CHAPITRE VIII


Récit du capitaine Rooney. — Expédition sur la côte. — Villages incendiés. — La mère des pirates. — Mort d’un Chinois. — The lady Mary Wood. — Retour à Hong-Kong. — Protection du consul. — Visite de Than-Sing. — Adieux du capitaine Rooney.


Comment peindre ce que j’éprouvai alors ! mon âme succombait sous l’excès de ce bonheur inattendu et sans parole, presque sans pensée, je sentais des larmes baigner mon visage. En ce moment, les canots abordaient, c’étaient les soldats de la marine anglaise. Les officiers, le capitaine Rooney en tête s’élancèrent aussitôt vers moi avec des marques du plus vif intérêt ; Ayant aperçu Than-Sing qui se tenait à mes côtés, plusieurs marins lui montrèrent le poing, le prenant pour un pirate oublié par les siens ; mais j’étendis la main, de peur qu’on ne fit un mauvais parti à mon compagnon d’infortune, et le capitaine Rooney se hâta d’expliquer aux officiers quel était le marchand chinois, et combien sa conduite était digne d’éloges.

Lorsqu’on vit que je n’étais pas trop faible pour me mettre en route, l’on me fit descendre dans l’une des chaloupes pour nous conduire au steamer. Je m’éloignai donc à tout jamais de la jonque, où je serais morte peut-être quelques jours plus tard, si le ciel n’eût mis une fin si heureuse et si brusque à mes épreuves, et ne m’eût témoigné son ineffable miséricorde en m’envoyant un secours inespéré. Pendant ce trajet les officiers, qui parlaient français, m’expliquèrent pourquoi j’avais douté si longtemps de la présence du steamer ; ils avaient abaissé la cheminée afin de pouvoir mieux surprendre les pirates. Ils me félicitèrent de ce que j’avais eu le courage, après avoir essuyé un coup de feu de leur part, de m’être mise encore en évidence pour me faire reconnaître, ajoutant que c’était grâce à ma chevelure blonde qu’ils m’avaient reconnue. Jusqu’alors, ils m’avaient prise pour un Chinois qui donnait l’alarme aux autres. Enfin, mes sauveurs témoignaient une joie bien vive du succès qu’ils venaient de remporter. J’appris qu’à Hong Kong on me croyait morte, ou, pour le moins, emmenée dans l’intérieur de l’empire pour y être vendue. Eux-mêmes, me disaient-ils, n’avaient pas l’espoir de me retrouver.

Nous étions à moitié de la distance qui nous séparait du steamer et de la jonque, que cette dernière était déjà la proie des flammes. Peu après nous abordions. Les soldats poussaient de longs hourras, auxquels les marins répondaient avec non moins de chaleur. Bien que je fusse très-émue des marques de sympathie dont j’étais l’objet j’étais presque honteuse en me voyant dans un état si misérable et ce fut en baissant la tête que je traversai un rang de personnes notables de Hong-Kong, venues à bord pour voir de plus près les résultats de l’expédition. Mais je pus bientôt me dérober à tous les yeux en me retirant dans une cabine qu’on avait disposée à mon intention. Une fois seule, je me hâtai de faire disparaître les souillures de ma captivité en mettant des vêtements préparés pour moi. Je me regardai dans un miroir ; c’est à peine si je pouvais me reconnaître, tant mes traits étaient changés et maigris. Un cercle bleuâtre cernait mes yeux, ma peau était noircie par le hâle de la mer. Je dus renoncer pour le moment à réparer complètement le désordre de ma chevelure, qui demandait un soin tout particulier. Pendant ce temps, les trois embarcations qui avaient effectué ma délivrance repartaient de nouveau pour aller incendier deux ou trois villages sur la côte, villages connus pour servir de repaires aux pirates.

Les détails qui vont suivre sont racontés par le capitaine Rooney lui-même ; c’est le récit exact qu’il fit aux autorités anglaises et au vice-consul de France, après la catastrophe. J’ai pensé qu’en le reproduisant fidèlement, comme l’ont fait les journalistes de Hong-Kong dans leurs feuilles, il retracerait mieux que je ne pourrais le faire la marche des deux expéditions dirigées à ma recherche et à celle du Caldera.

Laissons donc parler M. Rooney :
Extrait de l’Overland China Mail, de Hong-Kong.

Nous avons parlé d’un navire qui s’était perdu sur la côte occidentale. On a su depuis que ce navire était chilien et s’appelait Caldera. Le récit suivant de sa capture par les pirates chinois a été fourni par le capitaine Rooney :

« Le jeudi 5, à cinq heures du matin, le Caldera quitta Hong-Kong pour se rendre à San-Francisco avec un équipage de dix-sept hommes et trois passagers, une dame française et deux Chinois. À quatre heures, le baromètre baissant et le temps prenant un aspect menaçant, je diminuai la voilure et me préparai à subir une forte brise. À minuit, il ventait violemment, et le 6, avant le point du jour, nous courions sous la grande voile de hune à moitié carguée au milieu des lames qui nous battaient en travers. Pendant toute la journée, le vent continua à souffler avec violence ; notre grand mât de hune et notre mât d’artimon furent brisés au ras du pont et le navire commença à faire eau en abondance. Cet état de choses continua jusqu’au samedi à quatre heures de l’après-midi. En ce moment, la terre se montra à deux milles vers le nord ; le vent soufflait sud-sud-ouest. Je pensai que le meilleur parti à prendre était de me réfugier au plus vite dans une baie que je voyais sous le vent, de réparer là mes avaries et d’y laisser reposer mon équipage épuisé de fatigue. Je réussis à atteindre cette baie et j’y jetai l’ancre là à environ six heures de l’après-midi ; les hommes se mirent aussitôt aux pompes. Ils y étaient encore à dix heures du soir, lorsque trois jonques chinoises vinrent accoster le Caldera, jetèrent sur le pont leurs pots à feu, montèrent des deux côtés à l’abordage et firent prisonniers tous les hommes qui étaient sur le pont ; puis ils s’emparèrent de moi et de ceux qui étaient dans leur lit, nous lièrent les mains derrière le dos et demandèrent si le navire était anglais. Sur notre réponse négative, ils nous dirent que c’était heureux pour nous, car, si le navire avait été anglais, ils nous auraient tous massacrés. Le 7, au point du jour, ils nous forcèrent de lever l’ancre et de les suivre dans une autre baie où nous mouillâmes par une profondeur de trois brasses. Là, ils se mirent à piller la cargaison du navire. Mais, dans la matinée du 9, une flotte nombreuse de jonques parut en vue, et les trois jonques qui nous avaient capturés s’éloignèrent. Cette flotte n’en comptait pas moins de trente-cinq. Elles s’emparèrent de tout ce qu’elles trouvèrent à leur convenance et furent bientôt remplacées par quelques autres jonques de moindre grandeur, que d’autres suivirent encore jusqu’à ce qu’il n’y eut plus rien à prendre dans le navire ; alors les dernières arrivées se mirent, faute de mieux, à enlever le cuivre. Une de celles-ci, le mercredi suivant, s’empara de la dame française et d’un des deux Chinois passagers à bord du Caldera. Dans l’après, midi de ce même jour, j’obtins d’un des bateaux pirates qu’il me prit à son bord avec mon charpentier et qu’il nous conduisît à Macao. J’y arrivai le lendemain jeudi, et je fis connaître ma situation au capitaine du port et au gouverneur ; mais il me dirent que je ne pourrais trouver aucune assistance dans ce port. Cela me détermina à partir immédiatement pour Hong-Kong, où j’arrivai à minuit, vendredi dernier. »

Aussitôt que le capitaine Rooney fut arrivé, il se rendit en toute hâte chez ses agents, MM. Williams, Anthon et Ce, et chez M. Haskell, un des associés, et qui remplissait, à Hong-Kong, les fonctions de vice-consul de France. M. Haskell se transporta immédiatement à bord du vaisseau de S. M. B. le Spartan, et, après une entrevue avec sir William Hoste, qui lui promit l’assistance d’un détachement de ses hommes, il alla réveiller M. Walker, de la Peninsular and Oriental Company, qui fréta la Lady-Mary-Wood pour aller à la recherche du Caldera. M. Rooney se rendit aussi chez le lieutenant-gouverneur, qui donna ordre à M. Caldwell, interprète, d’accompagner l’expédition et de prendre sous sa garde comme prisonniers les deux Chinois qui avaient amené le capitaine Rooney à Macao et l’avaient de là accompagné à Hong-Kong, pour y recevoir 50 livres sterling de récompense qu’il leur avait promises.

En conséquence, le lundi suivant, à 9 heures 30 minutes du matin, la Lady-Mary-Wood appareilla, ayant pris à bord quatre-vingts blue-jacket (soldats de marine), sous le commandement du lieutenant Palisser et de MM. Olivier et Rogers ; elle quitta le port à la hauteur de la pointe sud-ouest de Lantao (ty-ya-san) ; une jonque de la côte occidentale fut aperçue voguant vers la Lady-Mary-Wood. Quand elle l’eut rejoint, on vit qu’elle avait à bord le subrécargue et l’équipage du Caldera. — Cette jonque avait fait prix avec ces derniers de 400 livres sterling.

Les matelots furent pris à bord de la Lady-Mary-Wood, et la jonque continua sa route sur Hong-Kong, avec une lettre de M. Caldwell.

Les faits qui suivirent ont été racontés en ces termes par un témoin oculaire :


« La Lady-Mary-Wood vint le soir jeter l’ancre dans un mouillage où nous ne remarquâmes rien autre chose que l’absence totale de toute voile le long de la côte. Pas une seule, ni petite ni grande ne s’était laissé voir depuis que nous avions quitté le voisinage de Macao jusqu’au moment où nous entrâmes à Koo-Lan. Comme la nuit arrivait, on ne put rien entreprendre ce soir-là, d’autant plus que le capitaine Rooney n’avait pas une idée très-exacte de l’endroit où il avait laissé son navire. En attendant, les embarcations furent mises en état : c’étaient la chaloupe du Spartan, dans laquelle il y avait un canon de six, et trois canots du steamer. À peine le jour levé, des débris des mâts du Caldera se montrèrent flottant sur les vagues à environ deux milles du steamer. Ils étaient tout noirs, d’où l’on pouvait conclure que le navire avait été incendié, en vue de s’emparer du cuivre et du fer employés dans sa construction. À neuf heures du matin environ, les quatre embarcations prirent le large escortées par soixante-dix hommes, et, après une longue traversée, elles abordèrent dans le voisinage de quelques huttes de pêcheurs dont les habitants gagnèrent aussitôt les montagnes. On se mit à leur poursuite, et ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à en saisir un. Il fut amené à M. Caldwell qui, toutefois, ne put en tirer aucun renseignement, si ce n’est que le navire « avait été brûlé depuis plus d’un mois. » On lui permit de s’en retourner, et la chaloupe, accompagnée de deux embarcations, se dirigea vers le village de Choo-Koo-Mee, distant d’environ huit milles du steamer. La chaloupe marchait à un mille à peu près en avant de la seconde embarcation ; elle fut rejointe par la troisième ; la quatrième, sous le commandement de M. Rogers, fut laissée en arrière par mesure de précaution.

» Près d’aborder, M. Caldwell envoya à terre l’un des deux prisonniers dûment accompagné, avec mission de bien faire comprendre aux habitants qu’on venait dans un but tout pacifique, et simplement pour s’enquérir de la dame qui avait été emmenée par les pirates. Le prisonnier avait fait à peine quelques pas qu’un boulet de quatre atteignit l’embarcation montée par M. Caldwell, dans la direction de sa personne ; mais c’était un boulet mort, et il n’en résulta aucun mal. Le lieutenant Palisser considérant comme un risque inutile de passer sous le feu des Chinois, les embarcations se mirent hors de portée, mouvement que l’ennemi prit pour une retraite, car il poussa aussitôt des cris de triomphe, agita ses drapeaux en signe de défi. Nos hommes, conduits par M. Olivier, eurent bientôt pris terre ; ils poursuivirent les Chinois de buissons en buissons et les chassèrent du village en leur tuant de neuf à douze des leurs. En explorant les maisons, on eut l’explication de leur résistance. On y trouva en grand nombre des bottes de thé, des balles de riz, etc., etc., qui avaient fait partie de la cargaison du Caldera. Cela fait, les embarcations vinrent rejoindre le steamer rapportant quelques-uns des canons (pièces de quatre de fabrique anglaise) pris aux Chinois. »

» La Lady-Mary-Wood retourna à Hong-Kong, le lundi, sans avoir accompli le principal objet de sa mission, c’est-à-dire la délivrance de Mme Fanny Loviot, emmenée par les pirates ; mais M. Caldwell, nous assure-t-on, pense qu’elle ne peut être que dans le voisinage de cette colonie, ou, dans tous les cas, de ce côté de Macao, et il espère avoir bientôt sur elle des renseignements qui lui permettront d’opérer sa délivrance.

» Cependant, une seconde expédition a été chargée de compléter l’œuvre de la Lady-Mary-Wood. Le steamer Ann a quitté le port mardi matin, avec quatre-vingt-dix hommes du Spartan ; sous le commandement des lieutenants Palisser, Morell et Stokes, accompagnés du chirurgien Bradsaw, qui avait aussi fait partie de l’expédition de la Lady-Mary-Wood. Il y a tout lieu de croire que cette nouvelle expédition retrouvera une grande partie du chargement du Caldera, et rendra bon compte de tous les villages de pirates qui existent dans l’île.

» Nous avons dit que le steamer Ann avait été frété pour une seconde expédition sur la côte occidentale, dans le but de compléter la destruction des villages des pirates et d’y reprendre tout ce qui pourrait s’y trouver de la cargaison du Caldera. Il revint au port le vendredi en faisant le signal tout va bien, et l’on apprit bientôt, en effet, que le steamer avait non-seulement réussi dans le but mentionné plus haut, mais encore qu’il avait eu la bonne fortune de capturer la jonque dans laquelle Mme Fanny Loviot et le marchand chinois, faits prisonniers par les pirates, se trouvaient confinés. Voici les détails de cette capture, tels qu’ils nous ont été racontés :

» L’Ann, comme la Lady-Mary-Wood, arriva à une heure trop avancée de la soirée pour rien entreprendre ce jour-là. En conséquence, le lieutenant Palisser et sa troupe attendirent en repos jusqu’au lendemain matin. Mais, dès avant le lever du jour, les hommes s’installèrent dans les embarcations (la barge, la pinasse et le petit canot du Spartan) et se dirigèrent vers une jonque qui gagnait le rivage ; l’équipage de cette dernière, se voyant poursuivi, s’enfuit en toute hâte vers la montagne ; quand les embarcations, qui avaient continué d’avancer, furent dans son voisinage, elles tirèrent sur ladite jonque un coup de canon dont le bruit fit monter sur le pont la prisonnière française et le marchand chinois, qui furent ainsi miraculeusement délivrés. On sut depuis que la jonque était entrée le matin dans la baie pour y faire de l’eau. Deux autres jonques, chargées de volailles et autres produits, reçurent la chasse et vinrent aussi s’échouer sur le rivage. Abandonnées par leurs équipages, elles furent incendiées et détruites par les nôtres.

» L’expédition se dirigea ensuite vers le village de Choo-Koo-Mee, d’où les Chinois, à la première occasion, firent feu sur nos embarcations, qui, à leur tour, lancèrent quelques boulets parmi les maisons ruinées et les arbres, pour disperser les habitants qui pourraient avoir la témérité de résister ; puis nos hommes débarquèrent. Un coup de canon lancé par les Chinois amena sur ce même point un certain nombre de matelots et de soldats de marine avec le lieutenant Palisser, et, tous ensemble, conduits par M. Sarrat, s’élancèrent par un étroit sentier vers le village. Une pluie de flèches et de pierres, et la décharge de neuf canons chargés de vieux boulets de fer, de pierres, etc., etc., les accueillit, mais ne leur fit aucun mal. Naturellement, on se précipita aussitôt sur les canons, dont on s’empara ; quelques habitants furent tués à coups de fusil et de baïonnette ; nos hommes, après avoir mis en sûreté une centaine de ballots de sucre et de thé appartenant au Caldera, détruisirent encore dans les environs un petit nombre de huttes qu’ils trouvèrent, puis ils mirent le feu au village, après quoi ils se rembarquèrent et regagnèrent le steamer.

» Le lendemain mardi, dans la matinée, les embarcations furent dirigées vers le village de Koo-Lan, qu’elles trouvèrent défendu par un fort solidement établi, armé de canons de 24 et de 32, dont plusieurs coups, habilement pointés, saluèrent leur approche, en même temps qu’une flotte de pirates, comptant vingt grandes jonques, venait prendre position le long de la grève. Nos hommes ne demandaient qu’à les attaquer ; mais le lieutenant Palisser, en présence d’une force si considérable, ne jugea pas prudent de le faire avec les quatre-vingt-dix hommes qu’il avait sous ses ordres, d’autant plus que le principal but de l’expédition avait déjà été atteint par cette poignée de braves, et l’Ann appareilla pour revenir à Hong-Kong. On eut bientôt lieu de se féliciter de cette sage détermination, car on a su depuis que, le lendemain matin, la première flotte de pirates de vingt jonques, dont nous venons de parler, avait été grossie par une seconde de quarante. Contre ces soixante jonques, la lutte eût été trop inégale, et, si l’Ann l’eût engagée, il est fort possible qu’elle n’en fût pas sortie à son avantage. »


Extrait de l’Overland Friends, of China.

« Nous avons promis, dans le dernier numéro, de plus amples détails sur l’expédition entreprise par le navire Ann, à la recherche des deux passagers enlevés du Caldera par les pirates, Mme Fanny Loviot et le marchand chinois. Nous regrettons de ne pouvoir donner de cette expédition un récit aussi ample que nos lecteurs auraient pu le désirer, surtout en ce

qui concerne le traitement que les pirates ont fait subir à leur deux prisonniers, traitement dont nous avons entendu parler comme d’une chose inouïe, et devant lequel nous nous arrêtons avec douleur, en pensant à la pauvre jeune femme qui en fut l’objet. On nous a affirmé que les barbares avaient jeté leur captive, dans une cabine peuplée de rats, d’araignées, de cancrolats, enfin d’insectes les plus immondes. Tout cela n’est-il pas fait pour exciter la curiosité et le plus vif intérêt ? »
(Friend of China.)


Je dois dire ici qu’après cette catastrophe, je me trouvais dans un tel état de fièvre et de malaise moral, qu’il ne m’a pas été possible de satisfaire la curiosité bien légitime des journalistes de Hong-Kong en ce qui touche les souffrances de ma captivité. C’est en France seulement que, rappelant mes souvenirs, je me mis à écrire cette relation, laquelle par son étrangeté même m’a paru mériter la publicité.

En terminant les détails de cette expédition, je ne veux pas oublier de citer un trait de représailles des plus caractéristique.

Il avait été fait dans cette récente affaire deux prisonniers. J’entendais les matelots raconter les différents épisodes du combat. Tous les détails qu’ils donnaient sur la sanglante journée faisaient peine à entendre ; ils énuméraient le nombre d’ennemis égorgés l’un d’eux même, qui se vantait beaucoup de son intrépidité, s’attira, plus peut : être par jalousie que par commisération pour le sort des victimes, mainte observation sur sa cruauté. Comme on lui reprochait d’avoir tué une femme chinoise avec le plus grand sang-froid, il répondit impatienté : « Êtes-vous tous des imbéciles, vous n’avez donc pas vu que c’était la mère des pirates ! »

Mon retour à Hong-Kong causa une grande rumeur lorsque la nouvelle s’en répandit. La foule accourut et se pressa sur les quais ; en un instant, des canots remplis de monde accoururent vers le steamer, l’environnèrent, et tous les regards cherchaient à me découvrir parmi les passagers. Il n’était guère facile de me reconnaître sous le costume d’homme dont j’étais encore vêtue. Chacun me faisait des offres généreuses. M. Walker, directeur de the Peninsular and oriental Company, me pressait d’accepter l’hospitalité dans sa famille, près de sa femme, qui compatissait à mes malheurs et avait le plus grand désir de me connaître. J’étais très-touchée de toutes ces marques de sympathie ; mais je remerciai M. Walker en lui disant que mon plus vif désir, avant de songer à moi-même, était de voir le vice-consul ; j’avais trouvé une protection si pleine d’humanité dans ce représentant de la France, que j’eusse regardé comme une ingratitude d’accepter aucun bienfait, sans qu’il fût le premier à me donner son approbation : ne lui devais-je pas plus que la vie ? Comme je me disposais à me rendre au consulat, je fus prévenue par M. Haskell, qui se rendait sur le steamer ; il vint à ma rencontre. Il était très-ému ; on lisait sur son visage rayonnant la joie qu’il éprouvait en ce moment de voir tous ses efforts couronnés d’un si grand succès. Il me dit ces simples paroles : « Venez, je vous offre abri et protection au consulat de France. » Ce mot France fit vibrer en moi un sentiment indéfinissable, il réveilla le souvenir de tout ce qui m’était cher ; il était l’expression de la sollicitude de ma patrie veillant sans relâche sur le sort de ses enfants, en quelque endroit éloigné du globe qu’ils se trouvassent égarés. Ma réponse fut des larmes ; il ne m’était pas possible de proférer une parole, tant mon émotion était grande. La Providence, dans mon malheur, se montrait si miséricordieuse !

Nous descendîmes dans une embarcation qui nous transporta à terre ; là, une chaise à porteurs m’attendait, et je parvins en peu d’instants à la résidence française.

Je passai vingt et un jour à Hong-Kong comblée d’attentions les plus délicates. Plusieurs personnes de la ville vinrent me visiter, beaucoup de dames surtout, dont le récit de mes malheurs avait excité la sensibilité. Je dus pourtant me renfermer, par ordonnance du médecin ; à la suite de tant d’émotions contraires, ma constitution se trouva complètement ébranlée. Cette joie, qui succédait à une immense douleur, m’accablait avec trop de violence pour que mes facultés pussent résister longtemps à la secousse. Le mal se déclara, et je fus prise d’une fièvre ardente. Je restai plusieurs jours et plusieurs nuits en proie à un horrible délire ; mon cerveau malade me transportait sans cesse dans les régions de piraterie, où je ne voyais que sang, poignards et incendie enfin, la nature reprit le dessus, Dieu aidant, et je me rétablis vite. Des lettres de France, apportées par un navire arrivé de Californie, me furent remises pendant ma convalescence, et opérèrent la guérison du corps en même temps que celle de l’âme ; ces lettres me rappelaient avec instance, et j’avais été trop éprouvée dans mes voyages pour que mon plus grand désir ne fût pas de revoir, le plus tôt possible, ma patrie et tous ceux qui souhaitaient mon retour.

Je dus alors songer à remplacer par de nouveaux effets ceux que j’avais perdus. Je fis mes commandes de robes et autres vêtements de femme ; dans le courant de mon récit, j’ai oublié de dire que, dans ce pays bizarre, ce sont des hommes qui confectionnent les habillements des deux sexes la profession de couturière n’est pas, comme en Europe, l’attribution exclusive des femmes. Tous les effets que je rapportai de Chine, tels que robes, linge de corps, chaussures, furent faits par les mains d’ouvriers chinois.

À quelques jours de là, M. Haskell vint m’annoncer la visite de Than-Sing, mon compagnon d’infortune ; ce digne homme avait tenu à me faire ses adieux avant de partir pour Canton, où il comptait retrouver sa femme, et ses enfants. Il entra, et j’eus quelque peine à le reconnaître, tant il était richement vêtu : tous ses habits lui avaient été prêtés par un ami ; car, ainsi que moi il avait été complètement dévalisé. Il avait les larmes aux yeux en s’informant de ma santé. Après une heure de causerie, pendant laquelle nous parlâmes de notre temps de misère, il se retira et me fit ses adieux, non sans m’avoir priée d’accepter, en souvenir de nos malheurs, un joli fichu brodé de soie de diverses couleurs et d’un travail très-précieux.

Mon départ était fixé pour le 11 novembre ; je devais partir par un steamer de la malle des Indes ; le gouvernement français payait mon voyage jusqu’à Marseille.

La veille de mon embarquement, je reçus deux visiteurs, que je ne puis oublier de citer : c’étaient le capitaine Rooney et un des lieutenants qui avaient fait partie de l’expédition envoyée à ma recherche. Cet officier, après m’avoir exprimé toute la joie qu’il ressentait d’avoir participé à ma délivrance, me présenta un livre écrit en langue allemande, que je reconnus pour être celui dans lequel j’avais tracé à l’aide d’une épingle, quelques lignes en français et en anglais. Ce livre lui était tombé sous les yeux lors de la perquisition faite dans la jonque où j’étais retenue prisonnière il s’en était emparé, lorsqu’en retournant les premiers feuillets, il avait pu lire avec surprise le peu de mots que j’y avais tracés. Il me demanda mon consentement pour en rester possesseur ; il voulait, disait-il, le garder comme une relique, afin de le montrer dans sa famille, à son retour en Angleterre. J’étais trop heureuse d’accorder cette légère satisfaction à une personne qui avait contribué à me sauver la vie.

Quant au capitaine Rooney, il semblait fort triste, malgré l’heureuse issue qui avait mis fin à nos infortunes ; il paraissait accablé par ce qu’il appelait la fatalité. Son séjour en Chine ne devait pas être de longue durée ; il sentait aussi le besoin de revoir sa patrie. Il me dit pour dernier adieu : « Si mes vœux sont exaucés, vous arriverez à bon port ; partez avec confiance, la Providence est avec vous. »