Les petites écoles de Port-Royal (suite)

Les petites écoles de Port-Royal (suite)
Revue pédagogique, second semestre 1883 (p. 97-135).

Nouvelle série. — Tome III.
15 Août 1883.
No 8.

REVUE PÉDAGOGIQUE


LES PETITES ÉCOLES DE PORT-ROYAL
(Deuxième et dernier article.)
[1]



Quand on parle de Port-Royal, de ses doctrines, de ses établissements, c’est toujours à Saint-Cyran qu’il faut remonter. C’est lui qui, par ses opinions, par son caractère, par les persécutions dont il fut l’objet et par la façon dont il les subit, représente le mieux l’esprit de la Société : c’est lui qui a formé l’âme de Port-Royal. Plus tard seulement l’influence d’Arnauld se fit sentir, quand déjà la tendance primitive avait un peu dévié. Mais, à l’époque des Petites Écoles et sur cette matière de l’éducation en particulier, on peut dire que Port-Royal tout entier est imbu des idées de Saint-Cyran. Pour bien comprendre l’esprit qui anime les maîtres, il faut préciser d’abord ce que fut l’esprit de Saint-Cyran et sa doctrine sur l’enfance.

I

Pour Saint-Cyran, l’homme est un être déchu, et « le diable possède l’âme d’un petit enfant dans le ventre de sa mère ». « C’est, dit-il, une maxime indubitable de saint Augustin contre les Pélagiens, qu’il est aussi impossible à la justice divine de punir et de faire endurer du mal sans qu’on ait péché que de ne punir point les coupables. Or, puisque les enfants souffrent tous les jours sans qu’ils aient rien fait pour cela, il faut nécessairement qu’ils aient quelque péché dont ils portent la peine et qui ne peut être autre que l’originel seulement[2]. » Tous les fils d’Adam subissent l’héritage du premier père ; tous ils portent en eux la corruption, la disposition à mal faire[3]. L’âme, créée à l’image de Dieu, est toujours spirituelle et immortelle comme lui ; elle a toujours ses deux principales facultés : la raison pour connaître et la volonté pour aimer le bien, et particulièrement Dieu, qui est le souverain bien. « Mais la raison, cette lumière qui devait nous servir de guide, a été tellement obscurcie par le péché, et elle est environnée de si épaisses ténèbres, qu’elle ne peut plus nous conduire avec assurance dans nos démarches. La volonté n’a pas été moins pervertie : de maîtresse et souveraine qu’elle était, elle est devenue l’esclave des passions, et au lieu de ne s’attacher qu’à Dieu, qui doit être l’unique objet de son amour, elle a commencé à se répandre dans l’amour des créatures, dans la multiplicité desquelles elle cherche en vain le repos qu’elle ne trouvera jamais[4]. » Ainsi, la nature humaine est viciée ; il faut que l’éducation la corrige et que, poursuivant un double but, elle redresse la raison et la volonté détournées de leur véritable objet. Il faut redresser la raison par l’étude et la volonté par la pratique de la vertu.

Sans doute le baptême a rendu à l’âme l’innocence perdue, et le chemin du ciel est rouvert ; mais l’âme reste faible ; cette innocence est fragile ; elle est comme une santé ébranlée par quelque terrible maladie. Une guérison est intervenue ; mais les rechutes sont probables ; elles sont terribles ; elles sont peut-être sans relèvement. Sans doute, même quand on est tombé, l’absolution présente encore un recours : mais pour l’absolution la grâce est nécessaire ; or, on ne peut compter sur la grâce. « Quand il ne pleut pas une seule goutte de cette grâce parmi les païens où la prédication de l’Évangile n’a jamais été ouïe, quelle merveille qu’elle ne pleuve pas autant qu’on le croit sur les chrétiens qui l’ont déjà foulée aux pieds et qu’elle ne tombe sur eux que rarement et difficilement, et non autrement que par une vraie pénitence[5] ? »

Donc la meilleure assurance de salut que nous ayons (et peut-être l’unique), c’est de conserver cette innocence du baptême. Or, c’est précisément le but de l’éducation ; car mille dangers la menacent. Ici les images abondent dans le style de Saint-Cyran. Les enfants sont des vaisseaux qui portent la grâce de Jésus-Christ reçue dans le baptême ; « mais comme ces vaisseaux sont extrêmement fragiles et que la mer du monde sur laquelle ils ont à voguer est sujette à une infinité d’orages, ils ont sans doute besoin d’un pilote qui ait beaucoup de sagesse et d’expérience et qui puisse heureusement les conduire au ciel, qui est le port où ils tendent. » Et ailleurs : « Il faut toujours prier pour les âmes et toujours veiller, faisant garde comme en une ville de guerre. Le diable fait la ronde par dehors : il attaque de bonne heure les baptisés ; il vient reconnaître la place ; si le Saint-Esprit ne la remplit pas, il la remplira. Il attaque les enfants et ils ne le combattent point, il faut le combattre pour eux. Il ne cherche que de petites ouvertures dans les âmes tendres, rimulas, dit saint Grégoire, c’est-à-dire ce qu’elles ont de plus faible, et qu’il regarde d’abord comme des espérances et des marques de réprobation[6]. » Et il s’éprend d’une grande pitié pour ces êtres faibles, exposés à un grand péril qu’ils ignorent, impuissants contre un ennemi qui emploie toutes les ruses. N’est-ce point, en vérité, des victimes vouées presque fatalement à la damnation ? De là cet amour, cette tendresse inquiète qu’il ressent pour eux et qui allait jusqu’à la dévotion.

Je voudrais que vous pussiez lire dans mon cœur l’affection que je porte aux enfants… ; je vous avoue que ce serait ma dévotion de pouvoir servir les enfants. » De là aussi un respect profond : l’âme des enfants est comme un sanctuaire où Jésus-Christ habite depuis qu’ils lui ont été consacrés par le baptême. « Il témoignait toujours aux enfants une bonté qui allait jusqu’à une espèce de respect pour honorer l’innocence et le Saint-Esprit qu’ils portent en eux[7]. »

Donc l’éducation est une grande œuvre et qu’on aborde avec émotion ; car il s’y mêle la pensée de Dieu et des âmes en danger ; et regardant ces choses qui semblent petites en elles-mêmes, Saint-Cyran admire comme Dieu les grandit. « Il n’y a rien, à proprement parler, de grand en soi ; mais il n’y a rien non plus qui ne soit grand en Dieu. » Or, conserver aux enfants la pureté rendue par le baptême, garder ces âmes à Jésus-Christ, n’est-ce pas l’œuvre à laquelle Dieu est directement mêlé ? Un souci du bien public vient s’ajouter aux préoccupations religieuses ; car il considérait encore que de ce premier âge dépend toute la suite de la vie et que, pourvu que la jeunesse fût bien élevée, on pouvait espérer que les charges seraient remplies des plus dignes officiers et l’Église des âmes les plus vertueuses, et que la république et les familles particulières en tireraient des avantages qui ne se peuvent exprimer : « de sorte qu’on pourrait dire de cette œuvre qui est aujourd’hui si négligée et si abandonnée : porró unum est necessarium, puisqu’elle est en un sens l’unique nécessaire et que si l’on en était venu à bout, on remédierait à la plupart des autres désordres ; au lieu que, manquant dans ce principe, c’est une suite nécessaire que tout le reste de la vie s’en ressente. »

On s’explique également qu’il ait placé si haut dans son estime la fonction d’instruire les enfants et de les former à la vertu. « Il estimait tellement la charité de ceux qui s’employaient à élever chrétiennement des enfants qu’il disait qu’il n’y avait point d’occupation plus digne d’un chrétien dans l’Église ; qu’après la charité qui nous met dans la disposition de mourir pour nos frères, celle-ci était la plus grande ; qu’à la mort, une des plus grandes consolations que nous pouvions avoir était si nous avions contribué à la bonne éducation de quelque enfant ; et qu’enfin cet emploi suffit seul pour sanctifier une âme, pourvu qu’on s’en acquitte avec charité et patience[8] ». Malgré les apparences, ce n’était donc point là à ses yeux un petit emploi ; au contraire, il n’y avait pas pour lui de profession plus haute ni plus digne de l’application des hommes les plus distingués : aussi y employa-t-il les uns et les autres en toute occasion, sans que les plus considérables crussent avoir le droit de s’en plaindre. Remerciant un jour M. Le Maître de la bonté avec laquelle il avait bien voulu se charger de l’éducation du petit d’Andilly et du petit Saint-Ange, il lui demande pardon de la liberté qu’il a prise de lui faire cette proposition. « Je ne l’ai fait, lui dit-il, qu’après les grandes assurances qu’on m’a données de votre bonne volonté en ce point. » Mais il est loin de regarder cette occupation comme au-dessous de M. Le Maître. « Pour la chose en soi, ajoute-t-il, il me suffit de dire que vous ne sauriez plus mériter de Dieu qu’en travaillant pour bien élever des enfants. » Quand Arnauld se fut mis sous sa conduite, il lui proposa de prendre soin d’un jeune marquis qui témoignait vouloir se retirer du monde. Plus tard, ce même Arnauld, docteur en Sorbonne, forcé de se cacher pour échapper aux poursuites dont il était l’objet, se charge d’instruire un enfant dans la maison où il a trouvé un refuge. Cet enfant avait une douzaine d’années et ne savait pas lire ; Arnauld veut essayer s’il pourra le lui apprendre par la méthode de M. Pascal, et il écrit à la mère Angélique de Saint-Jean pour la prier d’achever ce qu’elle a commencé d’en mettre par écrit et de le lui envoyer. Saint-Cyran, du reste, avait commencé par prêcher d’exemple, ramassant tous les enfants qu’il rencontrait et chez lesquels il voyait de bonnes dispositions, les instruisant lui-même, se rabaissant souvent, dans sa prison, jusqu’à jouer avec eux à la balle sur une table, les suivant plus tard dans la vie et les dirigeant, tant qu’il ne croyait pas avoir assuré leur salut. M. de Saci, devenu le directeur de la communauté, manifestera les mêmes sentiments. « Il m’avait confié l’éducation de quelques enfants, dit Fontaine, et il me disait souvent que s’il lui était libre de disposer de son temps, il voudrait de tout son cœur en mettre à cela une bonne partie et être le principal directeur de ces petites âmes, dans lesquelles il faut quelquefois plus combattre l’ennemi que dans les plus grandes. Il sentait toujours en parlant sur ce sujet une certaine chaleur qui en donnait aux plus froids. Il semblait porter envie à ceux que Dieu engageait dans cette occupation. » — « Y aurait-il rien de plus glorieux et de plus honorable pour un homme, dit à son tour Coustel, que de servir la personne même de Jésus-Christ, s’il était encore au monde ? Or saint Augustin nous assure que chaque chrétien le représente, et Jésus-Christ nous a dit dans l’Évangile qu’il tiendra comme rendus à lui-même tous les services rendus pour l’amour de lui au moindre de ses enfants. »

Ainsi, conserver l’innocence des enfants et Jésus-Christ lui-même qui habite en eux, après qu’ils lui ont été consacrés par le baptême ; défendre cette pureté contre la concupiscence, c’est-à-dire contre toutes les mauvaises inclinaisons de leur nature corrompue, contre l’envie du démon et la rage qu’excite en lui le bonheur des hommes, contre les ruses qu’il invente et les assauts qu’il leur livre, tel était l’objet principal de l’éducation, selon Saint-Cyran. Tout, dans le système de Port-Royal, va se déduire de cette conception primitive ou s’y subordonner.

Tout d’abord on écarte, d’une part, la vie de collège ; de l’autre, l’éducation particulière dans la famille. On préfère le préceptorat ; mais on entend que l’enfant sera éloigné de la présence et de l’influence des parents. De la même pensée découlent les conditions auxquelles on acceptait les élèves dont on se chargeait : on n’en voulait point dont on ne fût absolument les maîtres, et si l’on en voyait quelqu’un dont l’exemple fût nuisible aux autres, on le renvoyait sans qu’aucune considération particulière fût capable de le faire garder. De là enfin le soin avec lequel on choisissait les maîtres chargés d’instruire les enfants et même les domestiques chargés de les servir. Ce qui vient de l’extérieur et par les sens a sur les enfants une grande puissance ; ils font comme d’instinct ce qu’ils voient faire aux autres ; c’est pourquoi on tâchait de les instruire par des actes plus encore que par des paroles : ne voyant que de bons exemples, ils seraient contraints par une force douce et qu’ils ne sentiraient pas ; ils marcheraient sans effort dans une voie où d’autres marchaient devant eux.

Toutes les précautions étaient donc prises pour que, ni par les oreilles, ni par les yeux, rien ne vint blesser la modestie et la pureté si délicates en cet âge. C’était en quelque sorte une première éducation passive, mais dans laquelle on ne s’enfermait pas. S’il est bon que les enfants ne sortent jamais de cette heureuse simplicité qui conserve en eux l’innocence chrétienne, on comprenait qu’autre chose encore est nécessaire : il faut que, par un effort propre, ils croissent en esprit et en sagesse ; il faut qu’ils ne soient pas aveugles pour le bien ni imprudents quand il faut éviter le mal. Aussi s’efforçait-on d’allumer dans leur cœur un désir de vertu et l’amour des biens éternels ; en même temps on éclairait leur esprit pour que, d’après les maximes générales de l’Évangile, ils pussent discerner le mal, et les maîtres y employaient tout ce qu’ils avaient d’industrie[9].

Le même souci de ne rien mettre entre les mains des enfants qui pût éveiller dans leur âme une pensée ou une image malsaine inspira l’idée de composer à leur usage des éditions expurgées de plusieurs auteurs anciens. La coutume suivie ailleurs de n’étudier le grec et le latin que dans les auteurs profanes n’était guère approuvée à Port-Royal ; mais on reconnaissait que là seulement était la source du bon langage. Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/114 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/115 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/116 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/117 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/118 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/119 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/120

Et d’abord, pour partir de l’a b c, on avait été frappé à Port-Royal du temps que les enfants dépensaient pour apprendre à lire et de la peine que leur donnaient ces premiers commencements. Pascal crut en trouver la principale cause dans ce fait que la méthode suivie d’ordinaire n’était rien moins que rationnelle. On donnait aux consonnes considérées seules une appellation autre que celle qu’elles ont quand elles sont unies à des voyelles, et comme elles ne se présentent dans le discours qu’unies à des voyelles, de là une double tâche et une grande difficulté. Pour y remédier, il voulait qu’on ne fit d’abord prononcer aux enfants que les voyelles et les diphthongues seulement (ces dernières, d’une seule émission de voix), et non les consonnes, « lesquelles il ne leur faut faire prononcer que dans les diverses combinaisons qu’elles ont avec les mêmes voyelles ou diphthongues, dans les syllabes et les mots (ou en y ajoutant seulement l’e muet)[10]. » Voilà le grand principe de la nouvelle méthode, avec nouvelle appellation des lettres, be, ce, de, et sans épellation, c’est-à-dire sans décomposition de tout ce qui constitue dans le langage un élément simple et irréductible. Cette nouvelle méthode devait recevoir à Port-Royal même le sceau de l’expérience. Le principe que Pascal avait posé ne satisfait point à tout ; il ne nous apprend pas, par exemple, ce qu’il faut faire des consonnes qui terminent un mot. C’est ce que lui objecta sa sœur Jacqueline, celle qui sous le nom de sœur Sainte-Euphémie s’était faite religieuse à Port-Royal des Champs et y était chargée d’apprendre à lire aux petites filles[11]. Quelle fut la réponse de Pascal ? On l’ignore. Mais on peut la supposer, d’après ce qui est dit aux chapitres v et vi de la Grammaire générale, qui parut plus tard. Il lui répondit, sans doute, qu’il y a dans la pratique des langues bien des choses dont il est impossible de rendre raison, bien des particularités qu’on ne peut ramener à des règles et que l’usage seul doit apprendre ; que l’important est d’amener les enfants à pouvoir lire le plus tôt possible de petites phrases toutes simples dont on a banni les irrégularités, ce qui ne peut manquer de les intéresser et de les encourager à faire de nouveaux efforts pour connaître ce qu’ils ne savent pas encore, etc., etc. — On se figure la sœur et le frère discutant ensemble cette question pédagogique, Arnauld les écoutant pour réduire le procédé en théorie et, grâce à l’expérience, préparant le système complet qu’il devait esquisser dans les chapitres v et vi de sa Grammaire générale.

Apprendre à lire aux enfants d’après une méthode aussi rationnelle que possible, c’était le premier pas. Aussitôt une autre question se présente : Vaut-il mieux pour cela se servir de livres français ou de livres latins ? C’était de livres latins qu’on se servait alors, et voici la singulière raison qu’en donnait encore, en 1686, Fleury, dans son Traité des études : « On fait lire d’abord en latin, dit-il, parce que nous le prononçons plus comme il est écrit que le français. » Il est vrai qu’il n’approuve qu’à demi cet usage et qu’il ajoute : « Mais je crois que le plaisir qu’aurait un enfant d’entendre ce qu’il lirait et de voir l’utilité de ce travail l’avancerait bien autant ; c’est pourquoi je voudrais lui donner bientôt quelque livre français qu’il pût entendre[12]. » On pense bien que nos solitaires ici encore vont rompre avec la coutume. Ayant pour principe qu’il faut, autant qu’on peut, faciliter toutes choses aux enfants[13], et croyant qu’il faut tellement aider les écoliers qu’on leur rende l’étude plus agréable même que le jeu et les divertissements, pouvaient-ils condamner des enfants à épeler pendant trois ou quatre ans, « à s’arrêter si longtemps sur les mêmes figures, à assembler si souvent les mêmes lettres, à suppléer par la mémoire ce qui manque à l’écriture, comme il en manque dans toutes les langues, pour prononcer enfin, résultat final de tout ce travail, des mots qu’on n’entend pas ? » Non ; leur amour de l’enfance devait les rendre ingénieux à lui épargner cette peine. On peut, pensaient-ils, aplanir les difficultés aux enfants sans crainte d’amollir leur énergie en lui demandant trop peu d’efforts : il y aura toujours, dans les études (notamment dans l’apprentissage de la lecture, qui, quoi qu’on fasse, restera une chose pénible), ample matière à les habituer au travail, à exercer leur volonté, leur énergie propre. Port-Royal préférera donc, pour l’enseignement de la lecture, les livres français aux livres latins ; « car, comme ceux-ci (les enfants) entendent leur langue naturelle, ils comprendront avec bien moins de peine ce qu’ils liront en cette langue qu’en une autre dont ils n’ont encore aucune idée. » Donc on leur apprendra à lire dans des livres français ; on ne leur fera prononcer que des mots correspondant à des choses qu’ils connaissent déjà ; on s’adressera à la mémoire, mais on ne négligera pas l’intelligence. C’est le point de départ : s’habituer, dès le début, à suivre la raison : et non la routine, c’est d’un bon augure pour le reste de l’enseignement.

On ne leur apprendra pas seulement à lire, on essaiera de leur apprendre à bien lire. Et pour cela on les fera lire doucement « jusqu’à ce que l’âge et l’accoutumance leur aient fait acquérir la facilité de lire plus vite et sans se méprendre. On les recule souvent en pensant les avancer, quand on les presse trop ; parce que, hésitant à chaque mot, ils s’accoutument à les répéter d’une manière qui choque et qui est tout à fait désagréable. Il leur faut faire prononcer chaque mot distinctement et d’un ton de voix intelligible, sans bégayer, sans parler du fond du gosier ni aussi entre les dents ; car ces petits défauts et plusieurs autres semblables deviennent ensuite incorrigibles, si on les néglige d’abord[14]. »

Pour rendre la lecture agréable, on les accoutumerait à faire es liaisons et les pauses nécessaires, à éviter autant qu’il se peut la monotonie, à faire voir en haussant et en baissant la voix qu’ils entendaient ce qu’ils lisaient, principalement quand c’étaient des vers, « auxquels on doit surtout donner la cadence ». Il semble que les efforts des maîtres n’étaient pas dépensés en pure perte ; car le père Comblat, religieux cordelier, qui vint à Port-Royal en 1678, a pu rendre ce témoignage aux religieuses, évidemment formées d’après les mêmes principes, à propos des lectures qui se faisaient au réfectoire pendant les repas, ou dans les autres lieux où elles se faisaient en commun : « Ce qui me fait croire, dit ce bon père, que ce doit être des délices perpétuelles dans cette communauté, c’est que, leur ayant entendu lire la matière de l’oraison dans le chœur, à complies, celle qui lit y parle si ponctuellement et si distinctement, et pourtant sans façon, qu’on n’en perd pas un mot, ni on ne fait pas la moindre équivoque dans cette lecture, et elle y dit tout d’un ton si net et avec cela si touchant, qu’il faut nécessairement l’écouter, tant elle persuade ce qu’elle lit[15]. »

Comme rien n’est petit quand il s’agit des commencements d’une grande chose, on s’occupait aussi à Port-Royal de la manière d’apprendre à écrire. « S’il est utile d’apprendre aux enfants à bien lire, dit Coustel, il n’est pas moins avantageux de leur apprendre à bien écrire : c’est une chose agréable à tout le monde et nécessaire aux personnes de qualité. » On les accoutumait à écrire assez gros, à bien former et arrondir toutes leurs lettres, en y gardant toujours une juste proportion Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/125 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/126 que des yeux pour se rendre habile en un moment, et qu’on sache presque aussitôt les choses comme on les a vues. Mais cette facilité apparente ne vient d’ordinaire, si je ne me trompe, que de ce que, voyant en abrégé sur des tables ce que nous savons déjà nous-mêmes, nous nous figurons qu’il sera aussi facile aux autres d’apprendre par là ce qu’ils ne savent pas, qu’à nous de nous ressouvenir de ce que nous avons appris. Car il est certain que, comme les tables sont fort abrégées, elles sont aussi fort obscures, et qu’ainsi elles ne sont pas bonnes pour ceux qui commencent, parce que celui qui commence a autant besoin qu’on soulage son esprit par l’éclaircissement des choses que sa mémoire par la brièveté[16]. » En d’autres termes, Lancelot croyait que de pareils tableaux sont plus utiles pour se rappeler ce qu’on a appris que pour apprendre ce qu’on ne sait pas. Observation fort judicieuse et que devraient méditer bien des inventeurs de nos jours qui, à force de simplifier les instruments de démonstration, finissent par arriver à l’inintelligible.

Ainsi on mettait une grammaire entre les mains des élèves, et cette grammaire était en français. « Puisque le seul sens commun nous apprend qu’il faut toujours commencer par les choses les plus faciles et que ce que nous savons déjà doit nous servir comme d’une lumière pour éclairer ce que nous ne savons pas, il est visible que nous devons nous servir de notre langue maternelle comme d’un moyen pour entrer dans les langues qui nous sont étrangères et inconnues. Proposer les premiers éléments d’une langue qu’on veut enseigner dans les termes mêmes de cette langue, n’est-ce pas supposer que l’élève sait déjà ce qu’on veut lui apprendre et qu’il a déjà fait ce qu’on veut lui faire faire[17] ? » — De plus, ces règles étaient en vers français, sans doute parce que le Despautère, qu’on imitait et qu’on voulait seulement éclaircir et abréger, les donnait en vers latins. Cependant Lancelot justifie encore sa manière de faire par des raisons qui lui sont propres. « Ayant donc considéré tout ceci avec grande attention, dit-il, j’ai cru qu’on devait donner aux enfants, en français, les règles de la langue latine et les leur faire apprendre par cœur. Mais j’ai trouvé ensuite, par expérience, qu’il en arrivait un autre inconvénient, c’est que les enfants, comprenant si aisément le sens des règles et ayant l’intelligence des mots, se donnaient la liberté de changer la disposition ou les paroles, prenant tantôt le masculin pour le féminin où un prétérit pour un autre, et qu’ainsi, se contentant de dire à peu près le sens de leurs règles, ils s’imaginaient les savoir aussitôt qu’ils les avaient lues. C’est pourquoi, demeurant ferme dans ce principe du sens commun qu’il fallait leur donner les règles de la langue latine en français, qui cst la seule langue qui leur est connue, j’ai cru que, soulageant leur esprit en leur rendant les choses si claires et si intelligibles, il fallait en même temps arrêter leur mémoire en mettant ces règles en petits vers français, afin qu’ils n’eussent plus la liberté de changer les mots, étant astreints au nombre déterminé de syllabes qui les composent et à la rencontre de la rime qui les leur rend tout ensemble et plus aisés et plus agréables. Il ne faut point chercher l’élégance dans ces vers, mon unique dessein ayant été d’être le plus court et le plus clair qu’il me serait possible. J’espère que les enfants me sauront gré d’avoir travaillé pour les exempter de tant de peines et d’inquiétudes qu’ils ont à apprendre Despautère, et d’avoir lâché de leur changer une obscurité ennuyeuse en une agréable lumière et de leur faire cueillir des fleurs où ils ne trouvaient que des épines. » Lancelot se flatte sans doute un peu ; mais il est certain que sa méthode constituait un progrès considérable sur tout ce qui se faisait alors. C’est également pour diminuer la peine des élèves qu’il fit son Jardin des Racines grecques, « y voyant, dit-il dans sa préface, le moyen le plus propre et le plus facile qu’il ait pu trouver par l’expérience pour apprendre les mots de cette langue. » Faire apprendre des mots était son but, et peut-être faudrait-il s’en souvenir pour apprécier cet ouvrage équitablement.

Des réformes inspirées par le bon sens, contrôlées par l’expérience, en vue d’alléger la peine aux enfants : voilà donc ce qui caractérise dans toutes ses parties l’enseignement de Port-Royal.

Enfin l’on faisait remarquer avec autant de soin la conjugaison Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/129 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/130 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/131 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/132 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/133 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/134 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/135 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/136 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/137 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/138 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/139 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/140 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/141 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/142 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/143 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/144 finissant que toutes ces idées, ils les ont exprimées dans une langue qui ressemble à ceux qui l’écrivaient : une langue dédaigneuse de l’effet, langue un peu lente, chargée d’incidentes et s’embarrassant dans les conjonctions ; une langue qui paraît fuir et redouter tout ce qui serait brillant, mais en même temps sincère, atteignant l’idée du premier coup et de face, par des mots propres, expressifs, pleins de sens ; une langue de raison, honnête et franche comme ceux qui la parlaient.



  1. Voir notre numéro du 15 février 1883.
  2. Mémoires de Fontaine.
  3. « Il est certain, quoiqu’on ne s’en aperçoive pas, que tout fait impression sur les enfants, et que les mauvais exemples en font une plus forte que les bons. Car il ne faut pas s’imaginer que l’esprit des enfants soit une table rase, ou une cire molle, qui n’a nulle disposition au vice et au mal. Il n’en est pas ainsi et cette imagination est une erreur, même en la foi. L’esprit des enfants est naturellement et originairement malade : c’est pourquoi toutes les bonnes choses ne lui sont pas bonnes. Cette cire molle est imprimée, dès l’instant de sa conception, de toutes sortes de vices ; car la cupidité, qui est comme le sceau et le cachet, ou plutôt l’image et la ressemblance du démon, comprend toutes les formes et les caractères des vices. L’exemple des père et mère, les flatteries des valets, la hantise et le commerce avec d’autres enfants, tirent les traits confus de cette cire molle, de cette masse damnée, et mettent plus ou moins en évidence ces caractères de vices, en les déterminant plus ou moins efficacement à proportion de la prédétermination originelle et particulière de chacun : ce qui fait que les uns sont plus orgueilleux et plus vains que les autres, etc… Car le cœur de l’homme, que l’Écriture appelle roi à cause de sa liberté, est comme une source corrompue, dont les robinets sont entre les mains de Dieu. » Guyot, Préface de la Lettre de Cicéron à Quintus.
  4. Coustel, Règles de l’éducation des enfants, livre Ier, chap. I.
  5. Saint-Cyran, Mémoires de Fontaine.
  6. Mémoires de Fontaine.
  7. Mémoires de Lancelot.
  8. Mémoires de Lancelot.
  9. « Le cœur est bien à distinguer de l’esprit, dit Guyot dans l’une de ses préfaces ; tout est grand quand le cœur est grand… Il faut avoir plus de soin au cœur que de l’esprit ; or, la leçon du cœur est une leçon d’exemple et celle de l’esprit une leçon de livre. L’action instruit le cœur, comme la parole instruit l’esprit. Le cœur apprend par les yeux et l’esprit par l’oreille, etc. » Et ailleurs : « Le bon sens dépend presque toujours du bon cœur. La morale est plus propre à empêcher les hommes de mal raisonner que la logique ; les folles passions font les faux principes, dont on tire ensuite tant de fausses conséquences ; car les hommes se trompent, le plus souvent, moins pour mal raisonner suivant leurs principes que pour raisonner sur de mauvais principes. (Nicole exprime la même idée dans le Discours préliminaire qui sert de préface à la Logique.) L’esprit est la dupe du cœur ; et ce que le cœur aime, il le trouve juste : il faut donc que l’amour soit bon pour que le jugement soit sain. »
  10. Billets que Cicéron a écrits tant à ses amis communs qu’à Attique son ami particulier, avec une méthode en forme de préface pour conduire un écolier dans les lettres humaines, par Guyot, 1668. — Cette préface aurait pour nous un intérêt direct ; car Guyot y traite en détail du cours des études et des innovations qu’il convient d’y apporter. Malheureusement elle est devenue introuvable. Barbier, qui a rédigé une notice sur Thomas Guyot, insérée au tome IV du Magasin encyclopédique de 1813, la cherchait déjà. « Les recherches les plus actives, dit-il, n’ont pu encore me procurer la première édition des Billets de Cicéron, en tête de laquelle se trouve une méthode en forme de préface pour conduire un écolier dans les lettres humaines. Elle est cependant indiquée dans le privilège des éditions postérieures à la première : un esprit de parcimonie trop commun chez les libraires de ce temps-là aura empêché de reproduire ce morceau qui doit contenir des réflexions dignes de la gronde expérience de l’auteur. » Nous l’avons nous-même vainement cherchée dans toutes les bibliothèques de Paris : nous avons bien trouvé à la Bibliothèque nationale un exemplaire de cette première édition ; mais la préface en avait été enlevée ! — Cependant M. Sainte-Beuve l’a eue entre les mains, puisqu’il en cite d’assez longs extraits au livre IV, chapitre ii, de son Port-Royal. Nous nous sommes alors adressé à M. Troubat, ancien secrétaire de M. Sainte-Beuve, actuellement bibliothécaire du palais national de Compiègne, qui nous a appris que le précieux exemplaire qu’avait eu M. Sainte-Beuve avait été détaché du lot de Port-Royal, parce que c’était un bijou de livre, relié en maroquin, à tranches dorées, avec les armes de M. le chevalier de Rohan et la signature de M. Sainte-Beuve en tête, et vendu, en mai 1870, 64 francs, mais qu’il ne savait à qui ??? Nous serions très reconnaissant à son heureux possesseur, s’il voulait bien nous le communiquer.
  11. Voir la curieuse lettre qu’elle lui écrivit à ce sujet, à la page 248 du volume que M. Cousin a consacré à Jacqueline Pascal. Librairie Didier, Paris.
  12. Fleury, Traité des études, chapitre xxii.
  13. A facilioribus ad difficiliora, notis ad ignota semper procedendum est. Coustel, Règles de l’éducation des enfants, livre III, chap. iii, art, 2.
  14. Coustel, Règles de l’éducation des enfants, livre III, chap. iii.
  15. Voir Sainte-Beuve, tome V. page 143.
  16. Avis au lecteur, en tête de la Nouvelle Méthode pour apprendre plus facilement la langue latine.
  17. Ibidem.