Revue L'Oiseau bleu (1p. 1-24).

CHAPITRE I


Le soleil filtrait sa clarté sur la propriété des Précourt, enfouie sous les arbres, sur les bords de la Rivière Richelieu, à proximité du joli village de Saint-Denis. Le toit mansardé de la vieille maison, construite en pierres des champs, accueillait volontiers la lumière qu’il faisait ensuite resplendir grâce à sa couverture brillante. Des volets bleus garnissaient en les protégeant toutes les hautes fenêtres à carreaux de la demeure. Ouvertes toutes grandes en ce tiède matin du début de mai, elles laissaient pénétrer la rumeur d’un vent léger qui agitait les arbres du beau jardin qui entourait la propriété. Le Richelieu, tout près, frémissait d’aise sous cette brise un peu forte. De petites vagues s’y pressaient, toutes en joie et porteuses de reflets bleus qu’un peu d’écume, ici et là, ornait de blanc laiteux. À peu de distance de la façade de la maison se dessinait la longue lisière du Chemin du Roi. Sa poussière fine et dorée se soulevait sous l’action du vent. Des arbustes aux larges feuilles se balançaient de chaque côté de la clôture blanchie qui délimitait la propriété des Précourt.

Des aboiements se firent entendre près de la maison. Une petite fille de huit ans en sortait vivement. Elle se rendit à la niche du chien, un beau Saint-Bernard, et en détacha l’animal, qui exécuta en signe de reconnaissance des bonds vraiment prodigieux. « Je t’en prie, César, saute un peu moins haut », jeta en riant la fillette, qui essayait, mais en vain, de rivaliser avec le dogue. Blonde, longue et mince, elle possédait de grands yeux gris d’une rare douceur. Ses cheveux bouclés donnaient une grâce vive à sa physionomie, qui semblait au premier abord assez apathique. Une robe de laine blanche en étoffe du pays était serrée à la taille par un ceinturon bleu. Un chaperon de laine blanche couvrait aussi les cheveux.

La petite fille, qui continuait à imiter les bonds désordonnés de son compagnon et courait à travers les allées du jardin, vit tout à coup l’animal se diriger en aboyant de façon formidable du côté de la route. Une voiture dite à planches approchait. L’on entendait chanter le conducteur. Il interrompit bientôt un refrain populaire et lança à tue-tête à un petit garçon de dix ans assis près de lui : « Tiens, mon homme, attention, je vais te descendre. La voici la maison de notre vieille dame Précourt. »

L’enfant remercia et sauta à terre. Il poussa la porte de la barrière élégante et s’engagea dans un sentier bordé de fleurs de toutes sortes. Il conduisait à l’entrée de la maison. Tout près le petit garçon hésita. Il regarda autour de lui. Un peu de timidité paraissait dans ses yeux pourtant hardis. Il aperçut tout à coup la petite fille qui venait vers lui en retenant son chien qui grondait, mais qui se tut dès qu’il eut flairé le jeune visiteur. Il lui plaisait. Sa queue s’agita doucement. Il laissa même le petit inconnu le flatter.

— « Tu veux entrer chez grand’mère ? demanda la petite fille. Pourquoi ? Et d’abord qui es-tu ? Tu n’habites ni Saint-Charles, ni Saint-Denis. Je te connaîtrais.

— Je suis à Saint-Charles depuis quelques jours seulement. Je demeure chez le docteur Duvert qui m’emploie pour porter des messages. Il est bon, bien bon, M. le docteur.

— Oui, oui, mais je le connais moins bien que notre médecin à Saint-Denis. Car, nous, vois-tu, nous n’appartenons pas à la paroisse de Saint-Charles, quoique nous demeurions pas beaucoup plus loin de Saint-Charles que de Saint-Denis… Qu’est-ce que tu regardes, là-bas ?

— Je voudrais entrer tout de suite chez Madame Précourt, mais par une autre porte que celle qui a le beau marteau en cuivre. Le message presse.

Viens, alors, je vais te conduire. La porte de la cuisine est en arrière, à gauche. Alors, c’est bien vrai, tu veux causer avec grand’mère ? reprit la petite fille en examinant son compagnon. Elle le trouvait à son goût avec ses grands yeux noirs sans peur. Il était vêtu d’un petit habit d’étoffe du pays, clair, très propre, quoique fort usagé. Il avait de larges reprises, avec de l’étoffe de diverses couleurs, dans le dos, et sur les manches. Des souliers de bœuf chaussaient l’enfant. Il tenait à la main sa petite tuque bleue. Son autre main s’enfonçait dans la poche de sa culotte. La petite fille vit bien qu’il l’y maintenait avec intention. N’ayant pas reçu de réponse à sa dernière question, la petite fille lança soudain : « Oh ! tu n’es pas gentil. Tu ne veux pas parler. Je te rends service pourtant en te conduisant chez nous, car notre cuisinière est si grognon qu’elle ne te laisserait pas entrer. Elle te renverrait en levant sur toi un vieux, vieux balai, qu’elle garde pour chasser tous les quêteux petits ou grands. »

Le petit garçon sourit. « J’attraperai s’il le faut des coups de balai, mais j’accomplirai mon devoir. Le Dr Duvert dit que nous devons mourir plutôt que de ne pas remplir une mission, alors tu comprends, des coups de balai, ça ne me fait pas peur. Des coups de fusil, non plus. Tu sais, petite fille…

— Je m’appelle Josephte, interrompit l’enfant avec une moue.

— Oui ? C’est un joli nom. Je me nomme Michel, moi.

— Ça me plaît aussi ton nom.

— Eh bien, Josephte, ne me demande rien, rien, car je suis au secret.

— Oui ? C’est pour cela alors que tu tiens ta main dans la poche de ta culotte ? Tu as quelque chose de caché là. Une lettre ?

— Comment devines-tu cela ? Tu n’es qu’une petite fille, pourtant.

— C’est justement. Les petites filles sont curieuses. Elles voient tout ; elles comprennent beaucoup de choses, bien qu’on dise le contraire. Oh ! voici Sophie… Regarde, ses yeux roulent, roulent. Ah ! si je n’étais pas avec toi.

— Sophie, cria la petite fille, ne gronde pas. C’est le Dr Duvert qui envoie ce petit garçon… Et tu sais César l’aime. Il s’est laissé flatter.

— Approche, mon petit homme, commença d’une voix de stentor la vieille cuisinière aussi dévouée que sévère.

La tête d’un jeune homme de vingt-cinq ans parut en ce moment dans l’encadrement d’une fenêtre, à gauche de la maison.

— Tout beau, Sophie, je descends. C’est pour moi le message, je suis sûr.

— Michel, expliqua entre haut et bas la petite fille, c’est mon frère qui va venir te parler. Il est aimable et très gai, tu vas voir. Et brave, brave comme un patriote !

— Oh ! c’est un patriote, ton frère, vrai ?

— Oui. Et grand’mère pleure quand elle le regarde partir pour aller à Saint-Denis, à Saint-Ours, à Sorel, ailleurs aussi. Il va rejoindre d’autres patriotes pour parler de M. Papineau. Tiens le voici. Il s’appelle Olivier, acheva-t-elle plus bas.

Un jeune homme, de taille très fière, brun, le teint rosé, les yeux vifs et dont la bouche rieuse s’ouvrait sur des dents magnifiques, approchait en effet. Il s’arrêta tout à coup et fit signe aux enfants de venir le rejoindre dans un petit bosquet à droite de la maison. Il s’y rendit lui-même.

— Que veux-tu, petit ? demanda le jeune homme, en posant ses deux mains sur les épaules de l’enfant.

— Mais, remarqua Josephte, ce n’est pas toi, Olivier, que Michel veut voir. Il a dit : je veux causer avec Mme Précourt.

Monsieur, reprit le petit garçon, est-ce vous que le Dr  Duvert appelle notre jeune et brave ami ?

— Peut-être. Ces compliments me vont, en tout cas, fit le jeune homme en riant. Mais explique-toi mieux.

C’est que, Monsieur le Docteur a dit devant moi à M. Marchessault : « J’envoie un mot à notre jeune et brave ami. S’il n’est pas là, eh bien, la grand’mère Précourt lui remettra notre message à son arrivée. Je l’adresse aux soins de la vieille dame.

— Tiens, tiens, il s’agit de moi, en effet, fit Olivier. Alors qu’est-ce que ce message ?

— C’est un secret, monsieur. Je dois vous en faire part, sans témoin. Et votre petite sœur, bien qu’elle soit gentille me… me gêne…

— Bien, Josephte, cours demander à Sophie, de préparer une belle tartine beurrée pour… Michel, puisque Michel il y a.

— Avec beaucoup de sucre du pays, frérot, dis ?

— Très bien.

— J’en mangerais bien une, aussi.

— Fais-en préparer deux. Mais vite, vite. Cours à la cuisine et agis sans bruit. Il ne faut pas que grand’mère ait connaissance de cela. Ni… ni la grande sœur Marie. Tu sais fort bien cela, voyons, cours vite.

— Oh ! il n’y a pas de danger pour Marie, fit la petite fille, elle s’est installée là-bas, au bord de l’eau près d’un grand orme. Elle fait de la peinture, des croûtes, comme tu dis, quand elle n’est pas là.

— Petite bavarde ! Veux-tu bien filer, reprit avec un peu d’impatience le jeune homme, mais il embrassa avec affection la petite fille, qui se pendait à son cou en riant. Puis, elle s’enfuit en sautant avec le chien qui la suivait partout avec satisfaction, c’était visible.


Il replia lentement la lettre, puis crispa le poing sur le chiffon de papier.

— Et maintenant, vite, enfant, qu’est-ce que me veut le Dr  Duvert ?

— Je ne sais pas, monsieur, mais cette lettre que personne n’a vue va peut-être vous le dire.

— Donne !

Le jeune homme en brisa le cachet et lut les quelques lignes qu’on lui écrivait. Il replia lentement la lettre, puis crispa les poings sur le chiffon de papier. Ses yeux lançaient des éclairs. Sa bouche se serrait avec une sorte de rage concentrée. Mais bien vite, il se secoua et se pencha de nouveau vers l’enfant.

« Dis au docteur Duvert, Michel, que je serai chez lui, ce soir, tel que convenu.

— C’est tout ?

— C’est tout… et c’est bien assez, acheva-t-il plus bas. Il y aura encore discussion au souper, ce soir. Petit, continua-t-il plus haut, d’où viens-tu donc ? Ta figure m’est inconnue.

— De Saint-Benoît, Monsieur. Je suis un protégé de M. le curé Chartier, vous savez, celui qui est le grand ami des patriotes. Il m’a prêté au Dr  Duvert.

— À intérêt, demanda en souriant le jeune homme, qui sortait du bosquet en compagnie de l’enfant.

— Pour ce qui est de l’intérêt, Monsieur, le bon M. le curé de Saint-Benoît a dit, en effet, que c’était dans mon intérêt de bien servir M. le Docteur, à Saint-Charles.

— C’est cela, petit. Tu as réponse à tout, fit le jeune homme qui riait de plus belle en présence de la naïveté de l’enfant.

— Comme vous êtes gai, Monsieur. Ça fait du bien. Ça repose des fusils et de la guerre aux Habits Rouges. Oh ! oui, ça fait du bien.

— Tu trouves ? Il y en a pourtant qui me le reprochent, fit le jeune homme.

— C’est Madame la grande sœur Marie, je sais.

Surpris le jeune homme fixa des yeux perçants sur l’enfant. Toute sa gaieté était disparue.

— Tu es extraordinaire, petit… Mais il faut être plus discret que tu ne l’es. Il y a des choses que l’on peut bien penser, mais que l’on ne doit jamais dire.

— Je ne suis pas toujours ainsi, allez, Monsieur. Tout à l’heure, je n’ai pas dit mon secret.

— Mais alors, pourquoi te permets-tu ?

— Vous me plaisez, Monsieur, vous et la petite Josephte. D’ordinaire, on me traite plus rudement que vous le faites, et partout où je vais. Un petit orphelin pauvre, à quoi ça sert d’ailleurs dans le monde ? Vous, vous êtes bon, comme j’en connais peu, allez.

— Pauvre enfant ! fit le jeune homme. Allons, va manger ta tartine… Ne pense plus aux choses tristes. Elles le sont davantage quand on s’arrête à y penser. Puis, fais diligence auprès du docteur… Quitte-moi ici. Fais le tour de la maison. Je rentrerai seul par la porte en avant.

Les deux enfants, installés sous un orme, mangèrent de bon appétit leurs tartines. La petite fille força son compagnon à boire le lait contenu dans un petit gobelet d’argent qui portait son chiffre.

— Je bois du lait pour obéir à grand’mère, Michel. Je n’aime pas cela.

— Si tu en étais privée comme moi, tu changerais d’idée.

— Peut-être, mais je ne le suis pas.

— Et ta grand’mère, elle a une perruque, dis, des lunettes, une canne ? Elle prise aussi ?

— Pas du tout. Elle a de beaux cheveux blancs et pas de perruque. Cependant, elle a des lunettes et… une canne. Mais elle ne la prend jamais quand mon frère Olivier est ici. Il dit toujours : « Allons, grand’mère, le bâton de vieillesse que je suis, désire remplacer votre vilaine canne. Prenez mon bras. »

— Tu as de la chance d’avoir une belle grand’mère, et un frère qui rit et parle si bien. Dommage que vous n’ayez pas besoin d’un petit commissionnaire. Je resterais volontiers ici.

— Oui, mais tu sais, il y a aussi… ah ! voici ma sœur Marie… Et tu ne peux te sauver… Oh !

Une jeune fille de vingt à vingt-trois ans pressait le pas du côté des enfants. Elle avait de beaux traits, une démarche distinguée, mais ses avantages physiques s’effaçaient devant la morgue de la jeune fille. Lorsque, parfois, elle jugeait bon de s’observer, mais tel n’était pas ici le cas, elle s’enveloppait d’une indifférence polie qui donnait un peu le change. Et si, par extraordinaire, elle voulait plaire, elle faisait preuve d’une grâce mondaine parfaite, un peu nonchalante même, ce qui ajoutait encore au mystère de ses yeux bleus, très beaux, quoique si froids.

Olivier et Marie Précourt étaient les enfants d’un premier mariage de Benjamin Précourt avec une héritière de Montréal. Ce mariage n’avait pas été heureux. La jeune épousée ne pouvait se faire à ce petit village perdu du Richelieu, disait-elle. Son mari, un militaire distingué de Sorel, l’y avait conduite peu de temps après son mariage pour y exercer les fonctions d’avocat et de notaire. Il aimait beaucoup, lui, ce coin ombré et clair du Richelieu. Il l’avait choisi et y acquerrait bientôt une clientèle et une grande influence.

Très bon, Benjamin Précourt voyait l’hostilité croissante de sa femme pour le joli village de Saint-Denis.

Un jour, il se résolut de guerre lasse à tout abandonner pour s’en aller habiter à Montréal où les parents fortunés de sa femme lui promettaient de l’aider. La mort soudaine de cette dernière, emportée en quelques jours par une fluxion de poitrine, vint rendre son sacrifice inutile. Il demeura donc dans la vieille et solide maison grise, auprès de ses deux enfants, âgés de huit et six ans. Quelques années plus tard, il se remariait avec la fille d’un habitant des environs. Cette seconde femme était douce, paisible, instruite, charmante. Elle le rendait heureux. Elle s’éteignit, elle aussi, pourtant, très prématurément, en donnant le jour à une petite fille, cette petite Josephte, adorée bientôt de son père, parce qu’elle ressemblait de façon frappante à la maman si tendre, si aimante… jamais oubliée, et toujours pleurée.

Puis, Benjamin Précourt succombait à son tour, à la suite d’un refroidissement. Il avait prié sa mère sur son lit de mort de venir habiter près de ses enfants ; il en avait exigé la promesse solennelle. Puis, il avait béni tous les siens. Un moment, il avait retenu la main de sa fille Marie dans la sienne : « Sois bonne, mon enfant, avait-il dit dans un souffle, ne laisse pas ton orgueil commander à ton cœur… Ce serait pour ton malheur. » Il avait vu alors se courber le front de cette enfant de quinze ans et bientôt des pleurs avaient coulé sur les mains que tenait la jeune fille. « Pauvre enfant ! » avait-il ajouté, en la regardant s’éloigner, un peu honteuse de ses larmes.

Mais ces événements n’avaient maintenant plus de prise sur le caractère altier de la jeune fille. Elle devenait de plus en plus différente de tous les siens. Elle blâmait leur soi-disant rusticité. Devant sa grand’mère, distinguée et d’une gravité aussi perspicace que touchante, la jeune fille mettait une sourdine à ses sarcasmes. Elle se renfermait dans une attitude silencieuse et lointaine. Chaque hiver, elle allait passer un mois dans la famille de sa mère, et en revenait un peu plus dégoûtée chaque fois de sa vie à la campagne. On la disait depuis deux ans amoureuse d’un officier anglais, rencontré dans un bal militaire, à Sorel. Mais la jeune fille ne faisait de confidence à personne, encore moins à son frère, dont les convictions patriotiques étaient aux antipodes de ses sentiments assez tièdes envers tout ce qui touchait à la vie française du Québec. Peu lui importait toute cette lutte pour la défense des droits des aïeux. L’Angleterre avait conquis le Canada, pourquoi lui refuser l’allégeance des âmes ? On le désirait, et même en laissant de vulgaires politiciens nous écraser un peu plus qu’il le fallait, c’était encore pour arriver plus vite à ce but… Le jour, où la jeune fille, en revenant de Montréal, avait laissé échapper sur ce sujet le fond de sa pensée, une querelle terrible avait éclaté entre elle et son frère. La grand’mère avait dû intervenir, et user de toute son autorité pour rétablir le silence, et tenter ensuite une réconciliation. Mais les blessures reçues de part et d’autre étaient de celles qui ne se guérissent jamais. Une hostilité profonde régnait entre le frère et la sœur. Ils se supportaient par considération pour l’aïeule qu’ils aimaient beaucoup tous deux. Marie Précourt avait aussi de l’affection pour la blonde Josephte. Elle se promettait bien de détruire en elle tout vestige de rusticité, qui rappellerait l’origine de sa mère, d’une vieille et bonne famille du terroir, pourtant. Mais depuis quelques temps, la petite Josephte ne lui semblait plus aussi soumise. Le caractère débonnaire et rieur de son frère l’attirait davantage. Le sérieux et la distinction de la sœur aînée échappaient sans doute encore à cette enfant.

Marie Précourt pensait justement à ce changement d’humeur chez la petite fille lorsqu’elle l’aperçut, en ce beau matin de mai, assise sous les arbres et mangeant une tartine en compagnie d’un petit gueux des environs. Vraiment cela devenait intolérable ! À quoi pensait cette fillette d’agir ainsi ? Allons, elle allait sévir et essayer de l’impressionner sur une conduite tout à fait répréhensible.

Le front hautain, les yeux sévères, elle s’approcha des enfants :

— « Que fait ici ce mendiant, Josephte, et depuis quand te permets-tu de faire ta compagnie des petits vauriens ?… Allons, file, toi, va-nu-pieds, et que je ne te reprenne plus à faire la paresse sous nos arbres. »

Étonné du ton sec et froid de la jeune fille, la sœur pourtant de l’aimable enfant qui venait de causer avec lui, le petit garçon, d’abord, demeura coi, mais aux mots blessants de vaurien et de va-nu-pieds, il se redressa, et bas, les lèvres tremblantes, il murmura : « Un vaurien, moi ! Le protégé de M. le curé Chartier… » Puis, il se raidit, sourit tristement à Josephte, et s’éloigna à la hâte.


Allons, file, toi, va-nu-pieds, et que je ne te reprenne plus à faire la paresse sous nos arbres.

— Et maintenant, Josephte, rentre à la maison. Il va falloir te surveiller. Le choix de tes amis devient inquiétant.

— Tu es méchante, Marie. Pauvre Michel !

— Je ne suis pas méchante. Chacun doit tenir sa place dans le monde. Ce quêteux, comme dit Sophie…

— Tu te trompes. Michel n’est pas un quêteux, il ne demandait pas la charité. Il apportait un message.

— Tiens, tiens ! Un message ? Pour qui ?

Josephte ne répondit pas. Dans sa hâte de défendre un compagnon innocent, elle venait de trahir le secret que son frère l’avait priée de garder.

— Quel message, Josephte ? Veux-tu bien me répondre ?

— Non.

— Eh bien, je ne te laisserai pas que tu ne m’aies avoué la vérité. Qu’est-ce que toute cette histoire ? Ah ! voici Olivier qui s’éloigne là-bas… Regarde Josephte, notre frère. Il va sans doute retrouver tous les exaltés de Saint-Denis ou de Saint-Charles. Qu’il est ridicule !

— Non, Olivier, n’est pas ridicule… non, non…, je l’aime Olivier, il est si bon. Et soudain la petite fille se prit à pleurer.

— Voyons, Josephte, fit la grande sœur surprise, qu’est-ce qui te prend ? Tu vas inquiéter, grand’mère, en pleurnichant pour rien. Monte dans ta chambre vite. Je vais t’y retrouver. Tu vas me dire ce que signifient tous ces mystères. Tu entends ? Je le veux.

— Oui, Marie. Je te dirai tout, mais seulement si tu me promets de ne plus appeler Michel un vaurien. C’est mon ami.

— Voilà qui promet. Tu deviens folle, Josephte. Crois-tu que je tolérerais la présence, ici d’un pareil gamin, assez hardi pour venir manger et prendre ses aises sous nos arbres ?… Ah ! voici grand’mère comme je le redoutais. Pas un mot de l’incident, Josephte, n’est-ce pas ? Je rentre, moi. Va la retrouver. Je te rattraperai bien.

L’enfant, les yeux encore pleins de larmes, s’avança lentement vers l’aïeule, qui la regardait venir avec un sourire un peu triste, un peu narquois aussi.

— Ma pauvre Josephte, dit-elle, lorsque la fillette vint lui tendre son front, Marie a donc encore fait des siennes. Tu t’amusais bien, pourtant, sous les grands arbres, avec ce petit garçon, pauvre mais bien gentil, n’est-ce pas ?

— Grand’mère, ah ! grand’mère, Marie a traité Michel de mendiant, de vaurien, de va-nu-pieds.

— Michel ?

— C’est son nom, grand’mère, au petit garçon.

— Alors, c’est peut-être le petit protégé du curé Chartier, de Saint-Benoît. C’est un orphelin, n’est-ce pas ?

— Tout juste. Vous savez cela, grand’mère ?

— Mais oui. M. Chartier m’a écrit à son sujet. Il voulait le placer à Saint-Denis ou à Saint-Charles comme petit commissionnaire. « C’est un orphelin intelligent, laborieux, très courageux », m’a-t-il appris.

— Il est à l’emploi du Dr  Duvert.

— Non ?

— Oui, oui. Cela vous déplaît ?

— Un peu. Hélas ! les événements qui se préparent n’épargneront pas plus les enfants que les vieillards… Tous, tous, nous serons frappés… Josephte, promets-moi de suivre ta sœur Marie, si elle veut t’emmener à Montréal, en octobre.

— Et vous, grand’mère ?

— Oh ! moi peu importe ce qu’il m’arrivera. Je resterai. Je veux mourir dans cette vieille demeure. Et puis, tu le sais, je puis être utile à ton frère. Il est sensible à mes larmes, parfois, et domine alors son exaltation patriotique.

— Grand’mère, je ne partirai pas avec Marie. Je ne l’aime plus.

— Josephte !

— Elle est méchante.

— Non, elle est seulement fière et hautaine, mais son cœur finira bien par prendre le dessus.

— Elle déteste tous ceux qui me plaisent à part vous, bien entendu, grand’mère.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— La grande sœur ne peut plus souffrir Olivier. Elle rit et se moque sans cesse de lui. Je l’adore, moi, Olivier, autant que toi, tu l’adores.

— Je ne l’adore pas, moi, voyons, reprit en riant la grand’mère, on ne dit cela que pour le bon Dieu, petite fille.

— Et Marie a aussi chassé Michel tout à l’heure. Il me plaît, Michel. C’est déjà mon ami. Il a dit tout à l’heure : « Si ta bonne grand’mère le veut, je viendrai cet hiver t’aider pour tes leçons. M. le curé m’a appris bien des choses, va. »

— Cet hiver ! s’exclama douloureusement la grand’mère. Que de projets, hélas ! ne se réaliseront ni cet hiver, ni aux autres saisons prochaines. Notre chère vallée du Richelieu, j’en ai peur, glisse vraiment vers la tourmente.

— Grand’mère, je ne veux pas vous quitter, ni Olivier non plus.

— Chère petite Josephte !… Nous prierons pour que le bon Dieu guide notre conduite à tous, n’est-ce pas ?

— Le bon Dieu est puissant. Il protégera ma grand’maman. Il rendra Olivier prudent. Et moi, je resterai bien tranquillement ici.

— Josephte, sais-tu quel message apportait à ton frère ce bon petit ?

— Michel, il s’appelle Michel, grand’mère !

— Bien, disons comme toi, Michel. Mais sais-tu ce que cet enfant avait à dire à Olivier ? J’ai vu de ma chambre que vous entriez tous sous le bosquet.

— Oh ! Olivier croyait que vous travailliez dans la grande chambre au fond de la maison. Il ne voulait pas que vous sachiez tout cela.

— Ma pauvre petite, ton frère ne sait pas jusqu’à quel point mon cœur et mes yeux veillent sur vous. Mais réponds-moi. Sais-tu quelque chose ?

— Je ne sais rien du tout. On m’a envoyé chercher des tartines. D’ailleurs, Michel a dit que c’était un secret et qu’il ne craindrait pas même les coups de fusils pour le défendre.

— Ah ! fit la grand’mère. Ce Michel me paraît avoir appris bien autre chose que la grammaire chez M. le curé Chartier…

— Il dit qu’il est, lui aussi, un vrai petit patriote, et que les Habits Rouges ne lui feront jamais peur.

— Michel dit cela ?

— Oui. Et ses yeux noirs brillent, brillent, tiens, comme ceux d’Olivier quand il parle de M. Papineau.

— Écoute, Josephte, je ne te défends pas de parler à ce petit quand tu le reverras. Mais je ne veux pas que tes lèvres d’enfant parlent de toute cette agitation politique qu’il y a autour de nous et à laquelle se mêle trop activement ton frère.

— Je n’en parlerai plus. Je n’aime pas non plus les batailles, vous le savez bien… Mais si Michel m’en parle ?

— Eh bien, tu lui diras que les petites filles sont courageuses, sans doute, mais qu’elles aiment bien mieux la paix que la guerre.

— Oui, oui. Grand’mère vous direz à Marie qui est Michel. Oh ! que je suis contente ! Elle a dit qu’il était un vaurien, et il ne l’est pas. Elle le croit un petit mendiant, un va-nu-pieds, et il est le protégé d’un bon M. le curé ! Bravo ! bravo !

— Mais, ma petite Josephte, je ne te reconnais plus. Tu es une petite sauvage, d’habitude. Tes petits cousins de Montréal ne t’ont jamais plu ainsi.

— Ils sont menteurs, gourmands. Ils rient de moi, une petite fille.

— Et les cousines ?

— Elles m’appellent une campagnarde.

— Et les amies de nos villages, de Saint-Charles et de Saint-Denis ?

— Oh ! elles me vont assez. Mais elles m’ennuient aussi avec leurs jeux qui ne varient jamais, jamais. Et puis, César, mon chien, ne veut pas jouer avec elles. Ça n’est pas un bon signe. Elles détestent, je crois, toutes les bêtes. En tout cas, dernièrement, elles ont jeté un petit chat dans le Richelieu, et cela paraissait les amuser.

— Ma petite Josephte, tout le monde n’accueille pas comme toi tous les animaux de la Création… Mais je suis contente que tu aies un bon cœur, et que tu sois tendre envers toutes ces pauvres bêtes que la Providence met à notre service. Alors, Michel n’a donc pas de défaut ? Tu le connais si bien que cela ? Si tu allais être déçue, ma mignonne ?

— Ne souriez pas ainsi… Je vous assure que mon nouvel ami ne doit avoir que de petits, petits défauts. Puis, je ne le reverrai peut-être plus… Grand’mère, il est devenu tout rouge, puis ses yeux ont paru tristes, bien tristes quand Marie lui disait toutes ces vilaines choses. Pensez-vous qu’il reviendra ?

— Mais certainement, seulement il n’osera certes plus aller se reposer sous nos arbres. Que veux-tu, il y a comme cela, dans la vie, des amitiés que les circonstances font rompre aussitôt qu’elles sont nées. Allons, ne fais pas ces yeux. Va jouer avec César. Il s’impatiente là-bas. Je rentre et veux causer avec Olivier qui vient d’entrer, en arrière de la maison… C’est cela, embrasse-moi, ma chère, chère petite et sois gaie pour me faire plaisir.