Les petits moutons
Les Filles du peupleDurand (p. 140-141).

LES
PETITS MOUTONS

Paris, 1843.
Air : J’ veux du bonheur à bon marché
(Louis Festeau).


Un jour, en lisant Lafontaine,
Je fus me promener aux champs,
Je m’arrêtai dans une plaine,
Où paissaient de beaux moutons blancs ;
Sitôt, ma main quitta mon livre,
Puis, en soupirant, je disais :
Tandis que l’homme essaie à vivre…
Gentils moutons, paissez en paix !

Nos orateurs à la tribune,
Grands parleurs, mais petits esprits,
Calculent plutôt leur fortune
Que les intérêts du pays ;
Moutons, que votre voix entonne
Ces doux bêlements que j’aimais,
Car ils ne flétrissent personne.
Gentils moutons, paissez en paix !

Lorsqu’une pauvre jeune fille
Se livre au penchant de son cœur,
Sans discernement sa famille
La laisse en proie au déshonneur ;
Quand un sentiment vous anime,
La nature a des droits plus vrais,
Pour vous l’amour n’est point un crime…
Gentils moutons, paissez en paix !


Souvent j’entends dans nos goguettes
Quelques auteurs savants railler
Sur les petites chansonnettes
D’un homme qui veut s’essayer ;
Moutons, cherchez-vous la victoire,
Sur qui n’offre que des essais,
Dieu fit pour tous des parts de gloire !
Gentils moutons, paissez en paix !

Nos célébrités littéraires
Disent qu’il n’est plus d’avenir,
Que pour nous, pauvres prolétaires,
Épis, fleurs, tout doit se ternir :
Pour vous l’avenir est superbe,
Dieu vous comble de ses bienfaits.
Il est encore des fleurs dans l’herbe !
Gentils moutons, paissez en paix !

Sur terre, au seul mot de patrie,
L’homme s’arme, oubliant son rang.
Vous, ce n’est qu’à la boucherie
Que l’on voit couler votre sang.
À Paris la guerre civile
Coûta bien des pleurs aux français,
Mais votre sang est plus utile…
Gentils moutons, paissez en paix !