Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/27

M. Lévy (tome Ip. 232-241).

XXVII

L’EXPLICATION.


Onze heures du soir sonnaient à l’église des Célestins, quand Pompeo se présenta à l’hôtel de l’île ; Cesara, le page, lui demanda en langue italienne ce qu’il voulait.

— Parler sur-le-champ même à votre maître, répondit Pompeo, il y va pour lui d’une conversation brève mais importante.

— La comtesse de San-Pietro est avec lui, objecta le page, permettez, Excellence, que je prenne d’abord les ordres de mon maître. Vous êtes d’Italie, cela est vrai, mais vous venez un peu tard.

— Trêve de réflexions, reprit Pompeo. Aurais-tu donc la langue aussi longue que ma rapière ? Allons, dépêche, je n’aime pas à attendre.

Cesara approcha son falot du cavalier, et ne parut pas fort rassuré par sa mise. Pompeo avait jeté à la hâte son manteau sur ses épaules, une collerette délabrée serrait son cou, ses bottines tachées de boue le faisaient ressembler à courrier. Cesara pensa fort judicieusement que c’en pouvait être un, et il n’hésita pas à l’introduire sous le vestibule.

— Qui annoncerai-je à mon noble maître ? lui demanda-t-il.

— L’architecte de son hôtel, répondit Pompeo. J’ai un compte pressé à régler avec le comte, car dès demain je m’éloigne…

Cesara s’en fut, et revint bientôt d’un air insolent déclarer à Pompeo qu’il eût à écrire à son maître, mais que pour le réveiller, cela était impossible. En disant ainsi, il montra à Pompeo le chemin d’un escalier secret qui abrégeait, disait-il, pour lui le trajet de la cour. L’Italien connaissait mieux que tout autre cette issue encore neuve.

— Il ne sera pas dit, murmura-t-il, que j’étrennerai cette porte de sortie. Mariette m’attend, je lui ai promis d’agir. Que Dieu et les saints m’exaucent, mais il n’y a que ce moyen.

Déchirant alors une feuille de son carnet, sur laquelle il écrivit trois mots à la hâte :

— Portez ceci dit-il, au comte de San-Pietro, j’attendrai.

Il s’assit tranquillement sur un banc, Cesara n’ayant osé lui résister, tant son aspect glaçait le sang au cœur du page. Pompeo, en effet, venait d’ôter son feutre : les larges touffes grises de ses cheveux encadraient sa figure comme la crinière d’un lion ; sa redoutable épée venait de rendre un coup sec, et l’acier de ses éperons luisait dans l’ombre.

Un d’heure s’était à peine écoulé quand Cesara reparut.

— Le comte mon maître, dit-il, consent à vous recevoir dans sa galerie, c’est la salle des portraits, veuillez m’y suivre.

Pompeo suivit Cesara.

Cette pièce oblongue était celle où Mariette avait, nos lecteurs le savent, surpris Pompeo les yeux attachés sur un portrait de femme, celui de Teresina Pitti.

Pompeo n’en souleva la gaze qu’en tremblant ; l’image bien-aimée était à sa place. Un rayon de lune glissa sur les lèvres de Teresina ; il éclaira le portrait d’une teinte mélancolique. Cesara venait d’allumer deux candélabres et il s’était retiré. Quand Charles parut, l’Italien regardait tristement couler la Seine à travers les larges fenêtres ; il se débattait contre un chaos de pensées. Le bruit des pas du comte le fit retourner. Il le salua en ayant soin de se placer près de l’une des bougies. Charles Gruyn réprima un cri et s’appuya contre le chambranle de la cheminée.

— Me reconnaissez-vous, monsieur le comte ? lui demanda Pompeo.

— Non, dit Charles troublé, haletant. Qui êtes-vous donc ?

— Excellence, reprit Pompeo, mon billet vous a dit ma qualité. J’ai signé ce billet : l’Homme du pont Marie… Voyez.

Et comme Charles Gruyn se renfermait dans un froid silence :

— Après tout, il n’est pas étonnant que vous ne me reconnaissiez pas, lui dit Pompeo. Et cependant, qu’y a-t-il en moi de si changé, monsieur le comte ? Depuis un an et plus je traîne dans Paris le même nom et le même habit. Vous avez été plus heureux que moi, vous qui avez changé d’habit et de nom.

— Prétendriez-vous m’insulter répondit Charles.

— Pas le moins du monde ; je voulais dire seulement que tout vous à profité. Quand les chausses sont vieilles, il en faut de neuves ; quand la futaille est mauvaise, il lui faut un autre cercle. Ce proverbe-là, vous devez le savoir mieux que tout autre, vous.

— Insolent il ne tient qu’à moi de te faire jeter à la porte par mes valets. Est-ce là tout ce que tu avais à me dire ? reprit Charles avec un mouvement de colère et de dédain.

— Monseigneur, ou monsieur le comte, dit Pompeo en commençant par s’installer dans un bon fauteuil, causons.

— Encore !

— Oui, causons, vous dis-je, c’est pour causer avec vous que je suis venu.

Disant ainsi, Pompeo s’éventa d’un air de prince avec la plume de son feutre. Une terreur secrète liait la langue et les bras de Charles ; par un mouvement machinal, lui-même prît un siège et il s’assit.

— Monsieur le comte, ajouta l’Italien, le choix de l’heure est pénètre indu, mais je n’en suis pas le maître. Une simple question. Êtes-vous bien d’abord le comte de San-Pietro ?

— Une pareille demande !…

— Est nécessaire, monseigneur, quand vous saurez vous-même le sujet qui m’amène. J’ai connu, il y a vingt ans, un comte de San-Pietro qui fut pendu… ce ne peut être vous… j’en suis certain. Je vous accorde donc que vous êtes le comte de San-Pietro.

— Monsieur !…

— Attendez… j’avais besoin de savoir cela et de bien m’édifier à l’avance ; la proposition que j’ai à vous faire étant des plus sérieuses…

— Parlez.

— Monseigneur, êtes-vous marié ?

— Que vous importe ?

— Il m’importe beaucoup, puisque j’ai un hymen en vue pour vous.

— Vous raillez, interrompit Charles avec hauteur, le moment est mal pris pour me parler de sots contes.

— Du tout, monseigneur, car je vous proteste que c’est un mariage très-convenable… Oui… une jeune fille de bonne maison, vous pouvez m’en croire, et son blason est moins frais que le vôtre, il est vrai…

— Est-ce une gageure, monsieur ? reprit Charles en se levant, en ce cas je vous préviens…

— Que vous ne la supporteriez pas ? Fort bien, cela est d’un brave. J’aime à vous voir dans ces dispositions valeureuses, malgré les édits… Aujourd’hui il y a une foule de gens qui n’osent dégainer dans la crainte du cardinal… Je vous tiens pour homme d’honneur, sans cela je ne fusse pas venu vous offrir un parti que beaucoup de seigneurs vous envieraient…

— Enfin, monsieur…

— Enfin, monseigneur, cette jeune fille vous aime… Amour malheureux, insensé que celui-là, reprît Pompeo sur un ton plus sérieux, puisqu’il n’est point partagé, et cependant, monseigneur, vous l’avez aimée aussi avant de partir de cette ville, vous habitiez alors le même toit qu’elle ; hier encore vous la vîtes à la cabane du passeux…

— Mariette ! murmura Charles.

— Oui, monseigneur, Mariette ! Il paraît que dans une circonstance récente où vous ne courriez pas seul un grand péril, cette enfant vous a sauvé ; pour prix de ce sacrifice dont vous êtes loin de contester l’étendue, elle attendait de vous autre chose qu’un froid oubli. Mais vous venez d’entrer dans la voie de l’ambition, vous revenez ici en espérant effacer jusqu’aux moindres traces de votre origine. C’est là votre calcul, n’est-ce pas, et à l’aide de cette grande dame…

— Arrêtez, monsieur ; je ne reconnais à personne le droit de me demander compte du présent ni du passé. Si c’est Mariette qui vous députe vers moi, en ce cas, voici ma réponse : Je ne puis être à elle, car je ne m’appartiens pas. Mon esclavage volontaire est mon secret ; nul ne saurait en sonder le motif sans m’offenser. J’aimais Mariette, je l’aime encore, il est vrai ; mais la fille adoptive de maître Philippe…

— La fille adoptive de votre père ! Oui, je comprend, reprit Pompeo avec une amère ironie… Oh ! vous ne pouvez l’épouser et combler ainsi le vœu de son cœur. Mais si elle n’était point orpheline, répondez-moi ; si l’humble fille que vous repoussez…

— Épargnez-vous, monsieur, une peine inutile, se hâta d’objecter Charles ; vous allez sans doute me dérouler un de ces romans à la mode du jour, vous allez me dire…

— Rassurez-vous. Je vous dirai seulement, monsieur : Vous n’avez jamais aimé ! Ce cœur que vous portez sous vos dentelles d’emprunt n’est qu’un morne et triste cœur. Il m’est trop prouvé maintenant que c’est un tombeau ; tombeau lourd et froid, où vous avez enfoui vos plus belles années d’amour, où vous donnez asile à l’ambition, à l’envie ! Mais vous ne connaissez donc pas le bonheur d’un amour pur ? vous avez donc oublié cette union de deux cœurs qui n’ont pour témoins que la solitude et le silence ? Quel délire criminel serait jamais comparable à cette extase chaste et sainte ! quel commerce vaudrait la senteur d’un premier aveu ! Oui, sans doute, en Italie, dans un de ces palais enchantés où l’œil ne rencontre que des merveilles, vous avez dû voir de ces femmes aux voix de sirènes, dont la parole seule est une musique, dont le visage enflamme les peintres, créatures heureuses que tout pousse vers le plaisir. Leurs épaules le disputent au marbre des colonnades, leur front se baigne à Venise dans les brises du golfe de l’Adriatique, le soleil d’Italie épanche ses rayons sur leur poitrine, les songes embaumés descendent sur les citronniers de leurs jardins. Elles ont dû vous plaire, au milieu de la vapeur de l’encens ou des cascatelles, comme autant de fées descendues pour vous séduire ; leurs villas illuminées vous ont reçu, vous les avez aimées, puis oubliées, n’est-ce pas ? Comparez un instant cette frénésie d’un jour, ces nuits folles, brûlantes, à vos souvenirs paisibles et souriants d’autrefois : votre ciel était d’azur, il est troublé à cette heure. Le souci vous ronge ; il étend les rides sur votre front. Ces femmes si belles, si divines, ne vous paraissent plus que des courtisanes fanées, dryades complaisantes qui enlacent le voyageur, hôtesses d’un jour qui vous ont hébergé comme tant d’autres ! Vous avez honte de vous et d’elles, j’en suis certain. Moi qui vous en parle ici, j’ai bu à leur coupe, j’ai dormi sous leurs bois de chênes et d’yeuses ; elles m’ont, croyez-le, bercé comme vous de douces paroles ! Rêves creux que tous ces rêves ! J’en suis revenu au seul amour de ma vie, à mon premier, à mon seul amour ! C’était, monseigneur, une fille aussi pure, aussi adorable que Mariette ! elle avait alors son âge. Aussi je l’ai aimée, aimée au point d’en devenir fou ! Pendant que vous parcouriez cette Italie où je suis né, pendant que vous étiez en ce lieu l’esclave d’une grande dame qui ne peut vous aimer comme la pauvre Mariette, éveillé dès l’aube, songeant à l’idole de ma jeunesse, j’en perpétuais ici même le souvenir… Oui, continua Pompeo, le culte de ma vie, mon culte le plus cher est là… Levez seulement ce voile, et vous le verrez ; je ne connais pas encore la comtesse de San-Pietro, mais elle ne saurait à coup sûr être plus belle.

Irrité d’abord contre Pompeo, Charles s’était surpris à l’écouter, tant ses paroles avaient un caractère solennel d’ardeur et de passion ; il souleva d’une main tremblante le rideau qui cachait la toile. Un cri étouffé s’échappa de sa poitrine, il avait reconnu Teresina.

Sa pâleur, son trouble échappèrent à Pompeo, qui, tout entier à ses souvenirs, étreignait encore une fois du regard ce divin portrait comme une lueur qui va s’éteindre. De son côté, Charles ne pouvait comprendre comment un pareil homme avait pu jamais aspirer à la duchesse ; il le contemplait avec une rage mêlée de stupeur. Un instant il voulut s’élancer sur lui, mais cette imprudence eût pu le perdre à jamais ainsi que Teresina. Refoulant en son cœur la voix de sa haine, il se contenta de ramener vivement la gaze sur le portrait, comme s’il eût été jaloux des regards donnés par un autre que lui à cette peinture.

Pompeo reprit :

— J’ai donc été, monseigneur, l’architecte de ce palais, oui, je l’ai peuplé des souvenirs de ma jeunesse. Cette femme que vous voyez peinte ici en Diane, c’est celle que j’ai aimée ; cette autre en Daphné, c’est elle encore… Mais je m’égare, je le sens, pardonnez-moi ; ce n’est pas de moi, c’est de Mariette qu’il s’agit. Encore une fois, accédez-vous à sa prière ? répondez, voulez-vous accorder votre repentir à ses larmes ? Je vous en conjure par ce portrait, ne faites pas son malheur. Mariette vous aime, songez-y, et la pauvre enfant m’attend.

— Je vous ai dit, monsieur, ce que je devais vous dire ; c’en est assez, ce me semble, reprit Charles pressé d’en finir. Laissez-moi.

— Ainsi, monseigneur, tous les souvenirs sont impuissants près de vous, même les miens !… Je croyais pourtant…

— Et que pourriez-vous contre moi, interrompit Charles, que feriez-vous ?

— Rien, oh ! rien, monseigneur, dit Pompeo en élevant alors la voix, si ce n’est de dire à tous qu’il y a un an près d’ici… au pont Marie…

— Silence ! malheureux ! on peut nous entendre ; silence ! Une dernière fois que voulez-vous ?

— Que vous promettiez à Mariette de ne plus la désoler ; que vous abandonniez, cette nuit même, cet hôtel ; en un mot, que vous reveniez près de votre père… Sans cela, je dirai tout.

— Quoi ! vous oseriez ?…

— Je dirai que vous avez participé au crime commis il y a un an, que vous m’y avez aidé, en un mot, que vous avez été mon complice…

— Mais c’est une infamie, un lâche mensonge, interrompit Charles ; vous connaissez le coupable, ce coupable n’était pas moi. Oh ! l’on ne vous croira pas !

— L’on me croira, quoique vous disiez ; je parlerai devant tous aussi haut que je parle ici.

— Silence ! encore une fois.

— Mais personne ne nous écoute, monseigneur ; qu’avez-vous donc ? Oui, continua Pompeo, en baissant le ton comme par pitié pour Charles, je sais que ce que je vais faire là est d’un lâche, aussi je ne le ferai que si vous êtes vil et lâche envers cette jeune fille… Consentez à me suivre et à lui rendre le repos, à rentrer sous ce toit que vous n’eussiez pas dû quitter, désormais je suis à vous !

— Jamais ! reprit Charles résolu à triompher de Pompeo par une intrépide obstination, jamais !

— Vous aimez donc mieux que je vous déshonore, vous voulez ?…

Un cri perçant retentit alors derrière la boiserie de la pièce où cette scène avait lieu ; la duchesse était là, glacée, palpitante : elle écoutait. À la pâleur mortelle qui couvrit les traits de Charles, l’Italien comprit d’où partait ce cri dont il se sentit remué lui-même au fond des entrailles.

— Teresina ! s’écria Charles, Teresina !

Et il se précipita vers la chambre voisine ; il voulut la fermer sur lui, Pompeo l’en empêcha.

À peine entré dans cette pièce qui formait le boudoir de la comtesse, l’Italien n’y trouva qu’une forme blanche étendue sur le carreau. Teresina venait de s’évanouir. Il la contemplait encore d’un œil égaré pendant que Charles se penchait vers elle, quand une main se posa sur l’épaule de Pompeo.

En se retournant, il vit un homme dont un masque noir couvrait les traits.

— Reconnais-tu cette femme ? dit-il à Pompeo en la lui montrant du doigt, c’est Teresina Pitti, la duchesse de Fornaro, que tu as aimée !

— Teresina s’écria Pompeo en joignant les mains et en tressaillant au son de la voix du masque.

— Toi et ce jeune homme vous êtes complices tous deux d’un crime sur sa personne… Je t’en dirai plus, après-demain, au bal du comte de San-Pietro, où il a oublié de m’inviter…

— Et qui êtes-vous donc, monsieur ? demanda Charles en se précipitant sur son passage, pendant que Pompeo s’agenouillait pâle et brisé devant la duchesse.

— L’homme qui chantait ce soir à l’île aux Vaches. Adieu !

Il lança à Charles un regard flamboyant, courut à l’issue par laquelle Cesara avait voulu faire sortir Pompeo, et s’abîma dans les ténèbres comme un fantôme… Pompeo, s’élançant après lui, ne put réussir à le joindre.