Les nouvelles Matières explosives

Les nouvelles Matières explosives
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 407-438).
LES NOUVELLES
MATIÈRES EXPLOSIVES


I.

L’homme a toujours été ambitieux au-delà de ses moyens : il n’y a aucune proportion entre nos aspirations et nos organes. La nature nous a fait les bras trop courts et les reins trop faibles au gré de nos désirs. Ces titans qui soulèvent des montagnes et qui escaladent le ciel, ces dieux et déesses qui accomplissent des miracles, Mars qui terrasse les ennemis, Iris qui porte des messages rapides comme l’éclair, tant d’autres mythes poétiques n’attestent-ils pas l’ancienneté d’espérances à peine réalisées de nos jours? Quand le Prométhée d’Eschyle, s’insurgeant contre les décrets de Jupiter, énumère tout ce que l’art humain a tiré du sein de la nature, et oppose au maître de l’Olympe « ce géant indomptable qui trouvera un feu plus puissant que la foudre, des éclats plus retentissans que les éclats du tonnerre, et qui brisera le trident de Neptune, » il semble entrevoir à travers le voile de l’avenir les merveilleuses conquêtes dont nous sommes fiers.

Condenser, concentrer la force dans un engin qui nous grandit à la taille d’un géant ou d’un dieu, enfermer la mort dans une arme terrible qui peut l’envoyer au loin dans le camp ennemi, emprisonner l’énergie mécanique dans un outil qui nous permettra de faire œuvre d’athlète, voilà les rêves des inventeurs depuis Archimède jusqu’à Albert le Grand, et jusqu’aux modernes « abstracteurs de quintessence » qui pèsent les atomes et les groupent en combinaisons redoutables. On peut suivre la trace de ces idées en remontant aux temps les plus reculés, où le merveilleux se mêle à la réalité et rend tous les récits obscurs et suspects. Ce qui est certain, c’est que l’antiquité connaissait des matières inflammables destinées à être lancées sur l’ennemi et à brûler ses abris. Dans l’Inde, où des efflorescences de salpêtre couvrent les plaines voisines des rivières, cette substance a servi de temps immémorial à composer des feux volans; les Arabes, élèves de leurs voisins, l’appelaient neige de l’Inde. Les Arabes aussi bien que les Grecs du bas-empire ont fait un usage considérable des projectiles incendiaires, qu’ils lançaient avec des machines de guerre, et le sire de Joinville, dans son Histoire de saint Lovys, rapporte que l’armée des croisés en eut fort à souffrir.

Dès le XIIe siècle, l’Occident connaît les propriétés du mélange formé de salpêtre, de soufre et de charbon; de vieux manuscrits qui datent de cette époque renferment des recettes pour composer la poudre de guerre à peu près dans les proportions usitées encore aujourd’hui. Marcus Græcus en indique divers emplois dans son Livre des feux, dont la Bibliothèque nationale possède deux copies; il semble prouvé que cet auteur vivait avant le IXe siècle, mais la rédaction du Liber ignium ne remonte pas probablement au-delà du XIIe siècle. On y trouve la manière de fabriquer une fusée (tunica ad volandum) ou un pétard (tunica tonitrum faciens), une recette pour composer le feu grégeois, et d’autres moyens « de combattre l’ennemi par le feu tant sur mer que sur terre. » Roger Bacon donne la composition de la poudre en déguisant à moitié la formule sous un anagramme cabalistique ; il dit que ce mélange produit beaucoup de lumière avec un horrible fracas, et qu’il permet de détruire une ville et une armée entière.

La poudre n’est d’abord utilisée que pour tirer des feux d’artifice ou pour allumer des incendies; on la tasse dans des tubes à feu munis de mèches, qui sont lancés comme des traits au moyen des arbalètes. Bientôt elle fera elle-même office de ressort dans des mortiers, bombardes et veuglaires qui vomiront des pierres et des boulets d’airain. Dans la première moitié du XIVe siècle, l’usage des armes à feu de petit calibre se généralise peu à peu. « Naguère encore, écrit Pétrarque, cette peste était rare; maintenant elle est aussi commune que n’importe quel genre d’armes. » Les grosses bouches à feu commencent aussi dès lors à remplacer les anciennes machines de guerre qui envoyaient des projectiles dans les villes assiégées. Toutefois ce serait une erreur de croire que la découverte des propriétés balistiques de la poudre produisit immédiatement une révolution dans l’art de la guerre.

Les premiers essais de la grosse artillerie n’avaient donné que des résultats médiocres; il restait encore bien des choses à trouver pour compléter cette invention. Les bombardes causaient d’abord plus de frayeur à ceux qui les tiraient qu’elles ne faisaient de mal à leurs adversaires. Non-seulement la faiblesse des effets obtenus, le peu de sûreté du tir et le danger de l’emploi des armes nouvelles les discréditaient, mais on en a longtemps considéré l’usage comme peu chevaleresque, pour ne pas dire déloyal. Que nous sommes loin de ces temps ! À la fin du XVIe siècle, les armes à feu ne sont point encore définitivement acceptées. Écoutons Montaigne, qui écrit vers 1580 : « Sauf l’estonnement des aureilles, à quoy désormais chascun est apprivoisé, ie crois que c’est une arme de fort peu d’effect, et espère que nous en quitterons un iour l’usage. » Dans l’armée anglaise, on rencontre encore des archers en 1627, au siège de l’île de Ré, et les écrivains déplorent comme un symptôme de décadence l’emploi de plus en plus général des armes à feu. Cependant l’artillerie se perfectionne peu à peu, et l’on tire aussi parti de la poudre pour faire sauter les remparts : au siège de Belgrade, en 1441, on fit jouer les fourneaux de mines avec beaucoup de succès.

On vit s’établir dans tous les pays des moulins à poudre de construction diverse, qui se mettaient à fabriquer la poudre de guerre sur une vaste échelle pour les besoins des gouvernemens. À l’origine, le mélange de salpêtre, de soufre et de charbon était employé à l’état de poussier, quel que fût l’usage auquel on le destinait ; on fut plus d’un siècle à découvrir l’utilité du grenage. Alors on eut des grains de toutes les grosseurs, des grumeaux gros comme des noisettes, comme des pois, comme des lentilles, comme des grains de chanvre. Aujourd’hui les grains de la poudre à canon ordinaire mesurent en moyenne 2 millimètres, ceux de la poudre à mousquet 1 millimètre ; mais pour les canons de très fort calibre on se sert de poudres beaucoup plus grossières. Les grains des poudres belges de Wetteren et ceux de la poudre anglaise dite poudre pebble (poudre-caillou) ont une épaisseur moyenne de 15 millimètres ; la poudre prismatique russe se compose de prismes hexagones de 25 millimètres de hauteur et de 40 millimètres de diamètre transversal, percés de petits canaux pour faciliter l’inflammation ; chacun de ces prismes pèse 40 grammes. Le dosage des ingrédiens a beaucoup varié dans les premiers temps : on essaya toutes les proportions ; cependant on ne tarda pas à revenir au dosage qui a été reconnu dès le XVIe siècle comme le plus avantageux, six, as et as, c’est-à-dire 6 parties de salpêtre pour 1 de soufre et 1 de charbon. C’est la proportion encore adoptée en France pour la poudre de guerre ; la poudre de mine renferme 6 de salpêtre, 2 de soufre et 2 de charbon.

Comme le pain, la poudre est devenue un objet de fabrication courante dont la recette n’a guère changé depuis des siècles. Pourtant peu de substances ont été autant étudiées, essayées, expérimentées. On a examiné dans les plus petits détails les effets du grenage, du lissage, du séchage, des proportions et des qualités spéciales des ingrédiens. Une bonne poudre ne s’obtient pas seulement par le mélange en proportions convenables des composans : chaque phase de la fabrication a son importance, tout concourt à l’effet final. Un exemple frappant fera comprendre combien on se tromperait, si l’on croyait qu’il suffit de mélanger le salpêtre au soufre et au charbon. En l’an IV, dans un moment où on faisait flèche de tout bois, une commission composée de Borda, Pelletier et d’Aboville fut chargée d’étudier les simples mélanges de ce genre. On fit des expériences de tir : la bombe de 10 pouces, avec la charge de 4 kilogrammes, fut lancée, dans trois coups successifs, à 32 mètres, à 1160 et à 77 mètres, tandis que la même charge de poudre véritable portait la bombe à près de 2,800 mètres. Dans un canon de 24, une charge de 4 kilogrammes fusa par la lumière pendant une minute avant le départ du boulet! Il ne faut donc pas s’étonner qu’on ait toujours attaché une extrême importance aux procédés de trituration (par les meules, les pilotis, les tonnes, les presses) et à la bonne confection des grains. Enfin la préparation du charbon, la récolte du salpêtre et du soufre, ont donné naissance à des industries spéciales.

On sait combien l’azote est nécessaire à la végétation, et l’on connaît l’efficacité des nitrates comme engrais : aussi le salpêtre (nitrate de potasse) est-il demandé dans les fermes comme dans les poudreries. On ne le fabrique pas dans les usines, on le retire du sein de la terre, où il se forme spontanément par des réactions mystérieuses et obscures ; tout au plus s’efforce-t-on d’en activer la production par l’établissement de nitrières artificielles, où la terre destinée à la nitrification est abritée de la pluie et arrosée périodiquement avec des lessives de fumier. Depuis le siècle dernier, des quantités notables de salpêtre sont importées en Europe des Indes orientales, et depuis quarante ans le nitrate de soude, qu’on appelle aussi salpêtre du Chili ou du Pérou[1], nous arrive des plaines désertes qui s’étendent au pied de la chaîne des Andes. On y trouve le nitre à la surface du sol, en masses plus ou moins compactes, et les gisemens semblent inépuisables, car on croit avoir remarqué qu’au bout de quelque temps le sel se reforme là où il avait été enlevé. Le port péruvien d’Iquique a pris une telle importance depuis la découverte du nitre dans la province de Tarapaca, que la population s’accroît sans cesse malgré l’aridité du sol et le manque d’eau douce, qu’on est obligé de se procurer par la distillation de l’eau salée.

On brûla beaucoup de poudre dans les grandes guerres du XVe siècle, et la récolte du salpêtre devint dès lors un métier lucratif. Un édit de 1540 vient régler cette industrie en France en instituant des « salpêtriers commissionnés, » et à partir de cette époque chaque guerre nouvelle est l’occasion de nouveaux règlemens qui ont pour but de remettre en vigueur les onéreux privilégies des salpêtriers. Ces derniers avaient la haute main sur les terres et matériaux nitreux des écuries, bergeries, étables, caves, celliers, colombiers, et sur les plâtras des démolitions : ils avaient le droit de pratiquer « la fouille » à la condition de respecter les fondations des bâtimens. Les communes devaient leur fournir le bois pour leur travail, parfois le logement et les voitures pour le transport de leur marchandise, sans compter une foule d’autres privilèges, droits et exemptions, qui variaient d’une province à l’autre et qui étaient une source éternelle d’abus et de plaintes. Leur visite avait lieu tous les trois ans. En retour, le gouvernement fixait les prix auxquels il prenait livraison du salpêtre. Au temps de Louis XIII, la récolte du salpêtre s’élevait pour la France entière à 3 millions 1/2 de livres ; l’importation du salpêtre de l’Inde fit baisser cette industrie en même temps que le progrès des mœurs obligeait le gouvernement à en restreindre les privilèges vexatoires. C’est de plus en plus « un métier de gagne-petit ; » on est obligé de perfectionner les procédés d’extraction trop sommaires, d’utiliser tous les résidus pour ne point se trouver en perte.

On commence alors à introduire les nitrières artificielles, déjà en usage dans l’Allemagne du nord. Ce sont de vastes hangars où l’on dispose, à l’abri de la pluie, une terre meuble mélangée de plâtras, de toute sorte de débris organiques et de paille ou de branchages qui facilitent la circulation de l’air ; on remue de temps en temps, et l’on arrose avec du purin pour accélérer la nitrification. L’oxydation lente des principes azotés au contact de l’air dans la terre ainsi préparée fournit des nitrates en grande abondance : les matériaux sont lessivés chaque année, et on n’a besoin de les renouveler qu’au bout de dix ans. On ne tarda pas d’ailleurs à découvrir qu’il existe en France des terrains calcaires naturellement fertiles en salpêtre, et qui n’ont pas besoin d’être ainsi fumés ; tels sont les calcaires de la Roche-Guyon, les tufeaux de Touraine et de Saintonge. Malgré tout, les salpêtriers ne luttaient contre l’importation que grâce à leurs privilèges ; mais ces privilèges étaient contraires à l’esprit du temps, et on allait les abolir en 1792, quand la guerre, éclatant de toutes parts, mit la France dans la nécessité de se procurer du salpêtre à tout prix. Le fameux décret de l’an II invite tous les citoyens à lessiver eux-mêmes les matériaux susceptibles de fournir du nitre, et on publie des instructions détaillées pour les fabricans improvisés. La fête du salpêtre célébra les résultats des premiers efforts. En une seule année, le nombre des ateliers monte à 6,000, et la production à 16 millions de livres; l’année suivante, elle est encore de 5 millions de livres. Il fallait alimenter les 19,000 bouches à feu en fer et en bronze fabriquées dans la seule année 1793. En l’an V, une organisation définitive régla l’industrie ainsi élargie : c’est là l’origine du service actuel des poudres et salpêtres, qui dépend du ministère de la guerre. A la paix, la reprise du commerce avec l’Inde, plus tard la découverte du nitrate de soude du Pérou, portèrent à l’industrie nationale des coups dont elle ne se releva plus; elle est morte de vieillesse. Le siège de Paris devait ranimer tous ces souvenirs. Au mois d’octobre, le comité scientifique présidé par M. Berthelot remit au gouvernement de la défense nationale un rapport sur les moyens d’extraire le salpêtre du sol parisien : il évaluait à quelques centaines de milliers de kilogrammes la quantité de nitrates qu’on pouvait ainsi obtenir, sans compter ce qu’on pourrait tirer des cendres, et il proposait d’organiser une récolte générale, proposition qui reçut un commencement d’exécution.

Des trois ingrédiens dont se compose la poudre, le charbon, s’il est le plus commun, est aussi celui dont la préparation exige le plus de soins, celui dont la qualité détermine la valeur du produit. Il faut qu’il soit sec, sonore, léger et poreux, très friable, qu’il laisse peu de cendre ; on l’obtient par une carbonisation lente, en vases clos, de bois blancs tel que l’osier, le saule, l’aulne, le coudrier et surtout la bourdaine. Ce n’est pas du carbone tout pur : le charbon de la poudre renferme beaucoup d’oxygène et d’hydrogène, à peu près dans les proportions de l’eau. — Le soufre nous vient des terres volcaniques, principalement de la Sicile, qui a le privilège d’en approvisionner l’Europe; ses deux cents mines produisent annuellement 250,000 tonnes de soufre brut. Les Romagnes et la Toscane fournissent à peine 4,000 tonnes; la solfatare de Pouzzoles est aujourd’hui abandonnée. En dehors de la fabrication de la poudre, le soufre est d’un si grand emploi dans tous les métiers que l’on pourrait juger du développement industriel d’un pays par sa consommation d’acide sulfurique. Il y a quarante ans, le roi de Naples Ferdinand II crut pouvoir profiter de cette situation pour rançonner l’Europe : toujours à court d’argent, il en vint à frapper l’exportation du soufre sicilien de droits qui allaient jusqu’à en doubler le prix. Cette absurde mesure eut pour effet de fixer l’attention des chimistes sur un minerai très répandu, la pyrite, qui peut aussi servir à la fabrication de l’acide sulfurique; aujourd’hui on consomme en Europe chaque année 800,000 tonnes de pyrite, qui représentent 250,000 tonnes de soufre pur, — au moins autant qu’en fournit la Sicile. Aux environs d’Apt, dans le département de Vaucluse, et près de Florac, dans la Lozère, il existe des gisemens de soufre natif dont on ne tire aucun parti.


II.

Bien qu’elle ait pour elle un passé historique et cinq siècles d’habitude, la poudre à canon n’est pas exempte d’inconvéniens. Grâce au soufre qu’elle contient, elle produit une fumée âcre et malsaine, qui aveugle, qui attaque les poumons, qui gêne surtout dans les mines, où elle ne peut se dissiper que lentement. La poudre encrasse aussi l’âme du canon, d’où la nécessité du jeu ou vent, c’est-à-dire d’un calibre un peu plus fort que le diamètre du projectile. Ces résidus solides qui se présentent sous forme de fumée et de crasse prouvent que la combustion des élémens est incomplète. Enfin la force explosive de la poudre de mine ordinaire ne suffit pas à produire tous les effets qu’on voudrait obtenir : devant certains ouvrages, elle se montre impuissante. Aussi a-t-on cherché bien souvent des-mélanges qui possédassent la même énergie d’action, et qui pussent fournir des effets semblables, sinon supérieurs, à moins de frais, avec moins de lest inutile, et sans un nuage de fumée.

Dans la poudre noire, le charbon joue le rôle de combustible, le salpêtre celui de principe comburant : c’est un vrai magasin d’oxygène à l’état solide. L’oxygène qu’il fournit brûle le charbon et produit ainsi le gaz carbonique, auquel s’ajoute l’azote mis en liberté : ce sont là les gaz impulsifs de la poudre; reste la potasse, qui se combine au soufre et donne une scorie inerte. Il est évident que l’on peut obtenir des gaz impulsifs semblables par la combustion d’une foule de substances inflammables associées au salpêtre ou à tel autre agent oxydant. Berthollet proposa de substituer au salpêtre le chlorate de potasse ; sa poudre composée de chlorate, de soufre et de charbon dans les proportions de la poudre ordinaire, possède effectivement une puissance au moins double de la poudre au salpêtre, mais elle est trop brisante et détone trop facilement. On en fit l’essai à Essonnes au mois d’octobre 1788; à peine le pilon eut-il touché les matières qu’une explosion terrible brisa le mortier et tua plusieurs personnes. On conçoit qu’il ait fallu renoncer à un agent si dangereux. On en a expérimenté beaucoup d’autres. La « poudre blanche » par exemple renferme 50 parties de chlorate, 22 de prussiate de potasse et 28 de sucre; mais la plupart des mélanges proposés offraient de graves inconvéniens et ont été vite oubliés. Il n’en a pas été ainsi d’une substance explosive découverte il y a tout juste cent ans, et qui est venue apporter un progrès considérable dans la fabrication des armes portatives, en permettant de remplacer la poudre d’amorce par les capsules fulminantes.

Dès le milieu du XVIIIe siècle, les chimistes, entre autres Nicolas Lémery et Bayen, apothicaire-major des armées de Louis XV, avaient réussi à préparer des composés métalliques doués de propriétés explosives très énergiques. On ne songea point pourtant à les utiliser immédiatement; ce n’est qu’après les travaux de Berthollet, Vauquelin, Fourcroy, Howard, que les « fulminates » devinrent l’objet d’études industrielles. Il faudrait de longues pages pour citer toutes les victimes que firent ces recherches : aucune substance n’a aussi souvent ouvert les portes des laboratoires aux messagères de la mort. C’est que les fulminates sont des produits d’une instabilité telle qu’il suffit quelquefois du plus léger frottement pour en déterminer l’explosion, et cette explosion est, comme violence furieuse, très supérieure à celle de la poudre ordinaire. On a renoncé à l’argent fulminant, comme trop dangereux et trop cher; mais on fait toujours le plus grand usage du mercure fulminant ou fulminate de mercure, poudre blanche obtenue en dissolvant du mercure dans de l’acide nitrique, et en ajoutant au mélange une certaine proportion d’alcool. Cette fabrication exige des précautions minutieuses. On ne prépare le fulminate que par petites quantités, on ne le manie qu’avec des baguettes de bois tendre ou des cuillers de carte; on ne le transvase qu’avec une extrême circonspection. Mélangé avec du salpêtre, le fulminate de mercure constitue la « poudre de Howard, » qui a remplacé la poudre d’amorce des anciens fusils. On la place au fond des capsules inventées en 1818 par l’armurier Eggs, et qui ont été le point de départ du fusil à piston[2]. Le fulminate de mercure est encore employé à la confection de certains joujoux bien connus, tels que les pois fulminans qui éclatent sous le pied, les bonbons à la cosaque, etc.

Les fulminates nous offrent un exemple de substances explosives qui sont non pas des mélanges, mais des corps chimiques définis qui se décomposent en détonant. Le nombre de ces substances s’est singulièrement multiplié depuis cinquante ans, — depuis que les chimistes s’efforcent d’épuiser l’inépuisable variété de combinaisons qui fournissent des corps non prévus par la nature. Le fulminate de mercure, le chlorure et l’iodure d’azote présentent le double inconvénient d’être fort coûteux et d’un maniement très dangereux; c’est pour cela qu’il n’a jamais été question de les substituer à la poudre ordinaire. Il n’en est pas de même d’un autre produit explosif, riche en azote comme tous les précédens, connu parmi les savans sous le nom de pyroxyle, et dans le public sous celui de colon-pondre ou fulmi-coton. Quand en 1846 le célèbre chimiste bâlois Schœnbein révéla pour la première fois les propriétés de ce corps singulier[3], on crut bien que la poudre au salpêtre avait fait son temps. Une étude plus attentive et une expérience plus consommée des vertus explosives du fulmi-coton ne tardèrent pas à modérer les espérances de la première heure. Schœubein préparait le pyroxyle en tenant du coton plongé pendant un quart d’heure environ dans un mélange d’acide nitrique et d’acide sulfurique, puis en lavant à grande eau et en desséchant les fibres avec précaution. Le coton ainsi préparé n’a pas beaucoup changé d’aspect; il a conservé sa texture fibreuse, sa consistance et sa couleur; mais une modification profonde s’est opérée dans sa structure intime. Le coton ordinaire est un hydrate de carbone, c’est-à-dire un composé représenté par du charbon combiné aux deux élémens de l’eau, l’oxygène et l’hydrogène; le coton traité par l’acide nitrique a une composition toute différente. Il a emprunté et fixé une grande partie de l’oxygène et de l’azote contenus dans cet acide, et c’est cette condensation d’un énorme volume de fluides élastiques dans un très petit espace qui est la vraie raison des propriétés particulières aux substances explosives.

Le fulmi-coton parut, dès les premières expériences, bien supérieur à la poudre ordinaire au point de vue de l’énergie et de l’inaltérabilité. Malheureusement les armes de guerre n’y résistaient point: toujours il fatiguait, souvent il détériorait, et parfois il faisait éclater les pièces les plus solides. Employé sous forme de ouate comme poudre de mine, il n’offrit d’abord que des avantages, et jouit, pendant un certain temps, d’une vogue considérable. Les accidens terribles auxquels il donna lieu plus d’une fois dans les usines où on le préparait en restreignirent vite l’emploi, et il allait être complètement abandonné, quand les recherches du baron de Lenk, en Autriche, et celles de M. Abel, en Angleterre, vinrent le recommander, par des motifs nouveaux et sérieux, à l’attention des ingénieurs. M. de Lenk donna des moyens pour le fabriquer avec moins de danger, le purifier avec plus de succès, et l’employer avec plus de sûreté. Il fit façonner le fulmi-coton en forme de corde compacte, perforée au centre et pouvant aisément se couper pour les besoins des mines. De nombreuses expériences, exécutées en Autriche avec ce fulmi-coton perfectionné, en établirent la supériorité sur la poudre ordinaire à volume égal, sans compter l’avantage qu’il a de brûler sans fumée et de ne laisser aucun résidu. Quelques années après, M. Abel introduisit, dans cette industrie, un progrès décisif en réduisant en pulpe les fibres du fulmi-coton et en convertissant cette pulpe, par une compression énergique, en masses homogènes et compactes, d’une densité presque double de celle de la corde.

Presque toutes les explosions de fulmi-coton ont eu pour cause la décomposition spontanée de ce corps par suite de réactions intérieures dont la nature n’est pas encore connue, et qu’il était par conséquent impossible de prévoir et de prévenir. Parmi les accidens survenus dans ces conditions, on cite notamment celui qui, le 14 juillet 1847, fit sauter la poudrerie du Bouchet, près Corbeil. On y avait préparé 1,600 kilogrammes de fulmi-coton, que quatre ouvriers étaient occupés à enfermer dans des barils, lorsque le magasin sauta. Les ouvriers furent tués. Le bâtiment, dont les murs avaient 50 centimètres et 1 mètre d’épaisseur, fut détruit de fond en comble, et le sol creusé sur une grande étendue à plus de 4 mètres de profondeur. Les douves et les cercles des barils avaient complètement disparu. Cent soixante-quatre arbres situés aux environs étaient emportés ou coupés, les uns au niveau du sol, les autres à diverses hauteurs; les plus voisins étaient dépouillés de leur écorce et divisés jusqu’aux racines en longs filamens. Jusqu’à 300 mètres, on retrouva des débris. Déjà l’année précédente, la manufacture de Darpfort, en Angleterre, qui fabriquait du fulmi-coton pour le concessionnaire de Schœnbein, avait sauté en entraînant la mort de 24 personnes.

L’emploi du fulmi-coton dans l’artillerie, complètement repoussé par l’administration de la guerre en France et en Angleterre, fit naître plus d’espérances favorables en Autriche. Les expériences du baron de Lenk décidèrent la construction de canons appropriés à l’usage de l’agent nouveau, et en 1855 l’artillerie autrichienne possédait cinq batteries à fulmi-coton, bien équipées et prêtes à entrer en campagne. Cependant, et probablement par suite de contre-temps administratifs, aucun de ces canons ne fut envoyé en Lombardie au commencement de la guerre de 1859. La supériorité de nos pièces rayées pendant cette campagne excita l’émulation des artilleurs autrichiens, et l’on allait envoyer trois batteries à fulmi-coton sur le théâtre des opérations militaires quand la paix de Villafranca vint couper court à l’expérience.

Le coton n’est pas la seule substance inerte à laquelle l’acide nitrique puisse communiquer une formidable activité. Tout le monde connaît aujourd’hui ce liquide onctueux au toucher, doux au goût, limpide et innocent, qu’on appelle la glycérine. Quand on fabrique du savon en mélangeant des graisses neutres avec de la potasse ou de la soude, on provoque la décomposition de ces graisses d’une part en acides gras qui se combinent avec la potasse ou la soude, — cette combinaison est le savon, — et d’autre part en glycérine.. Or en faisant réagir l’acide nitrique sur la glycérine, on convertit ce liquide, incapable de bruit et de mal, employé dans la parfumerie, en une huile jaunâtre, corrosive, extrêmement vénéneuse et douée d’une force explosive prodigieuse. C’est un chimiste italien, Ascagne Sobrero, qui a découvert ainsi en 1847 la nitroglycérine, la plus redoutable des rivales de la poudre. Il suffit de frapper avec un marteau une enclume où se trouve une seule goutte de nitroglycérine pour produire une détonation comparable à celle d’un coup de fusil.

Jusqu’en 1863, le produit préparé par Sobrero ne sortit point des laboratoires, où il ne passait d’ailleurs que pour une dangereuse curiosité. À cette époque, un ingénieur suédois, M. Nobel, eut l’idée de le faire servir au sautage des mines. Tout d’abord, il en imprégna des grains de poudre qu’il enflammait ensuite par le procédé ordinaire. Peu satisfait du résultat, il rechercha d’autres moyens de provoquer l’explosion de la nitroglycérine, et après bien des tentatives il reconnut que l’artifice le plus simple et le plus efficace consistait dans l’emploi d’une forte capsule, dont le choc et la température, en se transmettant à la nitroglycérine, assuraient la complète combustion de toute la masse. Dès lors cette huile jaune prit rang, dans l’industrie minière, parmi les agens d’explosion les plus puissans. En Suède, en Allemagne et dans d’autres pays, la nitroglycérine devint l’objet d’une importante fabrication. Malheureusement il était impossible, soit en la préparant sur une grande échelle, soit en la manipulant pour l’emmagasiner, soit en l’exposant aux chocs d’un long transport, d’éviter les conséquences de l’instabilité de ce produit. De fait, les accidens graves dus à la nitroglycérine ont été nombreux entre les années 1863 et 1867. Il y a quelque temps, un préparateur de l’école de pharmacie de Londres, voulant essayer la force explosive de ce liquide, en fit détoner une goutte avec un marteau à plusieurs mètres de distance d’un vase qui en contenait une quantité beaucoup plus forte. L’ébranlement de l’air se communiqua au vase, dont tout le contenu fit explosion. Le laboratoire vola en éclats, et on ne retrouva pas de vestige du malheureux préparateur. Presque à la même époque, deux voitures, dont chacune était attelée d’un cheval et conduite par deux hommes, transportaient de la nitroglycérine dans des carrières d’ardoises aux environs de Carnavon, en Angleterre. Une détonation survint, qui anéantit tout, voitures, hommes, chevaux. On trouva la route creusée de deux cratères larges et profonds de plusieurs mètres. Un jour du mois de juin 1868, il arriva aux carrières de MM. Zaman, à Quenast, village situé à quelques lieues de Bruxelles, une voiture chargée de 2,000 kilogrammes de nitroglycérine. Les propriétaires gardaient ce produit dans un vaste magasin élevé de deux étages, où ils renfermaient les approvisionnemens destinés à leur exploitation. Les chevaux étaient dételés, deux ouvriers étaient occupés à décharger les paniers renfermant les bonbonnes avec l’assistance des artilleurs de l’escorte, lorsqu’une effroyable détonation se fit entendre, qui ébranla le sol à trois lieues de distance. L’air fut traversé par un souffle furieux qui tordit les arbres et les dépouilla de leurs feuilles, faucha les moissons sur une grande étendue; les maisons à la ronde furent secouées dans leurs fondemens, les toitures volèrent en éclats : du grand magasin, il ne resta que des briques. Lorsqu’on put approcher du lieu de l’explosion, il n’y avait plus trace du chariot ni des personnes qui l’entouraient un instant auparavant. A leur place, un gouffre béant; à 50 mètres de là, les corps des deux chevaux, transpercés de barres de fer, les orbites vides de leurs yeux. Un tailleur, qui demeurait à 200 mètres environ de l’endroit où l’accident eut lieu, déclara qu’il n’avait rien entendu ni senti; seulement lui et toute sa famille se sont retrouvés, une fois revenus à la vie, dans la cave de la maison sans savoir comment ils y avaient été précipités. Le lendemain, il fut procédé à une enquête, et on donna la sépulture à des débris humains recueillis dans un panier.

La terrible tendance de la nitroglycérine à se décomposer et la difficulté presque invincible de la manier sans danger auraient engagé les ingénieurs à y renoncer tout à fait, si l’on n’avait découvert récemment un moyen de supprimer tous ces inconvéniens; Ce moyen fort simple, imaginé en 1867 par M. Nobel, consiste à mélanger la nitroglycérine avec une matière inerte absorbant facilement le liquide. La préparation ainsi obtenue conserve l’énergie explosive de la nitroglycérine sans en garder l’extrême instabilité. C’est cette pâte qui a reçu le nom de dynamite. M. Nobel l’a fabriquée tout d’abord en mélangeant intimement 75 parties de nitroglycérine avec 25 parties d’une sorte de terre blanche poreuse et siliceuse, composée d’infusoires fossiles et qui se trouve en grande abondance en Allemagne, surtout dans le Hanovre, où on rappelle kieselguhr. Les grains fort ténus de cette poussière absorbent parfaitement la nitroglycérine, qui s’y maintient par un effet de capillarité. Au début de la fabrication, il est vrai, la nitroglycérine semblait avoir quelque tendance à se séparer de la silice, mais on a reconnu depuis qu’il suffisait de soumettre le mélange onctueux des deux ingrédiens à une pression convenable dans de petites cartouches en parchemin pour obtenir une composition homogène et stable, susceptible d’être emballée et transportée sans aucune chance d’explosion. Depuis l’invention de la dynamite, beaucoup d’expériences ont été faites en vue de modifier la nature ou les proportions de la matière inerte employée par M. Nobel. Pendant le siège de Paris, MM. Girard, Millot et Vogt se sont livrés à d’actives études sur ce sujet; ils ont reconnu que la silice et l’alumine précipitées, le tripoli, le sucre et plusieurs autres substances peuvent remplacer le sable blanc de Hanovre; mais celui-ci l’emporte cependant sur toutes les autres matières par la facilité avec laquelle il absorbe et retient la nitroglycérine. Parmi beaucoup d’autres modifications de la dynamite, nous citerons un mélange dit lithofracteur, moins riche en nitroglycérine que la dynamite, et contenant du nitrate de soude, du sable, de la sciure de bois, avec un peu de soufre. Cette préparation est depuis quelque temps l’objet d’expériences suivies en Allemagne et en Angleterre.

L’introduction de la dynamite en France date de la fin de 1870, et c’est la guerre qui en fut cause. Plusieurs fabriques de dynamite furent improvisées pendant le siège de Paris, à Grenelle, à La Villette, aux Carrières d’Amérique. Ces manufactures produisaient, au mois de décembre 1870, 300 kilogrammes par jour de dynamite possédant toutes les propriétés de la dynamite Nobel. En même temps, le comité de défense siégeant à Tours ordonna la création d’une manufacture de dynamite à Paulille, dans les Pyrénées-Orientales. Dès la fin de novembre, cette fabrique était en pleine activité; à la fin de l’année 1871, elle fournissait environ 15,000 kilogrammes de dynamite par mois, et aujourd’hui elle en livre des quantités beaucoup plus considérables encore tant au ministère de la guerre qu’au commerce[4]. La dynamite fabriquée à Paris pendant le siège et à Paulille pendant toute la dernière période de la guerre a rendu les plus grands services à la défense. Parmi les applications les plus utiles dont elle a été l’objet, il convient de citer les travaux exécutés pour dégager la flottille de canonnières prise dans les glaces de la Seine, près de Charenton. Les moyens ordinaires avaient été reconnus d’un emploi trop long et trop coûteux pour déblayer le fleuve, encombré dans une longueur de plus de 1 kilomètre par des glaçons empilés et soudés depuis la surface jusqu’au fond de la rivière, sur une hauteur de 3 ou 4 mètres; avec des pioches et des leviers, il aurait fallu trois mois et une dépense de 200,000 francs, à en juger d’après l’effet dérisoire des premières tentatives. Le résultat fut obtenu en quelques jours et avec une dépense minime par l’explosion de la dynamite posée simplement à la surface des glaces. La détonation disloquait la masse et dissociait les piles de glaçons, que l’on achevait de couler bas avec la proue d’un petit bateau à vapeur. La dynamite n’a pas été moins précieuse pour les opérations militaires proprement dites. Le génie en a fait le plus grand usage au Drancy, au plateau d’Avron, pour détruire des maisons de garde-barrière et d’autres constructions où des postes ennemis s’étaient installés. A Buzenval, elle servit à pratiquer de vastes brèches dans les murs derrière lesquels les troupes allemandes s’étaient retranchées.

Le nouvel agent est susceptible d’application dans les travaux de la paix aussi bien que dans ceux de la guerre. On a eu récemment un exemple frappant des services qu’il peut rendre à l’industrie des chemins de fer, dans la construction de la ligne de Montpellier à Rodez. Un tunnel dut être percé sur cette ligne, à Saint-Xist, dans le calcaire jurassique dur. La roche devint en peu de temps tellement aquifère, qu’avec l’emploi de la poudre ordinaire ni les puits, ni les galeries n’avançaient. Cependant les autres travaux touchaient à leur terme, et l’on prévoyait l’instant où la difficulté d’achever le tunnel empêcherait l’ouverture de la ligne. C’est alors qu’on eut recours à la dynamite. Dès que les ouvriers eurent acquis quelque habitude de l’usage de cet agent, les avancemens s’élevèrent à 30 centimètres par jour dans les puits en forage, et à 1 mètre 30 centimètres dans les galeries en percemens. Un moment, par suite de l’encombrement des voies ferrées, une livraison considérable de poudre Nobel se fit attendre : on fut réduit à continuer les travaux avec la poudre ordinaire; aussitôt les avancemens quotidiens retombèrent à 8 centimètres dans les forages et à 30 centimètres dans le percement des galeries, avec un personnel égal. Dans les tranchées et les tunnels de Cerbère, sur la section de Port-Vendres à la frontière espagnole, à travers les schistes des Albères, l’entrepreneur, sur le vu des sondages faits avant l’adjudication par les ingénieurs de la compagnie, avait consenti, sur les prix de base, un rabais considérable. Ayant rencontré des roches plus dures et d’un travail plus difficile que les sondages ne l’avaient fait prévoir, il fut sur le point d’abandonner l’œuvre en réclamant des indemnités, lorsque l’emploi de la dynamite vint changer complètement les conditions du travail.

Cette facilité avec laquelle la dynamite disloque et brise la roche dure réserve un nouvel avenir à beaucoup de gisemens métalliques, délaissés jusqu’ici par suite des frais exorbitans de main-d’œuvre qu’ils exigeaient. M. Dumas et M. Henri Sainte-Claire Deville ont signalé l’importance qu’il y aurait, pour le développement de la métallurgie française, à entreprendre avec la poudre Nobel l’exploitation de bien des gîtes métallifères, et en particulier des riches mines d’étain découvertes récemment par M. Moissenet dans la Lozère. Une autre perte que la dynamite permettra d’éviter est celle des énormes blocs de fonte hors de service, tels que loups, chabottes de marteau-pilon, gros cylindres de laminoirs, que l’on était obligé de mettre au rebut, vu le prix de la main-d’œuvre nécessaire pour les utiliser. Rien de plus aisé aujourd’hui que de les réduire en fragmens susceptibles d’être déplacés et soumis à la refonte. M. Champion a déterminé dans une usine de Maubeuge la rupture d’une chabotte de marteau-pilon, pesant 5,000 kilogrammes, avec 150 grammes de dynamite.

Dans le courant du mois de janvier 1872, M. Paul Barbe, officier d’artillerie, et M. Brull, ingénieur civil, firent au fort de Mont-rouge, en présence de l’empereur du Brésil, une série d’expériences qui achevèrent de démontrer l’énergie et les avantages divers de la dynamite. Un bloc cubique de fer forgé pesant près de 300 kilogrammes fut percé d’un petit trou dans lequel on introduisit environ 100 grammes de dynamite. Après l’explosion, le trou était fort agrandi, et quatre fissures existaient dans la masse. Le trou fut rempli à nouveau de dynamite, et la seconde explosion détermina la rupture du bloc en six morceaux, dont l’un fut projeté à 20 mètres de distance. Un tonneau cerclé de fer, de 2 hectolitres de contenance, placé debout et rempli d’eau, fut percé à sa partie supérieure d’une ouverture carrée dans laquelle on introduisit un paquet de quatre cartouches de dynamite munies de mèches. Après l’explosion, on ne retrouva plus trace du tonneau ; à la place où il reposait s’était formé un entonnoir de 40 centimètres de profondeur. Des arbres énormes furent ensuite coupés, des murs en pierre meulière abattus, des rails et des plaques de fer forgé brisés en plusieurs morceaux, avec des charges relativement faibles de dynamite.

On a songé aussi à charger les obus, soit avec de la dynamite, soit avec du fulmi-coton comprimé; mais l’expérience a montré que ces produits sont ici plus que défectueux. Par suite du choc de la décharge, il arrive que l’obus éclate trop tôt, quelquefois même dans la gueule du canon, qu’il détériore; d’autre part la détonation est si violente que le projectile est réduit en petits fragmens et dispersé aux quatre vents sans faire beaucoup de mal. On en est donc toujours à chercher pour l’éclatement des obus un agent plus puissant que la poudre ordinaire, mais moins brisant que la dynamite ou le fulmi-coton. Il est probable qu’un composé remplissant ces conditions se rencontrera dans le groupe des matières explosives dérivées de l’acide picrique, dont il nous reste à parler.

L’acide picrique est un produit cristallin et amer qu’on extrait du goudron de houille, et qui forme, en se combinant avec la potasse, un sel jaune, extrêmement explosif, le picrate de potasse. Mélangé d’une part avec du salpêtre, et de l’autre avec du chlorate de potasse, ce sel est la base des poudres fabriquées pour la première fois par M. Designolle et par M. Fontaine. Ces composés étaient depuis quelque temps, en France, l’objet d’études suivies au département de la marine et à celui de la guerre, et M. Designolle avait reçu mission de fabriquer de la poudre au picrate à la manufacture du Bouchet, quand l’explosion d’un baril de picrate de potasse dans les magasins de M. Fontaine mit en émoi tout le quartier de la Sorbonne et arrêta les expériences. On ne sait pas au juste comment le picrate fut enflammé dans cette circonstance. Toujours est-il que dans les conditions ordinaires la poudre au picrate n’est guère plus inflammable que la poudre au salpêtre : elle détone sous l’influence du choc, mais seulement d’un choc violent, sec, appliqué d’une certaine manière. La puissance explosive qu’elle développe, surtout lorsqu’elle est comprimée, comme elle serait dans des obus ou des torpilles, est supérieure à celle de la poudre de mine, inférieure à celle de la dynamite et du fulmi-coton.

Au mois d’avril 1868, une expérience fut faite avec une torpille chargée de poudre au picrate de potasse, dans la rade des îles d’Hyères. La torpille, contenant 500 kilogrammes de poudre, fut plongée à 7 mètres de profondeur dans la mer, à 60 mètres environ de la pointe Léaube. A un signal donné, on mit le feu à la torpille par l’étincelle électrique : aussitôt la mer fut soulevée sous forme d’une calotte sphérique ayant près de 2 mètres de hauteur et 30 mètres de tour. Un cône d’eau s’élança en l’air à 50 mètres, entraînant le sable et la vase du fond, accompagné d’un grand nombre de gerbes liquides presque aussi hautes. Les personnes assemblées sur le bord de la pointe éprouvèrent une violente commotion, et l’équipage du vaisseau le Louis XIV, qui était en mer à une distance de 900 mètres, reçut des secousses presque aussi fortes. Un navire quelconque qui se serait trouvé au-dessus de la torpille eût été certainement brisé et coulé.

En somme, la dynamite et le fulmi-coton sont jusqu’ici les deux préparations les plus commodes et les plus économiques parmi toutes les substances explosives, celles où la plus grande quantité de force vive sommeille dans le plus petit volume; mais chacune a des avantages et des inconvéniens qu’on ne retrouve point chez l’autre, et qui les distinguent toutes deux des poudres au salpêtre. Il est certain que pour déterminer la rupture de matériaux durs et résistans, là où un déploiement brusque d’énergie est nécessaire, la dynamite et le fulmi-coton ne peuvent être remplacés par rien. Qu’il s’agisse de faire sauter des roches très compactes, de briser des blocs de minerais très siliceux, de diviser d’énormes masses de fer, ces deux produits rendent et rendront de précieux services. La nitroglycérine est fort délétère et se congèle facilement, ce qui est très désavantageux, car en se congelant elle paraît acquérir une plus grande tendance à faire spontanément explosion; elle détone aussi beaucoup plus facilement que le fulmi-coton. M. Abel dit qu’une balle de fusil pénétrant dans une voiture chargée de dynamite déterminerait une explosion violente, tandis qu’elle ne donnerait lieu à rien de pareil en arrivant sur du fulmi-coton comprimé. En revanche, la dynamite résiste à l’eau pendant assez longtemps et peut être employée là où une autre substance explosive perdrait ses propriétés. De plus elle est plastique, c’est-à-dire qu’elle peut être introduite avec la plus grande facilité et en tout sens dans les trous de mines, de façon à combler tous les vides. Les cylindres rigides de fulmi-coton ne se prêtent point à une semblable opération; parfois même ils s’arrêtent dans les portions irrégulières ou trop étroites du trou : le mineur veut alors enfoncer la charge à grands coups, et il en résulte des explosions. Il est évident qu’avec une matière molle les accidens pendant le bourrage doivent être beaucoup plus rares.

Partout donc où une action très violente est requise, le fulmi-coton et la dynamite sont indiqués; mais il y a des circonstances où ces produits ne l’emportent pas sur la poudre ordinaire, si même ils l’égalent, sans parler de l’usage de la poudre comme force impulsive des projectiles. Pour briser le roc tendre, pour soulever la terre, pour déplacer des masses considérables, la poudre, à cause de son action progressive, mérite la préférence; ses puissantes rivales fracassent, disloquent, pulvérisent tout dans le voisinage immédiat de la charge, mais ne déplacent point la masse, et des expériences comparatives faites sur la roche tendre ont mis hors de doute la supériorité de la poudre ordinaire dans ce cas spécial. Pour ce qui est de la roche dure, il y a un réel avantage à combiner l’emploi du fulmi-coton et de la dynamite avec celui de la poudre. Les deux premiers agens, plus violens, servent à préparer les voies au troisième, qui, plus lent et plus mesuré, disjoint et déplace les matériaux déjà ébranlés et entamés. C’est donc à tort que quelques personnes ont pu croire que la dynamite prendrait la place de la poudre de mine. Il n’en est rien, et le contraire est arrivé en Allemagne, où la consommation de la poudre a augmenté depuis qu’on y fabrique de la dynamite. Beaucoup de gisemens dédaignés et de mines abandonnées y sont devenus l’objet d’exploitations où l’emploi simultané de la dynamite et de la poudre crée évidemment un débouché à cette dernière. C’est ainsi que souvent la concurrence profite aux deux partis.

La poudre au salpêtre garde en présence des nouvelles-venues non pas seulement une partie, mais la totalité de ses anciens avantages pour la charge des armes à feu. Jusqu’ici on n’a pas trouvé de composition dont la valeur moyenne l’emporte en définitive sur celle de la poudre noire pour lancer des projectiles sans trop détériorer les armes. Toutefois il y a lieu de penser que pour le chargement des projectiles creux, — bombes, obus, grenades, — et pour celui des engins explosifs sous-marins, — torpilles, bouées, — une préparation plus puissante et plus économique sera incessamment et définitivement substituée à celle qui est encore en usage. Probablement adoptera-t-on dans ce dessein l’une des compositions nombreuses à base de picrate de potasse ou de picrate d’ammoniaque. Ces dernières rendent déjà, paraît-il, d’excellens services à la pyrotechnie. Le picrate d’ammoniaque mélangé au picrate de fer, au nitrate de baryte, au nitrate de strontiane, sert à confectionner des fusées jaune d’or, vertes, rouges, qui brûlent plus lentement que les fusées ordinaires et avec un éclat plus vif.

Au point de vue de la fabrication, le fulmi-coton est la seule substance qu’on puisse préparer pour ainsi dire sans risque d’explosion. Ce n’est guère qu’au moment où on la dessèche qu’elle peut spontanément détoner. Dans la confection des poudres au salpêtre et au picrate, il y a danger d’explosion presqu’à toutes les phases du travail, à partir de l’instant où les ingrédiens sont mélangés. Il en est de même dans celle de la nitroglycérine. Les chances d’explosion, aujourd’hui singulièrement diminuées par le soin et les précautions qu’on apporte au travail de ces produits, ne sauraient d’ailleurs en restreindre désormais la fabrication. Le perfectionnement graduel des procédés fera disparaître de plus en plus les causes et les occasions de péril, soit qu’il ait pour résultat de livrer au commerce des produits plus purs et par suite plus stables, — car beaucoup d’accidens sont dus à l’impureté des matières, — soit qu’il se traduise par la découverte de moyens propres à diminuer la tendance, mais non la puissance explosive[5].

Les matières explosives ne présentent pas seulement de grandes différences sous le double rapport de la force déployée et de la rapidité de la déflagration, elles se distinguent encore par le mode d’amorce, c’est-à-dire par les moyens qu’il faut mettre en œuvre pour les faire partir. Les unes se décomposent facilement sous l’action de la chaleur, — une température de 270 degrés suffit pour la poudre de guerre, de 320 degrés pour la poudre de chasse extra-fine, — les autres s’enflamment par le choc, d’autres enfin exigent l’intervention de l’étincelle électrique. Dans beaucoup de cas, il est vrai, on ne discerne pas nettement si c’est la chaleur ou le choc de l’explosion de l’amorce qui fait partir la cartouche. M. Abel a constaté que la quantité de fulminate de mercure exigée pour faire détoner le coton-poudre comprimé est plus forte que celle qui suffit pour la nitroglycérine, et qu’en substituant au fulminate une amorce de nitroglycérine ou d’iodure d’azote on ne réussit pas à enflammer le fulmi-coton. Quant à la dynamite, qui s’amorce avec des capsules de fulminate, on ne peut la faire détoner ni par la chaleur, ni par le choc, ni par l’étincelle électrique, lorsqu’elle est enfermée dans des cartouches peu serrées. Le froid paralyse la dynamite; à 10 degrés au-dessous de zéro, il est très difficile d’obtenir la détonation. Il y a là l’indice d’actions moléculaires de tonalités diverses, si on peut dire, et qu’on n’excite que par des vibrations sympathiques : il faut que la détonation de l’amorce soit à l’unisson de la matière explosive. MM. Champion et Pellet ont abordé cette question par des expériences directes qui ont donné des résultats assez curieux, quoique encore incomplets. Ayant placé un peu d’iodure d’azote humide sur une contre-basse, ils ont obtenu l’explosion en promenant l’archet sur les cordes hautes, tandis que les sons graves restaient sans influence. On a disposé ensuite une série de flammes de gaz réglées de manière qu’elles frémissent et s’élancent en languettes sous l’action de notes musicales déterminées : c’est ce que les physiciens appellent des flammes sensibles. En faisant détoner sur une enclume, à quelque distance de l’appareil, diverses matières explosives, on a constaté que la nitroglycérine et le fulminate de mercure provoquaient à 5 mètres le départ de toute la gamme de flammes sensibles, tandis que l’iodure d’azote n’agissait sur ces flammes que si l’on rapprochait l’enclume, et à commencer par les notes supérieures. Quoi qu’il en soit de ces différences, on ne peut se refuser à en reconnaître l’importance pratique.


III.

Ce n’est pas tout de connaître les effets d’une force nouvelle qui a été apprivoisée ; pour l’asservir définitivement, il faut l’étudier sous tous ses aspects, il faut en surprendre les secrets les plus cachés. On voit bien le boulet frapper la cible ; mais de quelle façon les choses se passent-elles dans l’âme du canon ? Quels sont les gaz qui se dégagent quand la poudre fait explosion ? Quelle est la température, la densité, la pression de ces gaz ? De quelle manière l’impulsion est-elle communiqués au projectile ? À quel chiffre s’élève le rendement des bouches à feu, c’est-à-dire le rapport entre la force mise en œuvre et l’effet utile ? Ces questions n’ont pu être résolues que par des efforts successifs ; elles ne sont devenues complètement abordables que grâce à la théorie mécanique de la chaleur, qui a déjà éclairé tant de mystères et dissipé tant d’obscurités !

On peut admettre que la combustion de la poudre de guerre ne transforme en gaz qu’un tiers environ du poids de la charge ; le reste se retrouve dans les scories qui encrassent l’âme du canon ou tourbillonnent dans la fumée, et qui consistent surtout en sulfate et en carbonate de potasse. Les produits gazeux se composent principalement d’acide carbonique et d’azote : l’acide carbonique remplit la moitié, l’azote les quatre dizièmes du volume qui contient les gaz. Refroidis à zéro degré et maintenus à la pression atmosphérique, ces gaz occuperaient en nombres ronds 200 fois le volume de la charge. La température excessive à laquelle ils se trouvent subitement portés, — quelques milliers de degrés, — en accroît énormément la force expansive ; pour rester à la pression atmosphérique malgré une chaleur de 3,000 degrés par exemple, il leur faudrait un espace douze fois plus grand, soit 2,400 fois le volume de la charge. Or ils sont d’abord emprisonnés dans la chambre à feu, dont la capacité est encore diminuée par les résidus solides de la poudre : il en résulte une tension de 4,000 ou 5,000 atmosphères; les vents comprimés se révoltent et brisent les portes de leur prison, en chassant devant eux l’obstacle qui ferme l’issue. D’après la composition des gaz de la poudre, on voit que c’est en grande partie à l’acide carbonique qu’est due l’explosion. C’est le même gaz qui chasse violemment le bouchon d’une bouteille d’eau de Seltz, et l’on sait que ce léger projectile peut blesser, si le vase a été préalablement chauffé : c’est un vrai coup de canon en miniature. Pour se faire une idée de ce que représentent 5,000 atmosphères, il faut se rappeler que le poids dont l’atmosphère pèse sur tous les corps est d’un kilogramme sur chaque centimètre carré, — de 10,000 kilogr. sur 1 mètre carré. Or l’ouragan dans toute sa fureur ne produit qu’une pression de 283 kilogrammes sur la même surface, — à peine un trente-sixième d’atmosphère. La pression que supporte dans les premiers instans un boulet de canon, et qui le met en branle, surpasse donc jusqu’à 200,000 fois la violence de l’ouragan qui renverse des maisons et déracine les arbres.

Comment connaître la véritable température de la combustion qui déchaîne cette tempête? Pour s’enflammer, la poudre n’a besoin que d’une chaleur modérée, — 500 degrés tout au plus; mais son ardente haleine fait fondre le zinc, le cuivre jaune, les monnaies de billon et même le cuivre rouge; l’âme des pièces de bronze semble parfois se liquéfier dans un tir très vif et prolongé. Tout cela prouve qu’il doit se produire pendant quelques instans au moins une température voisine de 2,500 degrés. La mesurer directement est à peu près impossible; il faut la conclure de la quantité de chaleur cédée au milieu ambiant. M. Bunsen a fait à ce sujet en 1857 des expériences très précises avec l’assistance d’un jeune chimiste russe, M. Schischkof, D’après ces expérimentateurs, un kilogramme de poudre dégage en brûlant 620 calories, — de quoi échauffer de 620 degrés 1 litre d’eau, — et comme les gaz considérés absorbent cinq ou six fois moins de chaleur qu’un même poids d’eau pour s’échauffer autant, les 020 calories suffisent pour en élever la température à plus de 3,000 degrés.

Nous avons vu qu’il en résulte une tension de 4,000 ou 5,000 atmosphères, si les gaz sont confinés dans un espace plus petit que le volume de la cartouche[6]. Cette pression se produit en un clin d’œil, pendant le court instant où la poudre s’enflamme et se consume; mais elle diminue aussi très vite pendant la détente des gaz qui se dilatent en poussant le boulet. Le plus ou moins de rapidité de la combustion doit évidemment exercer une grande influence sur la succession des pressions pendant le centième de seconde que le boulet met à franchir la longueur de l’âme : aussi a-t-on entrepris toute sorte de recherches pour arriver à connaître les conditions qui modifient l’inflammation et la combustion de la poudre de guerre.

Il est clair que la déflagration de toute une charge est un phénomène complexe, où il faut distinguer des effets très divers : d’abord ce qui se passe dans chaque grain pris isolément, ensuite l’influence du contact des grains plus ou moins tassés. Un grain de poudre de tir, gros comme une lentille, brûle à peine un dixième de seconde : c’est un globe de feu qui tout à coup enveloppe le grain, puis s’éteint, sans qu’on puisse voir comment l’ignition se propage. Pour faire durer ce phénomène plus longtemps, on a confectionné tout exprès des grains de 1 et de 2 kilogrammes, et ceux-là n’étaient consumés qu’au bout de plusieurs secondes; néanmoins la flamme les enveloppait toujours en un clin d’œil : tout ce qu’on a pu constater, c’est que la combustion s’opère ensuite par couches assez régulièrement. Avec des prismes découpés dans les galettes de poudre, on a trouvé des vitesses de combustion de 1 à 2 centimètres par seconde. La rapidité avec laquelle la flamme circule dans un tas de poudre grenée est beaucoup plus grande : le feu parcourt plusieurs mètres par seconde le long d’une traînée, et jusqu’à 25 mètres dans les tubes non remplis; ces expériences sont dangereuses, car les canons de fusil éclatent souvent. L’inflammation de la charge d’une arme à feu ne demande donc pas un centième de seconde. Cependant on a pu s’assurer que les poudres légères et à grains fins brûlent plus vite et dégagent plus de gaz que les poudres denses et à gros grains : l’action en est plus soudaine, mais aussi plus fatigante pour l’arme. De plus l’effet de ces poudres s’épuise plus vite que celui de la grosse poudre à canon, qui fait long feu, agit sur le boulet d’une manière plus soutenue, et produit finalement le même effet, tout en étant beaucoup moins offensive contre la culasse. Les pressions initiales trop brusques fatiguent l’âme sans nécessité, puisqu’il est possible d’imprimer au projectile la même vitesse par une impulsion graduelle et progressive : elles n’ont un avantage marqué que dans les armes courtes, où il faut se hâter d’agir sur le projectile avant qu’il ne quitte le canon. C’est pour ces raisons que le coton-poudre et les autres agens explosifs à effet brusque n’ont pas amené une révolution dans la construction des armes à feu. La forme de la charge contribue encore à régulariser les effets de la déflagration ; le « chargement allongé, » qui est généralement adopté aujourd’hui, augmente la vitesse des projectiles en favorisant la circulation de la flamme. On sait enfin qu’on peut notablement ralentir l’inflammation de la poudre grenée en y mélangeant des poussières qui bouchent les interstices des grains : c’est un moyen de diminuer les dangers d’explosion dans les magasins ; mais il faut ensuite tamiser la poudre avant d’en faire usage[7].

Comment mesurer exactement la force de cet agent dangereux ? N’est-ce pas comme si on voulait attacher un dynamomètre à la patte d’un lion en fureur ? On a cependant essayé. Il s’agissait d’abord de déterminer par l’observation directe la tension des gaz dans la chambre à feu. Les premières expériences sérieuses sont dues à un homme curieux à bien des titres.

Vers la fin du siècle dernier, Benjamin Thomson, comte de Rumford, « physicien et philanthrope, » dirigeait les ateliers de l’arsenal militaire de Munich. Après avoir servi dans l’armée anglaise pendant la guerre des États-Unis, il était entré au service de la Bavière, où il devint lieutenant-général, ministre de la guerre, directeur de la police, et où il fit des recherches sur le pouvoir nutritif des substances alimentaires, sur les moyens d’économiser le combustible, et sur une foule d’autres sujets dont le choix dénote un esprit d’une portée peu commune. Il vint plus tard se fixer en France, et épousa la veuve de Lavoisier. C’est lui qui, vers 1798, soupçonna la théorie mécanique de la chaleur en constatant l’échauffement du métal pendant le forage des canons. Pour démontrer que la source de la chaleur était bien le frottement, il imagina cette expérience : dans un cylindre de fer entouré d’eau, un cheval fit tourner un pilon pendant deux heures et demie, et au bout de ce temps l’eau entrait en ébullition. Tout le monde était émerveillé, et Rumford lui-même avoue que ce résultat lui causa un plaisir enfantin, « que j’aurais dû cacher, dit-il, si j’avais ambitionné la réputation d’un grave philosophe. » Ayant ainsi découvert une source inépuisable de calorique, il en conclut que la chaleur est du mouvement ; mais il trouve ce procédé de chauffage peu économique, « car la simple combustion du fourrage d’un cheval donnerait plus de chaleur que n’en ferait naître son travail. » On voit combien Rumford approchait de la grande doctrine de l’équivalence, qui domine aujourd’hui les sciences physiques. Ses célèbres expériences sur la poudre ont été faites en 1792 avec un canon en miniature, placé verticalement, et dont la bouche était fermée par un énorme poids que l’explosion de la poudre devait soulever.

Avec une charge de 6 décigrammes de poudre, on n’obtint qu’un faible bruit, le poids fut à peine ébranlé ; lorsqu’on le souleva au bout de cinq minutes, il s’échappa un jet de gaz, et l’âme du canon fut trouvée obstruée par une matière solide très dure qu’il fallut enlever avec un foret. Rassuré par ce résultat, on tripla la charge, — ce n’était encore que la charge d’un pistolet de poche à peine ; cette fois le petit canon en fer forgé fut brisé et les deux morceaux lancés au loin. La tension des gaz qui avait produit la rupture du fer avait dû être de 55,000 atmosphères d’après l’évaluation de Rumford. Ce chiffre, il est vrai, résulte d’un raisonnement peu rigoureux ; en tenant compte de toutes les conditions de l’expérience, le général Piobert a démontré que la pression n’avait guère dépassé 12,000 atmosphères. Dans les expériences ultérieures de Rumford, le poids qui fermait le canon cédait en effet à des pressions inférieures à 10,000 atmosphères. Néanmoins, toujours préoccupé du résultat qu’il a déduit de la rupture du petit canon, il force ses chiffres, et se trouve conduit à prendre 100,000 atmosphères pour l’effort maximum des gaz.

Parmi les expériences plus récentes qui ont été faites en vue de mesurer la tension des gaz dans l’intérieur du canon, il faut citer celles que le major Rodman entreprit en 1857, aux États-Unis, à l’aide d’un appareil de son invention et qui porte son nom. Le poinçon Rodman est un piston qui traverse un canal percé quelque part dans le corps du canon, et qui, poussé par les gaz, fait une entaille dans une rondelle de cuivre doux ; la profondeur de l’entaille fait juger de la pression. Les résultats obtenus par l’inventeur sont assez décousus et n’inspirent pas grande confiance[8]. Il est très rare de voir se produire en Amérique un travail scientifique vraiment sérieux ; on y travaille trop vite, et on est trop facilement satisfait. Toutefois l’appareil dii major Rodman repose sur une idée ingénieuse. On l’a perfectionné en Angleterre, en substituant à la rondelle qui reçoit l’empreinte du poinçon un petit cylindre de cuivre que le piston écrase lorsque la tige est poussée par les gaz qui se dilatent ; c’est l’appareil connu sous le nom de crusher (écraseur). Ou peut l’appliquer en un point quelconque du canon après y avoir pratiqué une ouverture ; on peut même le fixer au culot du projectile. De 1869 à 1871, la commission anglaise des substances explosives a fait de nombreuses expériences avec ces deux appareils[9]. On a enregistré ainsi des pressions qui dépassaient 5,000 atmosphères. Au centre de la culasse, le crusher accusait même jusqu’à 8,000 atmosphères; mais on ne doit voir là qu’un phénomène tout local, un effet irrégulier et exceptionnel. Assez souvent en effet, le tube intérieur en fer ou en acier qui forme l’âme de la pièce est graduellement affouillé par les gaz au point même où ces pressions maxima ont été observées, c’est-à-dire au centre du fond de l’âme; on y a constaté des érosions de plus de 6 centimètres.

La commission anglaise a fait l’essai comparatif d’une série de poudres à gros grains, parmi lesquelles la poudre R. L. G. (Rifle large grained), dont les grains irréguliers et très durs pèsent en moyenne 5 centigrammes, — la poudre pebble, à grains anguleux d’un noir brillant, d’un poids de 2 à 5 grammes, — la poudre pellet, à grains cylindriques en forme de pelote, pesant 5 grammes, — la poudre prismatique russe, dont chaque grain pèse environ 40 grammes. Dans le corps d’un canon de 8 pouces (20 cent.), on avait foré une série de canaux débouchant dans l’âme, par lesquels passaient des fils électriques en communication avec un chronoscope enregistreur; le boulet, en coupant les fils, télégraphiait lui-même son passage et le marquait sur le chronoscope. Ou obtenait ainsi l’image complète de la marche du boulet dans l’âme du canon : les espaces parcourus, les vitesses, et par un calcul fort simple les pressions. Rien n’est instructif comme les courbes qui résument les résultats de ces essais. On y voit la pression se développer presque instantanément et atteindre 4,690 atmosphères avec la poudre R.L. G. au bout de 1/50,000e de seconde, quand le projectile s’est à peine déplacé de 1 centimètre 1/2, pour décroître ensuite tout aussi brusquement. Pour la poudre pellet, le maximum est de 2,730 atmosphères et arrive après un parcours de 11 centimètres; — pour la poudre russe, de 3,230 atmosphères, après 15 centimètres; — pour la poudre pebble, de 2,420 atmosphères seulement, après 20 centimètres. C’est la poudre russe qui agit avec le plus de lenteur dans les premiers momens. Malgré ces différences si frappantes dans le mode d’impulsion, ces poudres finissent toutes par imprimer à des boulets de 80 kilogrammes des vitesses d’environ 400 mètres, les charges étant de 14 à 16 kilogrammes. Seulement la poudre pebble, la poudre-caillou, fournit ce résultat avec la moindre pression maximum, par suite avec le moins de fatigue pour l’arme; aussi est-ce cette poudre que la commission préfère pour l’usage de la grosse artillerie.

Nous voilà loin des 100,000 atmosphères de Rumford qui troublent encore l’imagination de beaucoup d’écrivains spécialistes. Si nous nous contentons d’évaluer la pression initiale à 4,000 atmosphères, ce n’en est pas moins un poids de 4,000 kilos appliqué sur chaque centimètre carré, et le boulet d’une pièce de 12 subirait dans les premiers instans une poussée de 450,000 kilogrammes. Quelle est la loi qui lie ici l’effet à la cause, la vitesse du boulet à la pression du gaz? La vitesse du boulet peut se mesurer directement, par exemple à l’aide du pendule balistique, gros billot de bois qui sous le choc du projectile s’écarte plus ou moins de la verticale, et dont l’inertie amortit la fougue du mouvement qu’il s’agit d’évaluer. Depuis quinze ans, on a commencé à substituer à ce lourd appareil des enregistreurs électriques de divers systèmes[10] qui marquent les instans précis du passage des projectiles dans deux cadres-cibles formés d’un réseau de fils métalliques très fins. Il y a quelques mois, M. Deprez a indiqué un moyen encore plus simple, emprunté aux méthodes de M. Lissajous : on observe le boulet, muni d’une fusée, à travers une lunette attachée à un diapason qui vibre; la trace lumineuse semble alors former des sinuosités dont le nombre dépend de la vitesse de translation du projectile. Par ces divers moyens, on trouve que la vitesse des boulets peut dépasser 600 mètres[11], — c’est presque le double de la vitesse du son. Or en mécanique on appelle force vive d’un mobile le produit de la moitié de sa masse par le carré de sa vitesse, et on appelle travail d’une force le produit de l’effort par le chemin parcouru. L’unité de travail est le kilogrammètre, — 1 kilogramme élevé à 1 mètre de hauteur. La force vive du mobile représente le travail accumulé de la force motrice qui agit sur lui, qui le presse et le pousse, qui détruit son inertie : pour rester dans la métaphore familière aux contemporains de Leibniz, c’est la force morte des pressions vivifiée, convertie en mouvement du mobile, c’est la provision d’énergie qu’il emporte, la juste mesure de sa puissance; c’est son viatique qu’il pourra maintenant dépenser en œuvres d’industrie ou de destruction. La force vive d’un boulet de 10 kilo- grammes lancé avec une vitesse de 300 mètres s’exprime par le nombre 46,000, l’unité étant le kilogrammètre : voilà l’énergie qu’il possède et la mesure de l’effort qu’il peut fournir. Il pourrait par exemple, lancé verticalement, s’élever lui-même à la hauteur de 4,600 mètres, si la résistance de l’air ne l’arrêtait pas en route bien avant cette limite; tiré contre un but, il exercera des efforts de pénétration proportionnés à son capital d’énergie.

La théorie mécanique de la chaleur est venue éclairer ces sortes de problèmes d’un jour tout nouveau. Nous savons désormais que la quantité de chaleur représentée par une calorie, si elle est convertie en travail, équivaut à 425 kilogrammètres. La chaleur développée par un combustible quelconque peut donc s’évaluer en unités de travail : on obtient ainsi ce qu’on nomme le potentiel du combustible. En admettant qu’un kilogramme de poudre dégage de 600 à 700 calories, on trouve pour la poudre un potentiel compris entre 250 et 300 tonneau-mètres[12]. Le potentiel de la houille est 3,000, — c’est au moins dix fois celui de la poudre. Ces chiffres ne donneraient pourtant qu’une idée fort inexacte de l’importance relative des effets mécaniques que l’on peut obtenir des bouches à feu et des machines à vapeur : pour les réduire à leur vraie valeur, il faut tenir compte du rendement de ces moteurs. C’est qu’il y a toujours loin de la théorie à la réalité. Le travail disponible sur l’arbre de la machine à vapeur n’est qu’une faible fraction du travail fourni par le combustible; le reste se perd en résistances vaincues, en frottemens, collisions, fuites, échauffement des organes, et en fin de compte les faux frais du travail ont absorbé quatre-vingt-dix et quelques centièmes de la force mise en œuvre. Il en résulte que le rendement effectif d’une machine à basse pression n’est guère que de 1 ou 2 pour 100, et les machines à haute pression, avec condensation et détente, ne fournissent encore que de 6 à 7 pour 100 de travail utile. Les 3,000 tonneau-mètres de la houille se réduisent ainsi dans la pratique à 200 au maximum. C’est ainsi qu’en toute entreprise humaine l’effet final est le plus souvent dans une disproportion misérable avec les moyens mis en œuvre. On s’ingénie, on s’agite, on prépare ses engins, — parturiunt montes! Pour la pondre, le rendement est plus avantageux : avec les meilleures bouches à feu, il est d’un cinquième ou même d’un quart (de 20 à 25 pour 100), de sorte que l’effet utile d’un kilogramme de poudre peut s’élever à 50 et à 75 tonneau-mètres[13]. En définitive, l’effet utile de la houille ne surpasse donc celui de la pondre que 3 ou 4 fois; mais la houille reprend tout son avantage, si l’on considère la valeur économique des deux agens. Un kilogramme de houille coûte 3 centimes et peut rendre jusqu’à 200 tonneau-mètres; pour obtenir le même effet, il faut brûler au moins 3 kilogrammes de poudre, qui reviennent à 6 francs.

Pour achever la comparaison de deux moteurs, il faut encore faire entrer en ligne de compte le temps qu’ils mettent à s’acquitter de leur besogne. Une distinction fort importante à faire, c’est celle du travail, — ouvrage, effet mécanique, — et de la puissance, de la vigueur de l’ouvrier. Le kilogrammètre est l’unité de travail, unité mécanique, indépendante du temps employé; le cheval-vapeur, — 75 kilogrammètres par seconde, — est l’unité de puissance, unité essentiellement économique. Autre chose est accomplir une fois un grand effort, ou travailler patiemment, d’une manière soutenue. Tel athlète ne vaudrait pas, comme ouvrier, un bon manœuvre; un cheval de course ne vaut pas un cheval de roulier au point de vue du travail. Cependant le cheval de course coûte cher à nourrir, à élever, à entraîner; il fournit une fois un effort exceptionnel, et dépense en quelques instans une immense provision de force accumulée : c’est un ressort qui se débande ; c’est une explosion d’énergie, comme dans le cas de la pondre. On aurait tort d’atteler un cheval de course, ou de faire courir un percheron. De même, les agens explosifs ne paraissent pas destinés à jouer un rôle dans le domaine îles moteurs industriels, et la vapeur ne sera peut-être jamais employée à lancer des projectiles, malgré les avantages qu’elle semble offrir sous le rapport économique. Pour imprimer à un boulet de 10 kilogrammes une vitesse de 400 mètres, il faudrait le travail d’un cheval-vapeur pendant dix-huit minutes, c’est-à-dire que l’on consommerait 400 grammes de houille, — la dépense serait de 1 centime, tandis que la charge de poudre coûterait 3 francs; mais la difficulté serait de réaliser le canon à vapeur.

De 1792 à 1793, on a fabriqué en France 10 millions de kilogrammes de poudre de guerre. En les supposant consommés dans le même temps, ce serait l’équivalent de 600 millions de tonneau-mètres, — de quoi transporter à 80 mètres de hauteur la grande pyramide d’Egypte. En y regardant de plus près, on trouve que le travail ainsi dépensé est bien moins considérable qu’il n’en a l’air. Deux années contiennent 60 millions de secondes; la poudre brûlée à cette époque ne représente donc qu’un travail régulier de 10 tonneau-mètres par seconde, — à peu près 130 chevaux-vapeur. Toutefois n’oublions pas que la force requise pour lancer des boulets coûte beaucoup plus cher que les forces ouvrières.

Comment et pourquoi certains corps sont-ils explosifs? Comment mesurer l’énergie latente contenue dans la profondeur de leur substance, et qui sera, le cas échéant, mise en œuvre par les atomes, ces « géans déguisés, » comme les appelle un célèbre physicien? L’explosion a pour cause prochaine l’expansion des gaz qui sont mis en liberté par la décomposition de la matière détonante, et qui cherchent une issue. Le pouvoir expansif de cas gaz sera nécessairement proportionnel à leur masse et à la chaleur dégagée dans la réaction : plus ils seront abondans, plus ils se trouveront à l’étroit dans l’espace fermé où on les fera naître; plus la température s’élèvera, plus elle fera augmenter la tension. La masse des produits gazeux dépend de la constitution chimique du corps explosif: 1 kilogramme de poudre développe 200 litres de gaz, 1 kilogramme de nitroglycérine plus de 800[14]. La quantité de chaleur qui naît de la combustion représente une partie des énergies concentrées dans les ingrédiens du mélange explosif le jour où ils ont été fabriqués. La formation du salpêtre, de la nitroglycérine, du fulmi-coton, du picrate de potasse, a exigé une certaine dépense de travail moléculaire depuis les premières combinaisons d’élémens simples qui entrent dans la constitution du corps jusqu’à l’achèvement définitif du produit : c’est une mise de fonds qui se retrouve au moment décisif. Pour river ensemble les atomes d’azote, d’oxygène, de potassium, qui forment le salpêtre, les affinités ont dû accomplir un travail mécanique, bander pour ainsi dire un nombre infini de petits ressorts, qui se redressent dans l’acte de la combustion et rendent sous forme de chaleur une partie de l’énergie qu’ils tenaient en réserve. Plus la tension intérieure sera grande et plus l’éruption sera violente; vienne un choc ou une étincelle qui coupe les liens des atomes accouplés, aussitôt tout s’écroule, les gaz comprimés se déchaînent impétueux comme les vents enfermés par Éole, et les scories qu’ils abandonnent sont brûlantes comme la lave d’un volcan.

Les belles recherches de M. Berthelot sur les matières explosives ont beaucoup contribué à éclaircir ce côté de la question. Pour juger a priori de la puissance de tel ou tel composé, voici comment il procède. Passant de la formule chimique de la matière donnée à celle des produits de la combustion, que l’on peut généralement prévoir, il calcule le volume des gaz qui sont dégagés et la quantité de chaleur qui est développée par la réaction. Le produit de ces deux nombres représente jusqu’à un certain point l’énergie de la détonation. Nous allons transcrire quelques-uns des chiffres de M. Berthelot : le premier représente toujours la chaleur fournie par 1 kilogramme de la matière considérée, le second le volume des gaz dégagés, et le troisième le produit de ces deux quantités; faute de mieux, il pourra servir de terme de comparaison pour la puissance explosive.


Chaleur Volume des gaz Force explosive
Poudre de mine 509 calories 0,173 litre 83
— de guerre 608 — 0,225 — 137
— de chasse 641 — 0,316 — 139
Poudre à base de nitrate de soude 764 — 0,248 — 190
— de chlorate de potasse 972 — 0,318 — 309
Poudre-coton 590 — 0,801 — 472
Acide picrique 687 — 0,780 — 536
Picrate de potasse 578 — 0,585 — 337
Mêlés : Poudre-coton 1420 — 0,484 — 680
de chlorate : Acide picrique 1424 — 0,408 — 582
de potasse : Picrate 1422 — 0,337 — 478
Nitroglycérine 1320 — 0,710 — 939

Ce tableau est fort instructif. On voit d’abord que la poudre de chasse est celle qui donne le plus de chaleur, c’est-à-dire le plus grand travail théorique : c’est une poudre vive ; néanmoins elle n’a guère plus de force explosive que la poudre à canon. La poudre de mine, qui renferme beaucoup moins de nitre, donne aussi beaucoup moins de chaleur et moins de force. On pourrait donc croire qu’un excès de nitre augmenterait la force explosive : il n’en est rien; une poudre qui en renfermait 84 pour 100 nu lieu de 75 développait, il est vrai, plus de chaleur, jusqu’à 673 calories; mais la force explosive tombait à 75. On se trouve ainsi ramené par tous les chemins à l’ancien dosage consacré par une expérience séculaire. Nous constatons ensuite que la poudre à base d’azotate de soude a plus de force que la poudre ordinaire à base d’azotate de potasse. Elle a été employée avec avantage aux travaux de l’isthme de Suez; elle serait aussi moins chère; malheureusement elle est lente à s’enflammer et est très hygrométrique, ce qui en rend la conservation difficile. La poudre au chlorate de potasse est une poudre brisante, à effet rapide : en même temps, elle est très inflammable et détone au moindre choc; la préparation de ce mélange a donné lieu, comme nous l’avons vu, à de terribles accidens[15]. Un fait très curieux qui ressort des chiffres du tableau, c’est que le chlorate de potasse ajouté à d’autres matières explosives a pour effet d’en doubler la chaleur de combustion; au point de vue de l’énergie, le résultat est moins frappant, parce que l’addition du chlorate diminue le volume des gaz dégagés. Néanmoins ces chiffres confirment les avantages que la pratique assigne à la nouvelle poudre formée de picrate et de chlorate à poids égaux.

Le fulmi-coton développe à peine autant de chaleur que la poudre; en revanche, il dégage une si grande quantité de gaz que son énergie initiale devient plus que triple de celle de la poudre. Dans les armes à feu, il faut une charge double de poudre ordinaire pour obtenir le même effet qu’avec le fulmi-coton; mais nous avons déjà vu que les propriétés brisantes de cet agent le rendent peu propre aux usages de l’artillerie. Quanta la nitroglycérine, si elle n’était pas si dangereuse, ce serait la force portative idéale, car elle brûle complètement, sans résidu, étant par elle-même très riche en oxygène, — elle développe deux fois plus de chaleur que la poudre, trois fois et demi plus de gaz, et sept fois plus d’énergie explosive, à poids égal; sous le même volume, elle aurait douze fois plus d’énergie. Il n’y a qu’un seul corps qui, d’après M. Berthelot, la surpasse en puissance théorique : c’est le protoxyde d’azote liquide, associé avec de l’éther ou d’autres carbures liquéfiés; ces mélanges fourniraient jusqu’à 1,400 calories, et leur énergie s’exprime par le nombre 1,000. Toutefois il paraît difficile d’obtenir l’explosion instantanée de semblables mélanges formés par des gaz liquéfiés.

Les mélanges gazeux détonans développent beaucoup plus de chaleur que les composés solides ou liquides : l’hydrogène et l’oxygène, en produisant 1 kilogramme de vapeur d’eau, dégagent 3,280 calories; les vapeurs d’éther ou de benzine en fournissent 2,400. Néanmoins on ne peut en faire usage dans la pratique, parce que les gaz changent à peine de volume en se combinant, et ne développent par conséquent que des pressions relativement faibles, 10 ou 20 atmosphères, — malgré la haute température de la combustion. Pour les employer, il faudrait d’abord les comprimer fortement, et les conserver dans des vases hermétiquement clos. Aussi a-t-on renoncé à rien attendre de ce côté.

On peut se demander maintenant quelle est l’importance du rôle que l’avenir réserve à ces sortes d’inventions, soit dans l’art de la guerre, soit dans celui de l’ingénieur. L’artillerie, dans le ours de cinq siècles, s’est laborieusement développée en vue d’utiliser les propriétés de la pondre noire; on ne peut deviner ce qu’elle serait devenue, si ce développement eût eu pour point de départ une matière explosive telle que le fulmi-coton par exemple. Telle qu’elle est, elle a tout avantage à s’en tenir, pour les canons à grande puissance, aux poudres lentes à gros grains, qui permettent d’obtenir des effets balistiques étendus et réguliers avec des réactions relativement faibles contre les pièces et les culasses. Depuis le temps où « le traict d’un canon chargé de pouldre est de mille et cinq cents pas ou environ, » nous avons décuplé la portée des bouches à feu : on a fait des canons qui portent à 10 kilomètres et au-delà. Le poids des projectiles des plus gros calibres de la marine est vraiment respectable : le canon de 32 centimètres récemment adopté par la marine française pèse 35 tonnes et lance des boulets de 350 kilogrammes; le projectile du canon monstre de Krupp en pesait 500, et on peut, avec une charge convenable, imprimer à ces énormes masses des vitesses de 300 à 400 mètres. Les cuirasses des navires ne résistent point à de pareils moyens d’attaque. Des murailles de 80 centimètres en bois de chêne, revêtues de plaques en fer forgé d’une épaisseur de 15 centimètres, seraient traversées à la distance de 10 kilomètres par le boulet du canon de 32 centimètres, et à 500 mètres ce boulet perce des plaques de 35 centimètres d’épaisseur. Malheureusement, à mesure qu’on accroît la portée et les effets de pénétration, il faut aussi augmenter la résistance et par suite le poids des bouches à feu; les plus gros calibres cessent d’être portatifs, et ne servent qu’à la défense des côtes ou des places de guerre; enfin le prix de chaque coup devient excessif : il y a là une limite où il faut s’arrêter. Il ne s’agit plus ici d’accroître la force de l’agent d’explosion; mais l’on peut chercher à obtenir une poudre moins chère. Les choses se présentent autrement lorsqu’on réfléchit que l’emploi des cuirasses changera la tactique navale, et qu’il faudra revenir au principe des brûlots, en suppléant les bordées de boulets par des bâtimens-torpilles, des avisos armés de cônes explosifs, des engins destructeurs qui attaqueront l’ennemi à bout portant, tandis que les vaines démonstrations où l’on gaspille des projectiles « ne font trembler, comme on l’a dit, que le ministre des finances. » Pour de tels usages, la dynamite et ses analogues prendront peut-être une importance capitale. Il en sera de même dans le domaine du génie civil, où ces formidables moyens d’action, qui déplacent les rochers et renversent tout obstacle, promettent des économies de temps et de travail qu’on eût à peine rêvées autrefois.


FERNAND PAPILLON.

  1. Le nitrate de soude est d’abord converti en nitrate de potasse par un moyen très simple, ensuite on le purifie dans une raffinerie. On en a aussi découvert des gisemens considérables en Prusse et en Galicie.
  2. Avec 1,250 grammes de fulminate, provenant d’un kilogramme de mercure, on peut fabriquer 40,000 amorces. Chaque capsule contient 3 centigrammes de fulminate de mercure et 1 centigramme environ de vernis recouvrant ce sel. L’amorce des fusils à aiguille a une composition différente.
  3. Depuis longtemps, un chimiste français, Braconnot, avait vu qu’en traitant la cellulose, l’amidon par l’acide nitrique, ces corps changent de nature et deviennent inflammables. Avant Schœnbein également, Pelouze avait préparé du fulmi-coton, mais sans en reconnaître les propriétés.
  4. Les exploitans des mines, les entrepreneurs des tunnels et des travaux sous-marins en France, en Italie, en Espagne, en Afrique, sont les consommateurs ordinaires de la dynamite fabriquée à Paulille.
  5. La « poudre brune » de la fabrique de M. Schultze, de Potsdam, qui a été essayée à Vincennes en 1865, et qui n’est, paraît-il, qu’une imitation du fulmi-coton, — de la sciure de bois traitée par l’acide nitrique, — a l’avantage de donner peu de fumée et d’offrir peu de danger, car le mélange définitif des ingrédiens ne s’opère qu’au moment de l’emploi ; cependant elle est loin d’avoir l’importance que l’inventeur lui attribuait.
  6. Ces chiffres ne sont que des à-peu-près, car rien ne prouve que les lois physiques sur lesquelles se fonde le calcul restent applicables à des températures si élevées et à des pressions si exceptionnelles. La loi de Mariette notamment doit être en défaut pour ces pressions. En outre, les phénomènes de dissociation viennent compliquer les raisonnemens fondés sur la nature des produits de la combustion.
  7. On a proposé à cet effet une poussière de charbon de bois et de graphite, du verre pilé et d’autres substances.
  8. Les pressions constatées étaient comprises entre 4,900 et 12,400 atmosphères.
  9. Malheureusement les indications de ces instrumens sont loin de mériter toujours confiance : les expériences instituées au champ de tir de Gavre ont montré qu’elles peuvent varier d’un coup à l’autre de 500 ou 600 atmosphères.
  10. On a successivement employé les appareils électro-balistiques Navez, Le Boulengé, Schultz, etc.
  11. Les canons rayés en acier tube, du calibre de 8 centimètres, fabriqués tout récemment à la fonderie de Nevers, impriment cette vitesse aux boulets de 4 kilogrammes 1/2, à la charge du 1/2, avec la poudre A, du Bouchet.
  12. Le tonneau-mètre représente 1,000 kilogrammètres; cette unité est plus commode lorsqu’il s’agit de chiffres élevés. D’après de nouvelles déterminations dues à M. Sarrau, la poudre de chasse fournirait jusqu’à 828, la poudre de guerre 769, la poudre de mine 555 calories, ce qui donnerait des potentiels de 358, de 329 et de 241 tonneau-mètres.
  13. En Italie, on a même obtenu, à la charge de 1/20» avec la poudre anglaise dite diamant, dans la carabine des bersagliers, un effet utile de 81 t.-m. Le coton-poudre a donné 124 t.-m.
  14. On suppose ici les gaz ramenés à zéro degré et à la pression atmosphérique.
  15. Les balles explosives, dont l’horrible effet a été constaté en Angleterre par des expériences faites sur des cadavres de chevaux, et dont l’usage à la guerre a été proscrit par une convention internationale, étaient remplies avec une pâte formée de chlorate de potasse et de soufre.