Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/7

Michel Lévy frères (p. 165-185).


MADEMOISELLE DE SURGY




I


Les Antilles ont été de tout temps une gracieuse pépinière où la marine française a choisi ses alliances. Entre autres raisons à cela, c’est, d’une part pour les officiers, l’isolement, l’absence presque complète d’occupation ; d’autre part, l’accueil si cordial des habitants, le charme des femmes créoles[1], la fortune réelle ou factice de beaucoup d’entre elles. Autant de prétextes plausibles, autant de piéges si l’on veut, aux relations intimes qui s’établissent vite entre le bord et les salons. Et puis, dans ce pays, comme un peu partout, le frétillement des franges d’or d’une épaulette exerce sur les yeux, des jeunes filles un empire attrayant. Un autre motif très-puissant pour celles-ci à rechercher ces mariages, c’est la perspective d’un séjour en France. La France est la terre promise des femmes créoles.

Certaines familles ont dans les colonies le monopole de l’hospitalité envers les officiers de marine. C’est même une sorte de privilége qui parfois ne laisse pas que d’exciter l’envie.

En 1835, à l’époque où se passe ce récit, la qualité d’ancien capitaine de frégate donnait au marquis de Surgy des titres particuliers à ouvrir les portes de sa maison aux officiers des bâtiments en station à la Martinique. Le vieux gentilhomme avait une fortune un peu en désarroi ; il ne pouvait donc offrir ni bals, ni dîners, ni fêtes qui fussent un attrait à ses hôtes. Son salon pourtant ne désemplissait pas. À vrai dire, le vieux marquis possédait sous son toit mieux que le luxe et l’étalage d’une grande fortune, il y possédait sa fille Églantine.

Mademoiselle de Surgy avait alors dix-sept ans. Jamais créole ne s’était épanouie avec tant de grâces et de charmes de corps et d’esprit. Ce n’était pas précisément la beauté, mais un indicible rayonnement de tous ces piéges féminins auxquels les plus froides natures ne résistent pas. Depuis ses yeux d’un bleu un peu pâle, jusqu’à sa taille cambrée et souple comme un serpent ; depuis ses cheveux blonds et fins comme ces fils de la Vierge, dont le regard suit les fantastiques voyages à travers les airs, jusqu’à ses pieds longs ou plutôt petits comme un doigt de la main, tout en cette jeune fille captivait et éblouissait.

Parmi ses nombreux adorateurs, Églantine avait distingué un jeune enseigne du brick le Trasas, Léon de Vauclair. Leur mariage venait d’être résolu et fixé au retour de M. de Vauclair, qui dut partir pour la France afin d’aller y chercher le consentement de sa famille. Il s’embarqua sur une frégate et quitta, bien triste, ce rivage qu’il espérait de revoir en plein bonheur.

Le choix de mademoiselle de Surgy avait soulevé bien des jalousies parmi les jeunes gens de l’aristocratie créole. Un d’eux, M. de Gerbier, appartenant à une des plus anciennes familles de la colonie, avait quelques titres personnels à l’ambitieuse conquête du cœur d’Églantine. Ses espérances, sans l’arrivée du jeune enseigne, auraient pu se réaliser, car la cause du jeune créole était entre bonnes mains.

Dans les familles créoles, tout enfant possédait toujours individuellement un esclave du même âge et du même sexe que lui, et spécialement affecté à son service. Il grandissait avec son maître, et était le compagnon de ses jeux. Rarement il était né ailleurs que dans la maison. Mais il arrivait quelquefois que sur un caprice ou sur une sympathie manifestée, on achetait ce jeune esclave pour lui faire ce sort très-heureux, et tout parfumé de gâteries, de préférences et de caresses. En Europe on donne des poupées et des joujoux aux enfants ; en Amérique on leur fait cadeau d’un petit esclave, espèce de poupée d’ailleurs, véritable jouet.

Mademoiselle de Surgy possédait à ce titre une jeune cabresse, fille de sa gardienne[2], et qui avait été élevée côte à côte avec elle. Manette (ainsi elle se nommait) exerçait sur l’esprit d’Églantine l’influence que ne manquent jamais de prendre ces esclaves privilégiés, suite inévitable de l’intimité grande où ils vivent avec leurs maîtres et maîtresses. Complaisants à l’excès, ils deviennent plus tard les confidents, les complices ou les conseillers de toutes leurs actions. Pas un secret ne leur échappe, et ils se chargent volontiers de toutes les missions délicates. Leur rôle va même au delà de certaines bornes ; en cela ils sont souvent un danger.

Pour expliquer complétement la situation de Manette auprès de mademoiselle de Surgy, j’ajouterai qu’elle était la sœur naturelle de M. de Gerbier. Ces faits sont très-communs aux colonies, et ne tirent à aucune espèce de conséquence.

Manette avait donc un intérêt, qui se comprend de soi, à soutenir auprès de sa maîtresse les prétentions du jeune de Gerbier, prétentions que le marquis de Surgy avait d’abord autorisées. La cabresse avait largement usé de son influence pour préparer la réalisation de ce projet qui n’avait, jusque-là, souri que médiocrement au cœur de la jeune fille. Mais Manette avait répondu du succès avec une confiante outrecuidance ; elle ne croyait pas mentir.

La nouvelle de l’union arrêtée entre de Vauclair et Églantine, fut un coup de foudre pour M. de Gerbier. Manette, qui s’était aperçue des progrès que faisait le jeune officier dans le cœur de mademoiselle de Surgy, avait essayé de l’en chasser par les sortiléges innocents et absurdes que les nègres emploient toujours si sérieusement dans les difficiles occasions. Afin de s’assurer si elle avait réussi, Manette avait eu recours à un moyen très-usité dans ces pays pour questionner le cœur des femmes.

Profitant du sommeil d’Églantine, la jeune cabresse avait très-délicatement effleuré, trois fois de suite, les lèvres de sa maîtresse avec une paille très-fine. La croyance populaire est que les femmes ont si bien le cœur sur les lèvres, que, en s’éveillant sous l’influence de cette sensation, elles doivent incontestablement prononcer le nom de la personne qui occupe leur pensée.

Le hasard voulut que l’expérience de Manette donnât raison au préjugé. En s’éveillant, Églantine prononça le nom de Léon. La cabresse en conçut une violente colère. Changeant alors de tactique, elle renonça aux sortiléges, et commença contre de Vauclair un système de dénigrement très-habilement conduit.

Églantine, tout effrayée, se plaignit à son père de l’inquisitoriale pression que Manette cherchait à exercer sur elle. Il en résulta pour la cabresse une correction de quinze coups de cravache d’abord, puis son exil sur une des habitations du marquis.


II


Manette subit son châtiment avec un stoïcisme de mauvais augure pour ceux qui connaissent le caractère des nègres. Les bras croisés, la tête haute, la lèvre dédaigneusement contractée, elle ne poussa pas un cri, ne murmura pas une plainte.

Il est vrai de dire que de ces quinze coups de cravache, deux seulement avaient porté sur la chair : l’un avait atteint l’épaule, l’autre l’avant-bras. Les amples plis de la jupe de Manette avaient garanti son corps. L’intention de M. de Surgy, qui s’était lui-même chargé de cette exécution, avait été bien plutôt d’humilier la jeune cabresse en lui prouvant que sa position exceptionnelle ne la mettait pas à l’abri du châtiment ordinairement infligé à ses semblables.

Manette monta à la chambre d’Églantine qui ignorait ce qui venait de se passer. Elle s’arrêta sur le seuil de la porte, et montrant à la jeune fille l’enflure sanguinolente produite sur son bras et sur son épaule par la cravache :

— Regardez ! petite mam’zelle, dit-elle d’un ton sec.

Les esclaves ont l’habitude de graduer les appellations qu’ils donnent aux divers membres d’une famille. Par exemple les grands parents s’appellent : grande madame ou grand monsieur ; les père et mère : petite madame et monsieur tout court. Quant aux enfants, dès qu’ils sont parvenus à un certain âge, c’est : petite mam’zelle ou petit monsieur.

— C’est Monsieur, continua Manette, qui vient de me donner une volée, et à cause de vous encore ! Mais ce n’est pas tout, ajouta-t-elle, Monsieur va m’envoyer à l’habitation pour travailler à l’atelier.

Et, sans attendre la réponse de sa maîtresse, Manette sortit en secouant la tête d’une façon qui indiquait de sa part quelque résolution énergique et bien arrêtée.

La correction corporelle qu’elle venait de subir irritait moins la jeune cabresse, que son exil à la campagne. Il faut savoir aussi que rien n’est plus humiliant aux yeux d’un esclave de ville que d’être condamné aux travaux de la terre. C’est pour lui une déchéance complète, l’abdication ou plutôt la violation, car il ne prend jamais volontairement ce parti, de toute dignité humaine.

Émue de la situation de Manette, Églantine se leva vivement, et la rappelant :

— Manette, lui cria-t-elle, Manette, viens ici…

— Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda la cabresse sur un ton arrogant.

— Te reprocher de n’être pas venue me prier de solliciter ton pardon de mon père ; il ne t’aurait pas battue.

Manette leva insolemment les épaules et sortit sans répondre un mot à Églantine. Seulement, elle fit claquer ses lèvres d’une façon toute particulière aux nègres, et qui est chez eux le symptôme d’une grosse colère. Mais la cabresse revenant tout à coup sur ses pas :

— Voulez-vous bien, dit-elle à sa maîtresse, me donner un billet pour que j’aille chercher un maître ?

Les choses se passaient ainsi aux colonies. Quand on voulait vendre un esclave, on lui donnait sur un petit carré de papier l’autorisation d’aller chercher maître. Ce billet était signé du propriétaire, qui était toujours libre, lui, de le refuser quand un esclave en réclamait la faveur.

La vente des esclaves ainsi pratiquée, se voilait d’une sorte de pudeur qui, malheureusement, n’avait pas toujours existé aux colonies, et qui n’existe point aux États-Unis, par exemple. Aussi est-ce un des spectacles les plus pénibles auquel on puisse assister que la vue des boutiques d’esclaves à la Nouvelle-Orléans.

De véritables boutiques, où des esclaves sont en montre, tout le jour, les uns accroupis ou dormant dans l’intérieur, les autres assis sur des bancs à la porte, le long des trottoirs ; femmes, hommes, enfants, pêle-mêle bien entendu. Les plus forts et les plus jolies à l’extérieur, exposés aux regards et servant d’enseigne ; ceux-ci les membres tout à fait libres, ceux-là une chaîne aux pieds et aux mains, même le carcan de fer au cou, selon le degré de leur docilité et de leur soumission. Le chaland passe, il est tenté, il entre, examine la denrée, marchande, discute le prix, achète, paie, et emmène le sujet. Il y en a dans ces boutiques pour tous les goûts, pour tous les besoins, pour toutes les convoitises, pour toutes les débauches !

Les plus honnêtes gens du monde se font marchands d’esclaves dans ces pays-là, comme ils se feraient épiciers ou confiseurs. Leur considération n’en souffre pas ; c’est une affaire de mœurs. Les choses se pratiquaient de la sorte aux Antilles, au temps de la traite. Une cargaison de nègres arrivait de la côte d’Afrique ; le consignataire en publiait la nouvelle, et chacun allait au magasin de dépôt faire son choix, étudiant ces malheureux jusque pendant leur sommeil, assistant même à leur repas, car il importait de savoir s’ils avaient tous leurs organes en bon état, s’ils remplissaient toutes leurs fonctions animales, les examinant enfin de la tête aux pieds.

Si au point de vue de la morale et de la dignité humaine l’abolition de cet odieux trafic a été un bienfait ; on peut dire légalement que ça été un grand service rendu à la bourse des colons. Je pourrais citer bien des ruines et bien des ébranlements dans les fortunes coloniales, dus à l’acquisition un peu effrénée de nègres nouveaux (comme on appelait les esclaves provenant de la traite). Il était rare que ces malheureux, une fois transportés sur les habitations, et rendus à la liberté de leurs mouvements, ne fussent pas pris immédiatement de nostalgie ; bon nombre d’entre eux se pendaient dans la nuit qui suivait leur installation au travail, avec la conviction qu’ils s’en retournaient dans leur patrie.

Je sais un propriétaire qui, sur quatre cents nègres nouveaux, achetés un jour, en trouva trois cent quatre-vingt pendus, le lendemain, dans un bois de son habitation. Ces trois cent quatre-vingt suicides lui coûtaient plus d’un demi-million de francs !

Les ventes à l’encan jouissent d’une trop grande faveur aux États-Unis pour que les Américains aient négligé de les pratiquer à l’égard des esclaves. Ce mode, suprême degré de l’humiliation infligée à l’espèce humaine, était depuis longtemps abandonné aux colonies, si ce n’est lorsqu’il s’agissait de très-mauvais sujets, invendables de la main à la main, et dans les cas de vente par jugement et autorité de justice ; mais il fleurit aujourd’hui dans tous les États à esclaves de l’Union. Les personnes étrangères à ces mœurs éprouvent une pénible impression à lire, chaque matin, dans les journaux, des avis de l’espèce de ceux-ci que je copie textuellement :

« PARFAIT COCHER, DOMESTIQUE DE MAISON.

« Le…, à midi, il sera vendu à la Bourse de… par X… (l’encanteur.)

« Le domestique Pierre, d’environ vingt-quatre ans, parfait cocher, excellent domestique de maison, un peu cuisinier, domestique de confiance ; — pleinement garanti.

« Conditions : au comptant. »

Ou bien encore :

« EXCELLENTE CUISINIÈRE ET BLANCHISSEUSE.

« Le…, à midi, il sera vendu à la Bourse de… par X… Mary, négresse âgée d’environ vingt-cinq ans, bonne cuisinière, blanchisseuse, repasseuse et domestique de maison ; — garantie des vices et maladies prévus par la loi !  »

Et de pareils avis sont placés entre des annonces relatives à la vente d’une défroque de mobilier, d’un cheval, d’une cargaison de jambons !

Ces encans d’esclaves se font d’ailleurs sans scandale, sans aucune des péripéties dramatiques dont on a tant parlé dans certains romans. Le nègre mis à l’enchère ne s’en inquiète pas plus que le mulet ou le bœuf vendu quelques minutes avant lui. Parfois, cependant, ces ventes ont donné lieu à quelques scènes émouvantes, auxquelles le public n’a pris aucune part ; deux ou trois personnes tout au plus en savaient le secret. La dernière enchère passait là-dessus, et on n’y pensait plus. Le drame s’achevait obscurément plus tard.

Je raconterai un ou deux de ces épisodes dont j’ai connu les mystères navrants.

Le commerce d’esclaves n’a échappé à aucun des moyens employés dans le commerce ordinaire des denrées ; il y a donc en plus le colportage. Les marchands d’esclaves partent avec leur troupeau et vont d’habitation en habitation, offrant leur marchandise, vendant ici, achetant là ; s’approvisionnant, chemin faisant, selon qu’ils savent les besoins de telle ou telle localité, soit en hommes, soit en femmes, soit en jeunes nègres. Ce commerce a donc sa mercuriale et ses informations précises comme toutes les industries. Le nègre est décidément une marchandise de spéculation aux États-Unis.


III


Je reviens à Manette.

Églantine avait été surprise et attristée que la jeune cabresse lui demandât un billet pour aller chercher un maître.

— Es-tu folle ? lui dit-elle.

— Non, répliqua Manette, je ne suis pas folle. Je veux changer de maître !

— Tu sais bien, répliqua Églantine, que déjà on a voulu t’acheter, et…

— Ah ! oui, M. de Gerbier, interrompit Manette en regardant Églantine qui rougit à ce nom…

— Et, continua la jeune fille, je me suis refusée à te vendre, parce que je compte te faire cadeau de ta liberté…

— Quand ? demanda la cabresse.

— Mais le jour de mon mariage.

Un étrange sourire effleura les lèvres de Manette ; ses narines s’enflèrent, et le blanc de ses yeux s’injecta de jaune.

— Alors, dit-elle, vous ne voulez pas me donner de billet ?

— Non, Manette.

— C’est bien, fit la cabresse en fixant sur Églantine un véritable regard de bête fauve.

Au moment où elle allait sortir, mademoiselle de Surgy lui dit :

— Puisque te voilà ici, Manette, tu vas m’habiller.

— Moi ? fit la cabresse ; petite mam’zelle veut badiner (plaisanter). Depuis quand les nègres d’habitation font-ils l’ouvrage des domestiques ? Je ne suis plus au service de petite mam’zelle ; je vais faire mon panier (mes malles) pour partir.

Manette quitta la chambre d’un pas tranquille. Églantine, tout abasourdie de cette impertinente réponse, se prit à pleurer. Son premier mouvement fut d’aller se plaindre à son père ; mais elle sentit que Manette paierait trop chèrement sa faute. Elle préféra se montrer indulgente.

Manette n’avait tant insisté pour obtenir un billet de maître, qu’afin de ne pas quitter la ville. Elle ressentait moins l’humiliation de sa condamnation au travail de la campagne et de sa volée de coups de cravache, qu’elle n’éprouvait de rage du peu de succès de ses démarches et de ses sorcelleries en faveur de M. de Gerbier. De tout cela Manette voulait tirer vengeance.

Les nègres ont une préférence très-marquée pour les créoles sur les européens ; dans une lutte, de quelque nature qu’elle soit, ils formeront toujours des vœux pour les premiers. Qu’un duel ait lieu entre un créole et un européen, ils se livreront aux plus ardentes dévotions et à toutes les fantaisies de leurs superstitions, pour que le sort soit à l’avantage du créole. Survienne une querelle, sans savoir de quel côté sont les torts, c’est pour le créole qu’ils prendront parti.

Entre M. de Vauclair et M. de Gerbier, Manette ne comprenait donc pas que sa jeune maîtresse eût hésité. Elle comprenait moins encore que ses remontrances, ses conseils et ses sortiléges, à cet endroit, eussent été prodigués en pure perte.

Manette, châtiée pour avoir défendu la cause du créole, éprouvait un double ressentiment, avait une double vengeance à tirer. Le seul coupable, à ses yeux, était l’officier de marine, qui devait supporter le poids de la haine qu’elle avait accumulée au fond de son cœur. Elle résolut d’atteindre de Vauclair par tous les moyens possibles, et d’abord de le frapper dans son bonheur le plus cher.

En moins d’une seconde, le souvenir de toutes les bontés dont l’avait comblée sa jeune maîtresse s’effaça de la mémoire de Manette.

L’exil sur l’habitation était donc pour elle une cause de désespoir profond. Sa vengeance allait lui échapper, Elle se retira dans sa chambre, en ferma hermétiquement toutes les ouvertures, et, au milieu des ténèbres, adressa une sorte d’invocation au Diable ; le tout sérieusement, et, chose étrange, avec les formules de la plus grande et de la plus sincère piété. Cette invocation n’avait d’autre but que de faire sanctionner, par un pouvoir supérieur, les exécrables résolutions qu’elle avait arrêtées dans son esprit. Après avoir ainsi enivré son imagination, elle se tint pour absoute, à l’avance, par le Démon, le vrai Dieu des nègres dans leurs mauvais jours.

Manette alla trouver un jeune mulâtre, domestique dans la maison, et avec qui elle vivait sur un pied de cordiale entente, tolérée parfaitement par les mœurs coloniales, même sous les yeux des jeunes filles habituées, dès leur naissance, à considérer les esclaves comme des animaux, la plus sanglante injure qui ait jamais été faite à l’humanité.

La promiscuité chez les nègres est donc tolérée dans l’intérieur des maisons comme un fait sans conséquence et sans influence possible sur les principes et les idées des jeunes filles blanches, aux yeux de qui on ne s’occupe même pas de dérober le spectacle des nègres courant les rues à peine vêtus. Il semble convenu que ces jeunes filles ont toute prête sur les lèvres la réplique de Dorine à Tartufe.

Aussi les nègres profitent-ils de cette extrême indifférence qu’ils inspirent, pour ne se vêtir que le plus strictement possible. Il n’en est pas de même des femmes qui font des miracles d’habileté dans leurs toilettes pour concilier une extrême pudeur avec l’étalage le plus coquet de leurs formes. Ce sentiment de pudeur est tellement instinctif chez elles (plus particulièrement chez les femmes de couleur que chez les négresses), qu’elles ne se mettent jamais nues, même dans le mystère le plus sûr, même dans les ténèbres. Cela est tellement spécial aux femmes et si peu dans l’instinct des hommes, qu’un nègre à qui on reprochait un jour sa nudité, répondit très-naïvement : « Qu’est-ce que cela me fait à moi ? je ne suis pas une négresse. »

Manette fit passer dans l’âme d’Ovide (c’était le nom du mulâtre) tout le venin de sa haine, et l’enflamma de ses projets. Ovide, fasciné par la cabresse, accepta l’héritage qu’elle lui légua, et fit le serment d’accomplir la vengeance qu’elle avait méditée.

Le cœur de Manette fut soulagé par le dévouement et l’obéissance qu’elle rencontra dans son complice ; et elle partit sans regret pour l’habitation du marquis de Surgy, située à trois lieues environ du Fort-Royal, sur un des versants des Pitons, une splendide montagne, aujourd’hui couverte d’une luxuriante végétation, et qui jadis couvait dans ses flancs le feu d’un cratère.

La distance n’avait point interrompu les rapports entre Ovide et Manette. Les nègres ont entre eux une sorte d’affiliation ; il s’établit d’un bout à l’autre d’une colonie pour ainsi dire une correspondance qu’on dirait portée par quelque fil électrique invisible. Ils possèdent un langage complet qui se traduit par les signes extérieurs les plus inoffensifs, par l’échange le moins apparent d’un brin d’herbe, par l’envoi de tel ou tel objet. Les variations de l’atmosphère même entrent dans ce mystérieux et lugubre alphabet.

Les diverses révoltes dont les colonies ont été le théâtre, les drames qui se sont accomplis dans le sein des familles ont attesté ce fait, sans jamais en donner la clé.

De loin, comme de près, les relations continuèrent dont de régner entre Manette et Ovide. Leur commune vengeance s’attisait ainsi.


IV


Trois semaines ne s’étaient pas écoulées depuis que M. de Vauclair avait fait voiles pour la France, que la santé d’Églantine devint languissante. Cette belle et fraîche créole commença de s’étioler. Ses joues resplendissantes de bonheur se couvrirent d’une pâleur qui, chaque jour, faisait de formidables progrès. Le sourire éclatant de ses lèvres avait fait place à un sourire triste et mélancolique.

Églantine n’avait aucun symptôme de maladie apparente, et cependant elle portait les traces d’un dépérissement général. Chose étrange, à certains moments, les progrès du mal s’arrêtaient, la santé revenait florissante comme par le passé. La joie et l’espérance rentraient alors dans la famille ; les vagues soupçons qui naissaient dans l’âme de M. de Surgy, disparaissaient devant ce soudain retour. Puis, une fois que la confiance était bien rétablie, les mêmes signes extérieurs de décomposition se montraient de nouveau. Églantine questionnée, déclarait ne rien éprouver de contraire à ses impressions habituelles ; elle s’étonnait même de se voir et qu’on la crût malade.

M. de Surgy se décida à emmener sa fille sur son habitation. Là sa santé se raffermit si complétement, qu’après un mois de séjour aux Pitons, Églantine revint en ville plus belle, plus souriante, plus éblouissante qu’elle n’avait jamais été.

Hélas ! le poison, cette arme dont j’ai dit que les esclaves se servaient avec une astuce merveilleuse, était l’unique cause des poignantes angoisses qu’inspirait l’état de mademoiselle de Surgy. Les nègres, je le répète, appliquaient le poison de toutes manières ; soit qu’il dût provoquer une mort violente et instantanée, soit qu’il dût produire diverses maladies très-fréquentes sous le climat des Antilles et qui peuvent avoir une toute autre origine ; soit enfin qu’il dût jeter dans la santé ces perturbations profondes et étranges dont mademoiselle de Surgy ressentait les terribles et lents effets. Dans ce cas, le nègre joue avec la vie de sa victime. Il se donne la joie féroce de la conduire au bord de la tombe, puis de l’en arracher soudainement et de diriger les progrès du mal à son gré. C’est par ce moyen qu’il écarte les soupçons, se réservant également des retours de conscience, ou enrayant sa vengeance quand la cause vient par hasard à disparaître.

L’arsenic que le nègre se procure, on ne sait jamais comment, mais toujours en abondance, et qu’il introduit dans les boissons ou dans les mets, des plantes vénéneuses dont il sait le secret mieux que pas un toxicologue, lui servent à appliquer le poison dans les trois conditions que j’ai dites.

Par exemple, s’il s’agit de faire traîner et languir une victime, c’est dans les matelas, c’est dans l’oreiller, dans le traversin que le nègre introduit certaines herbes dont il augmente la dose progressivement. Les émanations de ces herbes produisent ces perturbations dont je parlais ; quand le nègre veut arrêter l’effet du mal, il lui suffit de les enlever.

C’est ce procédé dont Ovide, mandataire de Manette, avait usé contre mademoiselle de Surgy. Quant au bien-être tout à fait inattendu que la jeune fille éprouva aux Pitons, sous la main et à la merci de son bourreau, c’était là une tactique habile que Manette avait employée pour écarter jusqu’à l’ombre du soupçon. Puis elle avait renvoyé à Ovide leur proie commune, plus belle et plus radieuse que jamais.

Manette s’était même montrée si sage, si respectueuse, si dévouée à sa maîtresse pendant le séjour aux Pitons, qu’Églantine, quelque temps après son retour au Fort-Royal, avait obtenu de son père la remise de l’exil de la jeune cabresse.

Les six mois qui avaient été prévus comme terme au mariage des deux jeunes gens étaient écoulés, et M. de Vauclair n’était point encore revenu à la Martinique. Pendant ces six mois, la santé d’Églantine avait éprouvé ces alternatives cruelles d’amélioration et d’ébranlement qui mirent sa vie en danger.

La pauvre enfant reprit encore une fois ses merveilleuses couleurs et ses adorables éclats de beauté. Toute apparence de souffrance avait disparu. Cet état de chose avait sa raison d’être dans le retard qu’éprouvait le retour de M. de Vauclair.

Manette avait espéré que le mariage se trouverait rompu, soit par un oubli du jeune homme, soit par un refus de la part de sa famille. Ce fut une joie bien autrement sérieuse pour la cabresse, quand le bruit vint à circuler que le bâtiment sur lequel M. de Vauclair s’était embarqué pour revenir à la Martinique avait péri dans la traversée. Cette lugubre nouvelle était au moins vraisemblable. Ce bâtiment comptait déjà soixante-dix jours de mer, et d’autres navires partis bien après lui étaient arrivés depuis longtemps. Autant qu’il fut possible, on cacha cette fatale nouvelle à Églantine, qui crut la lire un jour dans les yeux de son père ; elle en reçut la confirmation de la bouche même de Manette.


V


Je n’ai pas besoin d’insister sur la douleur de mademoiselle de Surgy. Cette fois, bien plus que le poison, le chagrin exerça sur elle de cruels ravages.

— Cela se passera, disait Manette à M. de Gerbier ; cela se passera, le béké-France (le blanc de France) finira par être oublié, et c’est vous que petite mam’zelle épousera. Le bon Dieu est toujours du côté des créoles, maître.

Manette se berçait orgueilleusement dans ce rêve, lorsqu’une après-midi on signala au large du cap Salomon, que doivent doubler les bâtiments entrant par le sud de l’île dans la baie du Fort-Royal, la corvette à bord de laquelle était embarqué le jeune enseigne. Au cri de joie que poussa Églantine, Manette répondit par un sourd rugissement.

La maison qu’habitait M. de Surgy était située hors de la ville, dans le voisinage du fort Bourbon, sur une hauteur d’où l’on dominait la rade. Manette debout, à l’extrémité de la savane qui tapissait le devant de la maison, contempla d’un œil fauve la voile blanche qui, glissant au large du cap, traversa la baie pour aller se perdre, dans sa première bordée, derrière la Pointe-des-Nègres. La cabresse, joignant ses mains, fit claquer les phalanges de ses dix doigts dans une contraction nerveuse. C’était chez elle l’explosion d’une rage contenue.

En tournant la tête, elle aperçut Ovide immobile à vingt pas derrière elle, et l’œil collé à une longue vue braquée sur l’horizon.

— Que regardes-tu ainsi ? demanda-t-elle au mulâtre.

— La mer qui est calme au large. Le vent est tombé, la corvette ne pourra pas mouiller avant la nuit, répondit Ovide.

Manette n’adressa qu’un regard et qu’un mouvement d’épaules au mulâtre ; ils s’étaient compris.

Ovide avait, comme tous les habitants des colonies, l’œil marin. Il avait prévu juste le retard qu’éprouverait la corvette à gagner son mouillage. Une grande heure se passa avant qu’elle pût doubler la Pointe-des-Nègres pour entrer dans la baie et tirer une bordée sur l’Ilet-à-Ramiers. Ses voiles, à peine enflées au vent, battaient le long des mâts ; enfin, il était environ huit heures du soir, lorsque, grâce à quelques brises pour ainsi dire égarées dans l’immensité de la rade, le bâtiment put jeter l’ancre à la hauteur de Bellevue.

Vauclair, debout sur la dunette de la corvette, contempla d’abord avec une émotion toute poétique l’imposant spectacle de cette splendide baie du Fort-Royal. Devant lui, tout au fond de cette immensité, était assise, calme et paisible, la ville dont on apercevait quelques lumières, et que voilait en partie la magnifique savane réputée si grandiose, avec ses arbres centenaires ; à l’extrémité gauche de la ville apparaissaient les vieilles murailles du fort Saint-Louis, géant enfoncé dans les flots jusqu’à mi-corps. De l’autre côté, les grandes roches noires qui bordent le rivage jusqu’à la Pointe-des-Nègres, et les arêtes aiguës des récifs entre lesquelles les lames se déchiraient blanches et écumeuses ; puis en face l’Ilet-à-Ramiers, véritable nid de soldats en pleine mer ; enfin, l’étendue de l’Océan, et, au-dessus, un dôme profond tout diamanté d’étoiles, dont les rayons en se baignant dans les flots, y traçaient ces sillons illuminés que le regard suit comme une voie qui semble conduire au ciel et se perdre dans l’infini.

Le jeune officier sentit battre vivement son cœur, quand, à l’aide de sa longue vue de nuit, il aperçut au pied du fort Bourbon, la maison de M. de Surgy, qui lui parut illuminée comme pour une fête.

— Oh ! se dit-il, si mon commandant voulait me permettre de descendre à terre ce soir, comme j’irais les surprendre au milieu de leur joie !

Mais tout à coup il sembla à Vauclair que cette illumination grandissait. Bientôt un nuage épais de fumée s’éleva au-dessus de la maison, puis une lueur rougeâtre et vive se dessina plus nettement, et enfin une gerbe de feu jaillit du toit.

— Un incendie ! s’écria l’officier ; et, descendant promptement dans la chambre du commandant, il lui expliqua ce qu’il venait de voir. — C’est la maison de M. de Surgy qui est en feu, mon commandant ; permettez-moi d’armer un canot et de prendre une corvée d’hommes avec moi… Tenez, je vois les embarcations se détacher des autres bâtiments…

— Je n’ai pas encore mon ordre de débarquement, répondit le commandant, mais, ma foi ! le cas est urgent ; allez, mon ami.

Cinq minutes après, une embarcation montée par douze hommes quittait les flancs de la corvette et se dirigeait vers la terre à force de rames et sous le cri répété d’une voix fiévreuse par de Vauclair :

— Pesez sur les avirons, mes enfants !… pesez donc !…

L’enseigne, à la tête de sa corvée, gagna au pas de course le lieu du sinistre. Au moment où il arriva devant la maison que l’incendie avait enveloppée dans ses replis avant même qu’aucun secours ait pu en arrêter la marche, au moment, dis-je, où de Vauclair arriva devant la maison, Églantine apparut à une des croisées, les vêtements et les cheveux brûlés, étendant, au milieu des flammes ses bras mutilés. Derrière la jeune fille, et la retenant par le milieu du corps comme pour l’attirer dans le plus ardent foyer de l’incendie, les spectateurs de cette horrible scène purent apercevoir Manette qui, pareille à une furie, arracha Églantine de la fenêtre et l’entraîna hors de la chambre.

Tous les secours étaient arrivés en même temps et de tous les côtés ; mais aux colonies, où la plupart des maisons sont en bois, il est rare qu’on puisse les arracher à un incendie ; et, malheureusement, les rapides progrès du feu laissent généralement moins de chance encore de sauver les personnes.

Le jeune enseigne, à la vue d’Églantine, s’était élancé vers la maison. Au moment où il allait se jeter dans le brasier pour appliquer une échelle contre la façade, la maison s’écroula avec un horrible fracas, que domina un cri perçant. Vauclair reconnut la voix de mademoiselle de Surgy. Avec un courage et une force que lui donnait le désespoir, il écarta les poutres encore enflammées, et fouilla les décombres pour y découvrir le corps d’Églantine. Enfin, il ramena deux cadavres mutilés et à moitié consumés : celui de sa fiancée et celui de Manette.

Vauclair les sépara en s’agenouillant respectueusement devant le corps de mademoiselle de Surgy.

La fuite d’Ovide qui, aux premières lueurs de l’incendie, était parti marron, ne laissa pas de doute sur un crime dont l’auteur échappa à la justice humaine.



  1. Voir le volume que j’ai publié sous le titre : les Femmes du Nouveau-Monde.
  2. La gardienne est la femme qui a élevé un enfant, c’est ce qu’en France on appelle une bonne.