CHAPITRE VI


Séquestration. — Le bon Chinois. — Une lueur d’espoir. — Nouvelle flottille de jonques. — Déguisement. — Plus de vivres. — Pirate père de famille. — Proposition de fuite. — Refus de l’équipage. — Fureur du capitaine Rooney. — Embarcation à la mer. — Désappointement.


Les dernières ténèbres fuyaient pour faire place à l’aurore. Le chef des pirates ayant terminé ses recherches sur les choses les plus précieuses, nous fit tous rassembler, après quoi il ordonna qu’on nous fit descendre à l’entrepont, cette nouvelle mesure nous causa une inquiétude affreuse ; on nous escortait les armes à la main. Arrivés au pied du grand mât, le panneau fut ouvert, et nous descendîmes comme on nous l’intimait. Nos ennemis à ce moment avaient l’air des plus farouches, chacun de nous pensa qu’ils allaient décider de notre sort ; nous nous assîmes, dans un morne silence, sur les ballots de marchandises ; mais elles étaient en si grand nombre dans cet endroit que nous trouvâmes bien juste à nous caser. Peu après, plusieurs de ces pirates apparurent pour nous surveiller. Ils frappaient à chaque instant et sans motif, à coup de plat de sabre, les matelots. Je me serrais tout effarée contre le capitaine, lequel pouvait bien peu pour soutenir mon courage. Ces misérables regardaient les poignets de chacun, et une joie sauvage brillait dans leurs yeux en voyant la meurtrissure qu’avaient marquée les liens. Ils faisaient sans cesse tournoyer leurs sabres autour de nos têtes. Un mouvement se fit sur le pont ils se retirèrent, nous laissant seuls, mais ils avaient eu le soin de boucher hermétiquement le panneau, de sorte que non-seulement nous étions plongés dans d’épaisses ténèbres, mais encore nous étouffions faute d’air. Ce supplice dura environ une heure. Au bout de ce temps, une voix amie parvint jusqu’à nos oreilles c’était celle de Than-Sing qu’on avait séparé de nous. Il ouvrit ce panneau qui pesait sur nos têtes, et les rayons d’un soleil ardent vinrent bientôt inonder la nuit de notre prison avec un éclat tel, que nous restâmes comme aveuglés pendant quelques instants.

Comme on a pu le voir jusqu’à présent, le marchand chinois nous avait rendu de grands services ; jusqu’au jour de notre délivrance, il devait être notre bon génie. Sa seule présence calmait nos terreurs, et le danger nous semblait moins menaçant dès que le vieillard ouvrait la bouche pour s’interposer entre notre faiblesse et la férocité de ses compatriotes. Son sang-froid ne se démentait pas un seul instant quand il n’était pas à nos côtés pour nous consoler et ranimer notre courage, il employait son adresse auprès de nos ennemis pour nous épargner quelque nouvelle épreuve. Nous reprenions confiance à sa vue, et sa laideur disparaissait sous la calme sérénité de son visage ; j’étais étonnée de trouver dans un homme de sa nation une bonté toute chrétienne.

Le chef des pirates avait décidé que tous nos hommes d’équipage travailleraient au pillage du navire. Nous supposâmes qu’un long débat, qu’une question de vie ou de mort avait dû être agitée relativement à nos personnes, pendant qu’on nous avait tenus enfermés. La Providence veillait sur nous, puisque, cette fois encore, on nous laissait l’existence.

Les pirates commencèrent par se gorger de la cargaison d’opium, qui était le fret de notre ami Than-Sing ; le reste, consistant en riz, sucre, café, etc., fut l’ouvrage de nos matelots ; mêlés au milieu de ces voleurs, ils passaient de main en main toutes les marchandises qui se trouvaient à leur portée ; et, ces derniers, faisant la chaîne, les transportaient à leur tour, dans leurs jonques.

Dans cette nouvelle occupation, je fus comme oubliée, c’est-à-dire qu’on me laissa au milieu de mes compagnons qui m’engagèrent à rester à leurs côtés, ce que je fis en désespérée.

Au bout d’une heure, il y eut un moment de repos, les pirates donnèrent du biscuit et de l’eau à nos matelots. Ceux-ci me proposèrent de prendre part à leur repas, mais il me fut impossible de goûter à cette pâte dure et sèche. D’ailleurs, mon estomac, oppressé par tant d’émotions, était incapable de prendre quoi que ce fût. Je bus avec avidité de l’eau qu’on me présentait ; depuis de longues heures, j’avais la poitrine en feu, et je souffrais cruellement de la soif.

À peu de temps de là, le capitaine Rooney et Than-Sing vinrent me chercher. Il était temps qu’ils fissent leur apparition. Plusieurs de ces bandits commençaient à tourner autour de nous d’une manière inquiétante. Ces cœurs généreux, au milieu de tant de périls, ne songeaient pas qu’à eux seuls ; après en avoir fait la demande au chef, ils avaient obtenu de m’emmener dans une des chambres de la dunette pour m’y établir plus commodément. En passant sur le pont, je pus voir que nous étions près de terre, dans une immense baie entourée de collines verdoyantes. J’aurais joui de ce riant spectacle, si, en ramenant mes regards autour de moi, je n’avais été bientôt rappelée à toute l’horreur de ma situation. Le Caldera, déjà détruit par la tempête, n’était plus qu’un amas de ruines ; les mats brisés étaient abattus en travers du pont, des débris de fenêtres et de portes gisaient çà et là, la boussole avait disparu ; ces pillards par mesure de précaution avaient enlevé le gouvernail. Ils ajoutaient à cette scène de désolation leurs cris barbares. Saisie de vertige, je me laissai vivement entraîner à l’arrière. Là encore, tout était méconnaissable, ce qui n’avait pas été brisé comme les glaces, était jeté de tous côtés sur le plancher. Je ne sais si, à ce moment, j’avais bien ma raison ; mais, ce que je puis dire, c’est que je souffrais mille morts. J’étais torturée moralement par les craintes les plus odieuses. J’essayais de combattre les angoisses que j’éprouvais, en me rappelant que les pirates s’étaient refusé de me lier les mains, ce qui me semblait témoigner de leur part une certaine déférence pour les femmes ; mais il me revenait à l’esprit bien des histoires lugubres qu’on m’avait racontées et qui constaient la férocité de leur nature. Aussi, j’eusse préféré me jeter vingt fois à la mer que d’être victime de leurs brutalités ; et à l’heure où j’écris ces lignes, on peut croire que si je raconte tout au long les souffrances que j’ai endurées, c’est que Dieu, dans sa paternelle sollicitude, n’a pas permis que de telles horreurs fussent ajoutées au nombre des épreuves qu’il me réservait. J’y eusse succombé ; du reste tant le nombre des ennemis qui nous tenaient en leur pouvoir était considérable, le lendemain de notre capture, nous pouvions en compter amplement un mille. Je me reposais en proie à ces sombres préoccupations, sur un large divan en velours vert qui était resté dans une des chambres et qu’on n’avait pu faire sortir à cause de sa dimension. J’étais veillée par le bon Than-Sing et par le brave capitaine Rooney. Quant au subrécargue, homme à la figure fausse, il a montré tant de lâcheté dans cette affaire, qu’il ne mérite aucunement d’être cité.

Pendant toute cette journée, nos matelots n’eurent pas de relâche, ils travaillaient sous le sabre en poussant des gémissements, leur fatigue était grande ; vers le soir, Than-Sing obtint pour eux qu’ils prendraient quelque repos ; il parvint aussi à nous apporter une gamelle de riz cuit à l’eau. C’était tout ce qui restait de nos vivres : ils en mangèrent ; quant à moi, de même que le matin, je ne pus rien prendre. Ces émotions successives me tenaient dans un état de fièvre qui m’ôtait toute idée de nourriture.

Nous avions obtenu de fermer toutes les portes ; mes compagnons reposèrent dans la pièce voisine de celle où j’étais. Je passai une nuit comme les damnés seuls doivent en avoir ; j’entendais les cris de ces hommes célébrant leur facile victoire, et les frayeurs de mon cerveau troublé ne me faisaient voir que poignards, incendies et scènes sanglantes. Voulant respirer un peu d’air, je me précipitai, toute haletante, vers une petite fenêtre qui donnait sur la mer, et j’apercevais à la clarté de la lune les forbans qui se partageaient le butin dans le plus grand tumulte. Ce spectacle était bien fait pour perpétuer mes affreuses visions.

Le jour vint. Il y avait à peine une heure que nos matelots étaient parmi les Chinois, lorsque nous entendîmes une rumeur qui n’était pas ordinaire. En effet, quelques-uns des nôtres vinrent à pas précipités, et nous dirent avec une voix troublée « Les pirates se sauvent !… les pirates se sauvent !… » Une lueur d’espoir traversa en ce moment l’esprit de chacun de nous nous crûmes un instant que nous touchions au terme de nos épreuves, car l’effroi subit des pirates nous semblait ne devoir être causé que par l’approche d’un steamer ; mais nous fûmes trompés d’une manière bien douloureuse quand nous eûmes porté nos regards à l’horizon. Hélas ! ce que nous avions cru être notre délivrance n’était, au contraire, qu’un accroissement à nos maux. Il n’y avait plus à en douter ; au loin une nouvelle flottille de jonques se dirigeait à toutes voiles vers nous. Pendant l’espace d’un quart d’heure, où nous fûmes seuls sur notre navire, le bon Than-Sing nous expliqua que les petites jonques fuyaient devant les grandes, et que, s’il n’en était pas ainsi, les pirates se livreraient combat entre eux. Les nouveaux ennemis qui nous arrivaient étaient donc plus redoutables que les premiers. Qu’allaient-ils faire de nous ? Nous étions là, sans espoir, attendant le poignard, la hache ou le sabre qui devaient nous frapper peut-être ; nous comptions les minutes qui s’écoulaient, et mes yeux ne pouvaient se détacher de la vue des jonques qui rapprochaient nos bourreaux ; je sentais une pâleur livide me couvrir le visage ce n’était pas la peur de la mort elle-même qui me rendait faible en ce moment, mais celle des horreurs de toute nature dont je pouvais être la victime. « Capitaine, dis-je, j’ai peur, oh ! bien peur ! Ne pourriez-vous pas me faire changer de costume ? Voyez ma robe ! et ces monstres qui vont venir ! je voudrais être vêtue comme vous. Que faire ? Ayez pitié de moi. » Le capitaine Rooney me regarda avec compassion. « Oui, vous avez raison, me dit-il, attendez. » Et il me présenta un double pantalon qu’il avait sur lui ; puis, il me donna une chemise et une jaquette en toile de Chine. Je rentrai dans une cabine où je me débarrassai de ma robe, seul vêtement qui me restât, et je m’habillai à la hâte ; un des matelots me donna sa casquette, sous laquelle je dissimulai le mieux que je pus ma chevelure. Une seule épingle à cheveux me restait encore, et des souliers dans lesquels mes pieds étaient nus.

À peine avais-je fini d’opérer cette transformation que des cris partant de toute part nous annoncèrent l’approche de nos nouveaux ennemis. Ils montaient à l’abordage. Pendant ce temps-là les autres jonques, plus petites que les nouvelles, fuyaient à leur approche, comme des sauterelles effarées qu’on aurait surprises dévastant un champ de blé ; nous nous réfugiâmes dans l’une des chambres de l’arrière. Le capitaine avait ordonné à ses hommes de se grouper de manière à me cacher aux premiers regards de l’ennemi ; lui-même me masquait de sa personne, et Than-Sing se tenait à mes côtés. Il y avait bien en ce moment une quarantaine de jonques autour du Caldera. Chacune portait de vingt à quarante hommes, et les plus grandes avaient dix ou douze canons.

Chaque jonque a un chef qui commande despotiquement à une troupe de ces forbans, enrôlés sous l’étendard du vol et de l’assassinat. Les pirates qui infestent les lointains parages de la Chine ont pullulé d’une telle sorte dans cet empire de quatre cent millions d’âmes qu’ils exercent impunément leurs actes de brigandage. Il arrive même souvent qu’ils se pillent et se tuent entre eux dans des combats à coups de canons, où la victoire reste avec le butin à ceux qui ont les jonques les mieux armées. Comment peut-il en être autrement dans ce pays, qui n’a pas la moindre marine organisée pour les détruire ?

Nous étions réfugiés, ainsi que je l’ai déjà dit, dans une des chambres du fond comme une digue rompue, en un instant un torrent de ces barbares s’abattit sur notre navire. Les premières jonques n’ayant pu emporter qu’une faible partie du chargement, les nouveaux pirates faisaient encore une bonne prise avec ce qui restait de marchandises ; ils s’occupèrent donc à piller la cargaison sans paraître prendre garde à nous. L’appât du butin semblait seul captiver leur attention. Celles de leurs jonques qui étaient suffisamment chargées se détachaient des autres, et faisaient voile vers les côtes pour transporter leur prise dans des villages qui leur servaient de repaire. Tous ces misérables semblaient également animés du même esprit de destruction. Ainsi, dans le but d’emporter le plus de choses qu’ils pouvaient, ils brisaient tout avec une rage insensée ; ils démolissaient à coups de hache les parois des cabines ; dans la dunette, les parois volaient en éclats ; le cuivre, le fer et le plomb étaient arrachés des panneaux et des portes enfoncées. Ils étaient parvenus à enlever le divan en velours vert qui avait été épargné jusqu’alors, à cause de sa grandeur ; les planchers étaient jonchés de débris de thé, de café, de sucre, mêlés à des morceaux de biscuit, etc. L’indifférence qu’ils nous témoignèrent tout d’abord, ne dura pas longtemps. Il nous fallait à tout moment montrer la doublure de nos poches pour leur prouver que nous ne leur dérobions rien ; la foule de ces monstres fut un instant tellement compacte en se ruant sur nous, qu’ils faillirent nous étouffer. La seule robe qui me restait lors de leur arrivée, et que j’avais essayé de cacher, me fut enlevée comme tout le reste. Than-Sing ayant quitté un instant ses souliers, ils lui furent dérobés en un clin d’œil, ce qui chagrina fort le pauvre homme ; ces chaussures étaient confectionnées à la mode de son pays. Un matelot parvint tant bien que mal, un peu plus tard, à lui en arranger une paire avec des morceaux de cuir qu’il découvrit dans des débris de toutes sortes.

Notre position au milieu de ces hommes dénaturés était horrible ; aussi l’égarement se peignait-il sur nos physionomies. Mon costume n’avait pu les tromper ; ma figure, sur laquelle la douleur était empreinte d’une manière si profonde, leur divulgua sans doute mon sexe, car ils me considéraient avec une curiosité avide.

Plusieurs d’entre eux nous demandèrent d’un air railleur si nous pensions toujours aller à Hong-Kong comme nous restions silencieux et abattus, ils se mettaient alors à rire avec des éclats bruyants. Quelques-uns, aux regards cruels et féroces, s’approchaient de nos matelots et faisaient le simulacre de leur couper la tête. Mourante de frayeur, je me faisais aussi petite que possible en me blottissant au plus épais de mes compagnons. À quoi tenait notre existence au milieu de ces êtres sans pitié et sans loi ? Qui sait ce qui serait arrivé à la première goutte de sang, ne fût-elle tombée que d’une égratignure ?

Cette avalanche humaine vint pourtant à s’éclaircir. Vers le soir de ce même jour, nos matelots, à moitié morts de fatigue, se plaignirent amèrement de la faim. Il nous vint un secours tout à fait inattendu. Parmi ces pirates, il y en avait un qui semblait avoir quelque pitié pour nous, il apparaissait de temps à autre et nous considérait en silence, puis il se plaisait à nous montrer dans l’une des jonques sa femme et ses enfants. Nous prêtâmes involontairement quelque attention aux êtres qui lui étaient chers. Ce pirate, père de famille, voulut alors nous témoigner le plaisir qu’il en ressentait, car, au moment où nous déplorions notre dénûment, il nous apporta du riz et une marmite pleine d’un ragoût arrangé à la mode chinoise ; ce mets était surtout remarquable par une sauce jaune comme du safran. Nos matelots, peu habitués aux douceurs du confortable, s’en régalèrent. Il n’y eut que moi qui y touchai du bout des lèvres ; il me fut impossible d’en avaler deux cuillerées ; je lui trouvais une saveur capable de provoquer les vomissements. Je mangeai un peu de riz pour calmer les atroces douleurs d’estomac que je commençais à ressentir.

Than-Sing, depuis un instant, causait avec cet honnête brigand, quand il vint nous dire, à notre grande surprise, qu’il lui proposait, moyennant une forte somme d’argent, de nous faire évader ; une telle proposition ne pouvait avoir d’autre effet que d’être bien accueillie. Le capitaine, par l’entremise de Than-Sing, convint avec cet homme du prix de notre liberté, du lieu où nous déposerait la jonque et où il toucherait la rançon. Ce devait être à Hong-Kong. Ce projet arrêté, il s’éloigna en promettant de nous avertir quand l’heure propice à notre fuite serait arrivée.

L’imagination fait de si rapides progrès dans un moment critique, que je me laissai aller à croire que nous allions être sauvés. Aussi, je portais, malgré le mal éprouvé déjà, des regards reconnaissants sur cette jonque amarrée près de nous. J’examinais d’un œil avide tout ce qui s’y passait, et je voyais sous les derniers rayons d’un beau soleil couchant des enfants jouer, courir, se chamailler ; des femmes chinoises, des femmes pirates je devrais dire, qui faisaient l’office des matelots, en s’employant aux manœuvres. Deux d’entre elles portaient un jeune enfant sur leur dos dans un sorte de sac d’étoffe, ce qui ne les gênait pas le moins du monde pour grimper comme des chats, partout où elles étaient utiles. Les têtes nues de ces enfants, que les mères portent ainsi jusqu’au jour où ils peuvent marcher, ballottaient, allaient, venaient de tous côtés, que cela faisait peine à voir. Mais peut-on rien changer aux coutumes ? Cette habitude semi-barbare, ce qu’il y a de certain, ne les empêcha pas de croître, et encore bien moins de multiplier. J’achevais à peine ce raisonnement en moi-même, qu’un de ces bambins se laissa choir par-dessus le bord. Malgré moi, je jetai un cri. Inutile de dire qu’il fut bien vite retiré de l’eau. Je pus voir alors que cet enfant avait des petites vessies remplies d’air attachées à ses vêtements. Les parents prennent ces précautions afin que s’ils viennent à tomber dans l’eau, ils n’aillent pas si vite au fond.

Or, cette jonque sur laquelle, à tort ou à raison, nous avions quelque espoir, prit le large.

Avions-nous été l’objet d’un jeu cruel ? ou bien éprouvés traîtreusement ? C’est ce que nous ne pûmes savoir. Toujours est-il, que nous ne revîmes pas notre pirate. Nous finîmes par croire qu’il avait été retenu par la crainte de voir sa trahison découverte, ou d’être rejoint dans le cours de l’évasion par les autres jonques. Il avait pensé peut-être aussi que la somme qui lui était offerte ne compensait pas suffisamment le danger de mort auquel il s’exposait en nous tirant des mains de ses complices.

La nuit étant tout à fait venue, les jonques se détachèrent peu à peu des flancs du Caldera et gagnèrent le large. Il n’était pas probable qu’il en revînt en aussi grand nombre, car, de retour dans les villages, elles ne manqueraient pas d’annoncer que notre navire était complétement vide de sa cargaison.

Leur départ nous laissait la perspective d’une nuit plus calme que les précédentes ; mais, d’un autre côté, nous restions sans ressources sur notre navire délabré. Qu’allions-nous devenir ? Au loin, devant nous, était Macao, on en voyait la direction entre deux montagnes ; que de désespoir à cette vue ! La vie était là, si près de nous, et nous ne pouvions rien pour notre salut. Quand même nous eussions essayé de lever l’ancre et de laisser dériver au hasard le navire dépouillé de sa mature, toutes nos chances ne nous permettaient que d’échouer sur la côte. Pour échapper aux angoisses nouvelles que nous ressentions, nous fîmes nos préparatifs afin de prendre quelque repos, c’est-à-dire que chacun s’étendit tant bien que mal sur le plancher, assez près les uns des autres, de manière à être tous debout à la moindre alerte. Mes compagnons me réservèrent un mauvais banc que les pirates avaient dédaigné, et sur lequel je m’étendis à mon tour avec résignation.

Quel tableau ! une mèche fumante brûlait dans un peu de graisse et jetait des lueurs blafardes sur toutes ces figures amaigries par la souffrance. Cette chambre, si fraîche et si coquette quelques jours auparavant, avait maintenant l’aspect d’un de ces hideux caveaux des Mystères de Paris. Tous ces matelots avec leurs costumes salis et souillés par le travail, aux teints halés, aux mains rudes et noires, étaient navrants à voir ; et quand je pense que je ne faisais aucun contraste avec ces hommes par les vêtements dont j’étais vêtue ; par le danger qui me tenait rivé sous sa griffe, comme eux, j’avais un pied dans la tombe. Voyant chacun s’endormir peu à peu, je restai seule à songer aux chances horribles de ma destinée. Je cherchais dans mes souvenirs quelle faute j’avais pu commettre pour endurer de telles épreuves ; je fouillais ma conscience, je creusais mon esprit pour en trouver qui valût mes souffrances ; je ne voulais pour douter de la bonté divine.

Il pouvait être dix heures du soir ; les bruits du dehors s’apaisaient peu à peu, et malgré moi, je me sentais agitée par mille pensées diverses. Je ne comprenais pas alors que des hommes pussent dormir sans songer davantage à leur salut. J’éprouvais comme une surexcitation nerveuse ; je me levai et me dirigeai en silence vers le pont, en passant à travers les débris qui m’arrêtaient à chaque pas. Là je m’appuyai le long du bord. Nous étions seuls ! La mer ne faisait pas entendre le plus léger bruit ; elle étincelait comme un miroir d’argent sous les pâles rayons de la lune. Cette calme solitude me fit une émotion telle que toutes les fibres de mon cœur furent émues. Je rentrai à l’intérieur de la dunette et j’appelai à voix basse le capitaine. Il n’était qu’assoupi, car il tourna vivement la tête de mon côté. Je l’engageai à me suivre sur le pont, ce qu’il fit aussitôt, assez étonné de mon air mystérieux. Quand nous fûmes là, nous nous arrêtâmes pour écouter un bruit de voix qui venait de l’avant. C’était une petite jonque dont les pirates étaient encore occupés à prendre les débris du chargement. Le capitaine se pencha par-dessus le bord pour calculer les hommes qu’elle contenait ; ils pouvaient être huit à dix. Après cet examen il resta silencieux. Il paraissait réfléchir. Étonné de son silence, je l’entraînai vers la grande embarcation qui occupait le milieu du pont, et, la lui montrant, je lui dis « Eh bien capitaine, vous laissez dormir vos hommes ! » Il me regarda, cherchant à lire l’intention que j’attachais à mes paroles. Je repris aussitôt « Voulez-vous donc attendre patiemment la triste fin qui nous est réservée, en ne faisant rien pour échapper aux mains des pirates ? Je ne suis qu’une femme, moi : eh bien ! j’aimerais mieux aller au-devant de la mort et tenter quelque chose pour mon salut, que de l’attendre ici du poignard ou de la faim. Nous ne sommes qu’à vingt milles de Macao ; cette embarcation peut tous nous contenir ; une fois en mer, il est peu probable que les pirates, gorgés comme ils le sont, épient notre fuite ou essayent de nous atteindre. Partons ! fuyons ! capitaine, je vous le demande à genoux.

Il se pencha de nouveau par-dessus le bord, puis me faisant signe de le suivre, il rentra dans l’intérieur de la dunette où les autres semblaient dormir profondément. « Holà ! dit-il, que tout le monde se lève ! » Il communiqua alors ses intentions ; car, dans ce moment suprême où il fallait risquer sa vie, il ne pouvait guère donner des ordres. Au premier mot qu’il dit pour dévoiler le plan de l’évasion, les matelots se resserrèrent les uns contre les autres, avec un air d’improbation et de désobéissance. Cette marque d’hésitation mit aussitôt le capitaine en fureur ; et, s’adressant surtout au subrécargue et à son second : « Vous n’êtes pas des hommes, leur dit-il, et vous devriez rougir en voyant une femme, la première, vous donner l’exemple du courage : oui, la première, elle a pensé à braver la mort qui nous attend, en voyant dans une fuite quelque chance de salut ; et vous, vous hésitez, vous tremblez comme des lâches ! car je vois la peur dans tous les yeux. Non, je le répète, vous n’avez pas l’énergie d’une femme ! »

Je dois dire ici quel était le plan d’évasion du capitaine Rooney. Il venait de proposer à son équipage de sortir sur le pont et de tenter, par la surprise, de se rendre maître de la jonque en égorgeant les huit Chinois qui s’y trouvaient. Alors, sans perdre de temps, la mer nous favorisant, nous faisions voile sur Macao, où il nous était possible d’arriver la nuit, selon toutes ses prévisions.

Je me gardai bien de dire une parole qui fût une approbation au milieu de ces débats sinistres ; mon rôle, en cette circonstance, devait être simplement passif, afin que ces hommes ne pussent croire que j’avais proposé ou applaudi à une tentative de meurtre. Leur réponse au capitaine me fit voir qu’ils m’accusaient d’avoir eu cette idée sanguinaire ; et, pourtant, je certifie que ce genre de coup de main ne m’était pas venu à la pensée. Le capitaine ne m’avait pas fait part de ses projets ; mais il n’avait pas douté de mon courage, puisque, la première, je lui avais donné l’idée de fuir. Il avait donc jugé à propos de me citer en exemple afin de leur faire honte.

Le subrécargue prit la parole en me jetant un regard de reproche et de menace tout la fois. « Capitaine, dit-il, cette femme est folle, sans doute, et si elle a pu vous conseiller une pareille témérité, vous trouverez bon que nous vous refusions notre aide ; cette tentative loin d’avoir le succès que vous en attendez, il pourrait se faire, au contraire, qu’elle tournât contre nous, parce qu’il est plus que certain que nous serions surpris en mer avant le jour par les pirates, et cette fois nous n’obtiendrions pas quartier d’eux ; ils devineraient facilement d’où nous vient la possession de leur jonque maudite. » Ces raisons, qui combattaient le plan du capitaine, étaient justes ; aussi parurent-elles le convaincre il proposa alors d’exécuter en partie le projet d’évasion qui pouvait nous faire conquérir la liberté. Il s’agissait de démarrer l’embarcation et de la débarrasser de la charge de charbon de terre dont elle était remplie jusqu’à moitié. En ce moment, et comme pour favoriser notre fuite, la dernière jonque qui était à l’avant du navire s’éloigna et gagna le large ; nous étions donc seuls pour la première fois depuis le commencement de notre captivité ; et nous pouvions travailler avec plus de sécurité à notre délivrance. Pendant que tous les hommes se livraient à ce travail, je montai sur le pont de la dunette, et là je me mis à chercher dans les débris de toutes sortes qui gisaient à cette place ; la lune brillait dans son plein, elle me permit de découvrir quelques-unes de mes lettres, toutes maculées et déchirées ; je les ramassai en poussant un douloureux soupir, et les serrai pieusement sous mes habits. J’allai ensuite au milieu de mes compagnons. L’embarcation fut bientôt débarrassée de la charge de charbon qui l’encombrait. Mais les craintes du capitaine n’étaient que trop réelles ; on s’aperçut que plusieurs planches étaient disjointes et qu’elle ne pourrait tenir la mer. Le désappointement fut grand ; on redoubla néanmoins d’activité ; on ferma tant bien que mal ces trous, ces fissures qui s’opposaient à nos projets. Enfin, après un travail des plus opiniâtres, au moyen de fortes poulies, on parvint à hisser la chaloupe le long du bord. Un bruit sourd s’ensuivit ; elle louchait la mer. Nous étions tous penchés sur le bastingage ; la moitié du corps en dehors du navire, nous plongions nos regards avec une anxiété fébrile dans le fond noir de ce grand canot, demandant à Dieu qu’il ne nous abandonnât pas. Dix minutes s’étaient à peine écoulées, que la voix du capitaine résonna comme un glas à nos oreilles ; il articula d’une voix sourde « C’est impossible ! » Et c’était en effet impossible. L’eau, qui avait pénétré d’abord lentement monta peu à peu et remplit la barque à moitié. Chacun se retira en silence : les grandes souffrances ne s’expriment pas. J’allai de nouveau m’étendre sur le banc où, deux heures avant, j’avais cru à la possibilité de notre salut. Il fallait remettre au lendemain l’espoir de nous sauver.

Le lendemain était le 10, les matelots se mirent à l’œuvre avec ardeur. Cette embarcation nécessitait un travail de huit à dix heures au moins, pour la rendre propre à notre fuite ; encore fallait-il que nous ne soyons point assaillis, comme dans la journée précédente, par de nouveaux pirates. Une partie du jour se passa sans que nous aperçussions la moindre voile ; c’était presque du bonheur de nous voir ainsi isolés. Nous parcourions en tous sens le Caldera, qui n’était plus qu’un amas de décombres. Ce malheureux navire, vidé jusqu’à la cale, avait un aspect hideux et misérable, et son délabrement faisait mal à voir il n’y avait pas un mètre carré où l’on put mettre les pieds.

Comme tous les agrès de la chaloupe avaient été enlevés, on fut obligé de les remplacer par de longs bambous qu’on parvint à découvrir dans la cale ; à l’aide de cordes, on adapta à ces mêmes bambous des planches destinées il faire le service des avirons. Des morceaux de toile furent ramassés, taillés et cousus ensemble pour faire une voile ; tout marchait au gré de nos désirs ; la nuit était venue. Nous allions enfin partir, lorsque nous aperçûmes deux jonques venant à pleines voiles dans notre direction ; elles eurent bientôt abordé ; nous nous réfugiâmes au plus vite dans nos cabines, après avoir fait disparaître, autant que possible, toutes traces de nos préparatifs. Les pirates qui débarquèrent vinrent d’abord s’assurer de notre présence ; plusieurs d’entre eux, portant des lanternes, nous les passèrent devant le visage, comme ils cherchaient quelqu’un. L’inquiétude fit place à la terreur, lorsque arrivés à moi, qui m’étais cachée derrière tous les autres, ils parurent joyeux et satisfaits. L’un d’eux me fit signe de me lever ; je les regardais avec les yeux hagards, mais sans faire un seul mouvement. Un autre, que mon inertie irritait sans doute, fit tournoyer son sabre autour de ma tête. Ce geste menaçant ne pouvait qu’augmenter mon effroi, et je ne sais ce que je serais devenue, si, à ce moment, un grand cri ne se fût fait entendre et ne fût venu attirer leur attention..... Ce cri provenait d’un des leurs qui s’était laissé choir à fond de cale par l’ouverture de l’entrepont laissée ouverte. Les matelots qui se trouvaient les plus rapprochés de cet endroit se hâtèrent d’aller le retirer ; ils le rapportèrent sur le pont à moitié mort. Cet incident détourna l’intention qu’avaient les pirates de s’emparer de ma personne, car ils ne donnèrent pas suite à leurs menaces ; ils se contentèrent de faire une perquisition à l’intérieur. Cependant, nous n’étions pas encore au bout de nos alarmes ; un matelot accourut tout effaré. Plusieurs de ces maudits barbares, sous prétexte d’éclairer leurs recherches, promenaient, de côté et d’autre dans l’entrepont, des torches enflammées, et cela avec une indifférence qui marquait bien leur intention cruelle ; les étincelles volaient autour d’eux sur toutes choses inflammables, et elles auraient certainement suffi à mettre le feu au navire, si nos matelots ne s’étaient hâtés de les suivre, en jetant de l’eau pour les éteindre à temps. À notre grande joie, ils finirent par s’éloigner.

Quand ils furent à une assez grande distance, on se mit de nouveau à l’œuvre ; les agrès furent disposés dans la chaloupe ; elle faisait encore eau par certains endroits, mais il n’y avait plus à reculer. Personne, du reste, en ce moment solennel, n’éprouva la moindre hésitation ; il ne s’éleva aucune objection à l’encontre de cette entreprise hasardeuse. Chacun s’en remettait à la grâce de Dieu et acceptait d’avance, comme une des plus douces fins de sa triste existence, la chance d’être englouti au sein de cette mer lointaine, plutôt que de rester exposé à mourir lentement dans les tortures de la faim, ou violemment du sabre des pirates. Cependant, l’aspect du temps ne pouvait que nous ébranler dans nos résolutions, si l’espoir de recouvrer la liberté eût été moins vivace dans nos cœurs ; en effet, le ciel, qui, depuis la dernière tempête, avait gardé la plus grande sérénité, s’était peu à peu chargé de nuages ; le vent, qui jusqu’alors nous avait été propice, soufflait maintenant en sens contraire et venait debout. La mer, comme si elle s’opposait à nos projets, fouettait contre le Caldera, ses vagues, qui semblaient autant, de barrières impossibles à franchir. Le capitaine, à ces signes de mauvais augure, hochait encore la tête ; mais notre décision était irrévocable. On procéda à l’embarquement ; il était difficile d’atteindre la chaloupe ; le navire tirant beaucoup moins d’eau par suite de la prise de son chargement, s’était haussé, de sorte qu’il existait une distance énorme entre le pont et le canot. Aussi fallut-il avoir recours à des cordes avec lesquelles on nous lia, le matelot blessé et moi, afin de nous faire descendre sans accidents ; les autres, ayant l’habitude des manœuvres, se laissèrent glisser le long du bord, et bientôt nous nous trouvâmes réunis au nombre de vingt-deux, prêts à gagner la pleine mer.

Le capitaine se mit à la barre ; le subrécargue, le marchand chinois, le matelot malade et moi, nous nous assîmes près de lui. Comme nous avions vent debout, il fallut renoncer à hisser la voile ; dès les premiers coups de rames, les matelots s’aperçurent qu’ils auraient à lutter. Des lames courtes et serrées, poussées par des courants, s’opposaient à notre marche. Un moment, je tournai les regards vers le Caldera ; sa noire silhouette semblait grandir à mesure que nous nous en éloignions ; elle se projetait dans le sillage de la chaloupe comme un bras immense toujours prêt à nous ressaisir. Haut de bord sur les flots, notre navire avait l’aspect sinistre d’un immense mausolée destiné à renfermer tous les malheureux égarés sur cette mer funeste. Hélas ! nous fûmes impuissants à le fuir. Ces avirons improvisés rendait le plus triste service. À cause de leur mauvaise forme, ils n’avaient aucune prise dans l’eau. Les vagues, en outre, entraient à profusion au point que quatre hommes suffisaient à peine à rejeter l’eau à mesure qu’elle pénétrait ; le froid d’un vent glacial commençait à nous engourdir. Nous fîmes jusqu’à trois milles dans ces tristes conditions ; enfin, après quatre heures de tentatives vaines, d’efforts surhumains, les matelots déclarèrent que leur état de faiblesse ne leur permettait pas de faire davantage pour le salut commun ; c’était un arrêt du ciel : le Caldera, que nous avions abandonné, nous forçait, pour ainsi dire, à revenir à lui. Devions-nous donc finir nos jours sur ce navire maudit ? « Retournons ! » dit le capitaine d’une voix rauque ; et l’accent qu’il donna ce seul mot disait assez qu’il se regardait comme vaincu par la fatalité. « Eh bien retournons, capitaine, lui répondis-je après tant de souffrances, la mort ne peut qu’être douce. » Le courant, qui était le seul obstacle à la réussite de notre entreprise, nous entraîna donc en peu de temps vers notre point de départ et nous colla contre les flancs du Caldera, que nous avions cru quitter pour toujours. La corde qui avait servi à nous descendre pendait le long du bord ; les matelots y grimpèrent avec agilité, et, parvenus sur le pont, nous jetèrent de nouveaux cordages à l’aide desquels, après mille difficultés, on nous hissa, le matelot malade et moi.

Lorsque je me retrouvai sur ce plancher de malheur, je fus prise d’un vertige, mes yeux se fermèrent, et je tombai lourdement ; la vie s’échappait en moi, épuisée, comme je l’étais, par la douleur et les tortures de la faim. Mon évanouissement dura assez longtemps ; en rouvrant les yeux, je me vis étendue sur mon banc, enveloppée de quelques morceaux de voiles. Chacun de ces hommes, pour me couvrir le corps et me rendre un peu de chaleur, s’était défait d’un vêtement ; comme il n’y avait que de l’eau, ils m’en offrirent ; ils me prodiguèrent tous les soins qu’ils purent pour me rappeler à la vie : il m’eût été si doux pourtant de mourir ainsi ! Tous mes compagnons rangés autour de moi me considéraient avec compassion ; à travers la lumière enfumée, je vis quelques-uns de ces hommes rudes verser des pleurs ; ma vue réveillait peut-être chez eux le souvenir d’une mère, d’une sœur, d’une femme ou d’une fille, enfin de quelque être qui leur était cher. Des larmes brûlantes coulèrent, de mes yeux, car moi aussi je pensais à ma famille, à la France que je n’espérais plus revoir.

Tout retomba bientôt dans le silence ; on se groupa sur le plancher de la petite chambre, et chacun s’y étendit de nouveau, attendant, dans un repos sinistre, le réveil du lendemain.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce lendemain était le 11 ; lorsque je m’éveillai, le jour commençait à poindre ; j’avais dormi quelques heures, et ce court sommeil avait momentanément effacé le souvenir de mes souffrances. Mais je fus bientôt rappelée à l’affreuse réalité ; à peine avais-je les yeux ouverts, que j’aperçus, à quelques pas de moi, plusieurs de ces hideux Chinois armés de sabres et de pistolets. Than-Sing discutait au milieu d’eux : il paraissait dans la plus vive agitation. Il y en avait un qui commandait les autres, car il me désignait du doigt. Je considérais cette scène avec stupeur, mais sans tressaillement de crainte, de longs jours de jeûne et de si poignantes émotions commençaient à me faire perdre le sens de ce qui se passait autour de moi. Than-Sing interpella le capitaine Rooney, en lui disant : « Le chef que voici veut vous prendre, ainsi que la dame française et moi, pour nous emmener à Macao ; là, il espère tirer de nous une bonne rançon. » Ce dernier, comprenant que cette demande du chef des pirates équivalait à un ordre, ne répondit que par un signe d’acquiescement. Aussitôt je fus saisie, secouée, entraînée sur le pont. Je n’essayai même pas de me défendre contre cet enlèvement subit, parce que, je le répète, ma raison, cette fois, se trouvait comme ébranlée. Than-Sing dut obéir le premier ; une mauvaise échelle qui faillit se rompre au milieu servit à nous descendre. Arrivée sur la jonque, je levai la tête sur le Caldera pour voir si notre capitaine nous suivait ; mais je restai foudroyée d’étonnement ; les pirates, après s’être laissé glisser vivement à leur tour par une manœuvre habile, poussèrent au large sans prendre le capitaine Rooney. Ce qui se passa dans mon être, en présence de ce coup inattendu, est inexprimable à dépeindre. À mon départ, j’avais été recommandée aux soins de ce courageux marin ; dans le malheur qui nous accablait, il avait veillé sur moi avec une touchante sollicitude. Lorsque je me vis séparée de mon unique protecteur, que je me vis seule au pouvoir d’hommes barbares, d’assassins redoutés pour leurs cruautés, je ne comprends pas, à l’heure qu’il est, comment je ne succombai pas à tant d’épreuves ; ne devais-je pas me croire perdue, entièrement perdue ? Je levai les bras vers mes compagnons d’infortunes, en signe d’adieu éternel, et je pus voir encore le capitaine Rooney. Penché sur le bord, il nous suivait du regard sa consternation, ou plutôt son désespoir paraissait grand, car il s’écriait avec des gestes désespérés : Emmenez-moi ! prenez-moi aussi ! Et tout à coup, comme s’il comprenait l’inutilité de ses efforts, il se cacha le visage dans les deux mains ; il pleurait peut-être ?… Je lui fus toujours reconnaissante de cet élan de pitié !

Il est peu de peuples, je crois, où la lâcheté, la fausseté, la cupidité, la cruauté soient plus dominantes que chez les Chinois : les sauvages, sous ces différents points, ont leur excuse, eux ; car, s’ils se rapprochent de la bête par leurs instincts, c’est que Dieu a voulu qu’ils fussent marqués du sceau de l’ignorance. Tandis que la Chine, entachée comme elle l’est dans ses mœurs perverses et vicieuses, a possédé au plus haut degré la civilisation ; elle a porté la lumière quand nous étions encore dans les ténèbres. Cette décadence m’autorise à faire ici quelques remarques judicieuses sur leur caractère.

Le Chinois, vil par nature, parle très-haut et très-fort quand il sait qu’il est soutenu. Dans un moment difficile, il n’attaquera jamais son adversaire en face, parce que la bravoure est un vain mot pour lui, et qu’il ne sait pas ce que c’est que d’affronter un véritable danger. Ce qu’il aime, avant tout, c’est un meurtre, une torture isolée, dont il peut se repaître ; une preuve à l’appui, c’est le plaisir qu’ont les Chinois en général à tourmenter les animaux. On sait, en outre, qu’ils ont droit de vie et de mort sur leurs enfants. Les nouveau-nés, soit parce qu’ils sont malingres ou chétifs, sont souvent étouffés ou jetés à l’eau, ou, ce qu’il y a de plus affreux encore, égorgés et laissés à l’abandon sur un fumier où ils pourrissent. On rencontre les pauvres créatures dans une rue, sur une place, au milieu d’un champ, quelquefois à moitié rongées par la voracité des chiens, des chats, des corbeaux, des porcs, lesquels sont toujours à l’affût d’une telle proie. C’est surtout les filles que l’on sacrifie ainsi ; les garçons à leur entrée dans le monde sont au contraire salués d’une bienvenue ; car le devoir d’un fils est de donner aide et protection à son père lorsqu’il devient caduc.

Ceci a un côté moral qui ne manquerait certainement pas d’éloges, si les mœurs et coutumes des Chinois sur leurs enfants en général pouvaient être compensées.

Désormais la proie de ces monstres, et connaissant à fond leur barbarie, ne devais-je pas me considérer entièrement perdue ?

La jonque fuyait toujours !

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, lorsqu’on nous fit entrer dans une petite cabine qui servait de chambre au capitaine des pirates, lequel avait l’air tout joyeux de notre capture. Il apprit à Than-Sing que le capitaine Rooney allait être dirigé sur Hong-Kong ou Macao ; que, là, il devrait traiter de sa rançon et de la nôtre, mais qu’il ne nous relâcherait que s’il trouvait la somme de notre rachat suffisante. Il ajouta que, dans sept ou huit jours, nous rencontrerions la jonque avec laquelle il s’était donné rendez-vous ; jusque-là, il nous fallait demeurer en otages.

Peu de temps après, on nous fit remonter sur le pont. Je jetai les yeux avec anxiété autour de moi pour voir si j’apercevrais encore notre navire ; mais nous en étions déjà fort éloignés, il avait disparu. Parvenus à l’arrière, deux Chinois enlevèrent un panneau en bois de la dimension de deux pieds carrés, servant d’entrée à un petit réduit, dans lequel on nous enjoignit de descendre. Que l’on juge des tortures nouvelles qui nous étaient réservées : dans cet étroit espace, il nous était impossible de nous tenir debout ; nous nous assîmes, nos têtes touchaient au plafond ; nous essayâmes de prendre une position meilleure en nous allongeant tout de notre long, à peine avions-nous de quoi étendre nos jambes. Le panneau étant ouvert, toute la lumière du jour entrait, et nous voyions le ciel ; une fois notre prison fermée (ce que l’on fit un instant après que nous y fûmes), nous n’avions de jour que par une lucarne de huit pouces carrés, qui donnait sur l’endroit où se mouvait le gouvernail ; pas un souffle d’air n’y parvenait, à moins que l’on n’ouvrît la trappe, et ce soulagement semblait ne pas devoir nous être souvent accordé.

Je fis quelques questions à Than-Sing sur les projets de nos ennemis ; il me dit qu’il ne fallait croire à aucune de leurs paroles ; il fallait que le digne homme fût bien désespéré pour mettre aussi peu de précautions à me préparer à toutes les catastrophes. Il y avait tout au plus une demi-heure que nous étions là, lorsqu’un bruit sourd retentit au-dessus de nous ; Than-Sing et moi nous nous regardâmes avec quelque surprise, ce bruit devenait plus distinct, on semblait clouer le panneau qui nous recouvrait ; une pâleur livide me couvrit le visage. Sans nous dire un mot, la même pensée nous était venue à tous deux : c’était notre tombeau que les pirates fermaient en ce moment ! Ils nous avaient pris pour nous laisser mourir lentement par le manque d’air, d’eau et de vivres. Un frisson mortel me parcourut tout le corps. Il doit en être ainsi, me disais-je, lorsqu’on est cloué vivant dans un cercueil. J’étendis les bras et j’essayai de soulever de mes faibles mains ce panneau qui pesait sur nos têtes ; mes efforts restèrent impuissants. Oh ! alors, j’eus un véritable désespoir. Cette idée, qu’il me faudrait endurer les tortures d’une horrible agonie et voir celle de mon compagnon, ébranlait ma raison. Je voulais me briser la tête contre les parois de mon cachot ; je voulais me débarrasser de cette vie maudite : la folie commençait à s’emparer de mon cerveau brûlant. En ce moment, deux mains pressèrent les miennes, c’étaient celles de Than-Sing ; le malheureux me regardait avec des yeux baignés de larmes. Il m’exhortait, avec de douces paroles, au calme, à la résignation ; je voyais, sur son visage, des pleurs couler lentement. Moi aussi je pleurais en songeant que j’étais au pouvoir de ce peuple cruel qui exècre tout ce qui n’est pas lui. Nous passâmes ainsi deux heures ; au bout de ce temps, le panneau qui fermait notre cellule fut enlevé comme par enchantement. Le grand jour nous frappa au visage, nous étions inondés des rayons du soleil. Après les tortures morales que je venais d’éprouver, je compris que c’était une épreuve à laquelle ces êtres dénaturés nous avaient soumis. Ils jouissaient, en ce moment, du mal qu’ils supposaient nous avoir fait ; ils passaient leur visage par l’ouverture et riaient méchamment en nous regardant. Comme ils allaient refermer encore le panneau, Than-Sing les supplia de le laisser entr’ouvert pour renouveler l’air ; ils y consentirent et l’écartèrent de trois pouces, ce qui nous donna en même temps un peu de jour.

Vers le soir, on nous apporta un petit baquet qui contenait de l’eau pour que nous pussions nous laver les mains et le visage. Ma faiblesse était si grande que ma tête me semblait lourde à porter ; aussi, mon premier mouvement fut la plus complète indifférence, mais l’offre de ces ablutions n’était pas sans motif. Une provision de riz, de poisson et de thé nous fut apportée. Le pauvre Than-Sing rayonnait de plaisir. « Mangez, me dit-il, il ne faut pas que nous ayons l’air de les craindre. » Ces mots me décidèrent. Je pris, avec une certaine émotion, ce peu de nourriture ; mais mon estomac était tellement délabré qu’après de grands efforts, c’est à peine si j’avais pu manger une demi-soucoupe de riz ; je bus du thé, et ce fut tout, quand il pouvait être huit heures. Un sabbat infernal se fit entendre ; je me bouchai les oreilles. C’était l’instant de la prière. Il y a en Chine diverses religions, celle qui entraîne le plus de superstitions, d’idolâtrie est le bouddhisme. La religion de Confucius est, dit-on, la plus sensée, aussi est-elle le culte des savants, des hommes éclairés. Les Chinois font leurs invocations à l’aide des cymbales et des tams-tams. J’aurai plus tard occasion de parler de ces bizarres cérémonies.

La nuit étant tout à fait venue, les pirates firent monter Than-Sing sur le pont. Il vint quelques minutes après me dire que je pouvais y monter comme lui, pour prendre l’air. Nous étions alors mouillés dans une petite baie, non loin de terre. Plusieurs jonques étaient à l’ancre à peu de distance de la nôtre. On y célébrait aussi la prière ; le son des gongs, des tams-tams arrivaient jusqu’à nous. Ce moment de liberté me fit du bien. Je reposais avec délices et amertume tout à la fois ma vue vers l’horizon ; la mer était calme, et le ciel rempli d’étoiles les plus brillantes. J’aurais oublié les souffrances de ma captivité durant ce court instant où, la nature bienfaisante semblait vouloir me consoler, s’il ne m’eût fallu bientôt rentrer dans ma prison.

J’avais de longues heures pour penser à moi-même. Quelles n’étaient pas mes craintes en songeant que j’allais fermer les yeux au milieu de ces hommes sans foi ni loi ! Je me sentais heureuse d’avoir un compagnon d’infortune auquel son âge prêtait, dans ces heures d’affliction, un caractère tout paternel.

Quoique Than-Sing fût Chinois, j’avais pris confiance en lui, car sa constance était inébranlable ; il cherchait à soutenir ma misère par des paroles de consolation. C’était pour moi un réel protecteur : « Tant qu’il sera à mes côtés, me disais-je, il éloignera peut-être les lâches tentatives de ces hommes sanguinaires ; il saura, par sa persuasion, déjouer leurs mauvaises intentions. Et puis, pensai-je, si je suis délaissée de Dieu, je saurai bien trouver une nuit pour me jeter à la mer. »

Telles étaient mes noires réflexions, lorsqu’on nous apporta de la lumière, c’est-à-dire une petite mèche enflammée dans un récipient rempli d’huile. Malgré la faible clarté qu’elle répandait, elle me permit d’inspecter les extrémités de ce petit caveau. J’avais à peine jeté les yeux autour de moi que je poussai un cri ; je rentrai mes jambes, mes épaules, je me pelotonnai enfin pour ne pas toucher les planches qui nous entouraient. Je voyais courir, le long des parois, de grosses araignées velues à longues pattes, d’énormes cancrolats des cloportes monstrueux avec de grandes cornes, et jusqu’à des rats qui s’enfuyaient dans les coins en glissant sur mes jambes. Ces barbares, voyant ma répulsion, ma douleur, étaient dans la plus grande joie ; ils se plaisaient à nous montrer, en les désignant du doigt, toutes ces bêtes immondes. Than-Sing, voyant ma répugnance, voulut éteindre la lumière, mais je l’en empêchai ; j’aimais mieux voir ces animaux hideux, afin de pouvoir les repousser, plutôt que d’en sentir le contact au milieu d’une nuit profonde. Il me restait un mouchoir ; je m’enveloppai la tête et cachai mes mains sous mes vêtements en me tenant immobile.

Le lendemain matin, à l’approche du jour, toutes ces bêtes horribles avaient disparu. On vint bientôt nous apporter des vivres d’abord, un petit baquet et de l’eau pour nous laver le visage et les mains, c’est une coutume chez les Chinois de ne toucher à la nourriture qu’après s’être livré à une ablution. Notre repas se composait, comme la veille, de poisson, de riz et de thé ; il me fit voir, cette fois, comment il fallait se servir des ustensiles qui remplacent la cuillère et la fourchette, et dont les Chinois se servent avec une dextérité toute particulière. Ce sont de petites baguettes longues d’un pied et de la grosseur d’un crayon on en tient deux ensemble vers le milieu, avec le bout des doigts, comme si l’on voulait écrire, et c’est avec les extrémités opposées à la main qu’on saisit les aliments pour les porter à la bouche. J’éprouvais alors une telle difficulté à faire usage de ces petites baguettes, malgré tout ce que s’efforçait de me démontrer Than-Sing pour m’en servir, que je renonçai à leur usage et employai mes doigts seuls pour manger.

Des pirates vinrent, comme le jour précédent, se pencher au-dessus de notre cellule pour nous considérer à leur aise. Ils se montraient les uns aux autres nos tristes personnes, et, par moment, il s’élevait de leur groupe de grands éclats de rire ; un de ces misérables se pencha plus que les autres, et, nous regardant en riant d’un air sardonique, il désigna la place du marchand chinois et la mienne, en simulant, avec les bras, les gestes de deux personnes qui s’embrassent. À cette lâche insulte, un mal poignant me saisit au cœur ; l’idée d’un danger honteux m’apparut et me fit monter le rouge au visage. Je laissai couler mes larmes en abondance ; mon chagrin était profond à quoi n’étais-je pas exposée ! Le capitaine pirate apparut en ce moment ; je ne sais s’il fut touché de mon affliction, mais il fit fermer le panneau. Par un hasard des plus singuliers, ce chef, contrairement à ses compagnons de brigandage, avait quelque chose d’affable dans la physionomie, et je dois avouer que, chaque fois que je l’envisageais, je ne me sentais saisie d’aucun mauvais pressentiment. Il était d’une laideur originale, si l’on peut dire : son visage était long et grêlé ; il avait les pommettes saillantes, un nez retroussé avec de larges narines, des sourcils épais, une grande bouche et de très-grands yeux noirs ; lorsque son regard se fixait il s’arrêtait lentement et semblait toujours exprimer une douce pensée, comme s’il eût toujours exprimé une douce pensée. Comme tous les Chinois, il était rasé jusqu’au sommet de la tête, il avait une épaisse et longue natte de cheveux qu’il portait parfois, à la mode des sauvages, en chignon noué et retroussé, ou bien enroulée en forme de couronne, ou tombante jusqu’aux talons ; chaque coiffure lui donnait une physionomie différente, mais ces diverses expressions lui étaient toujours favorables.

Or, l’apparente modération qu’il montra dans cette circonstance me fit espérer pour l’avenir.

Than-Sing, en cherchant à apaiser mes craintes, me fit part de toutes les questions que ces misérables lui avaient adressées. Ces maudits, pour s’amuser à ses dépens, lui avaient demandé combien il avait de femmes. La religion permet aux Chinois la polygamie, mais ils n’en abusent pas comme les mahométans. Les grands dignitaires en ont, dit-on, jusqu’à dix ou douze. Seulement dans les corps mixtes de la société, pour le négociant, par exemple, il en est à peu près de même. Le Chinois, en s’établissant, prend une femme ; sa maison vient-elle à prospérer, qu’il en prend deux, trois et plus ; c’est pour lui un signe de richesse. La première a un droit plus légitime que les autres, et ne peut être répudiée ; à elle le titre de mère pour tous les enfants qui surviennent des femmes supplémentaires, des petites femmes, comme les désignent les Chinois maris. Ces dernières donnent à leurs nouveau-nés des soins maternels mais domestiques tout à la fois, car ils doivent le respect et l’obéissance à la première épouse. Les pauvres n’en ont qu’une. Pour en revenir à mon ami Than-Sing, ils lui disaient donc avec raillerie, que si l’on n’offrait pas de nous une forte rançon, ils feraient de lui un pirate, et de moi la femme de l’un d’eux. Cette horrible confidence fut de nouveau pour moi un sujet de désolation ; mais le pauvre marchand chercha encore a me consoler, en me faisant observer que tout ce qu’ils lui avaient dit n’avait été qu’une feinte pour le faire parler, attendu que les hommes de sa nation ne pouvaient prendre femme que parmi celles de son pays. « Ainsi, ayez soin, ajouta-t-il, lorsque vous m’adresserez la parole de ne pas porter la main sur moi, car ils pourraient le remarquer et me faire un mauvais parti, voyant dans cette formalité une violation de cet usage. » Ces derniers mots me rassurèrent, et mes appréhensions précédentes se dissipèrent peu à peu. Il avait aussi répondu à toutes leurs instances pour connaître sa position, qu’il n’était qu’un pauvre homme allant chercher fortune en Californie, et qu’il avait obtenu un passage à bon marché à bord du Caldera, avec les matelots. Il s’était bien gardé, de leur laisser voir qu’il avait de l’aisance, de peur qu’on ne le soumît à quelques tortures et qu’on élevât de beaucoup le chiffre de sa rançon ; car il n’est pas d’atrocités que ces écumeurs de mer ne puissent commettre pour satisfaire leur cupidité. Et les habitudes de ces pirates lui étaient trop connues pour qu’il ne craignît pas à chaque instant pour notre existence. Cet estimable Chinois me parla ensuite de sa famille ; il habitait Canton, il n’avait qu’une femme, me disait-il, et trois filles, une de huit, dix-huit et vingt-cinq ans. L’aînée était mariée. Il paraissait les aimer tendrement, car il versait d’abondantes larmes à leur souvenir ; il conservait peu d’espoir de les revoir un jour ; je dois même dire que mon compagnon d’infortune ne croyait aucunement à notre délivrance. Toutes les fois que je le questionnais sur les mœurs des pirates, il me répondait toujours qu’ils aimaient à couper des têtes.

À ce point de la conversation, je m’arrêtais avec un certain frissonnement, car je savais par ouï dire combien le sang était répandu à profusion dans cet abominable pays, même de par la loi. Ainsi la peine capitale est une mort des plus douces comparée aux supplices qui s’exécutent chaque jour dans le Céleste-Empire. Un criminel ou condamné politique est jeté parfois dans un cul de basse fosse jusqu’à ce qu’il y pourrisse, qu’il y meure de faim ; une victime doit-elle être étranglée, on lui crève les yeux, on lui coupe les oreilles, comme si la strangulation elle-même n’était qu’une légère punition. Un autre, on l’écorche vif ou on l’enterre presque vivant. Celui-là, on broie ses membres ou bien on l’écartèle celui-ci lié et serré entre deux planches, on le scie du haut en bas.

Toutes ces horreurs ne soulèvent-elles pas le cœur, rien qu’à les énumérer ? Lorsqu’elles se présentaient à mon esprit, un nuage voilait ma vue, comme au bord d’un précipice je me sentais prise de vertige ; j’étais au-dessus d’un abîme sans fond.

Ce jour là, les pirates demandèrent quels étaient mon nom, mon âge et mon pays. Than-Sing, à ces questions inoffensives, répondit que j’étais Française et qu’on m’appelait Fanny. Ces brigands recueillirent ces détails avec une curiosité toute joviale, car ils se plurent à répéter sur tous les tons : Fanny, Fanny. Mon nom, sortant de la bouche de tels êtres, me faisait un effet indéfinissable, je ne pouvais en croire mes oreilles.

Le soir venu, comme j’éprouvais une grande fatigue de ma séquestration, Than-Sing demanda qu’on me permît de rester sur le pont un peu plus longtemps qu’à l’ordinaire. On y consentit, et ce fut pour moi une occasion d’être témoin de leurs cérémonies religieuses.

Chaque jonque (comme chaque habitation chinoise) a un autel dressé, sur lequel brûle une quantité de petites bougies et où se trouvent déposées, en guise d’offrande, des portions de vivres. La prière a lieu chaque soir à la même heure ; elle commence par une musique qu’on exécute au bruit des cymbales et des tams-tams, ce qui fait un vacarme effroyable.

Je vis un jeune Chinois apporter deux épées qu’il fixa par la pointe sur le milieu du pont ; il déposa auprès un plateau garni de soucoupes, un vase plein de liquide et plusieurs feuilles de papier couleur jaunâtre ; ces dernières étaient destinées à être brûlées.

Le jeune coquin, après avoir rangé toutes ces choses, suspendit à l’un des mâts une lanterne allumée ; le chef des pirates apparut bientôt ; il se prosterna, avec le sérieux dû à la circonstance, devant cet autel improvisé. Je suivais malgré moi cette comédie bizarre, je regardais avec des yeux plus grands que l’étonnement ce prêtre bandit ; il baisait à chaque instants le plancher de la jonque, ou bien élevait des petites bougies en l’air. Au bout d’un instant, il saisit entre le pouce et l’index un vase plein de liquide et l’avala, le liquide, pas le vase ; il frappa ensuite des médailles l’une contre l’autre, en faisant les contorsions les plus drôles ; à ce moment, les instruments firent entendre leur tapage : c’est que la flamme commençait à consumer les précieuses feuilles de papier. Ce chef religieux les promenait autour des épées, comme pour les bénir. Lorsqu’elles furent à moitié brûlées il se dirigea à l’arrière de la jonque et les lança à la mer. Cette fois la musique cessa, la prière était achevée.

Cette cérémonie avait duré environ vingt minutes, et j’avais profité de tout ce temps pour respirer l’air frais de la soirée.

Une fois rentrée, j’essayai de prendre quelque repos, mais je ne pouvais en trouver. Les insectes qui nous infestaient, et desquels je ne pouvais me préserver, me privaient de tout sommeil je n’avais pas de bas, le dessus de mes pieds était couvert de leurs morsures. Les rats, qui, les premiers jours, s’étaient bien gardés de nous approcher, commençaient à s’habituer à nous, ils se hasardaient en plein jour à passer sur mes jambes.

Le 13, au matin, un incident vint troubler nos ennemis et les mettre en rumeur : un des leurs était tombé à la mer, ils se hâtaient, à l’aide de cordages, de lui porter secours. Après quelques difficultés, ils parvinrent à le retirer, mais il était complètement asphyxié. De l’ouverture de notre case, je voyais le moribond, il était assez près de nous pour que l’eau qui dégouttait de son cadavre se répandît dans notre cellule ; ces méchants êtres, avec ou sans intention, l’avaient appuyé sur le panneau qui laissait une légère ouverture. Il paraît qu’on s’était aperçu trop tard de sa disparition, car tous les efforts tentés pour le rappeler à la vie furent vains, bien qu’on le frictionnât à lui arracher la peau. Après un quart d’heure de tumulte, nous entendîmes des imprécations, et le bruit d’une masse lourde qui tombait dans la mer.

C’en était fait de ce misérable.

Notre jonque continuait sa route, louvoyant le long des côtes. Le 15, elle fit la rencontre d’une flotte de pirates ; tous se réunissaient pour donner la chasse à une jonque marchande qu’on apercevait au loin sous le vent et qui faisait le trajet de Hong-Kong à Canton avec des passagers. La nôtre se mit de concert avec eux pour l’attaquer. Oh ! alors, les heures de repos étaient passées, car l’activité la plus grande commençait à régner à bord.

Than-Sing entendait tous ces bandits discuter leurs plans d’attaque pour la nuit suivante et calculer les chances de profit qu’offrirait le butin. Ils s’apprêtaient à rentrer dans la vie de pillage et de carnage qui était leur élément. Je vivais dans une anxiété impossible à décrire ; je me demandais quel serait notre sort si nous étions faits prisonniers par de nouveaux pirates, plus cruels peut-être que les premiers.

Le soir venu, nous fûmes enfermés hermétiquement dans notre réduit. Il pouvait être dix heures, lorsque des cris pareils à ceux que nous avions entendus sur le Caldera retentirent dans l’air. Ils ne tardèrent pas à être suivis de plusieurs détonations lointaines, c’était le bruit du canon. Ces échos sinistres arrêtèrent les battements de mon cœur. Plus morte que vive, je songeais à l’imminence du danger. Un boulet ne pouvait-il pas venir nous fracasser dans notre retraite obscure ! Cette première détonation avait eu pour effet d’amener un profond silence à notre bord. Que pouvaient faire nos geôliers pendant l’interruption de leurs cris féroces ? Ils se préparaient à la riposte, car deux coups successifs partant de notre jonque faillirent me rendre folle ; à cette détonation, tout sembla frémir dans les profondeurs de ce petit navire. Les trépignements, les hurlements quelque peu interrompus recommencèrent de plus belle ; cette attaque durait depuis une heure ou deux, lorsque nous entendîmes les canots emporter une partie de nos voleurs. Ces vautours couraient sur leur proie, en peu de temps ils fondirent sur cette jonque, et la mirent au pillage. Surprise à l’improviste, cette dernière n’avait pu se mettre en garde, ni faire une sérieuse résistance, nous le supposâmes du moins en entendant cesser le feu ; en outre, les bourdonnements extérieurs qui nous arrivaient, nous faisaient deviner aisément que nous étions tout proche de cet abordage.

En somme, les pirates paraissaient avoir remporté la plus facile des victoires.

Nous étions tellement suffoqués par la chaleur que Than-Sing essaya de soulever le panneau qui nous recouvrait ; mais aussitôt on le referma avec violence, au risque de lui briser la tête. Le marchand chinois achevait à peine de faire cet effort, que nous entendîmes de longs cris de douleur. Ils nous parvenaient d’une manière si effrayante dans l’obscurité, que poussions malgré nous des exclamations. Au comble de la frayeur, je pressai Than-Sing de questions, je voulais qu’il m’en expliquât la cause. Mais il garda un morne silence, et, comme j’insistais, il me répondit pour la première fois avec mauvaise humeur « Je ne sais pas. » Le brave homme, dans la crainte de m’affliger, me raconta le lendemain seulement la scène horrible qui se passait alors, et que je vais essayer de décrire.

Les pirates, après l’abordage de la jonque marchande, avaient brutalement fouillé tous les passagers. Plusieurs de ces malheureux, ayant eu l’imprudence de dire qu’ils venaient de la Californie, furent bientôt victimes de la rapacité de ces monstres. Dans le but de leur faire avouer la somme de leurs richesses, on les flagella de la manière la plus hideuse, plusieurs furent attachés par le pouce de l’un des pieds ainsi que par celui de l’une des mains à une corde qui roulait dans une poulie fixée au grand mât, et leur corps, suspendu par les extrémités délicates, fut mis en mouvement de haut en bas et de bas en haut, avec des secousses si brusques, si violentes, qu’elles arrachaient aux victimes ces cris de souffrances qui étaient parvenus jusqu’à nous. Souvent, après une ascension suivie d’une chute rapide, on les frappait encore avec un bambou. Bien que Than-Sing n’eût pas été témoin de ces horribles scènes, il connaissait trop bien les mœurs de ces brigands pour n’avoir pas compris de suite à quel genre de cruautés ils se livraient. De plus, leur tangage cynique dévoilait sans honte les crimes qu’ils se plaisaient à commettre.

Le jour apparut, les clameurs cessèrent insensiblement, et l’on n’entendit plus que le clapotement de la mer le long de la coque du navire et le bruit des canots transbordant le butin ; une partie du jour fut employée au pillage de la cargaison.