Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/30

M. Lévy (tome Ip. 257-262).

XXX

SAMUEL.


Au cri de détresse arraché par les paroles de Samuel, à Teresina, la foule des danseurs se pressa autour d’elle, pleine de trouble et d’épouvante.

— Qu’avez-vous ? demanda Charles à la duchesse.

— Rien… répondit-elle ; la chaleur, sans doute… Votre bras, monsieur le comte, ajouta-t-elle à voix basse ; j’ai peur ici !

Et Teresina parut vouloir rejoindre les groupes animés du bal.

— Que s’est-il donc passé ? continua Charles, observant Teresina ; vous êtes bien pâle !

— Ne m’interrogez pas, car je ne puis rien vous dire, continua-t-elle brisée par la peur. Je ne sais pourquoi, mais il va se passer ici d’affreuses choses.

— Teresina, vous n’étiez pas seule dans ce boudoir ; un homme causait avec vous. Je saurai quel est cet homme.

— La collation de M. le comte est servie, dit Bellerose qui survint ; qu’a donc madame la comtesse ?

En même temps, Charles et lui cherchèrent des yeux le capitaine la Ripaille.

— Bellerose, lui dit Charles, il faut que tu m’amènes ce capitaine, il doit tout savoir, il était là…

En ce moment même, le capitaine la Ripaille apparut et vint saluer le comte d’un air triomphant.

— Madame, dit le comte à Teresina en la quittant, permettez que je dise deux mots à cet homme.

Et il ajouta en prenant à part le capitaine :

— Eh bien, qu’avez-vous vu, qu’avez-vous à me dire ?

— Eh bien, monseigneur, je l’ai vu, je l’ai suivi maintenant, je le reconnaîtrais entre mille. Oui, grâce à la forme de sa rapière et à certaine touffe de rubans…

— Enfin, quel est cet homme, monsieur ? répondez, demanda Charles.

— Pardieu ! monseigneur, c’est l’homme de l’autre nuit, mon raffiné du Palais-Cardinal, celui qui m’a fait loger, aux frais de Sa Majesté, au Châtelet.

— Et cet homme a parlé à la comtesse ?

— Pour cela, monseigneur, je vous réponds de lui, je ne l’ai pas quitté d’un instant.

— Alors vous étiez dans ce boudoir avec lui ?

— Du tout, monseigneur, nous n’avons pas quitté le grand salon. Croiriez-vous qu’il n’a pas dansé seulement une sarabande, encore moins levé son masque ? Mais tenez, le voici… Que regarde-t-il donc, avec son air scrutateur ? Un domino dont le capuchon est rabattu, et qui vient de se diriger sur le balcon… Je voudrais savoir ce qu’ils peuvent observer de là. Monseigneur, pardonnez-moi, mais je me remets à mon poste.

— Allons, s’écria Charles avec rage, il est écrit que je ne pourrais rien savoir ! Madame la comtesse, poursuivit-il, la collation est servie, venez.

Et Charles, aussi pâle cette fois que Teresina, lui offrit la main pour passer dans la salle où le banquet se trouvait servi.

— Arrêtez, noble comte, s’écria le masque placé sur le seuil du balcon, arrêtez aussi, vous tous qui l’entourez ! Il manque un convive à cette fête, et ce convive, le voila !

Reculant alors sur l’immense balcon, Samuel indiquait du doigt à la multitude l’angle du pont Marie, où se trouvait le cabaret de la Pomme de pin. Devant ce lieu, éclairé déjà par l’aube, une forme noire pendait à la corde du réverbère. Un cri de stupeur s’échappa de la poitrine des assistants : c’était maître Philippe, dont le corps se balançait à ce poteau…

Et toutes ces figures penchées aux fenêtres, tous ces acteurs de la fête, les uns revêtus du masque, d’autres le front découvert, purent saluer cette aurore sanglante, contre laquelle luttaient vainement les lumières mourantes du bal. Tous reculèrent en voyant le spectacle que Samuel, ce fantôme inconnu d’eux, leur montrait.

La ligne du quai des Ormes, placée vis-à-vis de l’hôtel, formait une sorte de blanche draperie, sur laquelle se détachait le cadavre du malheureux cabaretier. Au pied de ce poteau, Une jeune fille, les cheveux épars, se trouvait alors agenouillée, pendant que les deux serviteurs de maître Philippe, montés sur le parapet du quai, s’empressaient de couper la corde serrant le cou du vieillard.

Rien qu’à voir cette scène, éclairée alors par un ciel fauve, un ciel de calvaire taché de nuages sombres, ces deux hommes, ressemblant de loin à des exécuteurs, et cette jeune fille éplorée au pied du gibet comme Madeleine, on pensait assister à l’une de ces scènes de la Passion, tant de fois tracées par le pinceau. Teresina s’était cramponnée aux rosaces de fer du balcon ; elle aussi, regardait.

Tout son corps tremblait et se repliait sous elle, ses dents claquaient, ses épaules nues portaient le poids d’un manteau de glace. En ce moment elle se retourna vers Charles.

Il était demeuré debout auprès d’elle, sans mouvement et sans voix… si livide alors que la comtesse en eut peur.

— Est-ce donc un gibet que le cardinal nous donne en spectacle ? demanda une voix assez courageuse pour rompre la première ce silence d’épouvante. Qui que vous soyez, parlez, vous qui venez ici jeter sur cette fête un crêpe de deuil ; parlez, ou sinon…

Et Pompeo, car c’était lui, s’avança vers le masque du balcon, en mettant la main fièrement à son épée.

La duchesse tressaillit, mais cette voix mâle la rassura.

Samuel l’avait aussi reconnue, cette voix, mais elle ne fit qu’accroître sa rage.

— Oui, je parlerai, dit-il en ayant soin d’assurer son masque sous les plis du capuchon qui le retenait, je parlerai puisqu’on m’y convie ! Je dirai d’abord à ce homme, au noble comte de San-Pietro, regarde, voilà ton père ! Ose ici me démentir !

Charles garda le silence, il s’était voilé le visage de ses deux mains.

— Oui, ton père, reprit le masque, ton père que tu as renié, chassé de cette maison, ton père qui t’aimait et que tu as poussé au désespoir ! Le cardinal n’a point à faire ici, mes nobles seigneurs, car maître Philippe a attaché lui-même ce lacet autour de son cou. Il n’a pas voulu voir le déshonneur de son fils et celui de cette femme, qui n’est pas, qui ne peut pas être la sienne, poursuivit Samuel en indiquant du doigt la duchesse. Cette jeune fille en larmes que vous voyez se rouler et se tordre au pied de ce poteau, où pend un cadavre, c’est une pauvre enfant que le comte de San-Pietro a lâchement abusée, c’est Mariette, qui, se croyant elle-même la fille du cabaretier Philippe, ne l’a point, du moins, abandonné comme son fils ! Et cet homme qui vient ici me parler avec arrogance, cet homme qui me commande de parler, cet homme est son père, c’est l’ancien amant de Teresina Pitti, duchesse de Fornaro, la reine de ce bal ! Et maintenant, mes nobles seigneurs, maintenant que ma tâche est remplie, maintenant que j’ai mis un nom sur ces visages, je ne crains plus de vous dire ici le mien, je suis Samuel !

— Samuel répéta Pompeo d’une voix altérée par la colère Samuel, c’était donc toi…

— Oui, moi qui te hais, moi qui t’ai joué, moi qui te brave ! Moi qui ai voulu, reprit Samuel à voix basse, acquérir ici même la preuve que la duchesse t’aimait, et qui, parce qu’elle t’aime, ai juré que l’un des deux mourrait en tombant pour cette femme !

— Ce sera donc toi, misérable, murmura Pompeo en tirant son glaive par un mouvement plus rapide que la pensée… En même temps il avait jeté son masque et montrait à tous son visage plein de fierté.

Mais la foule des spectateurs le retint, force lui fut de céder.

— Es-tu donc si oublieux, reprit froidement Samuel, qu’il ne te souvienne plus de ma puissance ? N’as-tu donc point obéi en esclave à cette voix ? Pompeo, tu peux voir d’ici la rue des Lions-Saint-Paul !

— Infâme !

— Oh ! je sais ce que tu vas dire, que ce n’est que par mes ordres… Je ne m’en défends pas, mes nobles seigneurs, continua Samuel ; j’appartiens au cardinal et je m’en fais gloire ! Mais Pompeo a aussi obéi à Son Éminence ; cet homme si loyal, cet amant si dévoué a bien voulu consentir, pour peu d’or…

— Tu mens, traître, tu mens ! interrompit Pompeo, se tordant avec rage entre les bras de ceux qui le retenaient ; tu dois savoir pour quel pacte…

— C’est du moins un pacte que j’ai tenu ; je t’avais promis de te livrer Samuel ; Pompeo, je te le livre !

L’ample capuchon de Samuel retomba, et les cordons de son masque, violemment arrachés par lui, laissèrent voir à tous sa hideuse figure. En l’apercevant, tous pensèrent qu’il y avait de quoi inventer la laideur, si elle n’eût point existé.

— Oui, je suis maudit, je représente Satan, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Pompeo d’une voix sourde. Le médecin de Son Éminence ! ah ! ah ! ah ! continua Samuel avec un rire strident et glacé. Oui, je suis un être défiguré par le feu en attendant celui de l’enfer ! Il y a longtemps que tu n’avais vu mon visage, noble Ménélas, qui a jeté dans ce fleuve-ci ton Hélène ! Ah ! ah ! ah ! prosterne-toi maintenant devant elle ; baise avec amour ces mains que pressait entre les siennes le fils d’un cabaretier ! Je te laisse un moment, ne faut-il pas que je te conduise ta fille !

— Ma fille ! reprit la duchesse avec un élan que le cœur seul d’une mère peut trouver. Ma fille, qu’en as-tu fait toi ? N’est-ce donc pas toi, misérable fourbe, qui m’as fait le premier croire à sa mort ? n’est-ce pas ton odieux ressentiment qui m’en a privée ? Mais le ciel est juste, le ciel veillait sur elle et sur moi, la Seine à trompé deux fois ton attente et ta vengeance !… M’insulter chez moi, dans ma maison, devant tous, continua-t-elle avec fierté ; mais tu es un misérable que je devrais faire pendre à ce gibet, si j’étais en Italie.

— Vous êtes à Paris, madame, et à Paris on ne touche pas impunément à l’homme qui porte ceci !

Samuel, en même temps, tira du dessous de sa simarre un anneau de forme étrange, portant un canton d’armes gravées.

— Le scel du cardinal ! murmura l’un des assistants, des sbires ici ! sauvons-nous !

En un instant les rangs de la foule s’étaient éclaircis ; Pompeo, que la duchesse à moitié évanouie cherchait en vain à calmer, en profita pour ramasser son épée… Déchiré par tant de secousses, outragé à la fois dans son cœur d’amant et de père, l’Italien eut la force de se contenir, et se penchant à l’oreille de Samuel :

— À demain, lui dit-il, à demain, s’il te reste encore dans les veines un peu de sang… L’un de nous doit mourir, c’est toi qui l’as dit. Où te verrai-je ?

— Ici-même.

— Et à quelle heure ?

— À midi.

— Mais dans quelle partie de ce vaste hôtel ?

— Là, reprit Samuel en montrant à Pompeo un endroit connu de lui seul, et qui parut étrange à l’Italien.