LES

PETITS MÉMOIRES DE PEIRESC.


À MONSIEUR CHARLES RUELENS,
Conservateur des manuscrits de la Bibliothèque royale de Bruxelles,
Président de l’Académie d’Archéologie de Belgique,
Secrétaire de la Commission pour la publication des documents relatifs à la vie et aux œuvres de Rubens.

Mon cher confrère et ami,

Vous souvient-il des bonnes journées que nous passâmes ensemble, pendant l’été de 1882, dans cette charmante ville de Carpentras, dont se moquent seulement les moutons de Panurge qui ne la connaissent pas ? À peine avions-nous été présentés l’un à l’autre par l’excellent conservateur de la Bibliothèque d’Inguimbert, que nous étions déjà étroitement liés. Il y avait tant d’affinités entre nous ! Fervents bibliophiles, passionnés paléographes, intrépides chercheurs, ayant, avec nos goûts semblables, de communes amitiés — (je me contenterai d’indiquer ici le nom du regretté Paul Lacroix et de notre maître à tous, M. Léopold Delisle) — ne devions-nous pas voir se développer tout de suite en nous une mutuelle sympathie, comparable à ces magnifiques fleurs doubles qui s’épanouissent en un moment ? Et quel trait d’union particulier entre nous que ce cher Peiresc, dont nous nous occupions avec une égale ardeur ! On l’aime tant pour peu qu’on le connaisse ! Il avait de si hautes qualités de cœur et d’esprit ! Sa belle âme apparaît si bien à travers sa correspondance ! Et dans ce pur miroir se reflètent si admirablement, à côté de sa séduisante physionomie, tant d’autres figures attachantes, par exemple, celles de plusieurs de vos compatriotes parmi lesquels le grand Rubens brille d’un incomparable éclat. Avec quel tendre intérêt nous suivions notre héros au milieu de ses inappréciables manuscrits ! Il était le plus curieux de tous les amateurs de son temps, et l’on prétend que nous sommes deux des plus curieux chercheurs du notre. Aussi combien nous buvions avidement aux sources inexplorées de l’Inguimbertine ! Combien, sous le bienveillant et presque paternel regard de M. Barrès, tout heureux de notre bouillante émulation, nos plumes couraient sur le papier, vives et légères, empruntant, semblait-il, aux aigles qui planaient autour du Mont-Ventoux, quelque chose de la rapidité de leur vol.

À propos de ce Mont-Ventoux, laissez-moi vous rappeler que vous avez été infidèle, un jour, à l’Inguimbertine (c’était le 15 mai). Vous lui avez préféré une ascension faite en compagnie du docteur de Mahy, ministre de l’Agriculture (où sont les neiges d’antan ? ), et du sénateur Naquet

« qui depuis… mais alors il était orthodoxe ! » pendant que, hardi buveur d’air, vous vous éleviez à près de deux mille mètres au dessus du niveau de l’Océan et rivalisiez avec les aigles dont je viens de parler (rien de métaphorique Il s’agit, bien entendu, d’aigles réels), je restai, toute la journée, emprisonné dans notre petite salle de travail, cette salle que vous appeliez irrévérencieusement une boite, et, plongé dans les délices de mes transcriptions, je me disais, dédaigneux des sommités, que j’avais choisi la meilleure part.

Quel agréable souvenir je garde et garderai à jamais de nos amicales causeries Carpentrassiennes ! Avant la séance, nous nous préparions à bien travailler en arpentant le boulevard du Musée. Après la séance, nous nous délassions de nos fatigues en nous entretenant, pendant une autre promenade, de nos trouvailles, de nos impressions, de nos projets, de toutes choses enfin et de quibusdam aliis. Avec quelle gaité d’étudiants nous allâmes, un jour, examiner le prétendu tableau de Rubens qui, dans la maison où j’habitais — je bénirai toujours cette aimable maison — ornait la galerie de la vénérable Madame Brun ! Nous eûmes le bon goût de respecter les illusions de la vieille dame ; courtois, galants jusqu’au bout, nous gardâmes devant le faux dieu l’attitude la plus correcte et à notre air convaincu nous crûmes même devoir mêler un brin d’enthousiasme (grande ombre de Rubens, pardonne-nous le !), mais combien nous nous dédommageâmes du sacrifice en descendant l’escalier !

Dans une de ces causeries qui étaient un des charmes les plus vifs de mon séjour à Carpentras, vous m’apprites une grande nouvelle : l’on possèdait en Angleterre, disiez-vous, entr’autres manuscrits de Peiresc, un recueil intitulé par les rédacteurs du catalogue de la fameuse collection de lord Ashburnham Mémoires autographes de Peiresc, avec la note détaillée de toutes les lettres écrites par lui. Cette révélation alluma aussitôt ma convoitise, Je n’eus plus qu’un souci : voir les manuscrits de Peiresc qui étaient conservés à Ashburnham-Place, voir surtout le manuscrit des mémoires. Dès mon retour à Gontaud, je m’empressai d’écrire à lord Ashburnbam pour le prier de la façon la plus pressante de m’autoriser à aller consulter chez lui les documents peiresciens. Ma supplique était faite pour attendrir le dragon des Hespérides lui-même, Lord Ashburnham, en une lettre froide et polie comme l’acier, m’opposa la plus décourageante fin de non-recevoir. J’étais désolé et j’exhalai mes plaintes un peu partout, jusque dans la Revue Critique. Au bout de quelques temps, M. L. Delisle, touché de mon inconsolable douleur, me confia sous le sceau du secret que des négociations étaient entamées pour ramener en France les manuscrits ravis par Libri et qu’il en attendait d’heureux résultats. Les espérances de l’éminent érudit ne tardèrent pas à se réaliser. Louera-t-on jamais assez le zèle, le dévouaient, l’habileté déployés par lui pour nous rendre nos trésors perdus ? Quant à moi, je ne passerai pas un seul jour sans l’en remercier au fond de mon cœur, et de même qu’on maudissait autrefois, en un refrain quotidien, la fureur des Normands, je célébrerai jusqu’à la fin de ce qui me reste de vie la bienfaisante intervention de celui qui aura été, à divers égards, — j’en parle comme en parlera la postérité le père de l’histoire de France au XIXe siècle. Mais voilà une causerie qui, comme nos causeries d’il y a sept ans, devient interminable. J’oubliais, dans l’entrainante joie des souvenirs évoqués, que ni vous, ni moi ne nous appartenons plus : vous vous devez tout entier à Rubens, comme je me dois tout entier à Peiresc. Tant que nous n’aurons pas l’un et l’autre achevé de mettre en lumière les lettres de ces deux grands hommes et de leurs innombrables amis, nous n’aurons pas le droit de prendre un moment de loisir. Comme ces coursiers généreux qui, malgré même l’épuisement de leurs forces, ne s’arrêtent pas avant d’avoir atteint le but, nous ne devons nous reposer — passez-moi ce vieux cliché — que « dans les bras de la victoire. » Puissions-nous, avant de prendre notre billet pour la mystérieuse station qui est au bout de la ligne, échanger nos plus cordiales félicitations en face de la rangée complète et pas mal imposante de ces gros volumes auquels nous aurons consacré le meilleur de notre existence, et, la main dans la main, nous dire avec sérénité, que nous avons consciencieusement rempli notre mission !

Un dernier mot. À vous qui le premier m’avez fait connaître le recueil dont je vais donner quelques extraits, je devais l’hommage de ma petite publication. Je vous le devais aussi parce que vous m’avez gracieusement ouvert toute grande la porte de ce Bulletin où l’hospitalité est si douce et si honorable. Je vous le devais, enfin, parce que j’étais impatient de dire très haut, devant vos compatriotes et les miens, quelle profonde reconnaissance je garde de tous les services que vous avez daigné rendre à celui qui est et sera toujours, pour employer une des riantes formules du bon vieux temps, vostre plus ami et serviteur.

Philippe Tamizey de Larroque.


Gontaud, 31 Mai 1889.


Qu’il me soit permis de répondre et d’ajouter quelques mots à la lettre-dédicace de mon excellent confrère et ami, lettre que je laisse subsister entière, bien que, dans sa sagesse, le bon Pierre Charron, parisien » y eût relevé quelques petits excès de bienveillance.

Mes collègues de la Commission Rubens acceptent comme une bonne fortune l’honneur de pouvoir publier ce document si précieux pour l’histoire du grand artiste, si important aussi pour l’histoire du mouvement intellectuel au premier tiers du XVIIe siècle. Et, c’est avec quelque fierté que nous constatons la place considérable occupée par Rubens dans cette correspondance gigantesque, phénoménale ; car ce n’est pas seulement dans les missives qui lui sont adressées personnellement qu’il y a lieu de chercher son nom. Il est peu de lettres écrites à des compatriotes du peintre où il ne soit pas question de lui, et dans une foule d’autres, pour ne citer que les lettres de Peiresc à Dupuy, à Vallavez, au nonce Guidi da Bagno, à Aléandre, etc., etc., on trouve de lui des nouvelles, des détails, que l’on chercherait vainement ailleurs. Nous pouvons donc affirmer que la correspondance de Peiresc est une des sources les plus abondantes en notions concernant Rubens comme peintre, comme savant et lettré, comme caractère.

On sait qu’il existe à Carpentras et à Aix des minutes ou des copies de lettres de Peiresc mais elles sont très loin de former la totalité de sa correspondance : quant aux lettres originales, elles sont perdues ou dispersées. De ce qui est connu jusqu’à présent d’importantes parties ont été publiées ou sont en cours de publication : le présent document aura surtout pour grand avantage de provoquer des recherches et de faire découvrir — espérons-le, — des lettres originales errantes dans les collections publiques ou privées.

Suivant le désir exprimé par M. Tamizey de Larroque, j’ai ajouté des notes relatives aux lettres adressées à Rubens ou à d’autres belges. Lorsque je dis que la minute existe à Carpentras, il s’agit de lettres que j’ai copiées et qui viendront dans les tomes II et III de la Correspondance de Rubens ; lorsque je dis que la minute n’y est pas, je veux dire que je ne l’ai pas rencontrée. Ce n’est donc pas un procès-verbal de carence absolu, car il se peut qu’on retrouve un jour l’une ou l’autre dans ces registres volumineux où l’ordre ne règne pas toujours.

Largement répandus, espérons que les Petits mémoires feront retrouver quelques débris au moins de la correspondance, jusqu’à présent perdue, du plus illustre des correspondants de Peiresc !