Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/13

M. Lévy (tome IIp. 90-96).

XIII

À BON CHAT, BON RAT.


Il était huit heures du soir ; le carrosse du comte s’arrêta bientôt devant le couvent des Filles de la Croix.

C’était une de ses voitures les plus délabrées, Barailles l’avait usée à courir la poste pour lui, durant sa prison ; elle ressemblait à une brouette de province.

La cloche de la récréation venait de tinter, une tourière avertit bientôt la supérieure qu’un ami de M. Leclerc demandait à lui parler.

Grâce à son déguisement, Lauzun ne fut pas reconnu de la vénérable mère, qui pourtant lui était parente ; il toussa, prisa, marcha comme un homme qui venait d’avoir la goutte, vanta l’ordre et la tenue du couvent de façon à enchanter la supérieure.

— Votre jardin, lui dit-il, est fort agréable, l’église est petite, mais bien décorée. Cyrano de Bergerac et le comte de Pagan ont fort bien fait, ma mère, de se faire enterrer chez vous, et si je n’étais pas un simple bourgeois… Mais, de grâce, veuillez mander ici cette chère demoiselle, mes instants sont comptés, et je dois ce soir la conduire à une personne…

— Je le sais, reprit la mère, elle vous attend ; vous êtes M. Lecamus ?

— M. Lecamus, pour vous servir, reprit Lauzun, adoptant avec plaisir ce nouveau nom ; ma voiture est là, vous le voyez, je suis exact. À soixante ans passés on connaît le prix du temps.

Après avoir prié M. Lecamus de l’attendre dans le parloir, la supérieure s’en fut au jardin chercher mademoiselle Leclerc. Elle pensait la trouver au milieu de ses compagnes et prenant sa part de la récréation, mais Paquette tout en larmes s’était renfermée dans l’une des tribunes de l’église.

Elle y priait Dieu avec d’autant plus de ferveur, qu’elle ignorait vraiment en quelles mains elle allait tomber. Ce M. Lecamus dont Leclerc lui avait parlé ne lui était pas même connu de nom.

Appuyée sur une chaise, en forme de prie-Dieu, elle élevait au ciel ses beaux yeux dans lesquels de grosses larmes se faisaient jour, car elle avait souffert constamment et de bonne heure…

Rien n’égalait l’angélique suavité de ce regard, rien, si ce n’est peut-être le marbre de Bernin qui représente à Rome la sainte Thérèse.

Pour qui priait-elle avec tant de persévérance et d’onction ? vers quelle image invisible tendait-elle alors des mains pâles et suppliantes ? La supérieure elle-même l’ignorait, bien qu’à cette peau blanche et satinée, à ces cheveux fins et lissés, à cette lèvre dédaigneuse, à ce désir absolu d’isolement, elle eût soupçonné bien vite dans mademoiselle Leclerc l’héroïne d’une aventure romanesque. Arrivée au couvent depuis le matin, elle n’y avait parlé à qui que ce fût, elle parut heureuse que quelqu’un l’y demandât.

Au nom de M. Lecamus, elle réprima cependant un mouvement léger de répugnance et de frayeur. Puis, quand elle eut aperçu au parloir le personnage caduc vers lequel la supérieure l’amenait, elle fut prête à lui rire au nez.

C’est qu’en vérité il ne s’était rien vu de plus grotesque que la toilette de Lauzun, l’habit noir de Barailles et ses hauts-de-chausses de velours râpé étant bien dignes de lutter avec le justaucorps de l’Avare de Molière. Trop petit pour la taille du comte, cet équipement fané en faisait une longue caricature. Mademoiselle Leclerc, ou, pour mieux parler, Paquette, lui fit cependant une révérence qu’elle tâcha de rendre sérieuse.

— Vous venez, sans doute, monsieur, lui demanda-t-elle, me conduire à la personne dont mon père a dû invoquer l’appui ?

— Précisément, mademoiselle, c’est à cette personne… répliqua le comte jouant l’assurance.

— Il vous a dit son nom, vous la connaissez ? on la dit si bonne ! Concevez-vous seulement qu’il m’ait refusé de m’apprendre qui elle est ?

— Une surprise qu’il vous ménageait, mademoiselle, ce bon, cet excellent père ! Ah ! c’est qu’il n’a consenti qu’à grand-peine à se séparer de vous ! Il y a dix ans que nous ne nous étions vus ; mais il connaît son ami Lecamus, il sait que les plus purs sentiments…

Mademoiselle, ajouta le comte, ce n’est qu’après de mûres réflexions que je me suis décidé à m’embarquer dans une affaire aussi délicate. Leclerc m’a constitué votre tuteur ; je réponds de vous dès que vous aurez passé le seuil de cette sainte maison. Cette digne supérieure eût bien mieux que moi, sans doute, protégé le précieux dépôt que je reçois ; mais je dois remplir les intentions de mon ami. Embrassez madame, et demandez-lui le secours de ses prières ! J’en ai plus besoin que vous, moi qui, vers le terme d’une vie inquiète et difficile, ne dois plus songer qu’à bien me mettre avec ma conscience… Aussi, par la même occasion, demanderai-je à madame la supérieure qu’elle veuille bien prier pour un pauvre homme tel que moi, comme elle prie tous les jours, j’en suis sûr, pour un de ses parents, qui le mérite bien peu, pour le comte de Lauzun…

— Vous connaîtriez M. de Lauzun ? demanda la supérieure étonnée ; voilà bien quatre ans que je ne l’ai vu, monsieur. Oh ! dites, par pitié, est-il revenu meilleur, du moins, de Pignerol ?

— Ne m’interrogez pas sur lui, vénérable mère ; c’est un homme perdu, un misérable…

— C’est un homme d’honneur, se hâta de reprendre celle qu’on nommait mademoiselle Leclerc ; il peut avoir des défauts, mais il a aussi des qualités. Il aime, il vénère madame de Lauzun !

— Pour cela, c’est vrai, reprit la supérieure.

— Excusez-moi, ma mère, je n’ai fait que répéter ce qu’on en dit. Mademoiselle, votre voiture est là ; au lieu de parler de M. de Lauzun, je devrais être parti.

— Je suis à vos ordres, monsieur ; mais si vous avez pour moi quelque affection, ne jugez pas si vite une autre fois sur les apparences ; bien souvent elles sont menteuses.

— Mademoiselle, je suis prêt, si vous le voulez, à me déclarer l’ami et le défenseur de M. de Lauzun.

La chaleur naturelle qui perçait dans ces paroles ne fut guère prise en considération par la jeune fille, qui, s’appuyant sur le bras du comte d’assez mauvaise grâce, monta rapidement dans la voiture, après avoir pris congé de la supérieure.

Tout le temps du chemin, Lauzun chercha à confirmer Paquette dans son erreur, il lui parla de Leclerc comme d’un modèle achevé de toutes les vertus morales et financières.

— Ce cher ami, dit-il, ce n’est pas lui que la chambre de justice aurait taxé ! C’est un homme probe, sévère… et le personnage auquel il m’a chargé de vous conduire…

— Le personnage ! interrompit Paquette vivement, mais c’est à une dame qu’il m’a assuré que vous deviez me présenter !

— Diable ! pensa Lauzun un peu décontenancé.

— C’est ce que je voulais dire, ma chère enfant, reprit-il, une dame non moins respectable que l’est la supérieure Agathe que vous quittez… Seulement le séjour de sa maison n’a rien d’austère, elle aime la danse, la musique, elle a même, à ce qu’on dit, une épinette, et si vous l’aimez…

— Si je l’aime ! une épinette, la danse ! C’est donc une jeune dame ?

— Jeune encore, bien qu’elle ait passé l’âge orageux de la jeunesse. Elle habite un hôtel assez convenable dans l’Île Notre-Dame. Mais tenez, nous y voici.

Les chevaux du carrosse étaient moins étiques que lui, Ils avaient emmené Lauzun à tour de roues.

À peine entré, le comte introduisit la jeune fille dans une première pièce où il parut surpris de trouver de la lumière… Dans le même moment, il crut entendre deux voix qui se répondaient avec aigreur.

— Que veux dire ceci ? murmura-t-il.

Il n’eut guère le temps de s’enquérir ; la porte qui lui faisait face dans cette pièce s’ouvrit tout à coup, Mademoiselle parut.

Derrière la princesse se trouvait Barailles, Barailles foudroyé, anéanti.

— Mademoiselle ! balbutia Lauzun, elle que je croyais sous la baguette du docteur Fagon, au Luxembourg !

— Mon cher comte, reprit la princesse en cachant de son mieux le dépit qui l’agitait, je vais beaucoup mieux, et je venais vous surprendre… Mais quel est donc ce déguisement ? Parlez ; sommes-nous en carnaval ?

Lauzun se troubla, il hasarda une excuse.

— Quelle est donc cette jeune fille ? demanda Mademoiselle ; elle est fort jolie ; en voudriez-vous faire une simple fille de chambre ?

— Mademoiselle, reprit Barailles, venant au secours de Lauzun qui se trouvait encore plus interdit sous son costume, ne saurait avoir l’honneur d’être connue de madame la princesse ; c’est mademoiselle Leclerc, la fille d’un partisan de la place Royale.

— Mademoiselle Leclerc ! C’est là mademoiselle Leclerc ? demanda la princesse avec surprise.

Puis se remettant et voyant le trouble du comte :

— Avouez, monsieur de Lauzun, que c’est là un hasard merveilleux, répliqua-t-elle avec une satisfaction ironique ; j’attendais mademoiselle… Cette lettre de son père m’avait prévenue de son arrivée.

— Quoi cette protectrice ?

— C’était moi, monsieur de Lauzun, moi-même ; vous conviendrez que j’arrive à temps. Par exemple, je ne m’attendais pas que vous m’amèneriez vous-même mademoiselle Leclerc, et en habit d’oncle, encore. Oh ! vous êtes au grand complet.

L’amère ironie avec laquelle ces paroles furent prononces accroissait encore le trouble du comte ; quant à Paquette, elle se croyait le jouet d’un rêve.

Muette, immobile, elle regardait tour à tour Mademoiselle et Lauzun ; le tonnerre tombé à ses pieds ne l’eût pas plus surprise que cette scène. Elle se demandait lequel de ces deux protecteurs improvisés la raillait le plus : ou Mademoiselle avec son ton sardonique et fier, ou Lauzun avec sa comédie jouée au parloir. Quand elle vit la princesse lui tendre la main avec bienveillance, elle reprit courage, et elle essaya un remerciement.

— À dater de ce jour, vous êtes de ma maison, mademoiselle, lui dit la princesse.

Comme un écolier pris en fraude, Lauzun n’osait articuler une seule parole.

Mademoiselle relevait de maladie ; elle était pâle, et depuis neuf ans que le comte son mari ne l’avait vue, il la trouva bien cruellement changée. Vainement Barailles avait-il cherché à donner le change à la princesse, elle savait tout.

— J’aime à voir, monsieur le comte, dit-elle tout bas à Lauzun, combien l’exil et la prison vous ont amendé.

Lauzun s’éclipsa et regagna ses petits appartements. Au moment où le carrosse de Mademoiselle allait entraîner Paquette, la jeune fille détourna la tête ; elle vit Lauzun sous un de ses habits les plus galants. La transformation était complète.

Lauzun s’était placé à l’une des fenêtres de l’hôtel, il la contemplait silencieusement.

Elle jeta sur lui un regard de trouble et d’effroi. En le revoyant ainsi, peut-être songeait-elle aux jours mêlés d’ombre et de soleil qu’elle avait passés à Pignerol. De son côté, le comte ne se lassait pas d’admirer cette jeune et belle tête. Quand le pavé s’ébranla sous le pas des chevaux de la princesse, la jolie fille regardait encore malgré elle le vaste hôtel de l’Île Notre-Dame, éclairé çà et là de jets profonds de lumière qui brisaient dans l’eau leurs clartés tristes. Une fois arrivée dans le grand palais du Luxembourg, elle s’y vit installée près de la princesse, mais avec de telles précautions que l’on eût dit plutôt d’une colombe renfermée en cage par l’oiseleur, que d’une jeune fille dont Mademoiselle se déclarait, à dater de ce jour, la protectrice.