Les nouvelles Fouilles d’Abydos
Les fouilles exécutées dans la nécropole d’Abydos pendant trois de ces derniers hivers, de novembre 1895 à mars 1898, ont donné des résultats tellement nouveaux, inespérés et importans qu’elles sont rapidement devenues célèbres, et il n’est guère aujourd’hui de savant ou d’homme simplement instruit qui n’en ait entendu parler. Mais, comme, dans le bruit qu’on a fait autour de ces travaux, l’erreur et la vérité se sont un peu mêlées ou confondues, il ne sera pas inutile que celui qui les a dirigés donne le récit, aussi détaillé que le comporte la Revue, des opérations exigées par les fouilles d’Abydos, et indique les principaux résultats qu’elles ont fournis à la science et à l’histoire, non seulement de l’Egypte, mais de l’humanité. Si le lecteur trouve quelque aridité dans les détails qui vont suivre, qu’il pardonne donc à l’auteur, en considération des choses nouvelles qu’il voudrait faire connaître.
Le site d’Abydos était connu depuis longtemps comme l’un des plus riches de l’Egypte entière : les temples construits par les anciens Pharaons y étaient autrefois nombreux, riches et décorés avec le plus grand soin ; la nécropole immense renfermait des tombes presque innombrables où toutes les générations des prêtres, des hauts fonctionnaires de la ville et des artisans aisés étaient venues dormir leur dernier sommeil. Les auteurs grecs, d’accord avec les monumens égyptiens, ne parlaient d’Abydos que comme du Lieu saint de l’Egypte, et l’un d’entre eux, trompé par les récits quelque peu fabuleux qu’il avait reçus des Egyptiens, n’assurait-il pas que tous les riches et les puissans de la vallée du Nil tenaient à honneur de se faire enterrer à Abydos, près du tombeau religieusement vénéré du dieu Osiris ? Aussi, quand l’illustre Mariette eut créé le musée de Boulaq, et qu’il chercha à faire sortir du sol ou de l’oubli les monumens de l’ancienne Egypte, sa pensée se porta-t-elle tout naturellement vers la nécropole d’Abydos. Il avait une autre raison, qui influa plus encore que la précédente sur sa détermination : les auteurs grecs dont je parlais tout à l’heure, toujours d’accord avec les documens égyptiens, lui avaient appris que c’était en Abydos que se trouvait le plus célèbre des quatorze ou des seize tombeaux d’Osiris, et il était poursuivi par le désir de trouver cette tombe célèbre. Enfin, la tradition égyptienne, passée chez les auteurs grecs, plaçait à Thinis, — ville que l’on croyait alors la même qu’Abydos ou que tout au moins l’on situait tout près d’Abydos, — le lieu d’origine des deux premières dynasties égyptiennes et de ces rois, regardés jusqu’à présent comme semi-fabuleux, dont Manéthon et les tables royales nous ont conservé la mention.
Durant dix-neuf années, Mariette explora sans se lasser la nécropole d’Abydos ; mais les travaux qu’il y fit exécuter ne lui donnèrent pas ce qu’il en avait attendu, et à sa mort, Abydos fut délaissé. Pendant l’hiver 1894-1895, le savant archéologue anglais, M. Flinders Pétrie, aidé de M. Quibell, opéra des fouilles extrêmement curieuses au nord du village actuel de Neggadeh, pendant que son compagnon travaillait à Ballas. Tous les deux mirent au jour un très grand nombre de tombes anciennes, dans lesquelles ils trouvèrent quantité d’objets inconnus jusqu’alors ou négligés par les sa vans après un examen trop hâtif. Frappés à juste titre par la nouveauté de ces objets, leur nombre et leur antiquité, les deux savans s’entendirent pour présenter leurs découvertes au monde des égyptologues comme la preuve qu’une race inconnue, appelée par M. Pétrie la race nouvelle, the new race, avait conquis l’Egypte vers la IVe dynastie, s’était échelonnée depuis Abydos jusqu’à Thèbes, et s’était conservée jusque vers la XVIIIe dynastie. M. Flinders Pétrie, qui n’est pas homme à reculer devant les hypothèses hardies et les systèmes nouveaux, — il l’a montré souvent de la manière la plus heureuse, — avait été cette fois effrayé devant les documens qui lui étaient soudainement tombés entre les mains. Il avait passé à côté de la solution réelle du problème et préféra la chercher dans les tribus libyennes, cette race nouvelle qu’il semble avoir ainsi créée de toutes pièces. Mais, malgré cette hypothèse qui fut acceptée par un très grand nombre d’auteurs, si les autres firent de prudentes réserves, les fouilles de M. Pétrie eurent, comme elles le méritaient, un très grand retentissement.
Sur ces entrefaites, l’hiver suivant, après avoir demandé moi-même au ministère de l’Instruction publique d’aller à Abydos pour étudier les monumens de cette ville, j’appris tout à coup qu’une petite société venait de se former à Paris dans l’intention de faire exécuter des fouilles en Égypte, qu’on me proposait la direction de ces fouilles et que l’on m’assignait Abydos pour théâtre des futures opérations. J’acceptai avec empressement et, grâce à la libéralité de MM. Bardac, de Biron et de la Bassetière, auxquels s’adjoignit l’année suivante, par pure amitié pour moi, un grand industriel de Paris, M. Baille-Lemaire, je me rendis à Abydos, prêt à entreprendre les travaux dont on m’avait chargé, mais quelque peu anxieux sur leur succès, car je ne pouvais m’empêcher de penser aux dix-neuf années consacrées par Mariette à l’exploration de la nécropole de la ville sainte d’Osiris. Après beaucoup de déboires, après avoir reçu le conseil d’abandonner les fouilles que je faisais pour me diriger d’un autre côté, où, m’assurait-on, le succès ne se ferait pas attendre, après avoir obstinément refusé de m’éloigner du théâtre que j’avais choisi, je vis enfin luire l’aurore du succès définitif. Les résultats de mon travail furent considérables, si considérables même que le seul énoncé que j’en fis suscita des tempêtes : personne, je dois le dire, ne voulut me suivre dans l’hypothèse que j’énonçai et les plus hardis se contentèrent de croire que j’avais découvert la nécropole des trois premières dynasties. Cependant, et tandis que je me débattais ainsi contre une opposition considérable, M. de Morgan, auquel j’avais remis quantité d’objets en silex provenant de mes fouilles et qui en avait réuni lui-même un grand nombre d’autres dans diverses explorations faites cette même année, publiait ses Recherches sur les origines de l’Égypte : L’âge de pierre et les métaux, dont le succès retournait presque complètement l’opinion. L’année suivante, pendant l’hiver 1896-1897, il fit d’autres recherches, rencontra le tombeau royal de Neggadeh et publia sans retard un second volume où il examinait à nouveau la question des origines égyptiennes, ne négligeant aucune occasion de citer mes travaux, publiant même avec mon autorisation un certain nombre des objets que j’avais rencontrés pendant ce même hiver et se rangeant finalement du côté de ceux qui veulent voir une influence chaldéenne dans la formation de l’Égypte antique. De mon côté, continuant les fouilles entreprises, j’avais la chance de découvrir le tombeau où Set et Horus, adversaires fameux pendant la vie, avaient été réunis après la mort. L’année suivante, enfin, j’en voyais le terme et je découvrais le lieu saint de l’Égypte, le tombeau qui avait été élevé en l’honneur d’Osiris.
Telles sont, résumées rapidement, les diverses phases par lesquelles ont passé les fouilles sur l’Égypte préhistorique. Le lecteur comprendra mieux maintenant et sera plus à même de juger ce qu’il me reste à lui faire passer sous les yeux, à savoir l’exposé de mes travaux dans la nécropole d’Abydos. Telles qu’elles se sont produites, les découvertes jaillies des entrailles de la montagne d’Abydos offrent un ordre chronologique parfait : d’abord les dynasties des mânes, celles qui ont précédé l’établissement de la monarchie égyptienne d’après Manéthon ; ensuite le tombeau de Set et de Horus, les deux derniers rois de la seconde des dynasties dites divines, enfin le tombeau d’Osiris, le prédécesseur de Set dans la vie et la domination de l’Égypte, le plus ancien monument qui soit actuellement connu, non seulement en Égypte, mais dans le monde entier.
La nécropole d’Abydos s’étend sur environ huit kilomètres de longueur et une largeur qui varie de un à trois kilomètres. Mon premier soin, en y arrivant, fut de l’explorer dans tous les sens afin de juger par moi-même quelles en étaient les parties où l’on pouvait raisonnablement espérer de faire des fouilles fructueuses. Mon attention fut tout d’abord attirée par une large échancrure faite dans la montagne occidentale : en avant de cette échancrure, environ à 400 mètres, surgissaient de petites buttés de sable mélangées à de grandes, entrecoupées de plateaux plus ou moins longs, dont toute la surface était parsemée de débris de poteries grossières. Les indigènes désignent cette partie de la nécropole sous le nom d’Om et Ga’ab, c’est-à-dire de Mère aux pots. A une certaine époque de l’année, le Vendredi saint, ceux des indigènes qui sont chrétiens ou coptes, — ce qui est exactement la même chose, — avaient coutume de se rendre en cet endroit et d’emporter un certain nombre de vases entiers afin de les donner comme jouets à leurs petits enfans. Derrière ces buttes, étaient de véritables monticules longs de plus de cent quarante mètres, larges de quatre-vingts ou de cent, et hauts d’une dizaine de mètres environ : les uns et les autres étaient entièrement formés de vases en poterie rouge agglomérés et mélangés avec le sable. Il y en avait peut-être de dix à quinze millions. Comment ces vases se trouvaient-ils à cet endroit ? La réponse était fort facile, c’est qu’on les y avait apportés ; et si on les y avait apportés, c’était dans quelque intention pieuse, qu’il n’était pas non plus trop difficile de soupçonner dans cette vaste ville des morts. Il devait donc y avoir, sous les décombres, des tombeaux ; pour savoir à qui étaient ces tombeaux, il n’y avait pas d’autre moyen que de fouiller les buttes. Au surplus, l’importance de ces tombes était révélée par quelques indices : on voyait çà et là dans le sable des morceaux de granit rose, des fragmens d’albâtre, de pierres dures, et il était facilement supposable que ces morceaux et ces fragmens de pierres réputées riches ne provenaient pas de vulgaires tombeaux. Ces petits indices avaient une grande importance à mes yeux et c’est de leur vue que me naquit le désir de fouiller les buttes d’Om-el-Ga’ab. Ils ne devaient pas manquer une seule fois de répondre aux espérances qu’ils avaient fait concevoir.
Je revins alors à la première butte, en ayant toujours soin de faire rejeter les déblais par derrière, afin que le travail ne fût pas à recommencer de nouveau lorsqu’on voudrait fouiller en avant : ce point, qui paraît de peu d’importance de prime abord, a cependant dans la réalité une importance capitale. J’ai eu d’ailleurs beaucoup de peine à faire comprendre à mes ouvriers qu’il fallait absolument agir de la sorte et j’ai dû leur montrer moi-même comment il fallait s’y prendre, me fâcher tout rouge ou en faire semblant : habitués à faire autrement, ils m’obéissaient tant que j’étais présent et qu’on leur criait : « Derrière toi, derrière toi ! » mais, dès que j’avais le des tourné, ils revenaient à leurs anciens erremens. Les premiers sondages ne révélèrent rien autre chose, sinon que la couche de pots cassés était peu épaisse, environ deux mètres en sa plus grande hauteur. Cependant, en un endroit, on rencontra quelques constructions en briques crues, deux ou trois montans de porte en calcaire qui se trouvaient là je ne sais comment, et une très grande stèle également en calcaire, où l’on apercevait encore, dans la partie supérieure, les titres du défunt dont le nom avait disparu : le champ de la stèle était occupé par une porte fermée au verrou ; ç’avait dû être jadis un très beau morceau, mais, lorsque je le trouvai, le sable l’avait complètement rongé dans sa partie la plus importante et la forme seule en était intacte.
Les ouvriers sondaient toujours le terrain, et rien n’annonçait que l’on dût trouver autre chose, lorsqu’en examinant le sondage que faisait un fellah, je le soupçonnai de n’être pas arrivé au sable rouge de la montagne, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre ; je lui ordonnai de creuser encore et je passai à l’examen du travail d’un autre ouvrier. A peine m’étais-je détourné que je fus rappelé : le fellah, par un heureux coup de pioche, venait de mettre au jour un petit ustensile en cuivre, qu’il remit fidèlement à son reis : celui-ci descendit alors dans le trou, creusa avec ses mains et trouva, dans un vase, une petite statuette en bois, décorée de jolis hiéroglyphes bleus, et ayant le visage couvert d’une feuille d’or, puis il me dit qu’il ne restait plus rien dans le vase. Je lui dis alors de déterrer et de me donner le vase, ce qu’il fit, et voici que le bienheureux pot renfermait tout un petit mobilier funéraire qui ressemblait à un mobilier de poupée : d’abord une petite briche en cuivre avec les deux couffes encore suspendues à la briche ; une petite houe imitant la houe avec spatule en métal ; une autre imitant la houe avec spatule en bois, le tout en cuivre et suspendu à la briche entre les deux couffes ; une coupe brisée en métal ; un petit vase en forme de gargoulette avec son support, un vase à vin, les deux également en métal ; le grand vase à libation imité en émail bleu, et deux petits vases en albâtre encore recouverts de leur couvercle. À cette vue, j’ordonnai d’interrompre les sondages et de reprendre méthodiquement le travail d’une tranchée régulière avançant peu à peu du nord au midi, en rejetant tous les déblais par derrière vers le nord, de manière que toute cette première butte fût bouleversée de fond en comble, et que pas un seul des objets qu’elle contenait ne pût échapper aux fouilleurs.
L’ordre fut exécuté, et le soir du premier jour, lorsque je fis l’inventaire des objets trouvés, j’eus lieu de nm féliciter de la méthode suivie. Toute la butte fut ainsi déblayée et radicalement changée de place, reportée plus au nord qu’elle ne l’était d’abord. On y trouva quantité d’objets, environ trois cents ou trois cent cinquante, tous de taille exiguë, en or, en albâtre, en calcaire, en terre ordinaire et grossière, en métal, en bois. Deux poteries, semblables à celle qu’on avait trouvée d’abord, contenaient deux statuettes en bois avec figure dorée ; malheureusement l’une d’elles, dès qu’elle fut mise à l’air, tomba en poussière, et la feuille d’or put seule être recueillie ; la seconde, grâce à un petit cercueil dans lequel elle se trouvait, s’est conservée presque intacte. A côté de ces statuettes en bois, il y avait deux statuettes en albâtre d’un travail magnifique, le bas du corps, à partir de la poitrine, couvert d’hiéroglyphes rehaussés de bleu. D’autres poteries contenaient des objets identiques de forme et de destination à ceux de la première, de même matière, mais l’une d’elles contenait en plus un exemplaire de la briche en or, avec les deux houes et les deux couffes de même métal. L’un de ces pots contenait encore treize petits scarabées en terre émaillée. Dans le sable, on trouva quantité de vases en albâtre d’un tout petit module, des pots de tous genres, des assiettes, etc. ; puis les mêmes furent trouvés en calcaire, en terre recouverte ou non de peinture rouge, en une pierre qui m’est inconnue, en terre tout à fait grossière avec une forme à peine spécifiée par le travail. Des vases et des ustensiles de cuivre étaient aussi semés dans le sable : gargoulettes, vases à vin, pots ayant exactement la même forme que nos boîtes à lait avec ou sans anse, couteaux, haches, miroirs, coupes, etc., mélangés à des statuettes en calcaire ou en terre cuite. Évidemment ces mobiliers, même à l’époque où ils avaient été déposés dans le sable ou dans ces pots grossiers en terre cuite, n’avaient pas la même valeur : les uns étaient riches, les autres pauvres ; cette observation me sera utile bientôt pour déterminer à quel usage ces objets servaient.
D’autres monumens étaient plus importans. L’un d’eux était une sorte d’édicule soutenu par des colonnes rondes, qui, au premier coup d’œil, donnait l’illusion d’un tombeau, et qui était en effet assez grand pour contenir le cadavre d’un homme de taille moyenne ; mais d’ossemens humains, il n’y en avait aucun. On trouva aussi un petit sarcophage en calcaire très friable, véritable miniature des grands sarcophages usités pour la sépulture des riches personnages, portant le nom d’un scribe et datant vraisemblablement, par le style de la gravure, de la XVIIIe ou de la XIXe dynastie. On mit encore la main sur deux tables d’offrandes, l’une très grossière et assez petite pour n’être considérée que comme une réduction des tables ordinaires, l’autre au contraire de grandes dimensions, en syénite, et ayant dans l’inscription gravée sur le pourtour quatre cartouches qui la reportent à la XIe et à la XIIe dynastie. L’inscription dit en effet, à gauche : « Vive le roi de la Haute et de la Basse Égypte Rakhoperka, aimé de celui qui est chez les Occidentaux, qui donne la vie ! Il a fait ce monument à son père Rasonekhka afin qu’il vive à jamais ! » A droite, elle dit de même : « Vive le fils du soleil Ousortesen, aimé de celui qui est chez les Occidentaux, qui donne la vie ! Il a fait ce monument à son père Mentouhôtep afin qu’il vive à jamais ! » D’où il faut conclure que le dernier pharaon de la XIe dynastie se nommait Mentouhôtep (le sixième) de son nom, car, jusqu’ici, on ne connaissait que son prénom, et, en second lieu, qu’il était reconnu par Ousortesen Ier, deuxième roi de la XIIe dynastie, comme l’un de ses ancêtres, sans doute du côté de sa mère, ce qui jetterait un jour nouveau sur la manière dont s’est faite la transition de la XIe à la XIIe dynastie
A quoi servaient ces objets appartenant aux époques les plus diverses ? Une observation doit être faite tout d’abord : c’est qu’on n’a trouvé dans toute la butte aucun ossement humain, aucune forme de sépulture autre que celle qui vient d’être mentionnée plus haut. Sans entrer ici dans une discussion scientifique dont le lecteur sentirait peu la nécessité, je crois pouvoir affirmer que les objets rencontrés étaient tous des objets votifs ; en d’autres termes, que cette butte était un lieu de pèlerinage où les gens d’Abydos, fidèles au culte des ancêtres, allaient déposer leurs offrandes, accomplir les rites sacrés reçus de leurs pères, leur témoigner une reconnaissance qu’ils croyaient duo aux faveurs obtenues, et les faire participer aux événemens heureux arrivés dans la famille. De là ces objets précieux et ces objets misérables trouvés côte à côte en si grand nombre, cette table d’offrandes royale et cette autre si pauvre ; de là cette taille minuscule de la plupart des objets rencontrés. Une autre raison se tire du fait que l’on n’a pas trouvé un seul tombeau, pas un seul ossement humain dans cette première butte, que par conséquent ce ne pouvait pas être pour les offrandes funéraires réelles et pour un mobilier réel que l’on avait déposé les objets dont il vient d’être question.
Ces premiers résultats étaient de nature à m’encourager et à me faire concevoir les plus belles espérances. Mais j’avais compté sans la dévastation systématique, les épouvantables ruines que les moines fanatiques du VIe siècle amoncelèrent dans cette partie de la nécropole d’Abydos. Si les tombeaux dont il me reste à parler eussent été intacts, je ne crois pas trop m’avancer en disant que leur découverte eût été l’un des faits les plus importans qui se fussent produits dans l’histoire de l’égyptologie. Mais les barbares n’avaient rien épargné ! Le fer et le feu avaient tour tour été employés : le fer d’abord, pour briser les stèles et les vases précieux qui y abondaient ; le feu, pour brûler tous les objets en bois. Après avoir fait tous les ravages qu’ils pouvaient faire, après avoir pris le soin de laisser leurs noms écrits au charbon sur les tessons des vases, les dévastateurs avaient recouvert de sable les tombeaux incendiés, et le sable, recouvrant l’incendie allumé, avait réduit le bois en charbon, si bien que dans un seul tombeau j’en ai trouvé plus de deux cents kilos. Et cette dévastation ne fut pas opérée dans un jour de fureur populaire, de nervosité religieuse : elle dura longtemps, des années peut-être, car les moines du fanatique Moyse n’étaient pas nombreux, et ils prenaient leur temps ; dans quelques tombeaux, pour prévenir les éboulemens, ils eurent soin de bâtir des murs en briques, se mettant ainsi à couvert de tout accident. Ils ont détruit de la sorte les plus anciens monumens connus jusqu’à cette heure, des merveilles d’art et d’industrie primitive dont la possession nous serait si précieuse. Fort heureusement que leur fureur s’est contentée de briser, et ne s’est pas étendue jusqu’à la destruction complète des fragmens, soit par impuissance, soit par négligence : c’est en ramassant ces fragmens que j’ai pu arriver à former une collection, petite à la vérité, mais d’une importance considérable, collection d’objets aussi rares qu’anciens, donnant les noms de rois complètement inconnus, qui n’appartiennent à aucune dynastie manéthonienne, et qui sont au nombre d’au moins vingt-cinq.
Entre la première et la seconde butte rouge d’Om-el-Ga’ab, s’étendait un plateau de calcaire d’environ deux cent trente mètres, où je ne croyais trouver aucune sépulture, car rien ne les annonçait, tellement le terrain était uni, et je pensais n’avoir à faire que des sondages, afin de ne rien laisser sans l’avoir exploré. Mais, dès les premiers sondages faits, on trouva d’abord des statuettes en calcaire déposées à même dans le sol, puis des tombeaux petits, grossièrement bâtis, dont la forme était bizarre, inaccoutumée, pauvre et même misérable. Comme dans toute la nécropole d’Abydos, le sous-sol n’avait pas semblé assez solide pour y faire un tombeau, à moins de revêtir les parois de briques crues. Mais l’habileté des briquetiers et des maçons de cette époque n’était encore que rudimentaire : les murs ne sont pas d’aplomb, ils rentrent ou ressortent avec une fantaisie naïve ; ils ne sont pas davantage d’équerre et les quatre angles formés par les murs sont chacun d’une ouverture particulière. Cependant, déjà les hommes avaient le souci de parer les murs d’une sorte de crépissage en terre noirâtre qui a tenu et duré jusqu’à nos jours. Le plan de ces tombeaux était uniforme : une chambre rectangulaire ou à peu près. Quelquefois cette chambre était limitée par de petits murs en long ou en large, quelquefois en long et en large, sur deux ou trois côtés, formant des sépultures séparées ou des suites de magasins pour y déposer des objets que je n’y ai trouvés que fort rarement ; dans ce dernier cas, les petites loges ou niches étaient limitées par deux murs transversaux très rapprochés l’un de l’autre, ne laissant en certains cas que cinquante ou soixante centimètres d’intervalle. Je me demandais comment on avait pu enterrer des hommes en un si petit espace, lorsqu’un jour la découverte d’un squelette me donna le mot de l’énigme : les squelettes étaient déposés en ces trous dans une position qui me rappela aussitôt les momies péruviennes, avec cette différence qu’ils n’étaient pas momifiés et qu’ils étaient couchés sur le côté, les genoux à la hauteur des yeux, le haut du bras collé à la poitrine et l’avant-bras ramené sur la bouche, dans la position même qu’occupe le fœtus dans le sein maternel, si bien que la première position de l’homme et la dernière étaient identiques dans le sein de la mère et dans le sein de la terre. Entre les genoux et la poitrine, on déposait des vases contenant les alimens nécessaires aux morts d’après les croyances égyptiennes. Cette disposition avait déjà été observée en 1893 par M. Pétrie.
Les squelettes étaient rares : à peine si l’on en trouva cinq ou six, sur plus de soixante tombeaux que contenait le plateau. Les seuls objets découverts sont des vases en terre grossière, mais dont quelques-uns témoignent que l’homme, dès cette époque, sentait déjà le besoin de décorer ce qui lui semblait trop nu : on voit en effet sur certains de ces vases des dessins qui rappellent ce que l’homme des cavernes d’Europe gravait sur ses instrumens en os, à savoir une autruche ou quelque chose d’approchant, un autre animal dont on ne voit guère que la croupe, et enfin un palmier rudimentairement figuré. Dès cette lointaine époque, les vases avaient déjà des formes encore en usage en France de nos jours. Pendant plus de trois semaines, je ne trouvai pas autre chose que ces poteries et des débris de vases en albâtre et en pierre dure complètement inutilisables. Cependant, je fis ramasser tous ces fragmens dans la chambre où je dormais, et bien m’en prit, car, si j’avais négligé ces fragmens, j’aurais passé auprès des découvertes les plus intéressantes que m’ont fournies les fouilles auxquelles je présidais.
J’avais du désespoir plein le cœur lorsque j’attaquai la seconde butte et la troisième, qui étaient fort petites et rapprochées l’une de l’autre. Les travaux se trouvèrent beaucoup plus longs que je ne l’avais pensé, car les deux buttes recouvraient des tombeaux très profonds, et le vent contraria beaucoup les travailleurs. Les commencemens des travaux en cet endroit ne me fournirent que des fragmens de vases en pierres dures très peu nombreux ; mais je commençai bientôt à trouver des restes de métal, d’ivoire, quelques fragmens avec des inscriptions en caractères archaïques, puis une première stèle en calcaire avec une telle disposition de caractères rudimentaires que, du coup, je fus convaincu que j’avais mis la main sur un monument des plus anciens de la civilisation égyptienne. Dans la seconde butte, je trouvai des silex taillés avec une rare perfection, et, dans un seul tombeau, trois cent vingt-quatre pointes de flèches admirablement travaillées, de toutes les formes et déjà barbelées : le tombeau avait était incendié de fond en comble, et les roseaux des flèches avaient été consumés, cela va sans dire. Des pièces de bois assez grosses avaient échappé à l’incendie comme par miracle, notamment deux qui avaient encore, passées dans leurs trous, des attaches en fil de métal. Je rencontrai aussi la première trace des souverains enterrés dans ces tombeaux, mais je ne sus pas la reconnaître, car elle était tellement insolite que je ne m’attendais aucunement à la trouver, et les découvertes de ce genre durent se multiplier avant que mes yeux fussent dessillés et que je comprisse ce qui était entre mes mains. C’était une espèce de carré surmonté d’un épervier, symbole du Dieu Horus, le fils et le vengeur d’Osiris ; dans l’intérieur du carré, étaient deux signes peu apparens, et le carré se terminait par quatre petits traits.
La quatrième butte, au contraire des deux précédentes, était une butte énorme, de plus de cent mètres de long sur près de cent trente de large et une hauteur de huit ou neuf mètres. Je ne pouvais songer à l’attaquer d’un seul côté ; il fallait la prendre par au moins deux côtés et mieux encore par trois, et, pour le faire avec profit, déblayer les alentours à l’ouest et au nord. Le côté ouest semblait le plus facile et celui qui demanderait le moins de temps ; mais, là encore, je fus cruellement détrompé : trois semaines devaient se passer avant que le déblaiement fût terminé de ce côté. J’y découvris en effet des tombes très importantes, dont l’une était même le monument le plus considérable que j’eusse trouvé de cette époque. C’était un tombeau profond de 6m, 24, long de 15m, 05 et large de 8m,90 ; les murs en briques avaient plus de quatre mètres d’épaisseur : l’incendie qu’y allumèrent les dévastateurs avait été si violent que la brique, de crue, était devenue cuite. On descendait dans ce tombeau par un escalier de 42 marches partagées en deux étages ; la hauteur de chaque marche était de 0m, 09 et la largeur du couloir où se trouvait l’escalier était de 1m, 87. Près de la porte donnant entrée dans l’unique et vaste salle constituant le tombeau, il y avait, de chaque côté, une série de petits retraits dont je n’ai pu découvrir la destination. La salle était entièrement pavée de gros blocs de syénite, très longs et très épais. Cette tombe ne me fournit d’ailleurs que de menus fragmens de vases sans inscriptions ; j’y découvris une stèle en granit, mais elle ne portait aucun caractère. Dans les déblais, je trouvai deux fragmens de vases ouvragés, qui montraient avec évidence combien les Égyptiens de cette époque étaient déjà habiles dans l’art de sculpter les matières les plus dures. Le premier était une main qui devait servir de couvercle à un vase ; j’en trouvai d’abord les quatre doigts et, huit jours après, à environ trente mètres de l’endroit où le premier fragment avait été trouvé, on rencontra le pouce : la sculpture de ce morceau est tellement habile dans sa forme archaïque, les moindres détails des doigts y sont si bien marqués et si naïvement rendus, qu’on s’étonne à bon droit de voir comment les artistes de cette époque ont pu si bien faire. Le second, en même matière, appartenait à un vase comprenant deux parties : un corps de femme sans doute et, devant ce corps, une tête de canard ; du corps de la femme il ne reste plus que le bas de la poitrine et les hanches, la tête de l’oiseau est au contraire complète et semble encore vivante.
Un autre tombeau de forme intéressante est celui où fut trouvée la stèle du Pharaon dont le nom est écrit par un grand serpent. Il se composait également d’une grande salle, mais, sur les côtés nord, est et sud de cette salle, étaient de petites chambres ayant des dimensions diverses pour la largeur et identiques pour la hauteur et pour la longueur : il y en avait dix-neuf. Dans quelques-unes de ces chambres, sur la paroi nord, ou sur la paroi sud, ou encore sur la paroi est, on voyait ménagée la place où était placée la stèle, et, de fait, on rencontra dans ce tombeau cinq stèles différentes de noms et de fonctions. L’emplacement de la stèle royale était encore visible dans la paroi ouest. Cette stèle est, à mes yeux, ce que j’ai découvert de plus beau dans les fouilles d’Abydos. Elle se composait d’une seule pierre, ayant 2m,56 de haut ; mais, quand je la trouvai, elle avait été brisée en trois morceaux. Elle est arrondie par le sommet et le champ a été évidé afin de mieux faire ressortir la sculpture, et en effet les deux signes qu’il contient se détachent avec une vigueur admirable. L’épervier est debout sur le haut d’un rectangle, fièrement posé dans l’attitude magnifique de ce superbe oiseau. Le second signe qui constitue le nom du roi et qui est dans le rectangle est le grand serpent, qui se détache aussi avec la même vigueur. Le bas du rectangle est occupé par la représentation fort connue dans les sarcophages et les stèles de l’Ancien Empire égyptien : c’est la maison égyptienne, selon l’interprétation courante. Ce même tombeau me fournit d’ailleurs un nouvel exemple de ce que pouvaient faire les hommes de l’Egypte à cette époque : on trouva dans le sable une petite tête de femme en bois d’ébène. Cette tête faisait évidemment partie d’une statuette en bois, puisque la partie qui nous en a été conservée comprend les seins de la femme, sa gorge et sa tête. Les moindres détails y sont sculptés avec une aisance très grande ; le visage est du type nubien, et la chevelure est composée d’un grand nombre de petites tresses retombant en arrière de la tête et se terminant en tire-bouchon, dans la forme qu’emploient encore actuellement les Bischaris.
Ces deux tombeaux, ainsi que la plupart de ceux que j’ai découverts, contenaient un grand approvisionnement de vases énormes où l’on avait réuni toutes les bonnes choses qui devaient servir à la nourriture du mort. Quelquefois on avait placé ces vases dans des chambres contiguës au tombeau, mais séparées cependant : ils étaient enfoncés dans le sable et je les ai trouvés intacts, contenant encore les provisions qu’on avait mises dedans ; c’est ainsi que j’ai recueilli de très anciens spécimens de céréales, de fruits, de matières grasses, d’encens qui a conservé tout son parfum. Je fis même une expérience fort curieuse sur le contenu d’un grand vase qui avait été trouvé brisé : j’y mis le feu et la matière grasse qu’il contenait brûla pendant toute une journée. Ces vases de terre ferrugineuse portaient inscrits sur leur panse le nom de l’offrande qui y était déposée et quelquefois le nom du propriétaire, toujours un Pharaon, pour lequel on les avait placés à l’endroit où on les retrouvait. Quelques-uns d’entre eux étaient lûtes, c’est-à-dire recouverts d’un grand bouchon en terre ayant la forme d’un cône, avec une assiette en terre grossière au milieu de la partie inférieure, à l’endroit où il s’adaptait au vase à fermer. Ces cônes singuliers et très lourds portaient l’estampille des propriétaires auxquels ils appartenaient et ces estampilles contenaient le nom et les titres du Pharaon auquel ils avaient été destinés. C’est en réunissant tous ces renseignemens les uns aux autres que je suis parvenu à rassembler les seize noms de souverains inconnus qui furent mis au jour dès la première année des fouilles.
Les fragmens de vases en pierre dure trouvés pendant toutes ces fouilles sont des plus intéressans, car ils prouvent à quelle grande habileté les hommes d’Egypte étaient dès lors parvenus. Non seulement la forme est déjà très avancée vers la beauté idéale, et c’est à peu près la même que celle à laquelle nous sommes habitués, mais ceux qui les ont faits étaient déjà passés maîtres dans l’art de tailler le marbre, l’onyx, le porphyre, le jade, la diorite et les pierres volcaniques. Ils les décoraient aussi du mieux qu’ils pouvaient, et il faut avouer que ce mieux était parfois très bien. Et ce n’était pas en passant qu’ils décoraient ainsi ces vases en pierre dure : ils répétaient la même décoration sur des vases de divers types ou de diverses grandeurs, ayant toujours soin qu’elle cadrât avec la forme du vase. Ils étaient de la plus grande adresse à choisir dans la matière qu’ils avaient sous la main les côtés les plus aptes à bien faire apparaître les veines lumineuses ou délicates.
Ces fragmens suffiraient à eux seuls pour prouver l’habileté des artistes égyptiens à cette époque ; mais d’autres monumens sont venus prouver que ces artistes ne reculaient devant aucune difficulté. Ainsi, j’ai trouvé des fragmens de vases en cristal de roche taillés d’une main très sûre et de formes très diverses ; malheureusement je n’ai pu en rencontrer un seul d’intact. Les morceaux de cristal de roche étaient quelquefois d’une grandeur étonnante. S’il arrivait que quelque veine malencontreuse fît éclater le vase en pierre dure sous la main de l’artiste qui le travaillait, il savait parfaitement le recoller et le faire servir au but qu’il poursuivait : la chose devait même être assez fréquente, car j’ai rencontré bon nombre de vases dans ces conditions. Ils ne reculaient même pas devant la restauration proprement dite et adaptaient ensemble des fragmens de pierres qui n’avaient ni le même grain ni la même épaisseur, en quoi ils se montraient plus utilitaires qu’artistes. Dans un autre (ordre d’idées, ils savaient travailler et sculpter le bois, faisaient déjà des travaux de marqueterie en losanges, et ces losanges, composés de quatre petits triangles, étaient parfois faits de verre émaillé. Et afin qu’on ne puisse pas prétendre qu’un travail aussi remarquable n’est pas de cette époque, ce morceau de bois d’ébène contient sur sa face intérieure le nom de l’un de ces Pharaons antiques.
Dans la sculpture, ils étaient tout aussi habiles. J’ai rencontré, outre les objets mentionnés plus haut, une grenouille très remarquablement faite en diorite, des pieds de lit funèbre en ivoire d’un galbe et d’une facture admirables, un lion également en ivoire, sculpté avec une facilité extraordinaire, et cela au fond de tombeaux où certes on n’avait pas pu les déposer en d’autres temps, malgré les ravages qu’a subis cette partie de la nécropole. Et non seulement les Egyptiens sculptaient, mais ils dessinaient sur l’ivoire des caricatures ou des dessins qui ressemblent fort à des caricatures. Ils peignaient déjà leurs stèles de cette couleur rouge qui est le propre de l’Ancien Empire et qu’on ne retrouve plus, l’Ancien Empire passé. Dans un autre genre, ils taillaient des perles en pierre transparente, comme le cristal de roche et la cornaline, et faisaient déjà des verroteries émaillées. Si bien que j’ai trouvé côte à côte des bracelets en silex, en métal, en ivoire, objets qui d’ordinaire sont les indices d’états de civilisation bien différens.
La rareté des monumens que j’avais découverts, l’archaïsme indéniable de leur forme et de l’art dont ils étaient le témoignage, la naïve exécution des inscriptions rencontrées, la nouveauté des signes employés dont un certain nombre étaient inconnus, tout me poussa, malgré les objections que je prévoyais, à attribuer à ces objets une date qui, par son antiquité, souleva une véritable tempête d’objections. On me demandait des preuves et l’on ne voulait pas examiner celles que je donnais. Cependant la lumière s’est faite : des savans étrangers lurent un ou deux noms des Pharaons que j’avais rencontrés : deux d’entre eux appartiennent à la première dynastie : Sémenptah et Merbapen. Rien ne m’était plus favorable, car je savais où j’avais rencontré les monumens portant ces noms : ce n’était point dans les tombeaux où j’avais trouvé les grandes stèles royales, et les objets marqués au nom des oblateurs n’étaient qu’un témoignage du culte funéraire rendu aux Ancêtres, à ces Mânes qui avaient précédé les dynasties historiques.
Quand, pour la seconde fois, je me retrouvai sur mon champ de fouilles, ma résolution n’avait pas un seul instant varié, de venir à bout des questions soulevées par ma première campagne et d’en trouver la solution, si faire se pouvait. J’avais l’intention de continuer l’exploration de la grande colline dont j’avais achevé de fouiller le côté occidental ; mais, auparavant, je voulus examiner spécialement une sorte d’ellipsoïde renfermant une dépression où je croyais ne trouver que de petits tombeaux presque à fleur de terre, avec peut-être quelque tombe royale qui ne demanderait au plus qu’un travail de quinze jours ou trois semaines. Si jamais prévision de fouilleur fut trompée, ce fut la mienne : toute la dépression qui avait plus de 80 mètres de long était occupée par un seul et magnifique tombeau, largo de 15 mètres et profond de 2m, 50, enfoui sous une couche de sable épaisse d’environ 7 à 8 mètres. Ce monument contenait 66 chambres : c’est le monument funéraire le plus grandiose que nous ait légué l’Egypte, du moins si l’on en juge par ce que nous connaissons actuellement. Il était construit en terre battue et en briques crues, dans le grand axe de la dépression que j’ai signalée plus haut. Le monument contenait deux parties séparées l’une de l’autre par un mur. Dans la première partie, l’entrée était au nord, et les 32 appartemens qui la composaient après l’entrée s’alignaient sur trois rangs, séparés par deux corridors. Il y avait en tout 37 chambres. Le corridor de l’est était barré par un mur plein, tandis que le corridor ouest courait entre deux rangées de chambres. Large de 15 mètres environ à l’entrée, cette première partie n’avait plus que 12m, 75 à la fin. La seconde partie était la plus irrégulière : elle était d’abord en retrait de 0m, 50 de chaque côté sur la première, et n’avait guère que 12 mètres de large ; mais, comme l’entrée en était au sud, elle allait, au contraire de l’autre, en s’élargissant, car elle n’avait que 8 mètres de largeur au commencement. Près de cette entrée, de chaque côté du corridor, étaient trois chambres, dans lesquelles on ne pouvait pénétrer qu’à l’extrémité de ce corridor ; puis à ce premier couloir succédait un second couloir ayant une rangée de cinq chambres de chaque côté. Lorsque ce couloir finissait, on entrait dans une chambre qui servait de lieu de passage pour pénétrer dans deux autres chambres, l’une au nord, la seconde à l’ouest ; en face de celle-ci, s’ouvrait une porte menant dans quatre chambres aboutissant au corridor est. À l’ouest étaient trois chambres seulement, ne communiquant aucunement, soit entre elles, soit avec les autres. Ces trois chambres de l’ouest et les trois dernières de l’est entouraient une grande chambre qui avait des murs de terre battue et qui était revêtue, jusqu’à une hauteur de 1m, 70 en partant du fond, d’un mur en pierres calcaires mal dégrossies et mal assemblées. Cette seconde partie s’accolait à la première, les deux monumens étaient donc disposés pour ainsi dire des à dos. Ce plan, déjà compliqué pour l’époque, l’était rendu encore davantage par les pilastres, les saillies et les retraits qui composaient l’entrée de chaque chambre. Tout l’ensemble témoigne au plus haut degré que les constructeurs avaient eu des visées architecturales. Les deux monumens étaient entièrement recouverts avec des poutres de bois irrégulièrement disposées, et s’appuyant sur les murs chaque fois que cela était possible ou sur un mur et sur une poutre, qui servait en quelque sorte de palâtre lorsqu’il n’y avait pas un mur vis-à-vis.
Il serait difficile, surtout si l’on considère à quelle époque ce monument a été construit, de nier qu’il n’ait été aux yeux des constructeurs un type de beauté et de richesse. Peu importe que les matériaux de construction aient été de terre battue et peut-être de briques en certains endroits ! le seul fait d’avoir construit un pareil monument, d’avoir recherché l’effet architectural, de l’avoir recouvert entièrement de poutres en bois et sans doute de feuillages par-dessus les poutres, parle assez haut de lui-même. Cette richesse extérieure n’était pas la seule : la richesse intérieure, non seulement correspondait à la première, mais encore défiait tout ce qu’on pouvait attendre. Je ne crois pas trop dire en écrivant que, si le mobilier du tombeau eût été rencontré intact, l’heureux homme qui l’eût découvert aurait trouvé un trésor tel que seules les Mille et une Nuits en ont décrit de semblables. J’estime que le nombre des vases en pierres dures ou précieuses dépassait le chiffre de trois mille, sans compter les vases en métal, les merveilleux couteaux de silex, les armes, etc., que l’on y avait amoncelés. De plus, la poterie était représentée par de grandes quantités de vases de toute forme, soit renfermés dans des caisses en bois, soit déposés sur le sol. Les approvisionnemens contenus dans ces poteries étaient encore de bien loin dépassés par ceux renfermés dans de grandes caisses en bois contenant environ quarante hectolitres de toutes les céréales alors connues, les fruits aimés, maintenant ignorés. L’ameublement remplissait deux chambres : c’étaient surtout des chaises et des fauteuils en paille tressée, des objets de vannerie primitive, d’autant plus intéressans pour l’histoire de l’industrie humaine.
Malheureusement, presque tous les vases avaient été brisés avec une fureur inouïe par les spoliateurs, toutes les fois qu’ils l’avaient pu, car, assez souvent, ils avaient été interrompus dans leur œuvre néfaste et sacrilège, soit par des éboulemens soudains, soit peut-être à main armée. J’ai retrouvé au fond d’une chambre une couffe oubliée par les profanateurs surpris sans doute par quelque chute soudaine du sable ; en outre, le travail, fort souvent, avait été fait d’une manière si hâtive que l’on avait négligé d’aller jusqu’au sol de la chambre ; que l’on avait laissé sans les briser presque tous les objets en métal renfermés dans le tombeau ; qu’on ne s’était pas donné la peine de sonder les murs éboulés et de détruire les solives de la toiture. Si l’on compare l’état dans lequel mes ouvriers ont trouvé ce tombeau immense avec celui dans lequel étaient quelques tombeaux des rois Mânes, notamment celui du roi Den et celui aux pointes de flèches, même celui du roi Serpent, surtout si on le compare avec la dévastation systématique du tombeau d’Osiris, on sera frappé de ce fait que je n’ai pas relevé une seule trace d’incendie en quelque endroit que ce soit.
Malgré cette dévastation à jamais regrettable, les découvertes qui ont eu lieu dans ce tombeau sont du plus grand intérêt pour la science, en particulier pour l’histoire de l’art et pour l’histoire de la civilisation humaine à cette lointaine époque. Le nombre presque incroyable des vases en pierre dure sortis de ces fouilles est à lui seul une preuve que la possession de ces vases était regardée comme une grande richesse : il y en avait de tout modèle et de toute matière, depuis les grandes jarres jusqu’aux vases de formes fines et soignées faisant penser déjà aux formes actuellement en usage, et depuis la diorite jusqu’au cristal de roche, en passant par des pierres très rares, comme la pierre aulaire, par le marbre, la calcite, le jade, et d’autres dont je ne sais pas encore les noms. Les hommes de cette époque avaient une habileté réellement prodigieuse pour tailler les pierres ; ils devaient déjà disposer d’outils spéciaux très perfectionnés, car comment auraient-ils pu creuser des blocs d’onyx de 0m, 98 de hauteur, et cela jusqu’à une épaisseur qui n’est que de 0m, 03 ou 0m,04 ? Il leur fallait évidemment une patience à toute épreuve, mais il leur fallait aussi une habileté consommée, quoique primitive et rudimentaire par certains côtés. Ainsi, presque toujours, le vase n’était pas régulièrement creusé, l’épaisseur des deux côtés n’était pas uniforme, en admettant que les diverses épaisseurs d’une même partie d’un vase aient été voulues. Le fait était tellement certain que, bien souvent, des fragmens d’épaisseurs variables se raccordaient entre eux et qu’on a pu en constituer des vases complets, sinon intacts. Malgré cette imperfection du travail, on ne saurait trop admirer la finesse de certains vases en une pierre qui se rapproche de très près du jade, car il a fallu l’analyse la plus détaillée pour l’identifier et des connaisseurs expérimentés s’y étaient d’abord trompés : cette épaisseur s’amincit jusqu’à deux ou même à un millimètre. Quand on voit une semblable finesse, on n’est pas étonné que ces mêmes vases aient été d’une extrême fragilité et que les fabricans de cet âge aient déjà trouvé les moyens de raccommoder les fragmens. Ils le faisaient avec une composition où il entrait peut-être de la gomme laque, et cette composition a été assez solide pour durer jusqu’à nos jours. Parfois même, cette composition avait si bien recollé le vase qu’au jour de la spoliation, les coups de hachette l’ont brisé à nouveau, mais non pas dans la partie recollée.
De quels outils pouvait-on se servir afin d’arriver à un résultat si extraordinaire ? Ces outils, s’il faut s’en rapporter uniquement aux objets trouvés, étaient de deux sortes : les outils en silex, les outils en métal. Les premiers étaient en nombre considérable : en une seule des chambres de ce tombeau, on en rencontra plus de 600. Il est vrai que la plupart de ces silex étaient grossièrement éclatés ; mais, à côté, l’on trouva des racloirs, des poinçons, des lames, des scies, des couteaux, le tout admirablement travaillé. Les couteaux spécialement, d’un large type, attestent une science incomparable dans l’art de faire éclater et de tailler le silex. Aussi semble-t-il que ces instrumens, quoiqu’ils aient pu être employés, étaient plutôt des instrumens de luxe que ceux d’un usage journalier.
Les métaux trouvés au cours des fouilles de cette seconde année sont l’or, l’argent, et le cuivre rouge. Dès les fouilles de l’année précédente, j’avais vu que le travail du cuivre avait atteint déjà un haut degré de perfection : on savait notamment en faire des fils qui servaient à beaucoup d’usages, en particulier à réunir entre elles des pièces de bois. Il y avait aussi un assez grand nombre d’outils : aiguilles, ciseaux, couteaux, rasoirs. Sauf ces petits outils, dont le plus long a environ 0m, 10 pendant que la largeur atteint à grand’peine 0m,0083, à l’exception aussi d’un bracelet en cuivre repoussé, fort mince et qui s’est brisé pendant le transport et d’autres objets du même genre, tous les autres étaient fragmentaires. Ils suffisaient cependant à démontrer, à qui voulait voir, que les métaux étaient connus et employés dans la civilisation dont il est question. Je ne dois pas oublier la présence d’un électrum où l’argent domine. La seconde année, je rencontrai assez d’objets de cette nature pour prouver que l’emploi des métaux était courant et qu’on savait les travailler avec un réel talent.
J’ai rencontré d’abord de l’or et de l’argent en feuilles. La première feuille d’or était placée dans l’un des trous pratiqués pour recevoir les extrémités des chevrons qui supportaient la toiture des salles. Surpris de la présence d’une feuille d’or en de semblables conditions, je fis sonder les murs de la chambre et, au milieu d’un bloc en terre battue, voilà que je trouvai d’autres feuilles du même métal en nombre assez considérable. Comment ces feuilles d’or se trouvaient-elles dans un mur, à une hauteur d’environ 2 mètres ? c’est ce que je ne me charge pas d’expliquer. La seule feuille d’argent qui fut trouvée cette seconde année, l’a été au fond de l’une des chambres.
Les objets en cuivre ont été trouvés en quantité considérable : en un même jour, j’eus la bonne fortune d’en découvrir 1 220. Ils avaient été oubliés sur le haut d’un pilastre de l’une des chambres du corridor est, dans la première partie du monument ; l’oxydation qui s’était produite les retenait attachés tous ensemble dans un seul bloc. Je n’eus aucune peine à les détacher et, lorsque je les eus comptés, je trouvai le nombre que j’ai donné plus haut. Je crus tout d’abord qu’ils étaient tous de petits objets votifs, à l’exception peut-être d’une catégorie d’objets. Il y avait de petites lamelles très minces, peut-être préparées pour quelque usage inconnu, car une très grande partie étaient percées de petits trous. On voyait ensuite une série de plaques en demi-cercle, très minces et aussi de petites proportions. De petits objets avaient une forme nettement géométrique, car ils avaient été découpés en forme de pyramide triangulaire, de triangles rectangles, isocèles, etc., et ils me parurent former sans contredit la catégorie la plus curieuse de ces objets. Venaient enfin les objets utilisables, les aiguilles, les couteaux, les ciseaux, les fers de lance, bien faibles cependant pour être employés dans un combat, et de petites pincettes. Les seules aiguilles étaient au nombre de 172. Je sais maintenant que le plus grand nombre de ces objets formaient une cuirasse à écailles, comme on en voit à certains dieux, notamment à Horus, et ce que j’avais pris pour des objets à formes géométriques n’était que les extrémités de ces écailles tordues afin de permettre de les placer sous les bras.
Je trouvai aussi un nombre considérable d’objets divers à l’état sporadique, notamment des harpons à plusieurs entailles comme ceux dont se servent actuellement encore les tribus nègres dans l’intérieur de l’Afrique, tels que les Bongos, les Mittous, les Niamniams, les Monbouttous, etc. Je découvris encore, à l’entrée de l’une des chambres ouest, un certain nombre de haches en métal ayant réellement servi, car elles étaient d’un poids respectable et le tranchant était émoussé. Elles ont une forme inconnue jusqu’ici en Égypte, et c’est vraisemblablement celle que l’on voit gravée sur les célèbres panneaux de Hosi. Elles étaient attachées au bois qui servait de manche, sans doute par des cordes passant par un trou circulaire percé dans le milieu de la hache et fort irrégulier : l’un d’eux est même rectangulaire et les cordelettes servant à le maintenir dans le manche devaient être fort petites.
Ces derniers objets annoncent déjà qu’on savait fondre le métal en une seule masse ; les vases dont il me reste à parler prouvent qu’on savait aussi donner au métal la forme voulue par le créateur du vase. J’ai trouvé un tout petit nombre de vases intacts, aux formes différentes, toutes imitées des vases en pierre qui étaient d’un usage courant chez les hommes de cette époque, quand ils étaient assez riches pour en avoir. Les uns sont des vases hauts et larges, avec ou sans anses ; d’autres des vases bas avec un bec : l’un de ces derniers a même un bec séparé en deux parties par une petite cloison longitudinale, et l’on pouvait ainsi verser deux fils de liquide à la fois, comme on le voit sur certains bas-reliefs où sont retracées des cérémonies religieuses.
Il n’y a pas jusqu’au grès que je n’aie rencontré orné d’un joli émail bleu. Dans les deux parties de la tombe dont il s’agit, je trouvai de nombreux objets de cette sorte, les uns dans la couche supérieure de sable, les autres au fond des chambres. Par un heureux hasard, tous les objets que j’y ai découverts, sauf les perles, sont nouveaux et aucun musée n’en possédait jusqu’alors et n’en possède encore de semblables, sauf celui de Gizeh, qui entrait pour moitié dans le partage des objets rencontrés au cours des fouilles. Ce sont de petits cubes rectangulaires, de petits objets pouvant représenter des battans de porte, des sceptres inconnus, des tables ignorées, coupées en compartimens, etc. : l’émail bleu qui recouvre tous ces objets est d’une douceur extraordinaire, et l’Egypte historique ne saura rien inventer de mieux en ce genre.
J’ai rencontré en petit nombre des inscriptions dont la plupart sont tracées à l’encre noire ou rouge : celles à l’encre noire se sont bien conservées et pourront sans aucun doute être lues ; celles à l’encre rouge se sont en grande partie effacées et disparaissent tous les jours sous l’action de notre humide climat. Le plus souvent ces inscriptions se bornent à un seul mot ou à deux, disant : Beau (vase), ou Très beau vase : quelquefois on lit : Dédié à... et le nom de celui auquel avait été dédié le vase n’est pas conservé. Certains fragmens nous ont conservé de véritables scènes, comme celui où l’on voit un Pharaon, dont j’avais déjà trouvé le nom l’année précédente, tenir sa massue, prêt à écraser l’ennemi. La présence de ce nom dans le tombeau, comme, d’ailleurs, de plusieurs autres parmi ceux rencontrés antérieurement, montre bien que les hommes ainsi désignés vécurent après les propriétaires du tombeau dont il est ici question : d’autres noms ont été découverts, dont l’un s’est trouvé être le même que le premier gravé sur l’épaule droite d’une statue célèbre, laquelle est au musée de Gizeh. On m’avait reproché, la première année, d’avoir comparé certains des objets provenant des fouilles d’Abydos avec cette statue, car j’avais dit que la facture et l’époque avaient été les mêmes : il n’est plus possible désormais d’en douter : les objets que j’ai rencontrés au cours de mes fouilles et la statue de Gizeh sont bien de la même époque, ils contiennent des inscriptions semblables et la disposition des hiéroglyphes est tout aussi primitive sur la statue que sur les objets d’Om-el-Ga’ab et sur ceux-ci que sur celle-là.
Et maintenant, à qui ce vaste monument avait-il été élevé ? Lorsque je le rencontrai, je ne pus réussir à reconnaître ceux en l’honneur desquels il avait été construit : poursuit que j’étais par l’idée et le désir de rencontrer quelques-uns de ces Mânes que j’avais déjà, me semblait-il, trouvés l’année précédente, ou même de voir tout à coup mis entre mes mains quelque document historique m’éclairant d’une lumière non douteuse sur l’époque à laquelle remontaient les tombeaux ouverts par mes ouvriers, j’étais passé à côté de l’identification réelle de la tombe, quoique j’eusse en main tout ce qu’il fallait pour la reconnaître.
Je disposais en effet d’une quantité de documens disant clairement à qui était ce tombeau. Il est vrai que ces documens en dernière analyse se réduisaient à un seul, car c’était. le même qui avait été répété des centaines de fois, soit à l’état simple, soit à l’état amplifié. Ce document n’est autre chose qu’un bouchon ayant servi à luter l’ouverture des vases sur lesquels il a été appliqué : grâce à un cylindre gravé préalablement, la gravure ou inscription a été reproduite sur la terre. Voici la description totale du plus développé : sur la maison du défunt, représentée par un rectangle avec portes au bas, sont affrontés l’oiseau qui désigne Horus et le quadrupède qui désigne Set : tous deux sont coiffés de la double couronne, rouge et blanche, certifiant qu’ils ont régné à la fois sur la Haute et la Basse Égypte. Dans la partie supérieure du rectangle, sont huit signes hiéroglyphiques disant : « Ont paru combattant avec leurs deux casse-tête les deux dieux, ils se sont couchés ici, » c’est-à-dire : « Pendant leur vie mortelle, ces deux dieux ennemis se sont fait la guerre, » — Horus voulait venger son père Osiris frauduleusement mis à mort par son oncle Set ; — « la paix s’est faite dans la mort, qui les a réunis en ce tombeau. » Il n’y a donc aucun doute à avoir : le tombeau est bien celui de Set et de Horus ; et dès lors on comprend très bien la présence d’armes en grande quantité et de vases de métal dans le tombeau de deux hommes qui avaient passé leur vie à se faire la guerre et dont l’un, Set, passait pour l’inventeur de la métallurgie.
Pendant le troisième hiver, novembre 1897-mars 1898, j’entrepris d’achever l’exploration d’Om-el-Ga’ab, et j’y trouvai le tombeau d’Osiris. Pour pouvoir penser un seul moment à trouver le tombeau d’Osiris, il fallait réunir un certain nombre de conditions sans lesquelles il n’y avait aucun espoir à entretenir. La tradition égyptienne, conservée dans des documens connus, papyrus et inscriptions murales des temples, était unanime à admettre que le tombeau d’Osiris devait être entouré d’un certain nombre d’autres tombes particulières de gens qui avaient tenu à grand honneur et profit spirituel d’avoir leur demeure éternelle près de celui qu’on appela le Dieu Grand, ou, comme disent les textes égyptiens, près de l’escalier du Dieu Grand. L’auteur grec qui nous a conservé le traité sur Isis et Osiris a même étendu cette ambition à tous les habitans de l’Egypte pendant toute la durée de l’empire égyptien, en quoi il s’est trompé. Mais, si l’on restreint son renseignement à l’époque contemporaine d’Osiris ou aux générations suivantes, ses paroles sont parfaitement exactes. Cette première condition est accompagnée d’une seconde, à savoir la présence d’un escalier dans ce tombeau, si bien que la rencontre d’un monument comme celui dont je vais avoir à parler plus loin n’aurait pas suffi pour m’assurer de l’identification du tombeau que j’allais découvrir, si ce tombeau n’avait pas renfermé un escalier. En troisième lieu, la tradition m’apprenait que le corps d’Osiris ne pouvait se trouver dans le tombeau d’Abydos, pour la bonne raison que son frère et meurtrier. Set, avait dépecé son cadavre en quatorze morceaux, qu’il avait disséminés en divers lieux, qu’Isis avait ensuite recherchés et enterrés, prenant soin d’élever un tombeau spécial à l’endroit où elle trouvait chaque relique de son époux. Dans le tombeau d’Abydos, — les textes le disent expressément, — Isis avait enterré le chef de son mari, et, s’il faut en croire les représentations des tableaux reproduits à satiété sur les murailles des temples d’Abydos et sur les stèles des particuliers, la tête avait été renfermée dans une châsse en bois d’un travail particulier, très longue, très peu large, ne s’élargissant que pour former an petit tabernacle où reposait la précieuse relique.
Divers indices m’assuraient, en outre, que, quel que fût le tombeau que j’allais rencontrer, il devait appartenir au cycle d’Osiris. Dès la première année, j’avais observé que tous les objets trouvés dans la couche supérieure de décombres étaient consacrés à ce dieu, ou à Isis, ou encore à Horus : la première était la femme d’Osiris, le second son fils, celui qui l’avait vengé. En cette troisième année de fouilles, dès les premiers jours, je rencontrai en grand nombre des fragmens de vases portant des inscriptions hiéroglyphiques, hiératiques ou démotiques : toutes parlaient d’offrandes faites à Osiris. Sur l’une d’entre elles, je vis même que les offrandes avaient été faites à Osiris, non en tant que dieu, mais en tant qu’homme ayant accompli sa vie, ce que signifiait l’épithète de juste de voix accolée à son nom, laquelle signifie en somme ce que veut dire défunt accolé à un nom d’homme. Je pus voir aussi que, pendant toute la durée de l’empire égyptien, depuis Menés jusqu’aux Ptolémées, un culte public avait été rendu sans relâche à Osiris. Au cours du règne de Ramsès II, le Sésostris des Grecs, environ quinze siècles avant notre ère, on avait même recherché des formes de poteries archaïques, on avait fait des vases rappelant par certains points les vases de pierre des plus anciennes époques, et l’on y avait gravé des scènes représentant un prêtre faisant hommage à Osiris de ses apports : le dieu était quelquefois accompagné soit d’Isis, soit d’Horus. Je ne pouvais donc m’empêcher de me demander ce que signifiait la présence de ces vases et de ces inscriptions en ce lieu et, malgré moi, ma pensée se tournait vers le tombeau d’Osiris, car je ne pouvais un seul moment m’arrêter à l’idée que là peut-être était une chapelle consacrée à la mémoire du dieu, la coutume égyptienne n’admettant point de chapelles dédiées en l’honneur de quelqu’un, fût-il dieu, quand le corps ou le squelette ou partie du squelette de l’individu ne se trouve pas dans la chapelle.
Ces premières réflexions m’amenaient donc à la conclusion que je pouvais rencontrer le tombeau d’Osiris. Les tombes que j’ouvris au côté est, de même qu’à l’ouest, au nord et au sud, me montrèrent, en plus, que la première des conditions à remplir était déjà réalisée. Le tombeau central caché sous la grande butte était bien voisin d’autres tombes qui toutes, par leur construction, par leur mobilier, et par les squelettes qu’elles renfermaient, attestaient ou la même époque, ou une époque postérieure très voisine. Ces tombeaux, me disais-je, sont bien ceux dont parle l’auteur du Traité d’Isis et d’Osiris ; et voici que les tombes de l’est m’apportèrent tout à coup une confirmation inattendue. Il est raconté dans la légende d’Osiris qu’Isis, ayant appris le meurtre de son mari, coupa sa chevelure en signe de deuil et la lui consacra. Or toutes les tombes du côté est étaient des tombes de femmes, autant que j’ai pu en juger d’après les stèles que j’ai trouvées, et dans toutes je rencontrai des cheveux, même dans celles dont on avait enlevé les squelettes : ces cheveux étaient tous tressés et une grande partie des mèches trouvées attestaient un art et une patience comme seuls peuvent en avoir les artistes capillaires, et encore douté-je qu’on puisse faire aussi bien de nos jours. Au côté sud, je rencontrai, en quantité considérable, des étoffes de toutes les qualités alors usitées, et je pus vérifier ainsi la légende ajoutant qu’avec les mèches de sa chevelure, Isis consacra aussi ses habits : elle le pouvait apparemment, puisque les étoffes étaient parfaitement connues. Tous ces faits venaient donc à l’appui de la conclusion que je pouvais tirer.
Le mobilier funéraire de ces tombes me confirma aussi dans mon espérance. Je retrouvais, en effet, dans ces tombes, les objets que j’avais découverts, l’année précédente, dans le tombeau de Set et de Horus. Malheureusement, la plupart des objets rencontrés, au lieu d’avoir été conservés en bon état par le sable, avaient été tellement viciés par l’air et par leur long séjour dans les tombes, qu’à peine sortis du sol, ils tombaient en poussière. Seuls, les vases en pierre avaient résisté à cette lente action de l’air ; mais, sauf un seul qui est resté au musée de Gizeh, ils avaient tous été brisés, et j’ai eu beau rapprocher les morceaux les uns des autres, je n’ai pu en former que très peu de complets.
Il faut, à ces deux causes de destruction, en joindre une troisième, qui, lorsque je l’observai, me fit abandonner un moment tout espoir de rencontrer quelque objet que ce fût : je remarquai en effet, du côté est, qu’à une très petite distance au-dessus des tombeaux, courait une couche de cendres dans lesquelles étaient de très nombreux fragmens d’objets brisés, calcinés, éclatés ou fondus. Les silex, en particulier, avaient subi l’action du feu d’une manière incroyable, et il y en avait des quantités considérables. Tant que la couche de cendres fut à l’état normal, si je puis ainsi dire, l’espoir de trouver quelque objet précieux ne devait pas être abandonné ; mais bientôt, à côté de la couche de cendres qui devenait de plus en plus épaisse, on rencontra une autre couche de débris montrant aux yeux les moins clairvoyans que les spoliateurs avaient passé les cendres au crible, jeté à gauche, comme ils le font encore, les débris de toutes sortes restant dans le crible, après que la cendre pure était tombée sous le van. Dès lors, tout espoir dut être abandonné, et de fait je n’ai presque rien rencontré dans un tombeau qui devait être si riche, car, s’il n’eût pas renfermé des objets réellement précieux, notamment en or et en argent, on ne se fût pas donné la peine de passer au crible les restes échappés à l’incendie. Il semblera sans doute que les profanateurs raisonnaient assez mal, qu’il eût été préférable de s’éviter le second travail en ne mettant pas le feu et de prendre intacts les objets renfermés dans la tombe ; mais je ferai observer que la destruction fut avant tout une affaire de religion, que le fanatisme religieux y joua le plus grand rôle, qu’on mit d’abord le feu qui purifie tout et qu’ensuite on rechercha les métaux précieux : de la sorte furent conciliés les droits de la religion et les intérêts des spoliateurs.
Je savais, pour avoir publié la vie de Moyse d’Abydos, qu’il en avait été ainsi : je ne devais donc pas être étonné de trouver les preuves du fait. Ces preuves, je les ai rencontrées sur une très grande quantité de tessons de poterie, où non seulement les cénobites de Moyse, en leurs momens de loisir, s’amusèrent à dessiner au charbon des images naïves d’oiseaux qui n’ont jamais existé que dans leur imagination, des croix grecques et une tête de Christ, mais encore écrivirent des mots qui ne peuvent être que chrétiens, comme ce mot omoousios. qui a tant causé de discussions entre Ariens et Orthodoxes avant de faire couler tant de sang, et ils laissèrent même leurs noms sur un fragment de poterie : Schenoudi, Boqtor (Victor) Démétrios, etc., de sorte qu’il est indubitable qu’ils se glorifiaient de leur action. Cette observation, jointe à celles que j’avais faites précédemment, ne fit que me confirmer de plus en plus dans la pensée que j’allais trouver le tombeau d’Osiris, car, si l’on ne doit pas se fier plus qu’il ne convient au raisonnement déductif et inductif quand il s’agit de découvertes archéologiques, il ne faut cependant pas le bannir absolument des élémens qui mènent aux grandes trouvailles. Dans l’espèce, je me disais qu’évidemment les moines coptes du VIe siècle de notre ère ne se seraient ni si sauvagement, ni si fanatiquement et si spécialement attaqués à toute une série de tombes, si ces tombes n’avaient pas été désignées à leur fanatisme par une raison quelconque. Ils avaient autour de leur couvent, bâti en pleine nécropole, assez d’autres tombeaux qu’ils pouvaient dévaster à leur choix ; pourquoi donc se porter à plus de deux kilomètres, jusqu’au pied de la montagne occidentale, pour se livrer à une tâche qu’ils auraient pu accomplir plus à leur aise tout près de leur demeure ? Il devait y avoir un motif déterminant leur conduite, et ce motif, c’est l’existence d’un culte nommé par eux idolâtrique et rendu par les habitans d’Abydos aux morts qui reposaient dans la nécropole d’Om-el-Ga’ab. S’il se fût agi d’un simple Pharaon, il ne serait pas très facile de se rendre compte de ce motif, ni même de comprendre le culte traditionnel ; si anciens que l’on suppose les Pharaons enterrés en ce lieu, on ne comprendrait pas comment le culte qu’on leur rendait n’a pas subi d’éclipsé, comment on le leur a rendu avec une si grande affluence, comment les offrandes se sont ainsi amoncelées autour de leurs tombeaux pour former ces collines encore assez élevées. Nous connaissons d’autres Pharaons à qui l’on a rendu hommage, dont le culte a continué à travers les siècles ; mais les hommages qu’on leur rendait étaient le fait de simples particuliers, leur culte était confié à des prêtres : ce n’était aucunement les hommages de toute une population durant tout un empire, et jamais les offrandes consacrées à leur souvenir n’avaient accumulé les masses énormes des témoignages d’Om-el-Ga’ab. Il faut donc se rabattre sur l’existence d’un culte local rendu à un homme considérable déjà pendant sa vie, élevé par le souvenir reconnaissant de la postérité à la dignité divine, tel que fut Osiris, le maître d’Abydos, comme l’appellent les textes égyptiens, l’Être Bon par excellence.
Le tombeau d’Osiris était donc au centre de la grande colline. C’était une véritable maison creusée dans le sol de la montagne, construite en briques, avec une enceinte de murs très épais, puisqu’ils atteignaient trois mètres d’épaisseur, ayant des appartemens rangés sur trois côtés, le quatrième restant libre, avec une grande cour centrale. C’est toujours la disposition, non seulement des maisons égyptiennes anciennes, mais encore le type des maisons dans un grand nombre de pays. Le hasard des fouilles me fit aborder le tombeau par le mur oriental : je suivis ce mur jusqu’à l’angle nord-est, et dès lors je fis creuser. Le mur que je rencontrai d’abord n’appartenait pas au tombeau : il avait été élevé par les spoliateurs au-dessus des murs réels de la tombe, jusqu’à une hauteur d’un mètre environ. Il était construit en matériaux très disparates et très différens de ceux qui avaient été employés dans la construction de la tombe : les briques crues y étaient mélangées aux briques cuites et aux pierres prises au hasard dans la montagne, ou aux monumens détruits et brisés, et le tout avait été relié par une sorte de mortier, car on avait voulu faire solide, l’ouvrage devant exiger un temps considérable. Au contraire, le tombeau proprement dit avait été construit en briques crues, de petites dimensions, comme dans tous les tombeaux de cette époque.
Chose extraordinaire, l’architecte qui avait présidé à cette construction l’avait faite à peu près régulière : les angles des murs étaient droits, sauf celui du mur occidental au nord. La quasi-régularité de la tombe était surprenante pour quelqu’un qui avait été à même de juger de l’irrégularité constante des constructions remontant à cette haute époque ; c’était pour moi une preuve que l’on avait cherché à bien faire et qu’il devait s’agir d’un mort de qualité.
Le tombeau se composait de quatorze chambres, plus un escalier. Le côté oriental comprenait cinq chambres, le côté nord cinq aussi, plus l’escalier, et le côté sud seulement quatre. Les deux chambres extrêmes du côté est étaient complètement murées ; toutes les autres ouvraient sur la cour centrale, et l’ouverture consistait en l’absence de mur du côté où elles ouvraient. Cette construction primitive avait cependant reçu quelques essais d’ornementation : certaines chambres étaient ornées de pilastres, mais ces pilastres n’étaient pas symétriques, ils n’existaient pas dans toutes, et l’on voit clairement que l’architecte ne savait trop qu’en faire, tandis qu’au contraire l’architecte du tombeau de Set et de Horus les avait employés d’une façon fort symétrique et en avait tiré un grand parti. Sur les murs des portes, au côté nord et au côté sud, l’architecte avait de même imaginé une ornementation curieuse, consistant en une niche creusée dans les murs, à sept ou huit centimètres de la porte, très peu profonde, puisque souvent elle n’avait qu’un centimètre de profondeur et jamais plus de deux : large d’environ 0m, 40, elle avait quelquefois, je crois, toute la hauteur du mur, et d’autres fois environ 1m, 50. J’avais pensé d’abord que ces niches avaient été réservées pour y placer des stèles commémoratives ; mais leur peu de profondeur me fit bien vite abandonner cette idée, car la stèle n’aurait pu rester droite et collée au mur : d’ailleurs, je n’ai pas rencontré trace de ces stèles.
C’est à ces niches et à ces pilastres que se borne la décoration architecturale du tombeau d’Osiris, si l’on ajoute la grande niche qui avait été faite dans le mur ouest, large de 0m, 96 et profonde de 0m,13, ayant toute la hauteur du tombeau, soit 2m, 76 environ. Comme le lecteur pourra en juger par lui-même, le plan et l’exécution du plan n’ont rien de bien remarquable pour nos idées actuelles ; mais si l’on veut bien se reporter à la haute antiquité de l’œuvre, on jugera sans doute que, pour ce temps, l’œuvre était remarquable. Il a bien fallu un commencement aux constructions humaines, et c’est ce commencement déjà très avancé que nous offre le tombeau d’Osiris, qui représente actuellement le monument le plus antique élevé par les hommes civilisés dans le monde entier, et qui, à ce titre, doit être pieusement conservé comme un legs précieux des générations primitives aux présentes générations. Le mode de construction devait nécessairement répondre aux matériaux employés : les matériaux étant de simples briques, très petites, crues, il ne pouvait y avoir de grands effets dans leur disposition. Cependant on avait varié leur assemblage, sans que je puisse dire si les variations observées doivent être attribuées à un commencement de goût ou bien à l’ignorance chez l’ouvrier : les briques étaient posées dans le sens dateur longueur uniformément, horizontalement au mur, ou verticalement, ou encore l’une verticalement et l’autre horizontalement ; mais trop souvent la symétrie n’existait pas ou n’avait existé que dans l’esprit du constructeur. Le tombeau était à ciel ouvert, tout au moins pour la grande cour, sans que je puisse dire s’il en était autrement pour les chambres, car je n’ai jamais eu lieu d’observer qu’il y ait eu à ces chambres une couverture quelconque, soit de bois, comme dans le tombeau de Set et de Horus, soit simplement on terre battue avec un soutien, comme dans les petits tombeaux avoisinans.
Ce tombeau contenait sans le moindre doute une très grande quantité d’objets précieux, car j’ai retrouvé un bon nombre de fragmens de toutes sortes, travaillés avec un art déjà sûr de lui-même, quoique portant des traces indéniables d’une époque primitive.il va sans dire que j’ai recueilli avec le plus grand respect ces inestimables restes, antiques témoins de la civilisation à son aurore. Ce que les spoliateurs avaient déjà fait, je l’ai fait moi-même : tout ce qui provenait de ce tombeau fut passé au crible afin de ne rien laisser échapper. Pour ce faire, il parut nécessaire de diviser la tombe en zones : cette division elle-même avait déjà été pratiquée par les moines du VIe siècle de notre ère, car, à mesure que j’approchai du fond, je vis que les profanateurs avaient, eux aussi, agi de la sorte.
En faisant démolir les murs qu’ils avaient élevés, je m’aperçus, — hélas ! ce n’était pas la première fois, — que, pour construire ces murs, on s’était servi de monumens qu’on avait pris soin de briser, lorsqu’on ne pouvait pas les utiliser tout entiers. Ceux qui avaient été conservés intacts avaient été tellement maltraités par les spoliateurs soit volontairement, soit involontairement dans beaucoup de cas, que je ne pouvais plus en tirer le moindre parti, chose très regrettable. Cependant, dans la plupart des chambres, j’ai retrouvé encore en place un assez grand nombre de jarres énormes, en terre cuite, les unes toujours coiffées de leurs bouchons coniques, les autres l’ayant perdu, car il était tombé à terre. L’incendie qui avait été allumé dans ces chambres avait fêlé presque toutes ces jarres, qui tombaient en morceaux dès qu’on les voulait prendre. Pourtant, les spoliateurs, dans leur rage destructive, avaient apporté trop de précipitation quelquefois à leur travail : ils avaient rempli les chambres de sable et avaient de la sorte éteint l’incendie à peine allumé. Chaque chambre eut, je pense, son incendie particulier, et la grande cour centrale obtint un honneur spécial ; on dut y allumer un immense brasier, car j’y ai rencontré des fragmens de poteries vitrifiées et soudées ainsi les unes aux autres, ayant 0m, 30 de longueur sur 0m, 50 de hauteur, et 0m, 15 de largeur. On peut ainsi juger de la violence du feu et de ses ravages. Il est surprenant que quelques objets aient pu résister à cette destruction ; mais la multiplicité des incendies et surtout la précipitation apportée au travail ont sauvé de la destruction certains fragmens des plus intéressans pour la science. Il n’est pas jusqu’à la grande cour elle-même qui n’ait gardé quelques restes, car le brasier avait été allumé au milieu, et la partie nord avait presque échappé à l’incendie. Cette partie septentrionale contenait sans doute, dans une rainure profonde de 0m, 10, large de 0m, 92, et ayant la longueur de la cour elle-même, la châsse en bois dans laquelle, suivant la tradition égyptienne, était conservée la tête d’Osiris : : si la partie supérieure de cette châsse en bois de cèdre avait été consumée par le feu, la partie inférieure était encastrée dans la rainure. Évidemment elle avait été brisée et avait contribué pour sa part à l’alimentation des multiples incendies allumés.
J’ai même trouvé plus que je ne pouvais espérer : le 2 janvier 1898, vers 4 heures 20 du soir, on m’avertit que trois ouvriers venaient de rencontrer, en déblayant une chambre, une pierre écrite. Je me rendis dans cette chambre, située à un bout du tombeau opposé à celui où je me trouvais alors occupé à prendre des mesures : je vis en effet ce qui me parut une grande dalle de granit et ce qui, en se dégageant peu à peu, se trouva être un bloc de granit gris, sculpté en forme de lit. Le bloc mesurait, dans son ensemble, environ deux mètres cubes. Lorsqu’on eut achevé le déblaiement, on vit que le lit avait été couché sur le côté : je le fis redresser et, du premier coup d’œil, je m’aperçus que c’était, rendue sur pierre, une scène qui m’avait souvent laissé rêveur lorsque je l’avais copiée et revue dans le temple de Séti Ier à Abydos. C’était un lit funèbre, porté par deux lions dont le corps servait de couche : les deux têtes se détachaient à l’avant du lit d’une manière surprenante, et, pour mieux faire paraître et ressortir les pieds, on avait eu recours au procédé peu coûteux qui consistait à blanchir les griffes des pattes. Sur le lit était étendu un homme momifié, coiffé de la longue tiare qu’on appelle la couronne blanche, les deux mains sortant de la gaine et tenant chacune un insigne différent. L’homme a la figure tout à fait jeune ; le corps est plutôt grêle et n’offre pas l’apparence de quelqu’un ayant déjà vécu une longue vie. À sa tête et à ses pieds, sont quatre éperviers semblant pleurer le père qu’ils ont perdu, car le nom du personnage symbolisé se trouve à côté de chacun de ces quatre éperviers, et ce nom, c’est Horus, vengeur de son père. Deux seulement de ces éperviers étaient conservés, un aux pieds et un autre à la tête : celui-ci avait été trouvé, parmi les décombres de la butte cachant le tombeau d’Osiris, environ quinze jours auparavant. Les spoliateurs ne s’étaient pas bornés à détruire les éperviers : ils avaient aussi cassé en partie la barbe postiche descendant du menton du dieu Osiris, comme le nomme une inscription placée près de l’épaule gauche.
Au milieu du corps, ils avaient aussi complètement détruit un cinquième oiseau, dont on ne voit plus que les pattes ; cet oiseau symbolisait Isis, sœur et femme d’Osiris. car le nom de la déesse se trouve écrit près de l’endroit où était l’oiseau. C’était l’explication de la partie la plus incroyable de la légende égyptienne, celle disant qu’Isis avait pu s’unir à son mari après la mort d’Osiris et concevoir un fils qui fut Horus. Sur le pourtour du lit couraient quatre légendes contenant les noms d’un Pharaon : ces légendes avaient été martelées avec tant de soin dans leur première partie qu’il est impossible de lire le nom du Pharaon.
La présence de ce monument dans le tombeau que j’avais découvert me fut une preuve par surcroît que la tombe était bien celle d’Osiris. L’archéologie égyptienne ne présente pas un seul autre exemple d’un semblable monument, soit dans un simple tombeau, soit même dans un temple. Ce lit est donc unique à l’heure actuelle, et il n’y a pas moyen de douter qu’on ne l’ait mis où il a été trouvé pour des raisons graves ayant trait aux croyances et à la religion égyptiennes.
La découverte du tombeau d’Osiris fut suivie d’une autre qui, bien qu’elle ne soit pas d’une égale importance, a néanmoins aussi son intérêt. J’avais laissé, la première année, au nord-ouest du tombeau d’Osiris, un grand espace qui m’avait paru en dehors des limites de la grande butte : la troisième année, après avoir achevé l’exploration de la tombe dont il vient d’être question, je voulus savoir s’il y avait réellement quelque sépulture en cet endroit et j’y découvris le plus grand tombeau de la nécropole d’Om-el-Ga’ab après celui de Set et de Horus. Il était entouré d’une enceinte carrée, séparée du tombeau proprement dit par un corridor d’environ 1m, 50. Le plan en était régulier dans son irrégularité même. Comme celui d’Osiris, il avait été saccagé avec un grand soin, mais les dévastateurs avaient oublié une chambre dans leur précipitation, et cette chambre me fournit une partie du mobilier qui remplissait le tombeau, partie bien petite à la vérité, mais très précieuse par les objets qu’elle mit entre mes mains. S’il faut en croire les bouchons coniques en terre : estampillés au nom du possesseur, bouchons que j’ai trouvés en abondance et qui sont tous, sans aucune exception, au nom d’un même individu, celui qui aurait été enterré dans ce tombeau serait le Pharaon Perabsen, connu par ailleurs, mais que l’on ne savait où ranger.
Telles sont en gros les particularités de ces fouilles de trois années, commencées dans le silence, terminées au milieu du bruit, saluées par les uns comme l’aurore d’une période nouvelle pour l’histoire de l’Egypte et aussi pour l’histoire de la civilisation humaine, rejetées par les autres comme peu dignes d’occuper l’attention des gens sérieux, mais qui finiront, je crois, par s’imposer à tous les esprits. Elles ont produit une grande quantité de monumens et de documens nouveaux, témoignant d’un art ignoré, d’une civilisation inconnue, qu’il faut à tout prix étudier, si l’on recherche la vérité. A la première annonce qui en fut faite, personne ne voulut y ajouter foi : depuis, quelques savans ont étudié le peu qui leur en a été communiqué et, s’ils n’ont pas adopté complètement les vues de l’auteur de cet article, ils n’ont pas cependant hésité à donner à ces monumens une attribution qui n’est éloignée que d’un pas de la mienne, puisqu’ils reconnaissent que lesdits monumens remontent à la première dynastie, tandis que je les crois antérieurs à cette première dynastie. J’attendrai avec patience que le temps fasse son œuvre, défendant mes convictions, mais ne refusant pas de me rendre à la lumière le jour où elle aura brillé, estimant qu’il y aura plus d’honneur pour moi à agir de la sorte qu’à me retrancher dans une mauvaise foi qui finirait par être trop évidente.
E. AMÉLINEAU.