Les origines de l'alchimie/Les Alchimistes œcuméniques

Les origines de l’alchimie
GEORGES STEINHEIL (p. 127-132).

LIVRE SECOND
LES PERSONNES

CHAPITRE PREMIER

LES ALCHIMISTES ŒCUMÉNIQUES


Donnons les noms des alchimistes grecs, ceux-là surtout que les anciens manuscrits appellent œcuméniques, à cause de leur importance et de leur autorité universelle. La liste la plus vieille est celle du Philosophe Anonyme[1] : « Expose des règles de la Chrysopée, en commençant par les noms des artistes. Hermès Trismégiste écrivit le premier sur le grand mystère. Il fut suivi par Jean, l’Archiprêtre de la Tuthie en Évagie et des sanctuaires qui s’y trouvent. Démocrite, le célèbre philosophe d’Abdère, parla après eux, ainzi que les excellents prophètes qui le suivirent. On cite alors le très savant Zosime. Ce sont là les philosophes œcuméniques et renommés, les commentateurs des théories de Platon et d’Aristote. Olympiodore et Stephanus, ayant fait des recherches et des découvertes, ont écrit de grands mémoires sur l’art de faire de l’or. Tels sont les livres très savants dont l’autorité va nous guider. » Cette liste remonte au VIIe ou au VIIIe siècle ; elle peut être étendue, en y adjoignant les noms des auteurs qui font partie des énumérations suivantes.

En effet une liste presque aussi ancienne figure au commencement du manuscrit de saint Marc[2], sous la rubrique : « Noms des philosophes de la science et de l’art sacrés. Ce sont : Moïse, Démocrite, Synésius, Pauseris, Pebichius, Xénocrate, Africanus, Lucas, Diogène, Hippasus, Stéphanus, Chimès. Le Chrétien, Marie, Petasius, Hermès, Théosébie, Agathodémon, Théophile, Isidore, Thalès, Héraclite, Zosime, Philarète, Juliana, Sergius. » À côté des noms des vieux philosophes grecs, tels que Xénocrate, Diogène, Hippasus, Thalès, Héraclite, cette liste contient les noms d’auteurs alchimistes véritables, cités pour la plupart dans les traités que nous possédons.

Voici une autre liste, d’après les manuscrits de la Bibliothèque nationale[3] :

« Connais, ô mon ami, le nom des maîtres de l’œuvre : Platon, Aristote, Hermès, Jean l’Archiprêtre dans la divine Évagie, Démocrite, Zosime le grand, Olympiodore, Stéphanus le philosophe, Sophar le Perse, Synésius, Dioscorus le prêtre du grand Sérapis à Alexandrie, Ostanès et Comarius, les initiés de l’Égypte, Marie, Cléopâtre femme du roi Ptolémée, Porphyre, Épibéchius, Pélage, Agathodémon, l’empereur Héraclius, Théophraste, Archelaüs, Petasius, Claudien, le Philosophe Anonyme, Ménos le philosophe, Panseris, Sergius. Ce sont là les maîtres partout célèbres et œcuméniques, les nouveaux commentateurs de Platon et d’Aristote. Les pays où l’on accomplit l’œuvre divine sont l’Égypte, la Thrace (Constantinople), Alexandrie, Chypre, et le temple de Memphis. »

La dernière liste, sous sa forme actuelle, serait postérieure au temps d’Héraclius, d’après la citation du nom de cet empereur et de celui de Stéphanus, son contemporain. Elle fait mention du temple de Memphis, probablement détruit en même temps que le Serapéum vers la fin du ive siècle ; ce qui en ferait remonter plus haut la première rédaction.

Remarquons cependant que les noms des laboratoires alchimiques signalés ici sont de l’époque byzantine. Or il existe une énumération beaucoup plus vieille des endroits où l’on prépare l’or, énumération où il est question seulement de villes égyptiennes, dont le nom a été parfois mutilé par un copiste qui ne les connaissait pas[4]. « Il faut connaître en quels lieux de la terre de la Thébaïde se prépare la poudre mystérieuse : Cléopolis (Héracleopolis), Alycoprios (Lycopolis), Aphrodite, Apolenos (Apollinopolis) et Élephantine. » Ces noms eux-mêmes paraissent tirés d’un morceau défiguré d’Agatharchide, relatif aux sièges des exploitations métallurgiques d’Égypte, sièges qui auraient été identifiés plus tard avec les lieux supposés de la fabrication de l’or[5].

En somme, pour les lieux, comme pour les hommes, il semble que nous ayons affaire dans tout ceci à des listes anciennes, complétées plus tard par les copistes et commentateurs et étendues jusqu’au viie siècle.

Comparons-les avec les auteurs alchimiques cités dans le Kitab-al-Fihrist, catalogue des sciences de Ibn-Abi-Yacoub-An-Nadim, auteur mort en l’an 235 de l’Hégire c’est-à-dire vers 850. Ce traité est postérieur à nos listes et peut servir à les contrôler. M. Derenbourg a eu l’obligeance de traduire verbalement pour moi la page 353 du texte et les suivantes. La magie et l’alchimie y sont confondues, conformément aux analogies historiques.

Voici le résumé de ce texte :

« Œuvres d’Hermès sur la magie[6] : — livres d’Hermès à son fils sur la magie — livre de l’or qui coule (fusion de l’or ?)[7], — livre adressé à Toth, sur la magie, etc.

« Ostanès d’Alexandrie. Il a écrit mille dissertations sur les secrets et les énigmes, etc.

« Zosime a suivi la même voie qu’Ostanès. Il a écrit les clefs de la magie, qui comprennent un grand nombre de livres et de traités.

« Les noms des philosophes qui se sont occupés de magie comprennent Hermès, Agathodémon, Onatos (?), philosophe pythagoricien de Crète, Platon, Zosime, Démocrite, Ostanès, Hercule (ou Héraclius), Marie, Stephanus, Chymes, Alexandre, Archélaus, le prêtre chrétien Arès. » Suivent divers noms qu’il n’a pas été possible de faire coïncider avec ceux des chimistes grecs.

À la page 354, l’auteur arabe donne les titres des livres écrits par les sages, livres qu’il cite pour les avoir vus, ou d’après un auteur autorisé. On y trouve, parmi d’autres inconnus on non identifiés, les titres suivants qui se rapportent tous à des ouvrages ou à des personnages dénommés dans nos manuscrits : ouvrage de Dioscorus sur la magie ; ouvrage de Marie la Copte ; livre d’Alexandre sur la pierre ; livre de la pierre rouge ; traité de Dioscorus répondant à Petasius ; livre de Stephanus ; grand livre de Marie ; livre d’Eugenius ; livre de la reine Cléopâtre ; livre de Sergius adressé à Kavini, évêque d’Édesse ; le grand livre d’Arès (ou d’Horus), le petit livre d’Arès ; livre du Nazaréen… Livre de Démocrite sur les dissertations ; livre de Zosime adressé à tous les sages… Livre du moine Sergius sur la magie… Dissertation de Pélage ; livre de Théophile, etc.

En somme, dès le ixe siècle, les auteurs alchimiques que nous possédons étaient entre les mains des Arabes, lesquels ont pris les Grecs pour guides en alchimie, comme dans les autres sciences. La concordance entre les noms contenus dans ces diverses listes, d’origine si différente, en atteste l’authenticité : je veux dire qu’elle prouve l’existence avant le ixe siècle, de traités attribués à Hermès, à Démocrite, à Zosime, à Marie, à Stéphanus, traités dont un certain nombre sont parvenus jusqu’à nous par le manuscrit de saint Marc et par ceux de la Bibliothèque nationale de Paris et des autres Bibliothèques européennes. Le manuscrit 2.327, que nous suivons de préférence, renferme en effet des traités portant les noms de la plupart de ces auteurs ; nous avons essayé de donner plus haut la classification de leurs ouvrages.

Passons en revue les noms mêmes des auteurs, ceux du moins auxquels on peut rattacher quelque commentaire historique. Pour plus de clarté, nous les décomposerons en plusieurs catégories : les auteurs mythiques, dieux, rois, et prophètes ; les auteurs pseudonymes, et enfin les auteurs historiques, c’est-à-dire les auteurs réels, je veux dire connus sous leur nom véritable.

  1. Ms. 2.327, fol. 163 ; ms.  de saint Marc, fol. 79.
  2. Fol. 77 vo.
  3. Ms. 2.327, fol. 195 vo ; reproduite fol. 294 ; la même liste, ms. 2.250, fol. 245.
  4. Ms. 2.327, fol. 249 vo.
  5. Voir p. 36.
  6. Voir ms. de saint Marc, fol. 190.
  7. Voir le traité intitulé : Fusion excellente de l’or, p. 124.