Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/4


LES BORGIAS NOIRS




I


Le poison est entre les mains du nègre une arme qui lui sert à toutes sortes d’usages, ou plutôt il l’emploie sous l’empire de mobiles et de sentiments bien opposés.

Tantôt c’est la vengeance, contre le maître qui le guide, tantôt la haine contre tel individu dont l’autorité ou la simple présence dans la maison lui est importune, ou bien encore la jalousie contre tel autre, espérant qu’on soupçonnera celui-ci du crime, tout au moins qu’on l’attribuera à son influence. Une fois, il s’agira de faire mourir un maître détesté ; une autre fois, le nègre n’aura d’autre dessein que de le ruiner. Enfin on a vu, et c’est là une chose étrange et incroyable, des esclaves faire usage du poison sur la personne de leur maître, par affection et par tendresse pour ce maître !

Je citerai à l’appui, le trait suivant :

Un propriétaire de la Guadeloupe avait fait part aux nègres de son habitation de la nécessité où il se trouvait d’entreprendre un voyage d’une année en France. Ces nègres, fort attachés à leur maître, montrèrent tout d’abord un très-vif et très-sincère chagrin ; puis ils tinrent conseil et déclarèrent qu’il n’y avait à cette absence aucune cause légitime. Ils cherchaient le moyen de l’empêcher, lorsqu’un des meilleurs esclaves de l’atelier s’écria :

— Rentrez tranquillement dans vos cases, je vous garantis que notre maître ne partira pas.

Aucun de ses camarades ne s’avisa de questionner le nègre sur son secret ; on se borna à le soupçonner, mais sans que personne eut l’idée de contrecarrer ce projet odieux.

Dès le lendemain, une dizaine de chevaux moururent, puis vint le tour des mulets, puis des bœufs, puis des moutons ; c’était la ruine qui menaçait.

Le départ pour la France devint impossible ; l’habitant y renonça donc. Le poison cessa.

La mal fut réparé. Cependant, au bout d’un an, le projet de voyage ayant été repris, le poison recommença avec la même intensité. Cette fois le coupable fut découvert. Comme l’habitant indigné faisait à ce nègre de violents reproches sur ce qu’il croyait pouvoir appeler son ingratitude :

— Non, maître, répondit l’esclave, ce n’est pas cela ! Nous éprouvions trop de chagrin de votre départ, nous ne pouvions nous résoudre à vous voir nous quitter ; nous avons donc dû chercher le moyen de vous retenir près de nous : celui que j’ai trouvé était bien le meilleur, puisqu’il vous a retiré la possibilité d’effectuer votre voyage.

En parlant ainsi, ce nègre ne cherchait point une vaine excuse ; il disait la vérité, il parlait bien selon sa conscience.


II


On a prétendu, avec quelque apparence de raison, que l’esclavage avait faussé les idées et les sentiments du nègre, en lui interdisant d’une façon absolue toute notion du bien et du juste, du mal et de l’injuste. Est-ce bien tout à fait exact ? Je ne le pense pas.

Le nègre, tremblant et timide devant son maître, soumis et craintif jusque dans sa révolte, affaibli par la subordination, ne peut pas, n’ose pas lutter ouvertement. Ayant cependant des vengeances à exercer, il a recours forcément à des moyens occultes : le poison et le feu. Ce sont les armes des lâches ; mais ce sont aussi les armes des opprimés réduits à agir dans l’ombre. Aussi le bon comme le mauvais nègre est-il toujours approvisionné de poison, ou du moins sait-il où en trouver à l’occasion. C’est affaire de prévoyance.

Tout au plus pourrait-on invoquer, pour refuser à l’esclave le sentiment du bien et du mal, l’exemple du nègre heureux, reconnaissant, attaché à son maître, et lui donnant, par le poison, la preuve épouvantable de cet attachement et de cette reconnaissance. Mais il n’ignore pas les funestes effets de cette arme qu’il manie avec une habileté merveilleuse, puisqu’il calcule les conséquences de son action : d’une part, la mort ; de l’autre, la ruine. Il confesse franchement, hautement, le but qu’il poursuit ; il l’atteint, il s’en réjouit.

Le nègre sait donc bien qu’il commet un crime. D’ailleurs, en maintes occasions, la loi a frappé sous ses yeux des criminels. S’il ne prévoyait pas les conséquences fatales de son action, il ne chercherait pas les ténèbres pour l’accomplir, il n’attendrait pas d’être pris en flagrant délit pour l’avouer, ce qu’il ne fait, toutefois, que dans les cas d’empoisonnement par intention honnête ; sinon, il nie presque toujours, en face même du châtiment et de l’expiation.

Pourquoi l’esclavage qui n’a enlevé au nègre ni l’amour passionné pour ses enfants, ni le respect très-grand pour ses parents, ni le dévouement aux vieillards, aux infirmes et aux pauvres d’esprit, ni le sentiment religieux poussé jusqu’à l’exaltation ; pourquoi, dis-je, l’esclavage lui aurait-il enlevé la notion du bien et du mal, et l’aurait-il fait imbécile et idiot, seulement en matière de poison ?

Il nous paraît plus juste d’imputer au caractère du nègre ce qu’on impute exclusivement à l’esclavage. Alors même qu’il applique le poison dans un but honnête, selon lui, le nègre ne voit pas bien le mobile vrai de son action. Il est de bonne foi en confessant ses intentions ; mais il fait un peu obscur dans un coin de son esprit ; ces ténèbres l’empêchent de discerner qu’il obéit, à ces moments-là, à la colère et à un sentiment de vengeance qui est le fond, non pas de sa nature d’esclave, mais de sa nature naturelle, si j’osais dire.

Le nègre est fougueux et fortement impressionnable. Pour une injure, pour une simple contrariété, le sang lui afflue au visage, qui se décompose littéralement. Son épiderme, même sous le noir le plus prononcé, prend une teinte lie de vin ; ses yeux s’injectent de filets sanguinolents et de jaune, les artères des tempes lui battent avec violence, il ressent une sorte d’ivresse, sa tête bout.

Ces symptômes sont communs aux hommes coléreux ; mais le nègre, dominé par sa condition, est obligé de se contenir et de concentrer sa colère ; qui laisse nécessairement des traces profondes et durables. Il s’ensuit que le nègre est rancuneux, boudeur, qu’il pardonne peu. Emportant sa colère avec soi, il va la couver dans un coin ; presque toujours quelque vengeance en éclôt, dont le dessein bien arrêté fermente tant que l’équilibre du sang ne s’est pas rétabli. Si l’occasion fatale s’offre avant ce terme, il en profite ; si elle lui manque et que le calme de ses sens soit revenu assez promptement, sans oublier l’injure, il ajourne la vengeance et en atténue même quelquefois les effets.

Prenons pour exemple le cas de ce propriétaire tant aimé de ses esclaves qui, pour le retenir au milieu d’eux, le ruinent par le poison. Eh bien ! dans ce fait, il n’y avait pas autre chose, au fond, qu’une violente contrariété, suscitée par la défiance, par la crainte et par une sorte de prévision de l’avenir. Ils étaient heureux avec ce maître ; lui parti, qui les conduirait ? Seraient-ils gouvernés avec autant de douceur ? Qui répondait que le maître, une fois en France, ne serait pas tenté d’y rester, de vendre peut-être sa propriété ? Entre quelles mains passeraient-ils ? Terribles questions ! Les nègres n’ont pas le droit de présenter des observations ; d’ailleurs les écouterait-on ? Et puis, il est si aisé de les tromper !

Développez ces raisonnements, poussez-les jusqu’à leur extrême limite, vous arrivez à une de ces conclusions brutales qui excitent le faible à s’armer contre le fort. L’arme est toute trouvée ; on en use. Le fort est vaincu, il se soumet et courbe la tête avec épouvante devant un crime qui veut se colorer d’une intention honnête et sentimentale.

Le grand malheur de l’esclavage, sa faute, est d’avoir donné aux nègres une arme aussi funeste que le poison, qu’ils emploient en toutes occasions, sachant bien, calculant avec exactitude tout le mal qui en résultera.

Le poison est à la fois l’arme offensive et défensive de l’esclave.

Et ici je dois faire observer qu’il s’en sert si habilement, que rarement il l’applique avec violence ; c’est toujours par petites doses qu’il procède. La mort ne doit venir que lentement, progressivement, avec des alternatives d’espérance et de suprême agonie. C’est quelquefois un raffinement de cruauté, une atroce joie que se donne l’empoisonneur d’assister aux souffrances et aux langueurs de sa victime. Souvent aussi, c’est un autre sentiment qui le pousse à agir de la sorte. Le nègre considère le poison comme un instrument chargé de manifester son pouvoir ; conséquemment, les premières atteintes, dans sa pensée, doivent être un avertissement ; il compte sur les symptômes plus ou moins alarmants, pour arrêter telle mesure, pour provoquer telle autre ; il garde et veut laisser une espérance. Entre le premier et le second avertissement, il y a toujours une lacune. C’est le temps de la réflexion. Il récidive quand il y a lutte contre lui et contre sa volonté.

Le suicide par le poison est également de sa part la manifestation d’un chagrin, d’une douleur, d’une blessure qu’il dénonce au maître. Là encore, il procède par alternatives. Les symptômes ne sont jamais douteux ; c’est donc au maître, à qui ils n’échappent pas, à trouver le remède au mal dont l’esclave est rongé, le beaume à la plaie qu’il ne montre pas toujours, car souvent la cause vient du maître lui-même.

La placidité avec laquelle les créoles vivent au milieu du fléau étonne d’abord vivement les Européens ; puis ils s’habituent peu à peu, et tout aussi bien que les créoles eux-mêmes, à avoir incessamment suspendue au-dessus de leur estomac cette coupe de Damoclès.

Est-ce indifférence, insouciance, effet du climat, ou bien conséquence de la vie coloniale ? c’est ce que je ne saurais dire.

Ainsi il n’est pas rare que, sur une habitation ou dans une maison de ville, on conserve dans l’intérieur certains esclaves réputés maîtres empoisonneurs, et même qu’on leur montre une confiance illimitée dans la conduite et les soins du ménage ; bien souvent ils ont la garde et la surveillance des enfants. On ne paraît guère s’en préoccuper.

Je fis frémir un de mes amis, nouvellement arrivé aux Antilles, en lui racontant que, sur l’habitation d’un de mes parents où je le conduisais en visite, le cuisinier passait, — ceci sans épigramme, — pour un empoisonneur émérite.

Ce nègre, malgré sa fatale réputation, n’en était pas moins resté à ce poste de confiance près de vingt ans. De rares cas d’empoisonnement attristèrent l’habitation. Des bestiaux seulement furent atteints de loin en loin. On soupçonna toujours ce Vatel crépu, mais sans jamais le pouvoir surprendre en flagrant délit ; on ne chercha même pas à le faire. En bonne politique coloniale, c’eût été une imprudence. L’ignorance, au contraire, que l’on affectait sur les talents monstrueux et quelque peu excentriques de ce cuisinier, fut la sauvegarde du maître de l’habitation et de sa famille.

En général, tant que le mal ne s’est pas encore introduit sous le toit intime, autour de la table, le maître a tout intérêt à vivre dans la plus parfaite sécurité. Le moindre doute, le moindre symptôme de crainte ou de défiance qui nécessite l’expulsion violente d’un domestique ou simplement son déplacement de fonctions, si adroitement qu’on s’y prenne, est le signal d’un crime.

Le cuisinier empoisonneur dont je parle n’était pas dangereux devant ses fourneaux, qu’il administrait avec distinction depuis vingt ans : il fût devenu terrible si on lui eût retiré ses casseroles.

Cette science, toutefois, n’était jamais perdue. Si les bons procédés du maître, si l’affection de ses nègres pour lui et pour sa famille le garantissaient des atteintes de ce poison qui veillait nuit et jour à son chevet, à sa cuisine, et gardait toutes les avenues de sa maison, l’empoisonneur n’en était pas moins au service de ses voisins. C’était même là souvent une tactique très-ingénieuse de la part d’un atelier mécontent, de cacher sur une habitation voisine la main vengeresse qui décimait une famille et ruinait un propriétaire, quelquefois dans l’espace d’une nuit.


III


Pendant un de mes séjours en Amérique, j’avais reçu mission de présenter à quelques habitants d’une de nos îles un jeune Français que ses fonctions appelaient à résider dans la colonie.

Il n’avait aucune notion, ou plutôt il n’avait guère, comme tous les européens, que des notions fausses sur l’existence coloniale. Il s’était fait, entre autres erreurs, une idée mesquine de la vie de campagne aux colonies. Afin de rectifier tout de suite ses jugements et de l’initier, du premier coup, aux splendeurs de cette végétation qui n’a pas sa pareille dans le monde, au spectacle de l’activité d’une habitation, de l’étendue des propriétés, du côté curieux et original des rapports entre le maître et l’esclave, je résolus de le conduire, pour son début, sur une des sucreries les plus considérables de l’île.

C’était précisément à un moment de coupe et de roulaison, le moment de la récolte, dirions-nous ici. C’est alors que le mouvement est le plus énergique sur une habitation.

Un atelier de deux cents nègres enveloppe d’un cercle mouvant et noir la pièce (champ) de cannes, avançant pas à pas, uniformément, abattant sous le coutelas la plante juteuse, jusqu’à ce qu’il ne reste plus, au milieu de la pièce, qu’un bouquet d’une dizaine de pieds de circonférence. Cette espèce d’îlot de verdure est le repaire des serpents et des rats, chassés en avant et cernés de tous côtés. Il se livre bien certainement, dans les ténèbres de ces lieux, des combats fantastiques. Pendant la nuit, ceux des rats, et ils sont monstrueux, que les serpents n’ont pas dévorés, parviennent à s’évader ; mais les serpents un peu imprudents, et surtout rassasiés, se blottissent avec obstination dans ces fourrés où on leur a ménagé de si pantagruéliques festins. Puis, quand la coupe est achevée, on met le feu à l’îlot, en faisant bonne garde autour, pour que ni reptile ni rongeur n’échappe à l’auto-da-fé. Des rats, quelques-uns trouvent à s’enfuir ; mais presque tous les serpents sont pris ; et comme ils ont dévoré bonne quantité des quadrupèdes, il se trouve que la chasse est tout naturellement double.

La coupe d’une pièce de cannes dure plusieurs jours et s’exécute au carillon de gaies chansons. Dès le second jour, pendant qu’une partie de l’atelier taille en plein dans ces petites forêts de cinq ou six pieds de haut, l’autre moitié rassemble les cannes en paquets ou gerbes, et les charge sur des mulets bâtés ou sur de pesants cabrouets (sorte de charrettes) attelés de bœufs mugissants. Les muletiers en croupe partent au galop, faisant claquer leur fouet et à la file les uns des autres. Du champ de cannes au moulin, où mulets et cabrouets viennent jeter leur charge, c’est un va-et-vient continuel, une espèce de chaîne sans fin, un tumulte incessant, un brouhaha de chants, de cris, de jurons, de claquements de fouets, de hennissements de mulets et de chevaux, de beuglements de bœufs. Les muletiers qui partent apportent au moulin la chanson de l’atelier et rapportent à l’atelier la chanson du moulin ; et quelles chansons et quels chœurs ! des notes à casser la voix, des mélodies à briser le tympan, des mesures à mettre en branle tous les danseurs de la terre : c’est une vie nouvelle sur l’habitation, toute pavoisée de rires, de bonheur, de gaieté !

Le nègre qui montre le plus d’insouciance au travail habituel, reprend du nerf ces jours-là ; pour les enfants, c’est une joie indicible.

Devant le moulin, les cannes amoncelées en montagne passent de mains en mains pour arriver jusqu’aux cylindres puissants qui les broient et les rendent converties en une matière molle et spongieuse. Cette matière, désignée sous le nom de bagasse, est destinée à alimenter le feu sous les chaudières gigantesques où bout le jus de la canne, dont l’odeur enivrante fait dresser les oreilles et ouvrir le naseau aux mulets et aux bœufs devinant, pour le soir, la boisson dont ils sont le plus friands. Les bêtes ont donc également leur part de joie dans cette récolte.

Les nègres et les négresses, nus jusqu’à la ceinture, les épaules et le corps ruisselant et luisant de sueur, la chanson aux lèvres (quand ils ne déchirent pas un morceau de canne à belles dents), se démènent comme des démons, ne laissant chômer ni les cylindres affamés et insatiables, ni les chaudières où, en passant de l’une à l’autre, le jus de la canne se transforme pour aller enfin se cristalliser dans de larges et longs bacs que le propriétaire vient incessamment surveiller. Il suit cette dernière opération surtout avec une sorte d’inquiète préoccupation. Là, en effet, est la question pour lui. Le sucre sera-t-il -beau ou sera-t-il de mauvaise qualité ? Autour de ces bacs s’élèvent et s’écroulent bien des illusions, bien des calculs, bien des espérances ! Question de fortune ou de ruine ; de vie ou de mort souvent.

Quand vient le soir l’atelier rentre, les mulets et les bœufs se reposent, la chaîne électrique est interrompue ; toute l’action, toute l’activité se concentre autour du moulin qu’enveloppe une épaisse vapeur, au milieu de laquelle brillent des feux de torches et les flammes des cheminées. Les chants plus serrés, plus nourris, retentissent en chœurs formidables pendant toute la nuit, où les nègres font le quart comme sur les vaisseaux ; quelquefois le tambour se joint aux voix.

C’est une fête gigantesque que ce travail de roulaison, et qui se termine presque toujours par un immense bamboula sur les riches sucreries, et quand la récolte est bonne.

Aucune sorte de travaux en France, dans quelque usine que ce soit, ne peut donner une idée de ce spectacle étourdissant pour un étranger. En France, tout est méthodique, réglé, ordonné. Là, c’est un tohubohu, un mouvement, un pêle-mêle sans nom, un dévergondage de travail, si j’osais dire.

Il en reste une impression profonde, charmante et grandiose à la fois.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, la première opération de la roulaison est le broiement de la canne entre les meules dentelées du moulin mû par l’eau, par le vent ou par les animaux. Depuis quelques années, on a introduit aux colonies des moulins à vapeur. Je dois constater que c’est un peu contre la volonté des colons, assez routiniers par tempérament.

Le jus de la canne est conduit, au sortir du moulin, par une gouttière en bois, dans une chaudière où il reçoit la première cuisson, qui a pour effet principal d’épurer ce jus en le dégageant de l’alumine résultant du broiement actif des cylindres et de l’ébullition. Un nègre, armé d’une longue gaule (long bâton) au bout de laquelle est emmanchée une large spatule en bois, écume la surface de cette chaudière avec une certaine délicatesse.

Dès que l’ébullition se produit, le contenu de cette première chaudière, sans cesse alimentée d’ailleurs par le moulin, est transvasé au moyen d’un vase ou couï, formé d’une moitié de calebasse, et également emmanché au bout d’un long bâton, dans une seconde chaudière, plus fortement chauffée que la première, et soumise à une ébullition plus intense. Un autre nègre, armé d’un instrument semblable à celui de son voisin, continue l’écumage ; tout en opérant une sorte de mixture entre l’alumine qui flotte à la surface et la matière contenue au fond de la chaudière. Cependant, il arrive que l’écume est encore assez considérable dans cette seconde chaudière pour nécessiter une opération semblable à celle qui se pratique dans la première, au moyen de la spatule de bois dont j’ai parlé.

Le jus de la canne soumis à cette seconde cuisson se nomme vesou ; il exhale, comme je l’ai dit, une odeur délicieuse, alléchante même pour les animaux qui la hument avec une véritable volupté, le naseau au vent.

Le vesou passe à son tour dans une troisième chaudière, et quelquefois dans une quatrième ; là, dégagé de tous les principes qui s’opposaient à sa concrétion, et abandonné à une complète ébullition, mais non pas sans un travail constant de mixture, il devient sirop. Le sirop cuit jusqu’à un degré déterminé, après quoi un nègre le verse dans des conduits en bois aboutissant à ces bacs que j’ai désignés plus haut, et où, en se refroidissant, le sirop se transforme en sucre et se cristallise. C’est à partir de la seconde chaudière que le propriétaire commence à espérer ou à redouter les résultats de sa récolte ; mais c’est au bac que se dit le dernier mot de ce mystère.

Ces trois ou quatre chaudières rangées comme je l’ai décrit, maçonnées dans une sorte de fourneau, se nomment une batterie. Sur les grandes et riches habitations, on compte jusqu’à deux ou trois batteries.

Rien de plus pittoresque que le spectacle intérieur de la partie des bâtiments d’exploitation où se fait la cuisson, pendant la nuit surtout. Éclairés par des torches accrochées autour de la muraille, ou par des quinquets à réflecteurs, les torses nus des nègres, ruisselant de sueur et confondus, pour ainsi dire, dans l’épaisse et odorante fumée des chaudières, se dessinent vivement au-dessus des batteries. De toutes parts, les chants éclatent pendant le jour et bourdonnent à peine, une fois la nuit venue.

Pour en finir avec cette opération de la fabrication du sucre, je dirai que la matière cristallisée dans les bacs est transvasée dans des barriques percées de cinq à six trous à leur partie inférieure et placées sur de larges caillebotis, dans un bâtiment nommé purgerie. Là, le sirop qui reste encore dans le sucre s’égoutte et constitue ce qu’on appelle la melasse.


IV


J’avais donc bien choisi en prenant un de ces moments-là pour conduire mon recommandé sur l’habitation que je savais être une des plus propres à lui donner un haut goût de cette sorte de vendanges coloniales.

Mais en arrivant sur la propriété, terme de notre voyage, je fus tout étonné de ne voir point l’atelier à l’ouvrage. J’aperçus bientôt la pièce de cannes dont la coupe avait été entamée, délaissée ; sur le bord du chemin, quelques coutelas gisaient abandonnés, des cabrouets, dételés et à moitié chargés déjà, barraient la route, le brancard à terre ; un peu plus loin, je remarquai le fouet du commandeur, ce sceptre terrible, couché impuissant à l’entrée de la pièce où le sol était foulé sous des trépignements tout frais encore.

Il me parut que ce désordre avait quelque chose de sinistre. Nous avançâmes, ne rencontrant pas l’ombre d’un nègre sur nos pas ; plus nous approchions de la maison du maître, plus l’atmosphère, autour de nous, semblait chargée de tristesse et de lugubres symptômes. En entrant sur la vaste savane qui s’étendait à plus d’un kilomètre, et ordinairement peuplée de bestiaux, je comptai deux mulets se traînant lentement à travers les herbes, Un silence solennel planait sur ces solitudes. Partout où nos regards s’arrêtaient, j’observais des traces de ce désordre que j’avais trouvé dans la pièce de cannes. Rien n’était à sa place accoutumée. La cheminée du moulin lançait en spirales les dernières vapeurs d’une fumée pâle et froide.

— Mon Dieu ! m’écriai-je tout à coup.

— Qu’est-ce donc ? me demanda mon compagnon en voyant mon émotion.

— Je redoute un effroyable malheur, lui répondis-je en mettant mon cheval au galop ; suivez-moi.

En longeant le parc aux bestiaux, je le vis désert ; toutes les cases à nègres étaient fermées, et pas le plus petit négrillon ne montrait sa tête crépue et son ventre gonflé comme un ballon, au milieu des jardins verts et encore bien cultivés qui entouraient les cases. À cent pas plus loin, je rencontrai une vieille négresse décharnée, décomposée, errant comme un spectre. Elle fit la révérence et se signa en nous voyant. Je n’osai pas la questionner, et je continuai ma route au galop du cheval.

— Mais que se passe-t-il donc ? me demanda de nouveau mon compagnon qui se sentait ému de mon trouble sans qu’il s’en rendît compte.

Nous arrivâmes sous l’immense arcade de verdure qui ombrageait le seuil de la maison du maître.

Deux jeunes nègres se présentèrent les yeux rougis par les pleurs. Selon l’usage, l’un d’eux prit nos chevaux par la bride qu’il enroula autour de ses bras.

— Maître me dit-il à voix basse, je ne puis donner ni à boire ni à manger à vos chevaux.

— Je m’en doute, lui répondis-je.

L’autre domestique nous introduisit dans l’intérieur de la maison désolée, où s’offrit à nos yeux le plus navrant des spectacles. Au fond d’une longue galerie close en jalousies, trois jeunes enfants entouraient leur mère, deux assis sur ses genoux et la tête penchée sur son sein, le troisième debout devant elle, les bras passés autour de son cou. La pauvre femme priait affaissée sur un lit de repos, le regard fixé au plancher, le front abattu et les mains croisées. Elle priait ainsi depuis deux jours, la malheureuse ! Dans un coin se tenaient accroupis et silencieux un groupe de quatre petits nègres, nus, enlacés les uns dans les autres, comme une pelote de vers. De temps en temps, ils levaient leurs grands yeux jaunes pour regarder leur maîtresse, échangeaient quelques mots entre eux, puis retombaient dans leur immobilité. Le chef de cette famille arpentait à grands pas la longue galerie avec une agitation fébrile, le regard sombre, les doigts crispés ; son visage était pâle et couvert de larges gouttes de sueur. Il vint au-devant de nous, me tendit la main avec affection, et nous conduisit auprès de sa femme. Mon compagnon, qui ne comprenait ou ne devinait encore rien demeurait atterré.

— Mon pauvre ami, me dit l’habitant, nous voilà ruinés ; depuis avant-hier le poison a ravagé l’habitation.

L’Européen dressa la tête et devint blanc comme un sépulcre.

— Cela a commencé, comme toujours, par les mulets et par les bœufs, il y a huit jours. Vous savez que mes nègres m’aiment beaucoup. Je fis appeler le commandeur et lui ordonnai une active surveillance ; ce qu’il fit ou ne fit pas, je n’en sais rien : toujours est-il que la nuit suivante je perdis de nouveau trois mulets et quatre bœufs. Au moment de la roulaison, cela devenait inquiétant. La mortalité continua ; trois de mes chevaux périrent ; quarante-huit heures après, il ne me restait plus que ces deux squelettes que vous avez dû rencontrer dans la savane, et qu’on m’a laissés comme ces ruines qui attestent la place où fut un monument ou une ville. Mais ce n’est pas tout, le vertige a pris mes nègres eux-mêmes, et depuis hier, mon hôpital est comble ; ils y meurent comme des mouches, d’une maladie indéfinissable et indéfinie. Comme si ce n’était pas assez, dans le petit bois qui est derrière le moulin, on en a trouvé hier au soir dix, et ce matin cinq de pendus. Je ne sais plus où cela s’arrêtera !…

— Quelle horreur ! s’écria le jeune européen.

— Ne soupçonnez-vous personne ? demandai-je au pauvre créole.

— Eh ! mon Dieu ! me répondit-il, je vous le demanderai à vous, qui connaissez les mœurs de ce pays, sait-on jamais qui il faut soupçonner ? Tout ce que je puis vous dire, c’est que mon commandeur, mon raffineur et mes deux chefs muletiers sont partis marrons. Vous avez dû voir qu’on avait commencé à couper des cannes ; l’atelier ne veut plus ou plutôt ne peut plus aller au travail. Comment transporterait-on les cannes au moulin ? Plus un mulet, plus un bœuf ici ! Tous mes voisins roulent en ce moment ; je n’ai donc aucun secours à attendre d’eux, et d’ailleurs, oserais-je leur emprunter un quatre-pattes quelconque ! Ma fille aînée est depuis une heure à l’hôpital, où ma pauvre femme elle-même a passé la nuit, occupée à relever le courage des malades et des désespérés ; elles ont parcouru ensemble les cases à nègres, prodiguant les caresses, les consolations, la prière, recueillant partout des témoignages de dévouement et d’affection, mais le mal est fait ! L’intervention de ma fille a produit une certaine impression sur le moral de ces malheureux ; c’est sur elle que je compte pour arrêter le fléau.

— Voulez-vous, dit tout à coup la femme de l’habitant, en se réveillant de la torpeur où elle était plongée, que je retourne avec les enfants visiter l’hôpital ?

— Allez, chère amie, répondit le planteur, et que Dieu vous inspire !


V


La pauvre dame partit avec ses enfants pour cette mission de paix et de consolation, qui est le lot des femmes et des enfants aux colonies, au milieu de cette population d’esclaves.

Quand elle fut sortie de la galerie :

— Vous accepterez bien de boire un verre de sang-gris ? nous demanda l’habitant.

Appelant le jeune nègre qui nous avait introduits :

— Pantalon, lui dit-il, prépare vite trois verres de sang-gris.

Le sang-gris est une boisson composée de madère, de sirop clarifié et de muscade, que l’on mélange au moyen d’un bâton long de six pouces, dont l’extrémité qui plonge dans le liquide est armée de petites ailes ; en le tournant vivement entre les deux mains, ce bâton, qu’on appel dans le pays bâton lélé, agite violemment le liquide et hâte la mixture des éléments qui entrent dans le sang-gris. C’est la boisson favorite d’un grand nombre de créoles.

Mon compagnon de voyage, en entendant parler de boire quelque chose dans une maison où le poison coulait à flots, nous regarda en pâlissant. L’air calme et indifférent du planteur ne le rassura pas plus que le signe que je lui fis de n’avoir rien à craindre.

— Croyez-vous, dis-je à notre hôte, que votre commandeur et les autres marrons soient les coupables ?

— Ce sont répondit-il, d’excellents sujets ; je n’ai aucune raison de les soupçonner.

— Leur fuite, cependant… hasarda mon ami.

— N’est pas une preuve, Monsieur ; ils sont partis marrons poussés par ce même vertige qui a fait que les autres se laissent mourir ou se pendent. Dans ces moments-là, voyez-vous, les nègres perdent la tête, la raison, le sens commun. Quand ils voient le fléau exercer ses ravages sur une aussi vaste échelle, il leur semble que c’est la fin du monde. Ils n’attendent pas la mort, ils vont au-devant d’elle.

— Pardon, Monsieur, interrompit le jeune européen, vous avez dit que vos nègres se laissent mourir à l’hôpital…

— Oui, Monsieur ; explique qui pourra et comme on voudra ce fait, mais il est certain que le nègre est doué de cette fatale et curieuse faculté qui dénote évidemment dans son organisation une prédominance nerveuse extraordinaire, de se rendre malade à volonté et de se laisser littéralement mourir…

— À volonté ?

— Ma foi, oui ! ou peu s’en faut, attendu qu’il se guérit en quelque sorte avec une énergie égale à celle qu’il met à se rendre malade ; et je suis convaincu que les trois quarts des nègres que j’ai perdus ces jours-ci sont morts de la sorte…

— Mais, demandai-je au planteur, savez-vous à quel motif attribuer le malheur que vous atteint ?

— Je crois le connaître.

À ce moment le jeune nègre entra, portant sur un plateau d’argent massif les trois verres de sang-gris, et se disposait à les poser sur un buffet.

— Sers d’abord Monsieur, commanda le planteur en désignant mon compagnon.

Celui-ci n’eût pas plus frémi dans la maison des Borgia qu’il ne trembla en allongeant la main vers le plateau. Il se croyait en plein mélodrame, et me regardait d’un air de reproche qui n’échappa point au jeune nègre.

Pa ni per (n’ayez pas peur), murmura celui-ci en souriant d’un sourire triste, vous pouvez boire, Monsieur.

Notre hôte et moi prîmes hardiment nos verres, et sans qu’il nous vînt même à la pensée d’hésiter, nous vidâmes notre sang-gris jusqu’à la dernière goutte.

En effet, nous n’avions rien à redouter ; ce n’était pas sur les maîtres, c’était sur les animaux que frappait le poison. La confusion même n’était pas à redouter.

Voilà certes, qu’on me permette d’y insister, un des côtés les plus curieux de cette vie des colonies. L’explication du planteur sur la cause présumable du fléau qui venait de le ruiner n’en est pas non plus un des traits les moins bizarres.

— Je vous disais donc, reprit l’habitant, que je croyais savoir la cause de ces empoisonnements. Comme d’habitude, elle est bien futile en apparence. J’ai renvoyé dernièrement mon économe pour prendre à mon service celui de l’habitation voisine. Le commandeur me fit observer que c’était, selon son expression, une mauvaise affaire. Cet homme est très-doux, cependant, très-humain et fort intelligent. Que peuvent-ils lui reprocher ? vous le savez, s’il fallait écouter toutes les réclamations et toutes les plaintes, on serait l’esclave de ses nègres ; on l’est déjà bien assez sans cela ! Je sermonnai mon commandeur de mon mieux et le renvoyai convaincu. Je comptais sur l’affection de mes nègres pour qu’ils eussent pleine confiance en moi ; je me suis trompé, voilà tout. Et encore dois-je les accuser ? Peut-être est-ce de l’habitation même d’où sort cet économe qu’est parti le coup, car on se perd dans ce mystérieux jeu du poison, où tout est ténèbres…

— En supposant que les nègres voisins en voulussent à ce malheureux économe, objecta l’européen, comment admettre, puisqu’il les avait quittés, que leur haine soit retombée sur vous ?

— Oh ! ce n’est pas moi qu’ils ont cru frapper, mais lui seul…

— Comment ?

— Ils ont pensé que du moment où je verrais les désastres causés sur mon habitation par la présence de cet homme, je me hâterais de le renvoyer, et qu’il se trouverait ainsi sans place. Ils avaient calculé qu’il m’en coûterait un ou deux mulets, et que ce premier avertissement me donnerait l’éveil ;… c’était se venger à bon marché… Je n’ai pas tenu compte de la leçon, j’en suis rudement puni !

— Et persistez-vous à garder cet économe ?

— Oh ! non, j’ai remercié ce pauvre diable ce matin. Je l’ai annoncé hautement. Je verrai bien si, grâce à cette mesure, nous sommes au bout de nos afflictions.


VI


Nous avions accepté l’hospitalité que, au milieu même de son malheur, le brave planteur nous avait offerte avec la généreuse cordialité des créoles. Un peu de curiosité m’avait engagé à cette indiscrétion ; je voulais savoir le dénoûment de ce lugubre épisode.

Dès le soir, la femme et la fille de l’habitant rapportèrent, en rentrant, de meilleures nouvelles sur l’état moral des nègres, effet évident de l’avis donné du départ de l’économe. Les plaies se cicatrisaient déjà, l’hôpital se désemplissait, les cases se rouvraient enfin devant leurs hôtes. La cause vraie ou supposée de tant de malheurs, je dis vraie ou supposée de la part des nègres eux-mêmes, avait disparu ; le courage leur revenait. Puis, le lendemain, les quatre enfants du planteur eurent mission, de la part des femmes ou des concubines des marrons, de demander leur grâce, qui fut accordée. Deux jours après, les bras et les cœurs étaient prêts au travail, le calme était rétabli partout sans qu’aucun châtiment soit venu troubler et attrister ce retour à l’ordre.

Ce qui avait frappé le plus mon compagnon de voyage, dans ce drame dont nous n’avions vu que la fin, ce fut, on se le rappelle, l’aisance et l’insouciance de l’habitant à demander et à faire offrir à ses hôtes des verres de sang-gris. Dans sa pensée, il me l’avoua plus tard, il n’était pas possible de commettre plus froidement un suicide. Il me confessa encore que, malgré l’assurance avec laquelle il nous vit vider nos verres, ses terreurs n’avaient point diminué et il avait avalé son sang-gris, avec la conviction qu’il venait de boire la mort.