Les pirates du golfe St-Laurent/À bord du Marsouin

L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 2-14).

CHAPITRE I

À BORD DU MARSOUIN


— J’ai perdu la partie, cette fois… Mais… je reviendrai !

Tel avait été l’adieu menaçant jeté aux échos de la baie de Kécarpoui par Gaspard Labarou au moment où, toutes les voiles et pavillons au vent, le « Marsouin » s’éloignait vers le large.

C’était, — on s’en souvient,[1] — dans la matinée du 25 juin 1853, entre neuf et dix heures.

La brise soufflait de l’est ; mais le soleil, déjà haut, tiédissait son haleine qu’avaient refroidie, au delà du détroit de Belle-Isle, les glaces descendues des régions polaires.

Vers quel point du golfe se dirigeait le « Marsouin ? »…

Les deux compères qui le commandaient auraient été bien empêchés de le dire, leur eût-on posé cette simple question au moment précis où nous les retrouvons à leur bord.

Thomas Noël, toutefois, avait pris la roue et gouvernait vers le large, comme s’il eût voulu tout d’abord perdre de vue cette baie ensoleillée où il venait de jouer un rôle assez peu enviable, il nous faut bien l’avouer.

De son côté, Gaspard, l’œil fixé sur les falaises de la côte du Labrador et les promontoires qui enserrent la baie de Kécarpoui, demeurait immobile, les bras croisés, le regard sombre, sans desserrer les dents.

À l’avant, les deux matelots composant l’équipage fumaient nonchalamment leurs courtes pipes de plâtre, sans avoir l’air autrement intrigués par l’événement tout à fait imprévu qui venait de changer un joyeux voyage de noce en une fuite précipitée.

Et le « Marsouin », légèrement penché sur son flanc de tribord, courait toujours vers le sud, dépassant sur droite le Grand-Mécatina et gagnant avec rapidité les vastes espaces libres de cette partie du golfe qui baigne, d’un côté la pointe est de l’Anticosti, et, de l’autre, les rivages occidentaux de Terre-Neuve.

Quand les linéaments capricieux de la chaîne de montagnes servant d’arrière-plan à l’estuaire de Kécarpoui, se furent enfin fondus dans le brouillard qu’illuminait le superbe soleil de juin, une sorte de frémissement parut secouer Gaspard des pieds à la tête.

Il frappa de son poing le plat-bord en face de lui :

— Malheur ! dit-il, ouvrant pour la seconde fois ses lèvres serrées… tout est bien fini à cette heure… Suzanne est perdue pour moi !

— Hum ! hum ! se contenta de tousser Thomas, flegmatique comme d’habitude.

— Oh ! il n’y a pas à faire hum !… Je te dis que je suis f… comme cinq cent quarante mille maquereaux mis en coque.

— C’est à savoir… marmotta l’autre… Cinq cent quarante mille maquereaux, ça fait beaucoup de poissons à tuer d’un seul coup… Tandis que je ne sache pas que tu sois encore mort, m… encoqué, puisque tu tiens à ce mot.

— Oh ! c’est tout comme, vois-tu !… Rien dorénavant n’empêchera ta sœur d’appartenir à Arthur, mon rival préféré.

Le fait est qu’à n’envisager les choses que par leur mauvais côté… murmura Thomas avec un sourire narquois qui souligna cette phrase inachevée.

Gaspard ne vit pas cette expression singulière de la figure de son complice. Aussi continua-t-il, sans paraître avoir entendu :

— Et pourtant nous pouvons nous vanter d’avoir bien monté le coup !… La passerelle sur le torrent, sciée en-dessous de façon imperceptible, pour y faire tomber l’amoureux se rendant vers sa belle, est-ce que ce n’était pas bien imaginé, dis ?

— D’accord… Et, sans ce sournois de Wapwi, ton cousin faisait un fier plongeon dans la chute, — il n’y a pas à barguiner… Mais, voilà !… Le petit sauvage s’est trouvé à point pour sauver son maître… Que veux-tu ?… On ne pense pas à tout !

— Et l’autre affaire, donc ! cet îlot que recouvrent dix à douze pieds d’eau en temps d’équinoxe et où j’ai abandonné ce cher cousin au bon moment, c’est-à-dire en pleine nuit, et alors qu’une tempête de « nordêt » faisait rage, est-ce que cela n’était pas travaillé « dans le grand genre, » voyons ?

— J’en conviens d’autant mieux, ricana du bout des lèvres l’énigmatique capitaine du « Marsouin », que l’idée venait du meilleur ami que j’aie dans le monde : un certain Thomas Noël que je connais comme je connais le bon pain et qui n’est pas si bête qu’il en a l’air, — tu peux m’en croire, ô Gaspard Labarou de mon cœur !

L’interpellé jeta un regard féroce à son narquois compagnon. Mais ce dernier, loin de s’en émouvoir, continua tranquillement :


À l’avant, les deux matelots composant l’équipage,
fumaient leurs courtes pipes de plâtres.

— Tous les amoureux sont des niais, c’est connu. Fais comme ton compère Thomas : garde ton cœur libre pour les saines émotions de la mer et pour les bons tours à jouer aux douaniers de Sa Majesté le Fisc… C’est ça qui vous fait du bon sang !

— Je veux me venger d’abord… Après je t’appartiendrai corps et âme.

— Tiens !… Mais ça n’est pas mal du tout, ce que tu dis là !… Reste à savoir si la vengeance sera possible… Nous avons affaire à un gaillard qui revient de loin.

— Oui… de bien loin !… murmura Gaspard, devant les yeux duquel passèrent soudain les dernières péripéties du drame de la « Sentinelle. »

Puis, changeant de ton après une minute de silence anxieux :

— Au fait, dit-il, d’où diable revient-il, celui-là, après avoir été roulé pendant des mois dans les replis des vagues du golfe ?

— S’il a été roulé, la chose est certaine, ce n’est pas dans, mais sur les vagues, à bord d’un bon bateau, puisque le revoilà chez nous, riche comme le propriétaire d’un trois-ponts.

Gaspard eut un hochement de tête ahuri.

— Mais comment a-t-il pu se tirer d’affaire, là, sur ce rocher perdu, que les vagues ont dû balayer pendant des heures ? Est-ce qu’il n’y a pas du mystère ?

— Bien sûr, oui… À moins, toutefois…

— Achève…

— À moins que le chaland qui disparut de notre rive, cette nuit-là, n’ait réellement atteint le naufragé, comme l’a affirmé ce moricaud de Wapwi…

— C’est possible, c’est même probable. Mais cette explication ne donne que le commencement du mot de l’énigme.

— Tu as raison, ami Gaspard, et nous n’aurions qu’à retourner chez la maman Noël pour savoir le reste. Retournons-nous ?

Et Thomas fit le geste de manœuvrer la roue de façon à virer de bord.

Toujours facétieux, ce pince-sans-rire de capitaine Thomas !

Mais l’autre prit assez mal la plaisanterie.

— Trêve de niaiseries ! dit-il sèchement.

Puis il ajouta, sur un ton de reproche :

— On dirait, ma parole, que tu es enchanté de ce qui m’arrive et que ça t’amuse de m’avoir vu « couper l’herbe sous le pied » au moment d’épouser ta sœur.

— Ah ! pour ça, non, camarade ! déclara Thomas avec une franchise visible. Bien au contraire, si je te houspille un peu, ce n’est que pour te remonter le moral et te faire quitter cet air de saule-pleureur qui te va comme une toge à un scieur de long… Hé ! hé ! futur amiral de ce golfe si beau qui doit être le théâtre de nos exploits, ressaisis-toi et flanque-moi à la porte de ta cervelle jupes, jupons et autres cotillons qui y dansent une sarabande… Une ! deux ! ça y est-il ?

— Non ! fit l’autre d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

— Ah !

— La vengeance, d’abord. Je ne puis me faire à l’idée qu’un autre que moi possédera Suzanne.

— Folie ! mon vieux… Laisse donc roucouler tout à leur aise ces deux tourtereaux… Pourquoi troubler un couple si bien fait pour s’aimer !

— Ah ! nom d’un phoque ! tais-toi, Thomas !

— Turlututu, chapeau pointu… Je me moque de l’amour, moi… La mer : voilà ma maîtresse… Vive la mer !

Et le capitaine du « Marsouin » esquissa un pas de danse.

Mais la mine tragique de son compagnon arrêta net l’essor chorégraphique de l’ami Thomas.

Changeant de ton, il dit à brûle-point :

— Gaspard, tu seras vengé !… Gaspard, tu auras ma sœur !

Et comme l’autre le regardait avec étonnement :

— C’est moi qui lui tiens lieu de père, acheva Thomas, et je te la donne. Vas-tu la refuser de ma main, par hasard ?

Gaspard eut un brusque haut-le-corps.

— Toujours cette vieille antienne après le psaume… dit-il avec impatience… Me prends-tu pour un idiot ?

— À peu près… comme tous ceux, du reste, qui sont dans ton cas, — c’est-à-dire férus d’amour… grommela avec un grand sérieux l’impassible Thomas.

— Nous verrons bien… Attendons.

— C’est ce que j’allais conclure moi-même : attendons. Du reste, nous n’attendrons pas longtemps, — jusqu’à demain, tout au plus.

— Que vas-tu faire ?

— Rien pour le quart d’heure, si ce n’est m’occuper de notre diner. Tu sais que je n’ai pas d’idées quand mon ventre est vide. Mais tu vas voir lorsque j’aurai un peu apaisé le brouillard que j’ai là !…

Et Thomas, se tapant sur l’épigastre, se prit à crier comme un sourd :

— Hé ! là ! Jean Brest, cuisinier de vingtième classe !

Un des matelots allongés près du cabestan se leva aussitôt et répondit :

— On y est, capitaine.

— As-tu quelque chose à nous mettre sous la dent ?… Il est plus de midi et il vente une rage de faim dans nos boyaux.

— Si j’ai quelque chose qui mijote ?… La belle question ! se récria celui que le capitaine Thomas venait de bombarder cuisinier et qui n’était autre, effectivement, que le maître-coq du bord, — fonction respectable qu’il remplissait, du reste, concurremment avec celle non moins relevée de matelot.

— Alors, à table, compère Gaspard !… Nous causerons après dîner. Toi, Jean Bec, — ceci s’adressait au second matelot. — pendant que ton camarade nous mettra le couvert, occupe-toi de la roue et gouverne sur le « Petit-Mécatina », qu’on entrevoit d’ici, droit dans l’ouest.

— Connu ! capitaine, s’empressa de répondre le surnommé Jean Bec, — qui s’appelait en réalité Jean Dolbec, et avait eu l’honneur de naître à l’ombre du promontoire de Québec : circonstance dont il n’était pas médiocrement fier.

Son nom de Jean Bec, tout court, lui venait d’un caprice du facétieux Thomas, qui avait trouvé plaisant d’avoir sous ses ordres deux gaillards porteurs de noms qui n’étaient pas banals, au moins.

Or, comme Jean Brest était, lui, un citoyen né de la vieille ville de France dont il portait le nom, il résultait donc que les deux matelots du « Marsouin » avaient eu l’immense Atlantique entre leurs berceaux.

Ce qui ne les empêchait pas, — hâtons-nous de le dire, — de faire bon ménage… quand les mérites de leur ville respective n’étaient pas en jeu.

Oh ! alors il y avait des prises de becs.

Mais on finissait par mettre, chacun de son côté, un peu d’eau dans son vin… aigre, et la bonne camaraderie du bord reprenait ses droits.

Donc Jean Bec s’en fut à la roue et Jean Brest à la table.

Dix minutes plus tard, Jean Brest rejoignait son camarade à la roue, disant tout bas :

— Ces messieurs m’ont donné congé. Il se brasse quelque chose, c’est sûr.

— Oh ! j’en mettrais ma main dans le feu ! répliqua sur le même ton Jean Bec.

— Le lieutenant m’a tout l’air d’avoir la boussole à l’envers depuis la petite scène de ce matin… fit remarquer le Jean de Brest.

— On l’aurait à moins, camarade ! appuya le Jean de Québec.

Et les deux Jean, hochant la tête avec ensemble, se livrèrent, chacun à part soi, à un océan de réflexions, que l’histoire n’a malheureusement pas consignées.

Cependant, le « Marsouin », recevant la brise droit en poupe depuis son changement d’orientation, approchait rapidement du point de repère assigné par le capitaine : le « Petit-Mécatina. »

Vers les cinq heures, comme les hauts rochers de cette île se profilaient nettement à l’horizon, la tête de Thomas Noël émergea de l’écoutille d’arrière et le propriétaire de cette tête demanda :

— Eh bien, mon Jean-Jean, ça va-t-il ?

Les deux Jean, ainsi interpellés à la fois, répondirent ensemble, l’un :

— Mais oui, capitaine, ça « boulotte » : voyez !

L’autre :

— Nous aurons le nez dessus dans une petite heure, pas plus !

Thomas sauta sur le pont, suivi de près par Gaspard ; et les deux marins, se faisant un abat-jour de leur main étendue au-dessus de leurs yeux, inspectèrent l’horizon de l’ouest.

Tout là-bas, émergeant du golfe immense, une grosse tache noire se détachait de la surface scintillante de la mer.

Le soleil, alors élevé peu au-dessus des falaises de la côte labradorienne, inondait de ses rayons la partie septentrionale de cette tache, qui brillait de mille feux, variés en couleurs et dansant d’une arête à un pic, d’un pan de roches rouges ferrugineuses à un écran de granit lustré, striant de bandes lumineuses les fûts basaltiques ou irradiant les quartz polis par les baisers toujours inassouvis du grand fleuve.

Oh ! le coucher du soleil sur le golfe Saint-Laurent, quelle féerie ! quel poème !

Cependant, le « Marsouin, » le cap sur l’île « Mystérieuse »[2], filait rapidement, à peine balancé d’arrière en avant par les longues vagues du golfe.

Les hauts rochers de la partie septentrionale du Mécatina, quand on n’en fut plus qu’à un mille de distance, masquèrent complètement les premiers contreforts de la côte labradorienne, éloignée en cet endroit d’une couple de lieues.

L’île apparaissait alors, par son travers, dans sa plus grande longueur : — soit environ cinq milles, — couchée, la tête vers le Labrador et les pieds allongés sur le fleuve, devenu golfe.

Partout, dans le voisinage, la solitude n’était troublée que par les ébats des oiseaux aquatiques ou le susurrement de la brise effritant la crête des vagues.

Thomas, toujours à la roue, inspectait soigneusement l’horizon autour de lui.

Comme il avait abordé l’île par son travers oriental, — mais en venant du large où il n’avait rien vu de suspect, — il manœuvrait alors pour gagner la tête septentrionale du « Mécatina, » de façon à contourner celle-ci et à jeter un coup d’œil sur le littoral en amont.

Le capitaine Thomas Noël, on a dû s’en apercevoir, était un homme prudent qui n’aimait pas à se laisser surprendre.

Mais la rive ouest était déserte, elle aussi, et seuls les oiseaux de mer y animaient le paysage par leurs allées et venues affairées.

On pouvait aborder.

Thomas vira de bord et gouverna de façon à embouquer le couloir rocheux, où havrait d’habitude la « Marie-Jeanne » de son copain de Québec, le capitaine Pouliot.

La mer était haute et l’entrée du canal courbe fut relativement facile.

Mais, au premier détour, on jeta l’ancre à pic pour amener les voiles.

Puis, ceci fait et l’ancre remontée jusqu’à fleur d’eau, on manœuvra à la gaffe, poussant, tirant, jusqu’à une sorte de cul-de-sac, où l’on dut stopper.

Une muraille infranchissable fermait là le singulier canal.

Plus moyen d’avancer.

Pourtant, cet obstacle n’en parut pas un à maître Thomas ; car, sautant sur une étroite saillie qui régnait du côté droit touchant à la joue du « Marsouin », il contourna un angle et disparut au regard de son compagnon.

Cinq minutes s’écoulèrent.

Gaspard attendait, un peu anxieux, mais sans grande inquiétude, toutefois.

Soudain, avec accompagnement de bruit de poulies criardes, la muraille parut se froncer comme un soufflet d’accordéon.

Effectivement, elle se ramassa sur elle-même, exagéra ses aspérités, se plissa, se ratatina pour démasquer un espace libre, où le « Marsouin » pourrait loger tout à son aise.

Comme un décor de théâtre, ni plus ni moins !

La prétendue muraille n’était, en effet, qu’une vieille voile, mouchetée de branches de sapin, de lierre et de mousse, et badigeonnée à la diable comme une fresque représentant de vraies roches.

Une prime de contrebandier, quoi !

Deux câbles glissant sur des poulies dissimulées adroitement tendaient la muraille trompeuse ou la retiraient, selon que les initiés voulaient ou non se rendre absolument invisibles.

Cette fois, aussitôt que le « Marsouin » l’eût dépassé, le mur de toile peinte fut soigneusement remis en place.

Les contrebandiers étaient « at home ».

Aucun regard humain ne pouvait tomber sur eux, et seuls les goélands piaillards, voltigeant en grand nombre au-dessus de l’île, auraient pu dire, dans leur jargon guttural, qu’un grand vaisseau et son équipage de bipèdes sans plumes se trouvaient enclavés dans les hauts rochers du « Mécatina ».

  1. Voir la première partie de ce récit : « Un Drame au Labrador. »
  2. Nous l’avons ainsi appelée, dans « Un Drame au Labrador. »