Les pirates du golfe St-Laurent/La Grande Ourse entre en scène

L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 66-72).

CHAPITRE IX

LA GRANDE OURSE ENTRE EN SCÈNE


Nous laisserons nos contrebandiers à leurs petites opérations, sans indiquer aux agents du fisc une seule des ruses du métier, étant persuadés que ces messieurs en savent pour le moins aussi long que nous sur ce sujet.

C’est à la baie de Kécarpoui, théâtre principal de notre drame, que nous retournerons, précédant de quelques heures seulement le retour du « Marsouin », chargé de liqueurs hérétiques et de… butin de naufrage.

Nous sommes au 20 juillet.

Il est dix heures du soir.

La nuit est belle, éclairée par une lune à son troisième quartier, que voilent souvent des nuages épais, mais rapides et fugitifs.

Cette succession d’éclairs blafards et de pénombre grise produit sur la rétine de l’œil qui l’observe une sorte d’éblouissement qui empêche la perception nette des objets.

À la porte du chalet des Noël, sous la large véranda qui fait face à la baie, un jeune homme et une jeune femme, pressés l’un contre l’autre, échangent de doux propos, ponctués par des accolades qui ressemblent fort à des baisers…

Chut ! ne troublons pas par des suppositions indiscrètes les épanchements de ce couple heureux que la blonde Phébé elle-même semble favoriser en tamisant, à travers l’ouate serrée des nuages, ses rayons couleur d’opale.

Ces deux jeunes gens, — avons-nous besoin de le dire ? — sont le capitaine Arthur Labarou et sa femme, Suzanne Noël.

Tout en devisant avec la tendre nonchalance de nouveaux mariés, le joli couple suit du regard un canot d’écorce, pagayé par un homme et une femme, qui se dirige vers le côté opposé de la baie.

Les deux nocturnes canotiers ne sont autres que Louis Noël et sa femme « Mimie », qui s’en retournent chez eux, après avoir passé la veillée chez leurs parents du côté est.

Les palettes de leurs avirons, ruisselantes d’eau, scintillent à intervalles réguliers sous les rayons lunaires.

On entend vaguement la voix cristalline de Mimie alterner avec l’organe plus sonore de Louis, dans ce duo un peu suranné : « Dis-moi, Lucie… »

Puis, à mesure que le canot s’éloigne, les voix s’affaiblissent, le bruit des pagaies s’éteint, le silence se fait.

Seules, les grenouilles s’égosillent dans les ajoncs et la chute fait entendre sa monotone clameur.

Le jeune couple est maintenant silencieux.

Quelque chose comme une appréhension indéfinissable alourdit l’air que respirent ces adolescents, liés l’un à l’autre, depuis quelques jours à peine, par la chaîne dorée du mariage, et met dans leurs yeux des lueurs ophéliennes.

— Rentrons, veux-tu ?… dit enfin la jeune femme… Cette nuit est trop belle… Ce calme m’oppresse… J’ai presque envie de pleurer.

— Chère petite folle ! répond tendrement le mari… Toujours ces craintes chimériques qui hantent ta jolie tête !… Chasse-moi vite ces vilains papillons noirs qui voltigent dans ta pensée.

— Je le voudrais, Arthur, que je ne le pourrais pas… Le passé est encore trop près de nous, vois-tu… Ah ! je donnerais bien quelques années de ma vie pour oublier cet affreux cauchemar du 25 juin dernier, que ta miraculeuse arrivée a transformé en réalité céleste…Mais…

— Mais quoi ?… Voyons un peu… Dis toute ta pensée.

— Mais j’ai là, — et Suzanne toucha sa poitrine, — un poids qui me comprime le cœur, quand tu n’es pas à mes côtés.

Enfant, va ! affecte de dire d’un ton badin le mari, dont le front toutefois se charge d’ombre… Que peuvent maintenant contre nous ton frère et mon cousin ?… Oseront-ils seulement reparaître dans cette baie ?

— Qui sait ?… Gaspard est bien méchant ! Quant à mon frère Thomas, il m’épouvante avec son sourire diabolique et sa manie de se moquer de tout.

— À dire vrai, murmure le capitaine du « Vengeur », comme se parlant à lui-même, ce Thomas est un bien drôle de type. Il ne croit ni à Dieu ni à diable…

— Tu vois bien !… remarque Suzanne.

— … Mais j’ai l’œil sur lui, comme sur l’ « autre », achève Arthur… et je veillerai !

Puis, jetant un regard au firmament, — cette horloge du marin, — il se lève, disant avec une gaieté un peu nerveuse :

— Près d’onze heures !… Oh ! oh ! ma jolie, vous m’avez fait manquer à mes devoirs de capitaine… Il faut que j’aille à bord donner mes derniers ordres… Je veux que le « Vengeur » soit prêt dès huit heures, demain matin, à recevoir la « reine du bord », puisqu’elle veut bien lui confier, pour une croisière d’une quinzaine, sa précieuse petite personne.

— Oui, va, mon ami. Je t’attendrai ici. Surtout, reviens sans tarder.

— Je ne serai pas vingt minutes. Ne va pas prendre froid, au moins.

— Sois tranquille et… prudent.

Une dernière accolade. Deux baisers échangés… et le capitaine Labarou dévale vers la berge, où l’attend un canot léger, genre youyou.

En un clin-d’œil, il est à bord et pagaie vers le « Vengeur », mouillé en pleine eau, à quelques encâblures au large.

D’un bras nerveux, Arthur fait voler la frêle embarcation d’une lame à l’autre, ne perdant pas un coup d’aviron, comme si le salut de sa femme dépendait de sa célérité.

C’est que, lui aussi, se sent au cœur une appréhension étrange, un malaise indéfinissable, quelque chose comme un pressentiment de danger dont il ne se rend pas compte.

Et, pourtant, en cette soirée de juillet que rafraîchit la brise venue du Pôle, tout est si calme dans la nature assoupie, qu’il faut vraiment être marin pour éprouver cette mélancolie anxieuse qui enserre les cœurs habitués à battre sous l’impression reçue par le spectacle des grands horizons.

Mais le capitaine n’est pas là pour philosopher, ni pour rêver.

Il accoste, attache son canot et, empoignant les haubans de misaine, d’un seul élan, il est sur le pont du « Vengeur. »

Les matelots l’ont entendu manœuvrer et sont à leur poste pour le recevoir.

— Eh bien ! fait le capitaine, rien de nouveau ?… Tout est paré ?

— Paré, astiqué, « suivé » !… répond le commandant du bord.

— Les cabines ?…

— De vrais boudoirs.

— Et le gréement ?

— En parfait ordre : pas un filin qui manque.

— Allons, c’est bien… Nous partirons vers les huit heures.

— C’est entendu, capitaine.

— Maintenant, mes amis… au revoir. Qui est de quart, de trois heures à six ?

— José Poquin, la Grand’Ficelle.

— Va pour toi, José. N’oublie pas d’observer le Golfe et de relever les vaisseaux de passage.

— On aura l’œil ouvert, capitaine… répondit le surnommé la Ficelle, grand « jack » d’une maigreur invraisemblable.

— Allons, bonsoir. Dormez un peu.

— Bonne nuit, capitaine.

Arthur Labarou se disposait à enjamber le bastingage et à s’ « affaler » dans son canot, lorsqu’il s’arrêta net, cloué au pont par un cri perçant, quoique étouffé, qui semblait partir du chalet.

Il devint tout pâle et dit à son commandant :

— Avez-vous entendu, Duval ?

— Si… On dirait un cri de femme…

— Suzanne ! c’est Suzanne !… Que se passe-t-il ?

Et, enjambant le plat-bord, Arthur Labarou sauta, plutôt qu’il ne se laissa glisser, dans l’embarcation.

D’un coup d’aviron, il s’éloigna, disant d’une voix rapide :

— Si vous voyez une lumière tournée à bout de bras, Duval, envoyez-moi sans retard deux hommes armés.

— Je les tiendrai prêts, en cas d’avarie… Mais espérons que vous n’en aurez pas besoin.

— Qui sait !… murmura le capitaine, disparaissant dans la demi-obscurité qui planait sur la baie de Kécarpoui.

Il est bien vrai, le proverbe italien : « chi va piano, va sano », — qui va doucement, va bien !

Arthur Labarou devait en fournir, en cette circonstance, une probante illustration.

En effet, à mi-chemin de la rive, son aviron se rompit par le milieu, brisé sous l’effort mal calculé de ses bras.

Que faire ?

Sauter à l’eau et gagner terre en nageant ?

Mais il aurait peine à se mouvoir, tout vêtu et botté qu’il était !

Ou bien se dévêtir et enlever ses bottes ?

Cela prendrait plus de temps que de pagayer avec le tronçon d’aviron resté dans ses mains !

Il s’arrêta d’instinct à ce dernier parti, tout en bouillant d’impatience.

Enfin il aborda en quelques minutes et prit sa course vers le chalet.

Fatalité !… Suzanne avait disparu. La maison était en rumeur, et la mère Noël se lamentait à tous les saints du Paradis.

— Qu’est-il arrivé, mon Dieu ? demanda avec anxiété le capitaine.

— Eh ! le sais-je, moi ? répondit la mère de Suzanne. J’étais à l’intérieur… Je sommeillais un peu dans la chaise, je crois, quand tout à coup j’ai entendu un grand cri au dehors… Je suis accourue… Plus personne ! J’ai fait le tour du chalet, appelant Suzanne… mais aucune voix ne m’a répondu. Elle n’était donc pas avec vous ?

— Hélas ! chère mère, je venais de la quitter pour aller à mon yacht et, moi aussi, j’ai entendu le cri de détresse de la pauvre enfant… Aussitôt, j’accours, je cherche, j’appelle !… Néant !

Et le capitaine, un instant affaissé, courba la tête.

Pénétrant dans l’intérieur du chalet, il se munit d’un fanal qu’il alluma, et revint sous la véranda, en face de la baie.

Alors, tournant à plusieurs reprises ce signal convenu tout à l’heure, il appela ses gens à la rescousse.

Puis, armé d’un revolver, il explora rapidement les alentours, espérant, — contre toute espérance, — trouver sa femme évanouie quelque part, sur la rive.

Mais les recherches n’aboutirent qu’à la découverte, bien importante, du reste, du fichu qu’elle avait au cou, ce soir-là.

L’endroit où cette trouvaille fut faite indiquait le chemin pris par les ravisseurs de la jeune femme, — si toutefois il y avait eu rapt.

L’article en question ayant été ramassé à un arpent du chalet, côté oriental, il devenait évident que les ravisseurs étaient venus par là, ou du moins qu’ils avaient pris cette direction pour s’en retourner avec leur proie.

Aussitôt, dans la pensée en fermentation du capitaine, tout un plan de campagne fut organisé.

Pendant qu’une escouade explorait les bois de la pointe orientale de la baie, jusqu’à l’ « Archipel des Sauvages », — comme on appelait alors le groupe d’îles éparpillées entre les rivières St Augustin et Shécatica, — le « Vengeur », lui, longerait la rive du fleuve, pour observer la côte et la mer.

Arthur Labarou, désormais fixé, revint au chalet.

L’époux alarmé avait fait place au marin habitué de commander.

Il alla droit à la chaloupe du bord, — que le commandant du « Vengeur », appelé par le signal convenu, avait conduite au rivage, — et dit à son subordonné, sans plus de commentaires :

— Duval, ma femme est disparue. On l’a enlevée. Je soupçonne les sauvages de « Shécatica ». Donnez-moi deux hommes et retournez à bord… Vous appareillerez dans une heure, au baissant. Ne laissez pas une anse inexplorée, jusqu’à l’Archipel des Sauvages.

— À vos ordres, capitaine ! répondit l’officier interpellé, se disposant à reprendre le large.

— Encore un mot… Ne vous éloignez pas du rivage et n’avancez qu’à petite voilure, afin que nous puissions communiquer ensemble.

— Nous irons au bas ris et seulement sur la misaine.

— C’est cela. Du reste, si j’ai besoin de vous, j’allumerai deux feux l’un près de l’autre, sur quelque point du rivage bien en vu.

— Entendu. De notre côté, si vous le voulez bien, je hisserai deux pavillons au mât de misaine, dans le cas où je ferais quelque découverte sérieuse. La nuit, j’aurai deux fanaux blancs.

— Très bien, mes amis. Rendez-vous à l’île du « Large. »

La chaloupe regagna aussitôt le bord, abandonnant José Poquin et un autre matelot, nommé Beaujoly, au capitaine Labarou.

Une heure plus tard, le « Vengeur », sous petite voilure, se dirigeait vers l’ouverture de la baie et prenait chasse.

De son côté, le capitaine était déjà parti, avec José Poquin et Beaujoly, abandonnant le coin du chalet à la garde d’un serviteur terreneuvien, sur lequel il savait pouvoir compter.

Il aurait bien voulu s’associer le jeune sauvage Wapwi, — qui habitait, tantôt l’un tantôt l’autre côté de la baie…

Mais, suivant son habitude, le petit Abénaki battait, sans doute, les bois, car on ne l’avait pas vu depuis le matin.

Arthur Labarou dut donc se mettre en route seulement avec José Poquin et Beaujoly, — tous trois munis de falots et armés de pied en cap.

Prenant le sentier qui coupe le bras oriental de la baie en ligne directe, ils s’enfoncèrent rapidement sous bois, ne s’éclairant que juste ce qu’il fallait pour s’orienter au sein des ténèbres de la saulaie.