de Gerhardt[3] que les pois contiennent de la légumine « combinée avec un alcali formant une solution qui ne se coagule pas » et que cette solution se mêle à l’eau bouillante. Je puis ajouter, relativement aux expériences qui précèdent et à celles qui vont suivre, que, selon Schiff[4], il existe certaines formes d’albumine qui ne se coagulent pas dans l’eau bouillante, mais qui se convertissent en matières solubles.

Dans trois occasions, je fis bouillir dans de l’eau distillée, pendant une heure et un quart, des feuilles de chou hachées[5] ; en décantant la décoction après l’avoir laissé reposer, j’ai obtenu un liquide vert pâle sale. Je plaçai sur 13 feuilles des gouttes ayant le volume de toutes celles dont je me suis servi dans ces expériences. Les tentacules et les feuilles elles-mêmes s’infléchirent d’une façon extraordinaire au bout de quatre heures. Le lendemain le protoplasma des cellules des tentacules était complètement agrégé. Je posai aussi des gouttes très-petites de la décoction sur la sécrétion visqueuse qui entoure les glandes des tentacules ; ces tentacules s’infléchirent au bout de quelques minutes. Ce liquide exerçant une action si énergique, je retendis de 3 parties d’eau et je plaçai une goutte du liquide étendu sur le disque de 5 feuilles ; l’action fut si violente que, le lendemain matin, ces feuilles s’étaient complètement repliées sur elles-mêmes. Nous sommes donc autorisés à conclure qu’une décoction de feuilles de chou est tout aussi énergique qu’une infusion de viande crue.

Je plaçai une quantité égale de feuilles de chou hachées et d’eau distillée dans un endroit chaud et je laissai infuser pendant vingt heures, mais sans porter le liquide au point d’ébullition. Je plaçai des gouttes de cette infusion sur 4 feuilles. Au bout de vingt-trois heures, l’une de ces feuilles s’était considérablement infléchie ; une seconde légèrement ; chez la troisième je n’observai que l’inflexion de quelques tentacules sous-marginaux et la quatrième ne fut affectée en aucune façon. La puissance de l’infusion est donc beaucoup moins considérable que celle de la décoction : il est évident, en effet, que l’immersion, pendant une heure, des feuilles de chou dans de l’eau bouillante doit amener l’extraction beaucoup plus efficace des substances qui excitent le Drosera, qu’une immersion dans de l’eau tiède prolongée pendant plusieurs heures. Cela tient peut-être, ainsi que l’a fait remarquer Schiff pour la légumine, à ce que le contenu des cellules est protégé par des parois formées de cellulose et qu’une très-faible quantité des matières albumineuses peut seule se dissoudre jusqu’à ce que ces parois soient rompues par l’action de l’eau bouillante. La forte odeur que répandent les feuilles de chou bouillies indique que l’ébullition produit chez elles quelques changements chimiques qui les rend beaucoup plus nutritives et beaucoup plus digestibles pour l’homme. Or, il est intéressant de noter que l’eau bouillante extrait des feuilles du chou des matières qui excitent le Drosera à un degré extraordinaire.

Les graminées contiennent beaucoup moins de matières azotées que les pois ou les choux. J’ai haché les tiges et les feuilles de trois espèces communes de graminées, et je les ai fait bouillir pendant quelque temps dans de l’eau distillée. Je plaçai des gouttes de la décoction, que j’avais laissé reposer pendant vingt-quatre heures, sur 6 feuilles ; cette décoction agit de façon assez singulière ; j’en donnerai quelques exemples dans le chapitre VII, lorsque je traiterai des effets des sels d’ammoniaque. Au bout de deux heures et demie, quatre feuilles s’étaient recourbées, mais leurs tentacules extérieurs n’avaient pas bougé ; il en fut de même pour les 6 feuilles au bout de vingt-quatre heures. Deux jours après, les feuilles, aussi bien que les quelques tentacules sous-marginaux qui s’étaient infléchis, se redressèrent ; d’ailleurs, la plus grande quantité du liquide qui se trouvait sur le disque était alors absorbée. Il résulte de ces expériences que cette décoction agit puissamment sur les glandes du disque et force la feuille elle-même à se recourber très-rapidement, mais l’impulsion, contrairement à ce qui arrive dans les cas ordinaires, ne se communique qu’à un degré très-faible aux tentacules extérieurs.

Je puis ajouter ici que je fis dissoudre dans 437 parties d’eau une partie d’extrait de belladone achetée chez un pharmacien et que j’en plaçai une goutte sur 6 feuilles. Le lendemain, ces 6 feuilles s’étaient un peu infléchies et, quarante-six heures après, elles s’étaient complètement redressées. Ce n’est pas l’atropine que contient l’extrait de belladone qui produit cet effet, car je m’assurai par des expériences ultérieures que cette substance est absolument impuissante. J’achetai aussi, chez trois pharmaciens différents, de l’extrait de jusquiame et je préparai des infusions dans la même proportion que celle que je viens d’indiquer, une seule de ces infusions agit sur quelques feuilles. Bien que les pharmaciens prétendent que toute l’albumine est précipitée lors de la préparation de ces médicaments, je ne doute pas qu’il n’en reste quelques traces qui sont suffisantes pour exciter les feuilles les plus actives du Drosera.

  1. Les mucosités provenant des bronches contiennent, selon Marshall, Outlines of Physiology, vol. II, 1867, p. 364, un peu d’albumine.
  2. Müller, Elements of Physiology, Traduct. anglaise, vol. I, p. 514.
  3. Watts, Dict. of Chemistry, vol. III, p. 568.
  4. Leçons sur la phys. de la digestion, tome I, p. 379 ; tome II, p. 154, 166, sur la légumine.
  5. J’employai des feuilles cueillies avant la formation du cœur ; ces feuilles contiennent 2,1 p. 100 de matières albumineuses ; les feuilles externes de la plante complètement développée n’en contiennent que 1,6 p. 100. Watts, Dict. of Chemistry, vol. I, p. 653.