Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/24

M. Lévy (tome IIp. 177-184).

VI

LA MAGIE BLANCHE.


Ces cinq personnages entourèrent bientôt le comte avec des démonstrations d’amitié qui amenèrent un sourire contraint sur ses lèvres.

— Eh ! bonjour, s’écria l’un, bonjour, mon cher comte, souffrez que je vous félicite des pas que vous faites dans l’esprit du roi ! Mon Dieu ! disait-il récemment à Montausier, c’est bien à mon corps défendant que je l’avais exilé, qu’il vienne donc me voir, après la lettre écrite par lui à madame de Montespan ! — Cette lettre vous l’avez écrite, n’est-il pas vrai ?

— Que voulez-vous dire, mon cher d’Humières, répondit Lauzun à ce premier interlocuteur, avec cette lettre ? Madame de Montespan aura menti, c’est son péché d’habitude. Monsieur le maréchal, je n’ai point pour habitude de plier, ajouta le comte avec hauteur.

— On en parle pourtant, reprit le prince de Monaco, de sa voix la plus caverneuse, on en distribue même des copies, monsieur le comte, et tenez, j’en ai, je crois, une dans ma poche.

— Donnez vite, monsieur le prince, dit Riom en avançant la main ; cette pasquinade réjouira mon oncle et le mettra en belle humeur pour le déjeuner.

— Vous croyez ? dit Monaco ; en ce cas, voici le papier. Il me fut donné hier par ma femme, qui s’applaudissait comme moi de voir le comte de Lauzun remis en cour. Elle croyait à cette lettre.

— Arrêtez, reprit Roquelaure en feignant le zèle, arrêtez, Riom ; il faut que j’aille tout d’abord distribuer des coups de canne à l’auteur de cette lettre apocryphe, avant que vous ne la lisiez.

Roquelaure avait ses raisons ; il avait combiné cette pièce avec la duchesse de la Ferté, une des ennemies mortelles de Lauzun, dans le cabinet de madame de Montespan elle-même. La lettre que Lauzun arracha des mains de Riom se trouvait ainsi conçue :


« Madame la marquise,

» À peine rentré dans Paris, je serais un misérable si je ne me jetais tout d’abord aux pieds de Sa Majesté pour la remercier de sa clémence. Vous seule pouvez disposer Sa Majesté à cette entrevue. J’aime sa cousine autant que je la révère, ma captivité a fait de moi un autre homme. Je vous reconnais non seulement pour une personne du cœur le plus élevé, mais aussi comme la seule et vraie conseillère du roi. Sa Majesté a bien fait d’assurer un sort à vos enfants ; en compensation de Dombes et d’Eu que je perds, Mademoiselle m’assure son duché de Châtellerault et de Thiers en Auvergne ; vous voyez que je me trouve peu à plaindre. Pour rentrer dans les bonnes grâces de Sa Majesté, je me soumettrai à tout.

» Signé : Henri, comte de Lauzun. »


L’indignation de Lauzun faillit éclater à la seule lecture de ce billet, il regarda Riom en échangeant avec lui un signe d’intelligence. Riom s’approcha de son oncle pendant que le groupe des invités causait vivement.

— Je ne sais ce qui me retient, dit Lauzun à son neveu, mais je voudrais jeter Roquelaure par la fenêtre !

— Monsieur le comte est servi, s’écria la voix pleine et sonore du maître d’hôtel.

— Messieurs, dit Lauzun, reprenant tout d’un coup son sourire le plus charmant, nous n’avons pas de dames, passons donc ici sans façon à mon couvert. Au diable l’étiquette, je veux avant tout vous faire juger de mon vin, c’est Crenet qui me le vend. Monsieur de Lavardin, je crois que ma cave ne le cède en rien à celle du maréchal d’Humières. Qu’en dites-vous, maréchal ? Cet ermitage me vient de M. de Conti, de tokay, de M. de Luxembourg.

— Ils sont excellents, dit Roquelaure, humant les deux à longs traits. Mais savez-vous, comte, que votre salle à manger vaut tout Versailles ?

— Monsieur de Roquelaure, observez un peu ces singes, dit Lauzun, ils sont peints de main de maître. Vous vous y connaissez, qu’en dites-vous ?

La plaisanterie de Lauzun ressemblait à sa personne, elle était souvent indéfinissable. Roquelaure prit le mot du comte du bon côté, quoique tout le temps du déjeuner, que le comte chercha à rendre court, il se trouva lardé par lui de vingt façons.

— Soupçonnerait-il en moi l’auteur de la lettre ? pensait Roquelaure en dévorant une aile de faisan, tenons-nous bien.

— Messieurs, dit Lauzun, que le souvenir de ses prisonnières tourmentait, ne trouvez-vous pas que nous serions mieux dans le boudoir ? Il y a ici des fauteuils trop courts pour l’embonpoint de M. de Monaco, et puis je m’en veux de n’avoir pas encore présenté mon perroquet à M. de Roquelaure ! Les bêtes ne peuvent que gagner au commerce des gens d’esprit. Monsieur de Lavardin, je vous montrerai une paire d’épées que j’ai fait monter, et avec lesquelles on peut galamment se battre. Voulez-vous, messieurs, que mon danseur l’oscolo vous danse une monférine d’Italie ? Parlez, cet hôtel est peut-être un peu parent du diable ; comme je suis, moi, cousin de Sa Majesté. Que dites-vous d’abord de cette pièce-ci ?

— Galante, fort galante, mon cher comte, dit Lavardin en examinant le boudoir ; on croirait lire un chapitre du Grand Syrus.

— Zamore, dit Lauzun à un petit nègre qui s’avança, fais-nous servir les liqueurs dans cette pièce.

À peine Zamore venait-il de partir qu’un nuage léger parut descendre du plafond, et l’on entendit le son d’une symphonie. Une table chargée de tasses en vermeil descendit de ce dôme orné de suaves peintures, les cordes fleuries qui la supportaient remontèrent agilement.

— C’est un conte de fées, dit Monaco, ah ! si ma femme était là !

— Et la mienne ! fit Roquelaure.

— Nous sommes libres pour toute la journée, s’écria d’Humières, n’est-ce pas, messieurs, vous me l’avez dit ? Ma femme est allée voir sa cousine à Fontainebleau !

— Madame de Monaco est chez le prince de Conti !

— Et madame de Roquelaure va chez le roi !

— À merveille ! ajoutèrent Riom et Lavardin. Les femmes, ça dépare !

— Permettez-moi, messieurs, de n’être pas de votre avis, objecta Lauzun galamment. Les femmes sont, selon moi, le meilleur assaisonnement d’une fête ou d’un banquet. Quand voulez-vous, monsieur de Roquelaure, que je vous raccommode avec la vôtre ?

— Jamais s’écria le duc, j’aime les hostilités.

— Et vous, monsieur le prince ?

— Moi, monsieur le comte, dit Monaco ; mais je ne me sache point encore brouillé avec la princesse. Elle est légère, coquette, mais tout le monde sait que je ne lui passe aucune faute. Tudieu ! les gibets de ma principauté en font foi !

— Ainsi, monsieur le prince, vous vous croyez à l’abri de tout malheur, ne fût-ce que pour cette journée ?

— Oh ! pour cette journée, je défierais le roi, le diable et vous-même.

— Fort bien ; mais telle n’est peut-être pas l’idée de M. de Roquelaure ?

— Je pense comme M. le prince.

— Et comme moi, Roquelaure, dit M. d’Humières en prenant la main du duc ; c’est le moins, non ami, que nous ayons un jour de sécurité dans l’année.

— Cela est assez juste, ajouta Lavardin d’un ton goguenard.

— Et cependant, messieurs, poursuivit Lauzun, si vous vous trompiez, si vos présomptions étaient aveugles ; en un mot, si ces trois dames…

— Est-ce une gageure, comte, dit Lavardin, raillez-vous ?

— Je ne raille point. Je dis seulement qu’il n’y a rien de Si peu sûr que la confiance.

— Et sur quoi fonderiez-vous vos suppositions, monsieur, demanda le maréchal d’Humières d’un ton sérieux.

— Mon Dieu, maréchal, répondit Lauzun, sur le train ordinaire des choses. Moi, par exemple, ne me croit-on pas usé, vieilli, déchu de mes avantages, et mes ennemis ne disent-ils pas que je dois prendre ma retraite ? De mon écharpe ils me font une corde ; ma plume blanche, ils la cassent au vent mon épée, ils voudraient que je la pendisse au croc ! Ils se rangent en haie quand je passe chez Monsieur, et ils se disent : Voyez donc, mais c’est l’ombre de Lauzun ! Ne parlons pas trop haut, nous blesserions ses oreilles. Ne trouvez-vous pas que sa fortune ne méritait guère le tourment qu’il s’est donné ? Il nous revient avec les façons d’un Iroquois. Pendant qu’il était à Pignerol, la mode a changé, son vent souffle ailleurs, elle ne le porte plus, elle l’écrase. Ce pauvre M. Lauzun, ajoutent tes femmes, quel échec ! Est-ce donc là cet homme si vanté, si charmant, si dangereux ? Qu’est devenue sa puissance ? C’est à faire pitié, autant vaudrait pour lui qu’il fût mort comme Fouquet. Vive Dieu ! mesdames, je vous sais gré du souhait, mais je ne veux point mourir ! Cela ferait d’abord trop de plaisir à mes ennemis. Ah ! je ne suis plus qu’un câble bon à jeter au feu ! Eh bien ! à dater de ce jour, vous sentirez mon pouvoir, vous qui le niez je suis, je veux être magicien ! Roquelaure, d’Humières, Lavardin, Monaco, demandez-moi ce que vous voudrez, fût-ce l’impossible, sans sortir d’ici, je vous satisfais ; parlez !

La voit du comte était vibrante, sarcastique, il touchait enfin au moment de sa vengeance. Il avait devant lui quatre personnages dont la parole mordante ne l’épargnait pas, soit qu’ils se fissent l’écho de ses ennemis, soit qu’ils agissent par eux-mêmes. L’éclat d’une revanche subite faisait battre le cœur de Lauzun, demain on en parlerait dans toute la ville ; il serait le héros du jour ! Le comte éprouvait un singulier plaisir à se représenter la confusion de ses ennemis, les brocarts pleuvant sur eux. D’un autre côté, ses trois belles captives, haletantes de peur, pressées, étouffées dans la cage étroite qui les recélait, donnaient à ces représailles de Lauzun je ne sais quel parfum âcre, méchant, bien fait pour l’aiguillonner. Nul doute qu’elles ne pussent entendre ce qui se disait, l’épaisseur de la tapisserie était calculée si savamment Pour Lauzun, ces trois portes ressemblaient presque à trois tombes. Le regard alourdi, les joues violettes, le front morne, ses convives ne le virent pas alors sans un certain étonnement se placer au milieu de cette pièce, en prenant une pose hardie, théâtrale.

— J’attends, reprit-il, que l’on m’accorde la permission de commencer.

— Opèrez votre prodige, monsieur de Lauzun ; voyons cela, dit Monaco ; moi j’aime la magie blanche.

— Faites-moi voir le diable, reprit Roquelaure, nous devons être cousins.

D’Humières et Lavardin gardèrent le silence.

— Vous serez tous satisfaits, messieurs, reprit le comte, regardez. Mais observons l’ordre. Monsieur de Monaco, d’abord.

Il frappa du pied contre la boiserie, la porte s’entr’ouvrit, M. de Monaco tendait, pour voir, toutes les fibres de son cou.

— Approchez de plus près et regardez, lui dit Lauzun.

— Rien, murmura le prince rien dans cette armoire ; il y fait nuit comme dans un four. Vous moquez-vous de moi, cher comte ?

En effet, l’armoire était vide.

Lauzun, stupéfait, se plaça devant celle qui devait renfermer madame de Roquelaure.

— Que veut dire ceci ? se demanda-t-il à lui-même en pâlissant. Y a-t-il ici un magicien réel ? se joue-t-il de moi, ou bien ai-je le vertige ?

L’autre armoire était vide comme la première.

Lanzun chancela comme un homme frappé de la foudre.

— La surprise est pour vous, à ce qu’il paraît, mon cher comte, lui dit Roquelaure en se rongeant les ongles d’un air narquois.

Éperdu, troublé, Lauzun frappa du pied près de la troisième porte ; celle-ci, en s’ouvrant, donna passage à une espèce de masse informe enveloppée de dentelles, criant et gesticulant, parlant de meurtre, de vol, de lieutenant criminel, et finissant par sauter avec ses ongles au visage de Lavardin.

— Miséricorde ! s’écria Roquelaure quelque peu tenté de fuir ; cette fois c’est bien le diable !

— C’est ma femme reprit le maréchal d’Humières.

— M’expliquerez-vous, madame, ajouta le maréchal courroucé, comment je vous trouve sous les scellés de M. de Lauzun, dans une armoire ? Est-ce là une raison pour dévisager ce pauvre Lavardin ?

— J’étouffe de rage ! je me meurs s’écriait la maréchale. Mais c’est à lui seul que j’en veux… continua-t-elle, en désignant Lavardin. L’insolent ! me traiter de vieille folle !

— Moi, madame la maréchal, répondait Lavardin au comble de la surprise, de la honte, de la fureur. Eh quoi ! vous pourriez douter ?…

— Je ne doute pas, je sais tout. C’est par votre perfidie. Ne m’aviez-vous pas écrit de vous venir chercher ici, continua la maréchale, résolue d’accabler Lavardin par toutes les voies, fût-ce celle du mensonge. Vieille folle grommelait-elle, en montrant le poing à Lavardin, que Monaco et Roquelaure cherchaient à lui arracher.

D’Humières crut mettre fin à la scène en déclarant qu’il prenait Lavardin sous sa protection.

— C’est cela, il ne manque plus que vous l’encouragiez, dit la maréchale, haussant les épaules.

— Pourquoi diable ma femme n’est-elle point ici ! cela l’amuserait, reprit Roquelaure.

— Et la mienne donc, ajouta Monaco d’un rire épais.

— Je me plaindrai au roi de votre conduite, madame la maréchale, s’écria d’Humières, entraînant sa femme vers son carrosse. Maltraiter ainsi Lavardin ! Quant à vous, monsieur le comte, ajouta le maréchal à Lauzun, je vous dispenserai d’enfermer ma femme à l’avenir, ce soin me regarde.

Roquelaure et Monaco se regardaient entre eux d’un air hébété, quand l’arrivée subite d’un nouveau personnage leur permit de gagner la porte, en se félicitant d’en être quittes tous deux à si bon compte. La voix de Barailles annonçait au comte sa propre mère, madame de Lauzun !