Les pirates du golfe St-Laurent/Une visite aux Mic-Macs de l’Île du Sable

L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 25-33).

CHAPITRE IV

UNE VISITE AUX MIC-MACS DE L’ÎLE DU SABLE


La « Marie-Jeanne », qui avait été la dernière à pénétrer dans le canal rocheux, fut d’abord reculée jusqu’à la mer, suivie de près par le « Marsouin ».

Puis on remit soigneusement en place la vieille voile « peinte à fresque. »

Et, l’appareillage étant terminé, les deux goélettes quittèrent les rochers du « Mécatina », naviguant de conserve pendant quelques minutes.

Mais, comme la « Marie-Jeanne », meilleure marcheuse que le « Marsouin », prenait rapidement de l’avance, le capitaine Pouliot cria une dernière fois :

— Au revoir, messieurs !… Soyez exacts ! N’oubliez pas que je vous attendrai en dehors du barachois, entre l’île aux Chiens et le Cap à l’Aigle, côté de Saint-Pierre, jusqu’au soir du 8 juillet… Signaux comme d’habitude !

— Bon voyage, capitaine !… Nous serons au rendez-vous dans la nuit du 7… Signaux convenus !

Et les deux goélettes contrebandières, l’une se dirigeant franc sud, l’autre nord-est, ne tardèrent pas à se perdre de vue au sein des demi-ténèbres qui assombrissaient le vaste golfe.

Laissons la « Marie-Jeanne » suivre sa course vers les rives méridionales de Terre-Neuve, et attachons-nous au « Marsouin », qui a le cap tourné du côté de Belle-Isle.

— Sais-tu où nous allons ? demanda Thomas à son compère, lorsque la goélette du capitaine Pouliot fut hors de portée.

— À Kécarpoui, nom d’un phoque ! répondit le compère.

— Eh bien, tu te trompes comme deux phoques mon bonhomme !… Nous allons rencontrer l’aimable belle-mère de ton ami Wapwi, à une vingtaine de milles plus bas.

— Pourquoi faire ?

— Pour qu’elle se charge d’une mission qu’il serait difficile pour nous d’entreprendre seuls.

— Ah ! j’y suis : pour qu’elle nous aide à enlever Suzanne !

— Justement.

— Voilà donc le motif de cette histoire de sauvage amoureux et de sœur magnétisée !

— Parbleu !… ne fallait-il pas expliquer à l’ami Pouliot la raison qui nous faisait prendre le chemin du détroit pour aller aux Îles, et surtout le préparer à recevoir notre pensionnaire dans son hôtel du Mécatina ?

Pour le coup, Gaspard demeura émerveillé de l’ingéniosité de son compère ; et, ne trouvant pas de mot assez éloquent pour traduire son admiration, il abattit sa lourde main sur l’épaule de Thomas et, le secouant, lui déclara en toute franchise :

— Ami Thomas, tu es cent fois plus canaille que moi !… Nom de mille phoques, tu iras loin, si tu n’es pas pendu bientôt à la corne d’artimon de ta goélette.

Ce compliment, bien que mitigé par la perspective d’un gibet de marin, ne déplut pas au capitaine du « Marsouin. »

— Allons donc… allons donc… fredonna-t-il avec modestie, tu exagères mon faible mérite : je n’ai pas la prétention de quitter la vie dans une position aussi élevée.

— Ça t’arrivera pourtant, et tu ne l’auras pas volée !

— J’espère, le cas échéant, que tu me tiendras compagnie : ça fera deux jolis pavillons…

— En berne… conclut Gaspard.

Et, sur ce mot, il se dirigea vers l’écoutille d’arrière, descendit l’escalier conduisant aux cabines et revint bientôt avec les deux longues-vues du bord.

Le « Marsouin » passait en ce moment en face de la baie de Kécarpoui, — mais à une quinzaine de milles au large.

Il était onze heures de la nuit.

Grâce aux lunettes, on pouvait distinguer, sur les deux rives, les maisons illuminées des familles Noël et Labarou, tandis qu’en pleine baie le « Vengeur » brillait comme une constellation.

Gaspard, la lunette à l’œil, frissonnait de colère, et tant que l’ouverture de la baie fut en vue, il demeura immobile, observant ce coin de la côte labradorienne où il venait de subir un échec si imprévu.

Enfin, les arbres du bras oriental, comme s’ils eussent été mis en mouvement par un machiniste de théâtre, vinrent masquer brusquement le spectacle observé et Gaspard, fermant violemment sa lunette, s’accouda sur le bastingage, regardant sans la voir l’eau qui frôlait en clapotant le flanc du « Marsouin. »

Pendant un bon quart d’heure, il demeura ainsi appuyé au plat-bord, le menton dans ses poings, broyant du noir.

Puis, dans un soubresaut énergique, il s’arracha à cette contemplation intérieure, redescendit l’escalier des cabines, ouvrit un placard, se versa un grand verre d’eau-de-vie, alluma sa pipe et remonta sur le pont, où il s’étendit la tête appuyée sur un rouleau de câble.

Tout cela sans articuler une parole.

Cependant le copain Thomas, plus calme, faisait ses calculs, lui, sans démonstration d’aucune sorte.

Comme on avait mis quatre heures pour parcourir les trente milles séparant le Petit-Mécatina de Kécarpoui, le capitaine estimait que sa goélette serait en vue de l’île du Sable, son but visé, vers deux heures du matin, — car vingt milles seulement restaient à parcourir pour atteindre l’île du Sable, où campaient les Micmacs cette année-là.

L’île du Sable, assez vaste et bien ombragée, — par conséquent pourvue d’eau douce, — fait partie d’un archipel qui s’étend de la petite rivière St Augustin à la rivière Shécatica.

Le déplacement de ces Micmacs, mâtinés de Montagnais, n’avait donc été que de quelques milles dans l’est.

La rivière St Augustin, plus haut nommée, les séparait maintenant de leur ancien camp de l’année précédente.

En outre, comme leur nouveau lieu de villégiature est une île, naturellement un bras de mer, quoique assez étroit, les isolait de la côte.

Ces estimables aborigènes avaient-ils donc quelques peccadilles sur la conscience, pour se garer ainsi contre les surprises possibles ?…

Il y a mille contre un à parier pour l’affirmative.

Toutefois, comme nous ne sommes pas investi du mandat d’éclairer la justice à cet égard, passons…

Ou plutôt abordons.

Il est deux heures et quinze minutes du matin.

La mer est tout à fait basse, et même le courant du montant arrive déjà du détroit de Belle-Isle.

Dans quelques minutes il coulera comme dans une dalle.

— Largue l’ancre ! commande Thomas.

Les deux Jean se précipitent…

Le clignet du « guindeau » est levé…

Et le lourd appareil de fer tombe à l’eau, entraînant sa chaîne avec un bruit capable de réveiller un cataleptique.

La goélette, dont les voiles ont été préalablement abattues, recule sous l’effort grandissant du flux jusqu’à l’extrémité de sa chaîne, qu’elle raidit fortement…

Puis, après un léger retour en avant et quelques oscillations, elle s’immobilise… dans ce doux balancement sur place que connaissent si bien tous les gens de mer.

Sans même prendre le temps de carguer les voiles abattues et gisant en larges plis sur le pont, Thomas commande :

— Ohé ! là ! mes deux Jean, arrivez un peu !… La chaloupe à la mer, et ne lanternez pas !

Les matelots, ainsi apostrophés, prennent chacun un des câbles qui retiennent l’embarcation collée au couronnement de poupe et les laissent doucement filer.

La chaloupe touche l’eau et prend son équilibre.

On retire les câbles, et une paire de rames ayant été mises à leur disposition, les deux capitaines se laissent glisser à bord et s’éloignent aussitôt dans la direction du village.

Une fois la rive atteinte, — ce qui ne prit que quelques minutes, — les deux hommes tirèrent le grappin aussi haut, sur la grève sablonneuse, que le permit la longueur de la chaîne, et s’éloignèrent rapidement dans la direction d’un bois de sapins, couronnant une hauteur, à une couple d’arpents en aval.

Au détour de ce cap, à chevelure de conifères, s’arrondissait en demi-cercle une prairie naturelle où se voyaient une dizaine de cabanes faites de perches liées à leur sommet et recouvertes d’écorces.

On eut dit, en voyant de nuit cette agglomération de cônes sombres, une de ces fourmilières géantes dont parlent les voyageurs de l’Afrique Centrale.

Nos deux nocturnes visiteurs allaient poursuivre leur route, quand ils en furent empêchés par le plus épouvantable concert d’aboiements qu’oreilles humaines eussent jamais entendu.

En même temps, cinq ou six chiens de forte taille bondirent dans leur direction.

— Diable ! murmura Gaspard, tirant de sa gaine son poignard de marin.

— Les braves bêtes ! dit tranquillement Thomas, tout en s’arrêtant pour porter ses doigts à sa bouche, d’où sortit aussitôt un sifflement strident qui domina le bruit des chiens et les fit taire.


La goélette, dont les voiles ont été préalablement
abattues, recule sous l’effort grandissant du flux.

Du reste, le camp s’éveillait et des ombres fantastiques sortaient des huttes.

— Qui va là ? demanda une voix.

— Le « Marsouin », répondit Thomas.

Un silence se fit.

Puis un des sauvages s’avança…

— Vous voulez ?… dit-il simplement.

— Parler à la « Grande Ourse. »

Aussitôt, une longue et sèche femme, affublée de loques disparates, marcha comme un grenadier à la parade vers les deux Français.

— Tu as besoin de l’Ourse, mon fils, articula-t-elle d’une voix caverneuse : que lui veux-tu ?

— Je te l’ai dit, la mère : j’ai à te parler.

— Viens !

Et, sans plus se soucier des autres, elle entraîna le capitaine à cent pas de là.

La conférence dura un bon quart d’heure.

Puis Thomas revint et dit :

— Tout est convenu. Rembarquons.

Gaspard, sans répliquer, suivit son camarade.

Une demi-heure plus tard, en dépit du courant de montant, le « Marsouin » levait l’ancre, hissait ses voiles et s’éloignait, vent en poupe, dans la direction de Belle-Isle.